Irlande : 800 ans de lutte pour l’indépendance

L’Irlande a été la première et la plus ancienne colonie de l’Angleterre. Dès la fin du XIIème siècle, elle est le terrain de conquête impulsé par la dynastie des Plantagenêts qui y envoient une partie de la turbulente chevalerie anglo-normande se tailler des fiefs en massacrant une partie des populations locales, considérés comme des sauvages, et leur imposer les codes religieux du continent. La vivacité du peuple irlandais gaélique et de son aristocratie conduira assez rapidement les nobles anglo-normands implantés à devenir aussi Irlandais que leurs voisins et partenaires.

Il faudra attendre le XVIème et le XVIIème siècle, avec les Tudor, les Stuart et le Commonwealth républicain de Cromwell pour assister à un processus colonial proprement dit : une (re)conquête militaire extrêmement brutale motivée par un racisme revendiqué et une vision particulièrement sectaire du protestantisme anglican ; le massacre et la déportation de la population de régions entières, notamment de l’Ulster (Irlande du Nord actuelle) vers le Connaught (nord-ouest) ; leur remplacement par des populations anglicanes et presbytériennes essentiellement venues du sud de l’Écosse (on parle encore l’Ulster Scots dans une partie de l’Irlande du Nord) jugées plus loyales à la couronne anglaise. L’éradication et la désertion de l’aristocratie catholique est déjà bien entamée au début du XVIIème siècle, elle sera complète à la fin de celui-ci lorsque Guillaume d’Orange, qui a profité du renversement de son beau-père par les parlementaires protestants anglais pour accéder au trône, écrase le 10 juillet 1690 la rébellion jacobite sur les rives de la Boyne en Ulster1. Durant le XVIIème siècle, la noblesse et la bourgeoisie protestante de l’Île – localisées autour de Dublin et dans le nord de l’Île – vont avoir la haute main sur le Royaume d’Irlande au travers d’un parlement autonome.

La bataille de la Boyne, par Jan Van Huchteburg

La guerre menée par le Royaume Uni de Grande Bretagne contre la République française puis le Consulat va conduire à d’importantes conséquences. Entre 1796 et 1798, le soulèvement républicain conduit par Wolfe Tone, bourgeois protestant irlandais, avec le soutien de la France est un échec cuisant qui va décider la couronne britannique à mettre fin à l’autonomie du parlement de Dublin en 1800 : les députés irlandais siégeront désormais à Westminster et le gouvernement de Londres dirigera désormais directement toutes les affaires de l’Île, au profit de l’Angleterre et d’une minorité de propriétaires protestants qui ne mettent parfois jamais un pied en Irlande. Les Catholiques irlandais qui représentent 90 % de la population n’ont aucun droit civique, comme les autres Catholiques britanniques ; ils n’ont donc aucun représentant au Parlement. Il faudra attendre 1829 pour que l’Acte d’émancipation accorde à nouveau des droits civiques aux Catholiques du Royaume Uni de Grande Bretagne et d’Irlande, largement obtenu sous la pression des campagnes politiques conduites par l’avocat irlandais Daniel O’Connell. L’église romaine sort de sa semi-clandestinité en Irlande, l’immense majorité des Irlandais ne se voient plus interdire la plupart des professions publiques et militaires Mais en réalité, le changement concret est minime : les Irlandais sont essentiellement des paysans et la majorité parlent uniquement gaélique.

La « Grande Famine » de 1845-1850 va provoquer un million de morts et l’émigration d’un million supplémentaire d’Irlandais dans un pays qui avait connu une forte expansion démographique atteignant 8,6 millions d’habitants en 1845 – l’Île entière frôle tout juste les 7 millions d’habitants en 2021. Déclenchée par la crise du mildiou qui détruit les pommes de terre, qui constituait l’aliment de base des paysans irlandais, l’État britannique ferme les yeux sur la catastrophe, continue d’exiger l’exportation du blé irlandais vers la métropole2, ne mettra en place un dispositif de secours minimaliste à la condition d’intégrer des chantiers dignes de travaux forcés3. Les conséquences sont également culturelles puisque ce sont les gaélophones qui sont massivement touchés par la famine et l’émigration : la famine va conduire tout à la fois à la quasi-extinction du gaélique en quelques décennies et à l’émergence d’un mouvement de renaissance culturelle qui animera dans le dernier tiers du XIXème siècle la petite bourgeoisie irlandaise. Conséquences politiques enfin, puisque l’union entre la Grande Bretagne et l’Irlande, qui semblait avoir bénéficié au développement relatif l’Île dans la première moitié du siècle, va être remise en cause au regard de l’indifférence et du mépris criminel de Londres à l’égard de sa colonie européenne.

Mémorial de la Grande Famine irlandaise à Dublin

À compter de cette période, une partie de la bourgeoisie protestante de l’Île, conduite par Charles Stewart Parnell et l’Irish Parliamentary Party (IPP), alliée aux leaders de la contestation rurale va mener un combat politique et parlementaire pour le Home Rule (une administration et un parlement autonomes irlandais) qui va handicaper pendant plusieurs décennies le parlement britannique. Une agitation républicaine, parfois animée par d’anciens soldats de l’Union d’origine irlandaise qui ont participé à la Guerre de Sécession aux USA, animent également sporadiquement les campagnes ; elle se rassemblera dans la deuxième moitié du XIXème siècle dans l’Irish Republican Brotherhood (IRB). Durant les années 1880-1890, les Libéraux britanniques vont tenter d’adopter des lois en faveur de cette autonomie parlementaire de l’Irlande ; les échec répétés seront notamment causés par une scission chez les Libéraux dont une partie finira par s’allier aux Conservateurs pour refuser le Home Rule. Ils relaient l’inquiétude grandissante de la bourgeoisie protestante d’Ulster, devenue puissante avec l’industrialisation du nord et les chantiers navals de Belfast, de voir ses intérêts remis en cause ; elle instrumentalise et exacerbe le clivage confessionnel pour éviter que les ouvriers protestants fassent cause commune avec les ouvriers catholiques (venus des campagnes encore un peu gaéliques) qui s’installent à Belfast où l’on a besoin de main-d’œuvre bon marché.

Au moment où le Home Rule est finalement adopté par la Chambre des Communes en 1912 et reporté de deux ans le veto suspensif de la Chambre des Lords, celui-ci est finalement déjà dépassé. Car les atermoiements britanniques, qui se sont ajoutés au racisme anti-irlandais et au crime d’indifférence de la Grande Famine, ont fait émerger dans une partie de la petite bourgeoisie et des intellectuels irlandais une forme de nationalisme républicain, appuyé sur un mouvement de renaissance culturelle complet (sport, théâtre, littérature, arts plastiques, folklore…) – ce mouvement n’a pas d’organisation politique privilégiée, même si un petit parti Sinn Féin4 est créé en 1905. Parallèlement, le syndicalisme et la social-démocratie marxiste a commencé à se développer dans les quelques quartiers industriels de Dublin et du nord… C’est la rencontre de ces deux courants qui va aboutir au Républicanisme irlandais moderne.

L’entrée en guerre du Royaume Uni en 1914 va servir de prétexte pour repousser à nouveau l’application du Home Rule, alors que le veto des Lords est caduque. L’IPP négocie avec le gouvernement britannique que les Irlandais soient prioritairement affectés à la défense de l’Île au sein des Irish Volunteers. Les leaders politiques protestants du nord commencent à négocier pour tenter de détacher tout ou partie de la province d’Ulster du reste de l’Île en cas d’entrée en vigueur de l’autonomie. Les cadres du mouvement républicain, alliés aux socialistes de James Connolly et aux vétérans de l’IRB, ont partiellement infiltré les Irish Volunteers… Ils préparent une insurrection pour la Pâques 1916 (dont une partie des moyens financiers a été fourni par l’Empire allemand, qui y voit une occasion en or de mettre en difficulté son ennemie) ; mal préparée, celle-ci échoue lamentablement après avoir proclamé la République irlandaise devant des Dublinois consternés ou indifférents. L’armée britannique n’hésitera pas à utiliser des armes lourdes et des canons en pleine ville pour écraser les rebelles ; les principaux leaders seront exécutés sans procès et sans ménagement ; la répression va être extrêmement brutale et finira par ses excès par retourner contre le régime britannique la population irlandaise en faveur des républicains. Quelques cadres républicains, dont Michael Collins sont cependant passés entre les mailles du filet de la répression ; ils réorganisent Sinn Féin en véritable parti républicain qui va bientôt couvrir tout le pays et encadrer le soutien de la population aux prisonniers politiques. Face aux exactions brutales de l’armée britannique et de ses supplétifs (avec des massacres de masse), Michael Collins structure l’Irish Republican Army (IRA) à partir des éléments issus de la Citizen Army socialiste, de l’IRB et de très nombreux Irish Volunteers.

En 1918, les élections générales en Irlande donnent une majorité écrasante aux candidats de Sinn Féin, sauf dans quelques comtés du nord (et pour les sièges réservés au Trinity College de Dublin) : ces députés refusent de siéger à Westminster et se constituent en Dáil Éireann – Assemblée d’Irlande – qui va diriger une administration parallèle à laquelle l’essentiel du pays est rapidement et volontairement soumise, l’administration et l’armée britannique ne pouvant plus y intervenir car le territoire (en dehors des grandes villes) est tenu par la guérilla de l’IRA.

Proclamation de la République d’Irlande lors de l’insurrection de Pâques 1916

Le gouvernement britannique de Lloyd George est contraint à la négociation avec Sinn Féin… après des mois de négociations, il menace les émissaires du parti républicain (Michael Collins et Arthur Griffith) de déclencher une guerre totale en Irlande avec les effectifs militaires revenus du front continental s’ils n’acceptent pas ses conditions : l’Irlande ne sera pas une République mais un État libre, autonome de la couronne britannique sous la forme d’un Dominion5 ; le Roi reste le chef de l’État auquel les parlementaires de l’État libre doivent prêter serment ; l’armée britannique conservera trois bases stratégiques dans l’État libre ; l’État libre devra assumer une partie de la dette de guerre britannique ; les six comtés du Nord en Ulster seront séparés de l’État libre et se verront donner par la couronne britannique une autonomie provinciale…

Le chef de Sinn Féin et président du Dáil, Éamon de Valera, désavouera les négociateurs n qui ont signé le traité anglo-irlandais en décembre 1921. Celui-ci est cependant validé par une majorité de 13 voix au sein du Dáil en janvier 1922. De Valera démissionne, le parti républicain se scinde entre pro et anti-Traité ; les élections générales de mars 1922 sont une victoire pour les pro-traité. La guerre civile éclate quand les anti-traité tentent de prendre le Palais de Justice de Dublin en avril 1922. Le Palais de Justice sera bombardé par la nouvelle armée irlandaise à la demande des Britanniques qui exercent un fort chantage sur le nouveau gouvernement. Les éléments de l’IRA qui n’ont pas voulu rejoindre la nouvelle armée vont engager une guérilla et une vendetta dans tout le pays. La guerre civile durera un an, pendant laquelle Michael Collins sera abattu et Éamon de Valera emprisonné.

La guerre civile va durer un an et sera remportée par les Pro-traité qui créent une nouvelle organisation – Cumann na nGaedhael – qui sera rebaptisée Fine Gael en 1933 (c’est le parti centriste actuel de la République d’Irlande). Éamon de Valera sort de prison en 1924, restructure Sinn Féin et conserve la stratégie de refuser de siéger au Dáil. Constatant que la politique abstentionniste le condamne à l’impuissance, il fonde avec une minorité de Sinn Féin le Fianna Fáil en avril 1926 (c’est le parti conservateur actuel de la République d’Irlande), qui manque de peu la victoire aux élections de 1927 avec 35 % des suffrages contre près de 39 % pour le Cumman na nGaedhael ; il frôle 5 ans plus tard la majorité absolue et accède au pouvoir en alliance avec le parti travailliste, sur une programme d’autarcie économique et de neutralité absolue, mâtinée de conservatisme catholique. Il fait adopter en 1937 une constitution républicaine, qui sera reconnu par le gouvernement britannique qui s’assurera du maintien de ses trois bases militaires. L’Irlande restera neutre sous le gouvernement De Valera pendant la seconde guerre mondiale. En 1948, la République d’Irlande est officiellement proclamée.

Éamon de Valera sera Taoiseach, premier ministre, de 1938 à 1948 puis de 1951 à 1954 ; il sera élu Uachtarán, président de la République (mandat créé par la constitution de 1948) de 1959 à 1973. Même si les centristes du Fine Gael arrivent parfois à le battre aux élections législatives et à accéder au gouvernement en alliance avec les travaillistes, le Fianna Fáil va dominer la politique irlandaise jusqu’à la fin des années 1970 – vie politique qui peut globalement se résumer à un affrontement électoral entre les deux frères ennemis de droite issu du mouvement républicain irlandais – de 1932 à 2011, les conservateurs républicains vont être au pouvoir pendant 61 ans, et sans discontinuer de 1957 à 1973. Ils sont largement responsables du sous-développement économique de la République, incapables malgré leur revendication de souveraineté totale de s’extraire de l’attraction du géant britannique ; enfermant le pays dans une société conservatrice catholique où le divorce et l’avortement sont interdits, avec un président qui apparaît à la télévision pour faire des allocutions en gaélique, langue qui n’est plus parlée que par 50 000 personnes dans le pays, la République d’Irlande en 1973 est confite dans le passé. Sa jeunesse continue, à cause d’un chômage massif, d’émigrer en masse vers les États-Unis ou … la Grande Bretagne. L’adhésion de l’Irlande à la Communauté Économique Européenne le 1er janvier 1973, dans le sillage du Royaume Uni, préparée par le gouvernement Fianna Fáil, n’apporte cependant pas une sortie de la stagnation, même si elle sort la République d’Irlande de son tête-à-tête étouffant avec la Grande Bretagne et que cela lui permettra de bénéficier des fonds de développement européen.

Si le Fianna Fáil continue nominalement de revendiquer le rattachement de l’Irlande du Nord dans un avenir aussi lointain qu’improbable, la République participe en réalité avec plus ou moins de volontarisme selon les périodes à la lutte contre les groupes paramilitaires républicains, qui tentent de maintenir la flamme du nationalisme irlandais des deux côtés de l’Île, aux côtés des autorités britanniques. Le Républicanisme militant actif est moribond dans les années 1960… il a subi de multiples scissions éphémères ; Sinn Féin n’existe plus que dans le nord et l’IRA n’a plus une seule arme en état de fonctionner. L’idéologie du parti a évolué sous l’influence internationale marxiste qui anime les mouvements de libération des années 1960.

À partir des années 1980, sous l’influence de gouvernements Fine Gael, l’Irlande va se libéraliser moralement et économiquement. C’est à cette époque que se bâtit la stratégie fiscale du pays pour attirer nominalement les entreprises internationales et britanniques en espérant en récolter les miettes. Ces politiques déloyales avec les voisins européens semblent cependant porter leurs fruits pour les Irlandais et le pays sort progressivement du marasme à la fin des années 1990, le chômage baisse, l’émigration aussi, le divorce est accepté, le « Tigre celtique » sort de son sommeil… mais la crise des subprimes va plonger à nouveau le pays au bord de la catastrophe économique avec d’importantes conséquences politiques.

Frédéric Faravel

1C’est cette victoire militaire que les « Orangistes », membres de l’Ordre d’Orange, société « secrète » pseudo-maçonnique mais avant tout ultra-protestante et raciste, célèbrent chaque année en juillet par des défilés imposant qui traversent les quartiers catholiques des principales villes d’Irlande du Nord.

2“Malone: Me father died of starvation in Ireland in the black 47. Maybe you’ve heard of it.
Violet: The Famine?
Malone: No, the starvation. When a country is full o food, and exporting it, there can be no famine.”
George Bernard Shaw (1903), Man and Superman

3La France, la Belgique, les Pays-Bas, notamment, sont frappés à la même époque par la même phyto-pandémie arrivée d’Amérique du Sud ; mais à la différence du gouvernement britannique, ils mettront en place des politiques publiques permettant d’éviter des situations de famine. Cela renforce le caractère raciste – renforcé par une interprétation moraliste du protestantisme anglais – de l’aveuglement volontaire du gouvernement britannique sur la situation irlandaise.

4Sinn Féin signifie en gaélique « Nous-mêmes » : à la fois, une forme de revendication politique des Irlandais à être « eux-mêmes » et à être gouvernés par « eux-mêmes ».

5Un statut équivalent à celui du Canada ou de l’Australie donc à l’époque.

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