Dimanche 14 février se sont tenues les élections renouvelant la Generalitat, le parlement catalan. Organisé en pleine pandémie de coronavirus, le scrutin a vu la participation s’effondrer. Les républicains indépendantistes ont vu leur majorité se renforcer, et la gauche dans son ensemble, unioniste comme indépendantiste ressort largement majoritaire. Toutefois, le parti d’extrême-droite néo-franquiste Vox fait son entrée au parlement.
À première vue, les résultats semblent montrer une large victoire des indépendantistes. Leur majorité au parlement s’accroît (passant de 70 à 74 sièges sur 135). La baisse de mobilisation du camp unioniste a conduit à ce que, pour la première fois, le camp indépendantiste totalise plus de 50% des suffrages exprimés. Autre première électorale depuis la fin du franquisme dans une élection du parlement catalan, la gauche républicaine de Catalogne (ERC) arrive en tête du camp indépendantiste. L’ERC dépasse la coalition indépendantiste attrape-tout de Carles Puigdemont Junts per Catalunya (Ensemble pour la Catalogne), en voix (21,3% contre 20%) comme en sièges (33 contre 32). Les indépendantistes de gauche radicale de « candidature d’unité populaire » (CUP) améliorent sensiblement leur score, après une campagne où ils sont apparus comme les plus farouches partisans de l’indépendance unilatérale. Ils obtiennent 6,7% des voix et 9 sièges, 5 de plus qu’en 2017. Ils dépassent ainsi En Comú, Podem (coalition autour de Podemos, 8 sièges), et s’imposent comme la principale force de gauche radicale. Les indépendantistes de droite du parti démocrate européen de Catalogne (PdeCat), le parti d’Artur Mas rongé par la corruption, avaient été expulsés de Junts par Carles Puigdemont – qui en était pourtant issu – pour manque de fidélité à son égard. Le PdeCat ne cautionne pas le virage au centre gauche de Puigdemont. Ce dernier avait renoncé au discours habituel de la droite catalaniste, promouvant l’indépendance afin de faire de la Catalogne une Cité-État dynamique et libérale, débarrassée de la péréquation sociale espagnole ; Puigdemont avait recentré son action politique sur la recherche de l’indépendance, en s’alliant avec des formations plus à gauche. Le PdeCat concourrait donc seul lors de ces élections et a échoué à conserver des sièges au parlement, totalisant à peine plus de 2% des suffrages.
Un camp indépendantiste ancré à gauche
Cette large victoire des indépendantistes ne doit pas masquer celle plus large encore de la gauche dans son ensemble. Dans le camp indépendantiste, les républicains de gauche de l’ERC ont pris l’ascendant sur le parti de Puigdemont, qui s’était lui-même éloigné des mantras classiques de la droite catalaniste. Celle-ci est reléguée hors du parlement. La gauche radicale indépendantiste progresse sans pour autant que En Comú, Podem ne recule. Dans le camp unioniste, les centristes libéraux ultra-unionistes (voire nationalistes) de Ciudadanos s’effondrent, passant de premier parti, avec 25% des voix et 36 sièges en 2017, à septième parti, avec 5% des voix et 6 sièges en 2021. Cet effondrement profite au Parti socialiste de Catalogne (PSC, branche catalane autonome du PSOE), qui arrive en tête des suffrages avec 23% des voix (+9 points), et gagne 13 sièges, pour en atteindre 33. Au total, les différents partis de gauche (PSC, ERC, CUP et En Comú, Podem) obtiennent 83 sièges et presque 58% des suffrages, sachant que la coalition Junts comprend également en son sein plusieurs petits partis de gauche indépendantistes. Même si la logique d’alliance actuelle oppose les indépendantistes aux unionistes, une coalition PSC – ERC – Podemos serait majoritaire. Dans l’hypothèse d’une majorité indépendantiste, Junts devra se faire au rôle inédit de partenaire minoritaire de coalition ; cela pourrait tendre d’avance les relations avec l’ERC qui ne sont pas forcément au beau fixe. Aussi une majorité de gauche pourrait éventuellement représentée une alternative à celle de l’union des indépendantistes.
L’unionisme intransigeant a nourri l’extrême droite
La droite unioniste, grande perdante de ces élections, n’a pas réussi à se mobiliser. Ainsi la droite libérale de Ciudadanos est balayée, payant sans doute ses outrances ; la droite conservatrice du Parti Populaire poursuit son effondrement, en dessous de 4% des voix, perdant encore un siège de député et n’en conservant plus que trois, tous issus de la circonscription de Barcelone. En revanche, la droite néo-franquiste de Vox fait une entrée tonitruante au parlement catalan, arrivant en tête des voix à droite (7,7%, 11 sièges). Le récit de la Catalogne antifasciste pure de tout élément d’extrême-droite, rhétorique fréquente du camp indépendantiste, butte désormais sur la réalité du poids de Vox dans la droite unioniste catalane ; cependant cette rhétorique continue d’être opérante pour ce qui est de la composition du camp indépendantiste. Les raisons de cet effondrement de Ciudadanos et de la progression de Vox sont analogues à celles ayant expliqué, en 2019, un effondrement identique de Ciudadanos et la même progression de Vox aux élections générales espagnoles. Ciudadanos, par son discours unioniste radical, favorable à la suspension de l’autonomie catalane et à l’emprisonnement des leaders indépendantistes, était en décalage avec son discours économique libéral. Les plus sensibles au discours s’opposant au morcellement de l’Espagne sont précisément ceux qui ont le plus à perdre du libéralisme, les catégories populaires, bénéficiaires de la péréquation centralisée espagnole. La politique sociale et la relative fermeté sur la question catalane de Pedro Sanchez, premier ministre socialiste d’Espagne, ont permis au PSOE et au PSC de regagner une partie des catégories populaires dont une partie avaient pu être séduites par la fermeté de Ciudadanos, mais qui a fini par se lasser du libéralisme économique intégral de ce parti. En Catalogne, les banlieues de Barcelone peuplée « d’immigrants » andalous, après avoir voté Ciudadanos en 2017, sont largement repassées au PSC. Les électeurs les plus radicalement opposés à l’autonomie ou à l’indépendance de la Catalogne ne sont pas restés à Ciudadanos, et sont allés au plus court, Vox tenant un discours encore plus radical.
La République et l’unité espagnole : deux débats désormais incontournables
Ainsi, dans le camp unioniste comme dans le camp indépendantiste, la gauche a pris le dessus. Le renforcement de la majorité indépendantiste, et la victoire inédite depuis le retour à la démocratie des républicains de gauche, rendent inévitable la question d’une république catalane. L’emprisonnement des leaders indépendantistes ayant participé au référendum de 2017, dénoncé par la Cour Européenne des Droits de l’Homme, et contraire aux lois européennes concernant Oriol Junqueras (président de l’ERC, élu député européen en 2019 avant son jugement, et donc bénéficiant de l’immunité parlementaire mais qui n’a pas été libéré de sa détention provisoire), le refus par les socialistes espagnols d’envisager la fin d’une monarchie corrompue, et le divorce culturel grandissant entre le Royaume d’Espagne et la Catalogne renforcent les arguments et les positions des indépendantistes. Si l’indépendance de la Catalogne n’est qu’un prélude au délitement complet de l’État-Nation espagnol, il y a cependant de quoi s’interroger sur le processus qu’elle ouvrirait. La question est aujourd’hui posée de savoir si l’Espagne serait capable de survivre en tant que Nation sans la Catalogne et sans doute sans la monarchie, car le coup porté par l’indépendance catalane à celle-ci (après la mise au jour de son niveau de corruption) lui serait probablement fatal. Nous ne pourrions pas non plus accueillir sans circonspection une indépendance catalane qui ne serait motivée que par la création d’un paradis fiscal libéral fuyant l’Espagne pour échapper à la péréquation ; la progression constante de l’ERC et l’évolution à gauche du camp indépendantiste semblent évacuer le projet d’une Catalogne néolibérale. Le républicanisme catalan ne doit pas devenir un prétexte pour le démantèlement de l’État social espagnol, mais la défense de celui-ci ne doit pas autoriser à bafouer la démocratie et à emprisonner des opposants politiques.