Nicolas Ravailhe, professeur à l’École de guerre économique et avocat au barreau de Bruxelles (droit européen), propose une chronique sur la guerre économique entre les États-Unis et l’Europe dans le domaine de la défense en six volets. Ces articles ont été initialement publiés dans La Tribune.
Troisième partie, sous l’influence de l’Europe du Nord, l’Union Européenne ne fait pas de géopolitique via les armées des États membres, mais de la géo-économie.
Le 24 février 2025, Emmanuel Macron a réuni à Paris les États européens pouvant aider à sécuriser un accord entre les Etats-Unis et la Russie dans l’hypothèse d’une évolution favorable du conflit russo-ukrainien. Il est étrange d’envoyer des soldats français, aux frais du contribuable français, en Ukraine pour un accord auquel nous ne sommes pas partie et surtout pour protéger des intérêts économiques américains et allemands en Ukraine. Sans doute sensible aux soutiens européens mais lucide, le président ukrainien ne semble pas croire en l’efficacité des Européens. Volodymyr Zelensky a davantage besoin d’un soutien américain. Il n’a donc accepté de céder des « terres rares » aux Américains qu’en garantie de la protection de l’Ukraine. A la suite de l’accord intervenu entre eux, les ventes d’armes américaines ont repris.
Les Etats-Unis défendent leurs intérêts et n’allaient quand même pas renoncer à faire coup double : prédations économiques civiles – cf. la Banque mondiale montrant les montants très importants d’investissements directs étrangers américains en Ukraine – et exportations d’armement.
Ne pas gêner les Américains
L’Europe n’entend pas se mêler des négociations inhérentes à ce conflit, sauf pour les faciliter et même si elles ont des conséquences sur son flanc Est. La priorité de l’Union européenne (UE), c’est l’économie sans gêner les USA. Le jour où Emmanuel Macron a reçu des Européens à Paris pour discuter géopolitique, la Commission européenne présidée par Ursula von der Leyen a dépêché à Washington le commissaire au commerce, Maros Sefcovic. Ce dernier a donc eu pour mission de promettre davantage d’achats par l’Europe d’armes et de gaz liquide « made in USA ».
Pourtant, la Commission européenne n’a pas de compétence pour décider des acquisitions d’armes par les États membres. La souveraineté numérique des Européens est également sacrifiée et les GAFAM, Apple et Meta, qui ont violé le droit européen, se voient infliger des amendes réduites.
Vers des achats d’armes américaines
Les achats d’armes aux USA demeurent en « pole position » des négociations. Cette démarche est d’autant plus déployée que depuis des mois, la présidente de la Commission européenne, après avoir retiré la compétence défense du portefeuille du commissaire français, pousse la création d’un marché intérieur européen de la défense. Ce dernier aura vocation à structurer les commandes des États, sans réels éléments de souveraineté européenne. Les initiatives en ce sens avancent, par exemple le programme européen pour l’industrie de la défense (EDIP) ou les propositions de modification de directives : « Omnibus défense » et « marchés publics ».
Si la création du marché intérieur de la défense rencontre des difficultés en raison de la complexité juridique des traités européens, le think tank Brugel est activé pour pallier les difficultés. En effet, Brugel a publié une proposition tendant à structurer la commande des Européens en matière de défense à travers un « mécanisme européen de défense » sur base ad-hoc des institutions de l’UE. Dans une autre note, il suggère également de taxer les États récalcitrants. Ce n’est pas sans écho à la demande américaine d’atteindre des montants de dépenses de défense à hauteur de 5 % du PIB des États.
Considérant les promesses répétées encore très récemment d’achats d’armes aux Etats-Unis et l’absence d’accord en Europe sur la notion d’armement souverain européen, on peut légitimement craindre qu’un marché intérieur de la défense, comme toute démarche connexe, affecte notre souveraineté. On pourrait résumer ainsi la situation : aux Français les ronds dans l’eau géopolitiques sans effet et à l’UE – sous contrôle des autres États – d’aller sécuriser les intérêts économiques des Européens aux Etats-Unis et ailleurs.
Contrarier davantage les USA aurait en effet des répercussions pour le commerce européen dans d’autres parties du monde. « Vivons cachés pour ne pas défier les Etats-Unis, vivons heureux », telle pourrait être la maxime de l’Européen en matière de géopolitique. Pour les Européens, la priorité est au business dans les secteurs où les Etats-Unis sont faibles et il ne faut pas défier les Américains dans les domaines où ils sont forts.
Des enjeux économiques colossaux
Il faut bien reconnaître que l’enjeu est de taille. En valeur absolue, l’UE est passée de 158 milliards d’euros d’excédents en matière de commerce de biens avec les Etats-Unis en 2023 à 198 milliards en 2024. Certes, ces données sont pondérées par un déficit récurrent d’environ 100 milliards d’euros sur les services. Les importations de services n’affectent cependant pas davantage les États européens très exportateurs aux Etats-Unis que les autres. La consommation de services américains en France contribue même à la protection des exportations de biens allemands aux Etats-Unis. D’où le troc européen qui consiste à ne pas affecter l’économie numérique américaine en Europe en échange d’une absence de taxation des biens européens aux Etats-Unis.
Des logiques d’optimisation de fonds européens et d’évasion fiscale au profit d’entreprises américaines en Europe, via l’Irlande, sont aussi à prendre en compte. L’Irlande, qui est peu peuplée et dont la superficie permettant de produire sur son sol est peu étendue, a des excédents records aux Etats-Unis, 50 milliards d’euros en 2024.Des liens anciens et étroits avec les Etats-Unis en font un parfait cheval de Troie en Europe au profit de multinationales américaines. L’Allemagne laisse faire et anéantit toute tentative dans l’UE de mettre un terme aux dumpings irlandais. Il ne faudrait pas « fâcher » des acteurs économiques américains influents.
L’Europe gagnante dans les échanges commerciaux
Force est de constater qu’en moyenne, les Européens sont gagnants dans les échanges commerciaux avec les Etats-Unis depuis des décennies. Mais tout dépend de qui l’on entend par Européens… Ce sont les États membres et les députés européens des États gagnants qui dirigent l’UE. Des intérêts divergents apparaissent dans la ventilation des excédents et des déficits.
Concernant les biens, l’Allemagne est toujours numéro un, l’Irlande et l’Italie, selon les années, se partagent la deuxième place. On comprend que l’attrait de la présidente du Conseil italien, Giorgia Meloni, pour le nouveau président des Etats-Unis n’est pas qu’idéologique. Suite aux intentions affichées de Donald Trump de taxer les produits européens, il est aisé de constater que les milieux d’affaires italiens sont très mobilisés pour éviter de telles mesures outre-Atlantique. A l’instar des Allemands et des Irlandais, ils ont aussi œuvré pour contenir les possibles répliques européennes.
D’autres pays ont des logiques inversées. La Belgique et, plus encore, les Pays-Bas, ont opté pour aider les importations en Europe de biens fabriqués aux Etats-Unis. Alliés de la Chine, des Etats-Unis, comme de tous ceux qui veulent exporter en Europe, ces États mobilisent leurs infrastructures portuaires pour ensuite revendre ces biens aux autres Européens via les dispositions de l’article 28 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne.
Les États importateurs s’enrichissent ainsi en gardant une partie des droits de douane perçus par l’UE – 25 % pour le premier État importateur en Europe – et leurs entreprises engrangent des marges en revendant ces produits dans le marché intérieur européen. Les statistiques de l’UE en sont faussées. Il ne s’agit pas d’importations qui restent, par exemple, aux Pays-Bas ou en Belgique. Eurostat appelle ce procédé, « l’effet Rotterdam ». En conséquence, quand la France pense avoir un léger excédent dans ses échanges de biens avec les Etats-Unis, elle a en réalité un déficit
France/Etats-Unis : Déficit commercial
En effet, il est nécessaire de prendre en considération une partie des milliards d’euros de déficit des Pays-Bas qui sera revendue en France. C’est dans le marché intérieur européen que notre pays connaît son plus grand déficit commercial (- 149 milliards d’euros en 2022). Les Pays-Bas ont quant à eux des excédents énormes (+ 327 milliards en 2002). Pays exportateur et/ou importateur, l’Allemagne régule les deux fonctions dans la relation économique avec les Etast-Unis. Les intérêts des États membres de l’UE sont donc divergents.
Toutefois, une écrasante majorité des États membres a décidé d’utiliser le commerce des armements comme outil de régulation des intérêts civils. En matière de défense, l’Allemagne va même jusqu’à refuser d’acheter ce qu’elle produit. La commande d’hélicoptères américains Apache en est une des illustrations. L’Allemagne n’achète jamais français et n’indique pas vouloir changer de stratégie. Coopérer dans la défense nucléaire n’est pas acheter.
Coopérer dans l’armement terrestre signifie absorber les entreprises françaises. Un projet de char incluant 11 États membres – sans la France – et avec les entreprises KNDS et Rheinmetall vient d’être sélectionné dans le cadre du Fonds européen de défense (FEDef). Les promoteurs du MGCS Franco-allemand avec KNDS devraient être perplexes. En matière navale, la concurrence fait rage. Dans les secteurs de l’aéronautique et du spatial, les blocages sont nombreux et les intérêts de pays tiers, notamment américains, rodent en permanence dans les politiques et les programmes européens.
Nicolas Ravailhe
(à suivre)