La libération de Boualem Sansal le 12 novembre 2025, après une année de détention en Algérie, représente un moment charnière dans les relations diplomatiques entre l’Europe et le Maghreb, tout en révélant les dysfonctionnements profonds d’un régime autoritaire qui continue de museler toute forme de dissidence.
La diplomatie allemande réussit là où le gouvernement Macron-Bayrou-Retailleau avait échoué
Cette libération, obtenue grâce à l’intervention décisive de l’Allemagne, souligne l’échec relatif de la diplomatie française à résoudre une crise qui dépasse largement le cadre individuel de l’écrivain. L’implication de Berlin, plutôt que de Paris, n’est pas fortuite : elle s’explique par les liens économiques étroits entre l’Allemagne et l’Algérie, ainsi que par la relation personnelle entre le président algérien Abdelmadjid Tebboune et les autorités allemandes, notamment après les soins médicaux reçus par Tebboune en Allemagne en 2020.
Cette médiation allemande a permis de contourner l’impasse franco-algérienne, marquée par une accumulation de contentieux et une dégradation des relations bilatérales depuis la reconnaissance par Emmanuel Macron de la souveraineté marocaine sur le Sahara occidental en septembre 2024. Cette annonce, perçue comme une provocation par Alger alors qu’elle ne constituait pas une innovation dans la position française, avait opportunément servi de prétexte pour faire monter la tension entre les deux pays ; elle avait été rapidement suivie par l’arrestation de Sansal deux mois plus tard, le 16 novembre 2024.
Bruno Retailleau ou l’art de saboter la diplomatie française
L’incapacité de la France à obtenir seule cette libération s’explique en grande partie par les choix politiques et diplomatiques adoptés au cours de l’année écoulée, notamment sous l’impulsion de l’ancien ministre de l’Intérieur Bruno Retailleau. Ce dernier avait fait le choix, pour des raisons de politiques intérieures, d’une posture de confrontation systématique avec l’Algérie, multipliant les déclarations publiques hostiles et prônant un « rapport de force » au nom d’une « fierté française » souvent perçue comme une provocation par les autorités algériennes. Cette stratégie, loin de renforcer la position de la France, a au contraire rigidifié les positions d’Alger, qui ne manque jamais une occasion de jouer la carte de la victimisation pour faire monter les enchères. Elle a en définitive rendu toute négociation discrète ou médiation impossible.
La libération de Sansal n’a été obtenue qu’après le départ de Retailleau du gouvernement et son remplacement par Laurent Nuñez, dont l’approche plus mesurée a permis un apaisement relatif des tensions. Ce changement de ton a illustré l’importance des mots et des postures dans une relation aussi chargée d’histoire et d’affects que celle entre la France et l’Algérie, où chaque geste est instrumentalisé à travers le prisme d’un passé colonial non résolu.
Un procès politique : la justice algérienne au service de la répression
L’arrestation de Boualem Sansal, accusé d’« atteinte à l’unité nationale » après avoir évoqué dans une interview le rattachement à l’Algérie de territoires autrefois sous souveraineté marocaine, a servi de prétexte au régime pour réprimer une voix critique et dissuader toute contestation. Cette accusation, floue et largement instrumentalisée, a permis aux autorités algériennes de justifier une condamnation à cinq ans de prison, prononcée dans le cadre d’un procès expéditif et marqué par des irrégularités procédurales.
La récusation de son premier avocat, François Zimeray, sous prétexte de ses origines juives, a révélé la manière dont le régime utilise les clivages identitaires et les manipulations historiques pour discréditer ses opposants. Le régime de Tebboune et des militaires prétend ainsi s’appuyer sur la solidarité de la « Rue algérienne » avec les Palestiniens ; comme de nombreux régimes autoritaires arabes, elle réduit tous les juifs (ou celles et ceux qui sont supposés l’être) à une posture intrinsèque de complicité non seulement avec l’État d’Israël, mais surtout avec le gouvernement d’extrême droite de Benyamin Netanyahu responsable des atrocités actuelles contre les civils à Gaza (mais aussi les exactions en Cisjordanie). En agissant de la sorte, elle entretient ou éduque le peuple algérien à un antisémitisme de fait, qui peut difficilement se camoufler derrière l’antisionisme ; les conséquences de cette propagande dépasse évidemment le territoire algérien lui-même.
Ce procès, mené dans une opacité totale, a reflété la volonté du pouvoir algérien de faire taire une figure emblématique de la dissidence intellectuelle, tout en envoyant un message clair à la communauté internationale sur sa détermination à écraser toute velléité de contestation.
Les conditions de détention de Boualem Sansal, telles qu’il les a décrites après sa libération, offrent un aperçu glaçant de la brutalité du système carcéral algérien et de son utilisation comme instrument de terreur politique. Âgé de 81 ans et souffrant d’un cancer de la prostate, l’écrivain a été soumis à des traitements inhumains, marqués par l’isolement prolongé, le manque d’accès aux soins médicaux et une campagne de haine orchestrée par les médias officiels. Cette campagne, qui a présenté Sansal comme un « traître » à la solde de l’étranger, a non seulement aggravé sa situation en prison, mais a également créé un climat de lynchage médiatique, où se sont cristallisées les frustrations et les rancœurs d’une société profondément divisée.
La détention de Sansal a ainsi servi de miroir aux fractures de l’Algérie contemporaine, où le pouvoir cultive délibérément les divisions et la stratégie du bouc émissaire pour mieux régner. L’écrivain a décrit son expérience comme une « descente aux enfers », où la solitude et la violence psychologique ont été utilisées comme armes pour briser sa résistance morale. Ces méthodes, loin d’être exceptionnelles, s’inscrivent dans une stratégie plus large de répression des opposants, où la prison devient un lieu de destruction physique et mentale, destiné à dissuader toute velléité de contestation. La libération de Boualem Sansal, si elle nous réjouit, ne saurait occulter l’absence de résolution des différends structurels entre la France et l’Algérie.
La mémoire coloniale, champ de bataille diplomatique d’Alger contre la France
Ces tensions, enracinées dans une histoire coloniale non résolue, sont constamment réactivées à des fins politiques. Pour le régime algérien, la référence constante à la colonisation française sert de ciment idéologique, permettant de mobiliser la population autour d’un récit national victimisant et de justifier la répression des voix critiques au nom de la « défense de la souveraineté nationale ». Il ne s’agit en aucun cas de contester ici la violence qu’a représentée colonisation française en Algérie : les débats médiatiques en France illustrent encore largement l’incapacité d’une partie de notre société à faire face à cette mémoire, comme lorsque que Jean-Michel Apathie – qui n’est pas forcément notre référence préférée – a été villependé pour avoir rappelé la nature criminelle de la conquête de l’Algérie et les « enfumades » organisées par les troupes du Général Bugeaud. Pour autant, les difficultés actuelles de l’Algérie, indépendante depuis 63 ans, sont avant tout la résultante de la mise en coupe réglée du pays par des clans militaro-affairistes qui détournent les richesses immenses du pays au détriment de son peuple. Durant ces 63 années, l’Algérie et ses dirigeants successifs ont pourtant bénéficié à plein du soutien de la France, des Soviétiques et de nombreux partenaires occidentaux pour se développer. Cette instrumentalisation de l’histoire se double d’une stratégie de chantage diplomatique, où Alger utilise les contentieux mémoriels pour obtenir des concessions de la part de Paris, tout en refusant toute remise en question de ses propres pratiques autoritaires.
La France, de son côté, a toujours oscillé entre une volonté de tourner la page de la colonisation (le travail mémoriel engagé sous l’égide de Benjamin Stora) et la tentation de répondre aux provocations algériennes par des mesures symboliques, comme la reconnaissance de la marocanité du Sahara occidental. Cette dynamique rend toute réconciliation durable extrêmement difficile entre les deux Etats qui restent prisonniers d’un dialogue de sourds. Tant que les questions de mémoire prendront le pas sur les enjeux concrets de coopération économique, sécuritaire, migratoire et humains, ce sont les deux peuples qui en feront les frais.
Les « accords de 1968 » : un débat français qui arrange le régime algérien
Dans ce contexte, les débats récurrents en France sur la révision des « accords de 1968 », qui régissent les conditions de circulation et d’installation des Algériens en France, apparaissent comme une diversion politique. Ces accords, souvent présentés comme un symbole des « privilèges » accordés à l’Algérie, sont en réalité bien moins avantageux qu’il n’y paraît.
Signés dans un contexte de dégradation des relations bilatérales après l’indépendance (les accords d’indépendance de 1962 n’ont jamais vu leur traduction humaine), ils visaient initialement à encadrer strictement les flux migratoires et à éviter une rupture totale entre les deux pays. Depuis, ils ont été révisés à trois reprises, dans un sens toujours plus restrictif, réduisant progressivement les spécificités algériennes par rapport aux autres accords migratoires conclus par la France. Leur remise en cause, régulièrement agitée par une partie de la classe politique française, à droite et à l’extrême droite, relève donc davantage d’un symbolisme politique que d’une nécessité pratique.
Elle s’inscrit dans une logique de surenchère mémorielle, où la dénonciation des « avantages » accordés à l’Algérie sert à flatter une partie de l’opinion sensible aux discours identitaires, tout en alimentant les tensions avec Alger. Pour le régime algérien, ces débats sont une aubaine : ils lui permettent de se poser en défenseur des droits de ses ressortissants en France et de détourner l’attention des problèmes internes, tout en maintenant une pression constante sur la France.
L’Algérie de Tebboune : une fuite en avant autoritaire
Au-delà du cas de Boualem Sansal, la nature du régime algérien se révèle dans toute sa brutalité à travers la répression systématique des opposants et des détenus d’opinion. Sous la présidence d’Abdelmadjid Tebboune, l’Algérie a engagé une fuite en avant autoritaire, marquée par un verrouillage accru de l’espace politique, médiatique et associatif. Les promesses du Hirak, ce mouvement populaire de 2019 qui avait contraint le président Abdelaziz Bouteflika à la démission et porté l’espoir d’une transition démocratique, ont été tragiquement trahies. Le régime, plutôt que de répondre aux revendications de justice sociale et de liberté, a choisi de durcir sa répression, utilisant les tribunaux, la police et les médias d’État pour écraser toute forme de contestation. Les arrestations arbitraires se multiplient, visant aussi bien des militants politiques que des journalistes, des artistes ou de simples citoyens osant critiquer le pouvoir sur les réseaux sociaux. Les condamnations pour « apologie du terrorisme », « atteinte à l’unité nationale » ou « offense aux institutions de l’État » se comptent par centaines, souvent prononcées à l’issue de procès expéditifs, sans respect des droits de la défense. Les prisons algériennes regorgent ainsi de détenus d’opinion, dont beaucoup croupissent dans l’oubli, loin des projecteurs médiatiques. Parmi eux, des figures emblématiques comme le poète Mohamed Tadjadit, surnommé « le poète du Hirak », condamné à 5 ans de prison pour des vers jugés subversifs, ou encore des dizaines de militants anonymes, arrêtés pour avoir participé à des manifestations ou partagé des publications en ligne. Cette répression ne se limite pas à l’incarcération : elle s’étend à une censure généralisée, où les médias indépendants sont étouffés, les réseaux sociaux surveillés et les voix critiques systématiquement diabolisées.
Dans ce tableau sombre, la détention du journaliste français Christophe Gleizes, condamné dès juin 2025 à 7 ans de prison pour « apologie du terrorisme », constitue un cas emblématique de l’arbitraire judiciaire algérien et de son utilisation comme outil de pression diplomatique. Gleizes, dont les accusations portées contre lui sont largement considérées comme infondées, est devenu, à l’instar de Sansal, un otage du régime, utilisé pour négocier avec la France et envoyer un message aux autres journalistes étrangers tentés de couvrir la situation en Algérie. Sa condamnation, prononcée dans des conditions opaques et sans preuve tangible, reflète la volonté du pouvoir algérien de contrôler strictement le récit médiatique sur le pays et de dissuader toute investigation indépendante. La libération de Gleizes est devenue une priorité pour la diplomatie française, qui espère profiter du dégel relatif des relations bilatérales pour obtenir sa libération. Un espoir douché par la confirmation de sa condamnation en appel. Tant que les autorités d’Alger continueront à utiliser la justice comme une arme politique, tant que les opposants seront emprisonnés pour leurs idées et tant que les médias indépendants seront réduits au silence, le pays restera prisonnier d’un cycle de répression et d’immobilisme.
L’Algérie peut-elle encore espérer la démocratie ?
Pour Boualem Sansal, dont la libération a été accueillie avec un immense soulagement par les véritables amis de la liberté de conscience et de la liberté d’expression, cette épreuve n’a pas entamé la conviction que l’Algérie peut et doit évoluer vers la démocratie. Dans ses premières déclarations après sa sortie de prison, l’écrivain a réaffirmé son attachement à son pays et son refus de vivre dans la peau d’un « gracié », une condition qu’il juge humiliante et incompatible avec sa dignité. Sa grâce présidentielle, si elle a mis fin à sa détention, ne constitue en rien une réhabilitation : c’est une concession arrachée par la pression internationale, plutôt que comme une reconnaissance de son innocence.
Cette distinction est fondamentale : elle révèle la profondeur du fossé entre le régime algérien, qui refuse toute remise en question de ses méthodes, et les citoyens qui aspirent à la justice et à la liberté. Sansal a ainsi exprimé son désir de retourner en Algérie, non pas pour s’y soumettre, mais pour y entrer et en sortir librement, comme un acte de résistance symbolique et une manière de « se réparer » moralement. Ce projet, s’il est risqué, témoigne d’une foi inébranlable dans la possibilité d’un changement, même si les perspectives en semblent aujourd’hui extrêmement limitées.
Les obstacles à une telle évolution sont immenses. Le régime algérien, conscient de la menace que représentent les voix indépendantes, a verrouillé tous les espaces de contestation, utilisant la répression, la censure et la propagande pour maintenir son emprise sur le pays. Les espoirs nés du Hirak, qui avaient un temps laissé penser à une possible transition démocratique, se sont heurtés à la réalité d’un système politique profondément ancré dans ses pratiques autoritaires et soutenu par une élite qui n’a aucun intérêt à voir émerger un véritable État de droit.
Les divisions au sein de la société algérienne, exacerbées par des décennies de manipulation politique et de discours clivants, rendent également difficile l’émergence d’un mouvement unifié capable de porter des revendications démocratiques. Dans ce contexte, les perspectives d’un changement de régime apparaissent lointaines, d’autant que le pouvoir algérien peut compter sur le soutien, ou du moins la complaisance, de nombreux acteurs internationaux, attirés par les opportunités économiques offertes par le pays, notamment dans le secteur énergétique. Pourtant, malgré ces défis, Boualem Sansal refuse de céder au pessimisme. Nous espérons avec lui que l’histoire n’est jamais écrite d’avance, et les régimes autoritaires, aussi solides qu’ils paraissent, finissent toujours par s’effondrer sous le poids de leurs propres contradictions. Son combat, comme celui de nombreux autres opposants algériens, reste donc celui de la persévérance : continuer à écrire, à penser et à résister, même dans l’adversité, pour préparer le terrain à un avenir meilleur.
La France face à ses responsabilités
La libération de Boualem Sansal ne doit pas faire oublier la gravité de la situation en Algérie. Tant que le régime continuera à emprisonner ses opposants, à museler la presse et à instrumentaliser l’histoire à des fins politiques, le pays restera prisonnier d’un cycle de répression et d’immobilisme. La France, de son côté, doit tirer les leçons de cette crise et repenser sa relation avec l’Algérie, en évitant les pièges de la surenchère mémorielle et en privilégiant un dialogue exigeant, centré sur les enjeux concrets plutôt que sur les symboles. La libération de Christophe Gleizes est une étape incontournable et elle est loin d’être acquise, mais elle ne saurait suffire à elle seule à résoudre les différends profonds qui opposent les deux pays.
Pour l’Algérie, la véritable question reste celle de son avenir : un pays riche de sa jeunesse, de sa culture et de son histoire peut-il continuer à se contenter d’un régime autoritaire, ou parviendra-t-il enfin à embrasser la voie de la démocratie ? La réponse à cette question dépend en grande partie des Algériens eux-mêmes, mais aussi de la volonté de la communauté internationale à ne plus fermer les yeux sur les exactions d’un régime qui, malgré ses discours, reste profondément anti-démocratique et oppressif.
Frédéric Faravel




