Le 5 mai 1981, Bobby Sands, 27 ans, décédait dans les H-Blocks de Long Kesh des suites d’une seconde grève de la faim qui avait duré 66 jours. Le jeune cadre de l’IRA avait été élu membre du Parlement britannique le 9 avril 1981 ; prétextant ne pas vouloir négocier avec des « terroristes » Margareth Thatcher l’avait laissé mourir en prison… Plusieurs autres prisonniers irlandais connurent dans les semaines qui suivirent le même destin. Plus de 100 000 personnes assistèrent aux funérailles de Bobby, les plus importantes funérailles républicaines depuis celles deLe Terence MacSwiney en 1920, poète et auteur dramatique, maire Sinn Féin de Cork et membre du Parlement irlandais, lui-même mort d’une grève de la faim dans les prisons anglaises.
Le jeudi 5 mai 2022, les citoyens d’Irlande du Nord votaient pour renouveler leur parlement provincial : l’enjeu était inscrit depuis plusieurs années et prédit par les enquêtes d’opinion. Il s’agissait de déterminer si pour la première fois de l’histoire de la province britannique le poste de premier ministre allait revenir à un dirigeant non unioniste. Les résultats issus du dépouillement bouclé samedi soir indiquent très nettement que les Unionistes ont perdu l’élection et que Michelle O’Neill, vice présidente de Sinn Féin et cheffe du parti parti républicain dans la province britannique, devrait devenir la prochaine première ministre. 101 ans et deux jours1 exactement après la création de la province autonome d’Irlande du Nord, et d’un régime d’apartheid fait pour les Unionistes et qui devaient leur assurer de toujours conserver le pouvoir, le renversement est total : les citoyens d’Irlande du Nord vont peut-être avoir enfin une « première ministre pour tous et chacun ».
D’aucuns pourraient penser que cette introduction est chargée de pathos, pourtant c’est bien une des dimensions du processus qu’il est nécessaire de maîtriser pour comprendre la portée symbolique de ce scrutin et de ses conséquences.
Le contexte de l’élection
Depuis 2007, le gouvernement provincial d’Irlande du Nord est dirigé conjointement par le Democratic Unionist Party (DUP) – organisation du Révérend ultra-conservateur Ian Paisley (1926-2014) – et le Sinn Féin… Les statuts provinciaux hérités du Good Friday Agreement de 1998 obligent à un cabinet de coalition entre les principaux partis de la région : le Social Democratic and Labour Party (SDLP – nationalistes irlandais modérés) et l’Ulster Unionist Party (UUP – conservateurs unionistes), qui ont dirigé le premier gouvernement après les accords de Paix en 1998, y sont associés tout comme plus récemment l’Alliance Party, parti libéral qui se veut a-confessionnel (et théoriquement indifférent au débat sur la réunification de l’Irlande).
Les difficultés à constituer un tel gouvernement de coalition ont déjà conduit à plusieurs reprises le gouvernement britannique à suspendre les institutions autonomes de la province – notamment de 2002 à 2007 (après des affaires d’espionnage sur fond de déclassements des stocks d’armes des différents groupes paramilitaires de la guerre civile), de 2017 à 2020 (sur fond de conséquences du Brexit et d’affaires de corruptions impliquant directement la cheffe du DUP, Arlene Foster, et son entourage). Pourtant pendant près de 10 ans, les pires « frères ennemis » ont gouverné ensemble ce pays pour assurer sa transition pacifique, l’apprentissage d’une cohabitation entre communautés qui se sont affrontées et son développement économiques : si on avait dit à Tony Blair (dont il faudra reconnaître l’intelligence dans la conclusion de l’accord de paix) en 1998, que le Révérend Paisley, principal instigateur des milices paramilitaires loyalistes, et Martin McGuinness, chef opérationnel de l’IRA pendant la plus partie de la guerre civile, dirigeraient ensemble la province durant plusieurs années sans véritable drame, il nous aurait sans doute ri au nez.
Le passage de relais entre les générations a paradoxalement tendu les relations politiques : Michelle O’Neill a tenu la dragée haute à Arlene Foster, dont le parti (fondé en opposition aux dirigeants traditionnels de la province (UUP) jugés trop mous avec les Irlandais) se raidit de plus en plus dans la perspective de perdre un jour ou l’autre le pouvoir. Le DUP et Arlene Foster sont les principaux responsables du blocage de 2017-2020 : indispensables à la Chambre des Communes à Theresa May, qui ne devait qu’aux unionistes d’avoir une majorité parlementaire, ils ont de fait empêché l’émergence d’un compromis sur l’Irlande du Nord avec l’Union Européenne – le Good Friday Agreement impliquait de ne pas recréer de frontière entre les deux parties de l’Irlande – et retarder la mise en œuvre pratique du Brexit, faisant du mandat de Theresa May un véritable chemin de croix. Cela explique pourquoi le cabinet de la Première ministre britannique a été si conciliant avec le DUP, pourtant accusé de graves faits de corruption, qui lui avait coûté la confiance tous ses partenaires politiques en Irlande – et pas seulement du Sinn Féin comme la presse le répète ad nauseam. Le remplacement forcé de May par Boris Johnson, puis la victoire électorale sans appel des conservateurs en 2019 sous la conduite du nouveau premier ministre britannique, a paradoxalement perdu le DUP et Arlene Foster : l’accord imposé par Dublin et Londres pour restaurer l’autonomie provinciale en janvier 2020 était une forme de désaveu de la patronne du DUP, qui conservait néanmoins sont poste de Premier ministre.
Nous avions traité dans un précédent article les conséquences pratiques du Brexit et du « protocole nord-irlandais » entre l’Union Européenne et le Royaume Uni. Début avril 2021, quelques mois après l’officialisation du retrait du Royaume-Uni de l’Union européenne, des émeutes éclatent dans des zones loyalistes à majorité protestante, où les conséquences du « Brexit » ont nourri un sentiment de trahison (sans oublier quelques liens avec le trafic de drogue qui crée une tension logique entre certains chefs paramilitaires loyalistes « économiquement reconvertis » et le « Service de police de l’Irlande du Nord »). En effet, le « protocole nord-irlandais » prévu par l’accord commercial avec l’UE négocié par le Royaume-Uni et l’Union européenne a rétabli des contrôles douaniers au niveau des ports en mer d’Irlande et non dans les terres, entre le marché britannique et le marché intérieur européen dont l’Irlande du Nord reste membre pour éviter le retour d’une frontière terrestre en Irlande. Cette nouvelle frontière douanière mécontente les loyalistes qui se sentent « éloignés » voire « isolés » du reste du Royaume-Uni. Le 28 avril, Arlene Foster, annonça donc sa démission, victime d’une fronde dans son parti liée à sa gestion du Brexit et de ses conséquences sur l’Irlande du Nord comme « nation constitutive britannique ». Elle était en outre critiquée par les durs du DUP pour s’être abstenue, plutôt que d’avoir voté contre, lors du vote d’une motion appelant à interdire les thérapies de conversion pour homosexuels. Arlene Foster n’en demeure pas moins conservatrice sur les sujets de société, étant opposée à l’avortement et au mariage homosexuel, que l’Irlande du Nord venait d’autoriser. Elle a cependant été dépassée par la base du parti, où les fondamentalistes évangélistes sont influents.
Edwin Poots – ultra-conservateur et protestant fondamentaliste – lui succédait à la tête du DUP le 28 mai 2021. Arlene Foster démissionnait formellement du gouvernement le 14 juin 2021, transmettant le flambeau à Paul Givan (DUP) comme premier ministre. Ce dernier démissionnait en février dernier pour marquer son désaccord avec les négociations sur la prorogation du « protocole nord-irlandais ».
On imagine bien que les élections provinciales étaient particulièrement attendues et que l’équilibre issu du précédent scrutin était devenu intenable. Les Irlandais du Nord avaient hâte de retourner aux urnes et il était bien question dans toutes les enquêtes d’opinion de retrouver une stabilité politique en mettant fin au leadership du DUP.
Une victoire sans appel du Sinn Féin
L’Irlande du Nord utilise depuis 20 ans le même mode de scrutin pour les élections provinciales que celui utilisé depuis 1922 en République d’Irlande : le scrutin à vote unique transférable, une forme de scrutin uninominal à un tour, couplé à un classement des préférences de chaque électeurs, qui permet de transférer au second choix les suffrages, une fois que le candidat choisi en premier a été élu ; cela apporte à ce mode de scrutin un effet proportionnel non négligeable pour élire les 90 parlementaires. Cela implique cependant un dépouillement extrêmement long : les Nord-Irlandais ont voté jeudi, le dépouillement s’est étalé dans des bureaux centralisés par circonscription tout au long des journées de vendredi et samedi.
L’autre conséquence plus politique, c’est que la victoire nette de Sinn Féin apparaît amoindrie. Alors que le parti républicain irlandais a nettement progressé en suffrages – 29 % (+1,1 point, +26 000 voix) –, il ne gagne aucun siège supplémentaire par rapport aux 27 qu’ils détenaient déjà, ses candidats ont juste été annoncés élus beaucoup plus rapidement qu’en 2017. Sinn Féin devient bien le premier parti de la province avec près de 8 points et 66 000 voix d’avance sur les suivants, le DUP qui a été forcé de reconnaître rapidement sa défaite – ils passent de 29 % à 21,3 % des voix et de 28 à 25 sièges. L’autre grand vainqueur du scrutin est l’Alliance Party qui bondit de 44 000 voix passant de 9 à 13,5 % et de 8 à 17 sièges.
Les grands perdants du scrutin sont le vieux UUP qui perd deux points et un siège, le SDLP qui perd 3 points et 4 sièges (il est probable que nombres d’électeurs irlandais modérés ce soient portés directement sur les Républicains) et les écologistes qui perdent leurs deux sièges. Une scission plus conservatrice du DUP, la Voix Unioniste Traditionnelle, passe par contre de 2,5 à 7,6 % (gagnés directement sur le DUP) mais ne remporte pas plus que le siège unique dont elle disposait. Aontú, une scission anti-mariage gay et anti-avortement du Sinn Féin, se présentait pour la première fois et ne remporte que 1,48 % des voix et aucun siège.
En toute logique, c’est donc Michelle O’Neill qui devrait devenir première ministre de l’Irlande du Nord qui a toujours été dirigée par un Unioniste. Elle veut être une « Première ministre pour tous et chacun », sous entendant un peu perfidement que ses prédécesseurs (et partenaires) tentaient malgré les coalitions légales de continuer à privilégier les loyalistes plutôt que l’intérêt général. Elle aura pour difficile tâche de trouver un accord de coalition dans un cadre institutionnel contraint, avec le DUP, l’Alliance, l’UUP et le SDLP… Les pro-européens et les plus conciliants avec l’Irlande peuvent cependant compter avec le Sinn Féin sur 52 sièges et donc une domination réelle dans le cabinet (les mêmes forces avec les verts n’en comptaient que 49).
Protocole nord-irlandais et réunification
Les membres de l’assemblée qui sont élus devront voter sur le maintien des parties du protocole qui créent la frontière commerciale intérieure du Royaume-Uni. Ce vote doit avoir lieu avant la fin de 2024. Le vote sera décidé à la majorité simple plutôt que d’exiger le consentement intercommunautaire. C’est une grande nouveauté et cela rend les Unionistes minoritaires par avance, les marginalisant politiquement.
Les partis unionistes s’opposent au protocole tandis que les républicains, les nationalistes et le parti de l’Alliance considèrent qu’il s’agit d’un compromis acceptable pour atténuer certains des impacts du Brexit.
Le protocole d’Irlande du Nord a jeté une ombre sur la campagne électorale suite à la démission du premier ministre Paul Givan en février. La décision du DUP visait à forcer le gouvernement britannique à agir sur les accords commerciaux post-Brexit en exerçant une forme de chantage sur Boris Johnson pour qu’il mette fin à la frontière maritime entre la province et le reste du Royaume-Uni.
Le secrétaire d’Irlande du Nord, Brandon Lewis, a indiqué que le gouvernement ne présentera pas de législation relative au protocole dans le discours de la reine la semaine prochaine.
Le Sinn Féin se retrouve désormais le premier parti dans les deux Irlandes avec 24,53 % en République et le groupe parlementaire le plus important au Dáil (égalité avec les conservateurs du Fianna Fail) et 29 % en Irlande du Nord. La Présidente du Sinn Féin Mary Lou McDonald a bien l’intention de profiter de la désignation de sa vice présidente comme première ministre d’Irlande du Nord pour négocier un référendum sur la réunification de l’Île dans les deux ans.
En 24 ans, Sinn Féin qui était inexistant politiquement en République est devenu le premier parti et n’a été écarté du pouvoir que par une coalition de circonstance entre les deux partis de droite traditionnels du sud, « frères ennemis » de la politique irlandaise. Les Républicains disposent aujourd’hui d’atouts majeurs pour peser et obtenir enfin une Irlande unie, qui serait somme toute un cadre de vie bien plus simple pour tous les Irlandais, d’autant que la République d’Irlande est sortie – au cours de la même période où Sinn Féin s’y réimplantait progressivement – d’un conservatisme social d’un autre âge en légalisant le divorce, l’avortement et le mariage gay (adopté avec plus de calme qu’en France).
Sinn Féin ne dispose pas seulement de son poids incontournable, mais aussi d’alliés avec le SDLP ou d’interlocuteur compréhensifs comme l’Alliance Party, et pourrait bénéficier de la faiblesse des gouvernements irlandais et britanniques : la coalition au pouvoir à Dublin l’est par défaut avec pour seul viatique d’écarter Sinn Féin du pouvoir ; Boris Johnson et les Tories britanniques sont en mauvaises postures avec le Party Gate et leurs défaites massives aux élections locales qui se déroulaient en Grande Bretagne le même jour que celles pour l’assemblée parlementaire d’Irlande du Nord.
1De fait, la province du Nord a vu reconnu son statut d’autonomie par le gouvernement britannique avant qu’une indépendance relative ne soit accordée au reste de l’Île avec la signature du traité de décembre 1921.