David Cayla : “Pour sortir du néolibéralisme, il faut proposer un autre modèle et convaincre de sa faisabilité”

Partager sur facebook
Partager sur twitter
Partager sur linkedin
Partager sur whatsapp
Partager sur telegram
Partager sur email
Partager sur print

Dans son dernier ouvrage, La gauche peut-elle combattre le néolibéralisme ? (éditions du Bord de l’eau), l’économiste David Cayla analyse les faiblesses de la gauche dans son combat face au néolibéralisme, tout en esquissant des pistes. Entretien réalisé par Kévin Boucaud-Victoire et publié le 18 septembre 2024 dans Marianne.

Le 15 mai 2012, François Hollande entre à l’Élysée, au terme d’une campagne qui l’a amené à affirmer que « [son] ennemi, c’est la finance » et à proposer de taxer à 75% les revenus supérieurs à 1 million par an. Cinq ans plus tard, le bilan du président socialiste est tout autre, tant il a mené la même politique que ses prédécesseurs. Depuis, la gauche est cantonnée à l’opposition. Le camp qui entendait « changer la vie » est-il condamné à l’impuissance ?

Dans son dernier ouvrage1, l’économiste David Cayla analyse ce qu’est le néolibéralisme et met en lumière ses échecs. Pour lui, malheureusement, le « populisme de gauche », incarné par Jean-Luc Mélenchon est encore loin du compte et ne constitue pas une alternative crédible…

Marianne : Pouvez-vous revenir sur la définition du néolibéralisme ?

David Cayla : Le néolibéralisme est une doctrine visant à aider les gouvernants dans leurs choix politiques. Son idée centrale est que les prix de marché doivent guider les comportements économiques. Par exemple, pour savoir quoi acheter ou dans quel secteur investir il faut observer les prix et faire un calcul économique. Ainsi, si un État ou une entreprise se mettait à contrôler les prix, il serait capable d’influencer les comportements et les choix. Voilà pourquoi les néolibéraux insistent pour que les prix soient le résultat des dynamiques concurrentielles et ne soient en aucun cas sous l’influence des États.

Cela ne signifie pas que l’État doit être passif. Les néolibéraux s’opposent au laissez-faire ; c’est ce qui les distingue des libéraux classiques. L’État doit favoriser les institutions qui permettent au marché de fonctionner correctement. Ainsi, ils recommandent d’organiser le libre-échange via des traités commerciaux, de mettre en place des autorités de régulation de la concurrence, une politique monétaire favorisant la stabilité des prix et insistent sur l’équilibre des comptes publics. Ce n’est pas qu’ils craignent la dette publique, mais ils veulent éviter que son financement ne détourne une partie de la sphère financière du secteur privé.

En quoi celui-ci est-il en train d’échouer ?

Il n’y a qu’à voir l’actualité ! Il échoue sur pratiquement tous les plans. D’abord, la régulation de la concurrence s’avère bien plus compliquée que prévu. De Microsoft à Google, en passant par Amazon, Apple, Uber… la révolution numérique a vu l’émergence d’une multitude de plateformes qui sont capables d’imposer leurs prix aux consommateurs et à leurs partenaires. Ces plateformes démontrent que, dans de nombreux secteurs, il est vain de chercher un prix de marché, surtout quand le marché lui-même est remplacé par des espaces privés détenus par les géants du numérique.

La neutralité de la politique monétaire n’existe plus depuis la crise financière de 2008. L’idée d’une banque centrale neutre et dépolitisée a vécu. En mettant en œuvre des politiques « non conventionnelles » elles sont devenues de véritables acteurs politiques qui n’hésitent pas à intervenir au sein des marchés financiers.

Enfin, il est devenu pratiquement impossible d’atteindre l’équilibre des comptes publics. Le problème ne se limite pas à la France. Aux États-Unis, la dette publique atteint des sommets et le déficit dépasse systématiquement les 5 % du PIB depuis 2020. Les économies développées ont en permanence besoin de stimulus budgétaires pour absorber l’excès d’épargne mondiale.

En quoi lutter contre l’inflation n’est pas en soi de gauche ?

Comme je l’ai souligné, la lutte contre l’inflation constitue l’un des piliers de la doctrine néolibérale. Les néolibéraux ont fini par convaincre les populations que lutter contre l’inflation, c’était défendre leur pouvoir d’achat. Mais il n’y a rien de plus faux ! L’inflation est neutre sur le pouvoir d’achat car les prix des uns sont les revenus des autres. Le problème ne vient pas de l’inflation mais des rapports déséquilibrés qui se jouent sur les marchés. Si l’inflation pèse sur le pouvoir d’achat des ménages, c’est uniquement parce que ces derniers ne parviennent pas à négocier des hausses salariales.

Pour répondre aux problèmes de pouvoir d’achat, la gauche devrait mettre en avant, non pas la lutte contre l’inflation – ce qui légitime l’austérité salariale, la hausse des taux d’intérêt et avantage en fin de compte les détenteurs de capital financier – mais défendre la cause des services publics, de la gratuité et des logements accessibles. Le combat politique prioritaire ne devrait pas être le niveau d’inflation mais de limiter la sphère marchande et de mieux répondre aux besoins fondamentaux du plus grand nombre.

Selon vous, le « populisme de gauche » n’arrive pas à mettre en échec le néolibéralisme, parce qu’il s’appuie sur un agrégat de luttes et de colères et qu’il a substitué les affects à la raison. En quoi cela est-ce problématique ?

Pour sortir du néolibéralisme, il faut proposer un autre modèle de société et convaincre de sa faisabilité. Ce modèle doit avoir des éléments positifs, il doit tracer un chemin crédible vers une nouvelle société. Le danger avec la stratégie populiste telle qu’elle ait été définie par la philosophe Chantal Mouffe est qu’elle part du principe que toutes les revendications sont légitimes ; c’est la thèse de la « chaîne d’équivalence ». Mais si on veut bâtir un nouveau modèle il faut être capable de discriminer entre les revendications qui émanent du mouvement social. Par exemple, il faut savoir si on priorise l’émancipation des femmes ou si l’on tolère les pratiques religieuses qui tendent à les inférioriser.

Choisir ses luttes ne peut pas se faire en se reposant sur les affects, car toute lutte est, d’une certaine manière, légitime. S’opposer à la construction d’un barrage qui menace un écosystème peut sembler tout autant légitime que de le construire pour favoriser la production d’électricité renouvelable. Alors comment décider ? C’est là qu’intervient la rationalité politique. Puisqu’on ne peut pas contenter tout le monde il faut bâtir une doctrine qui permette de trancher. Le populisme de gauche ne dispose pas d’une telle doctrine du fait de son refus de prioriser les luttes. C’est une stratégie utile dans l’opposition pour rassembler les mécontents, mais elle ne peut permettre de gouverner.

Vous pointez la critique virulente des institutions… Mais cela n’est-il pas consubstantiel à la gauche, à l’instar de Karl Marx qui qualifie l’État d’« avorton surnaturel de la société » et de « parasite »« qui se nourrit sur la société et en paralyse le libre mouvement » (dans La guerre civile en France?

Le néolibéralisme s’incarne dans nos institutions. Les règles budgétaires ou la libéralisation des services publics sont inscrites dans les traités européens et le droit français. Pour sortir du néolibéralisme, il faut donc repenser en profondeur nos institutions et les critiquer. Marx avait parfaitement compris que le capitalisme s’appuie sur l’État. D’ailleurs, l’État moderne est né avec l’avènement du capitalisme.

Néanmoins, je crois qu’on ne peut limiter l’État au capitalisme. D’ailleurs, tous les régimes socialistes qui se sont historiquement développés au XXe siècle l’ont fait à partir de l’État et de son renforcement. Inversement, le régime nazi a lui organisé un dépérissement de l’État tout en préservant une forme de capitalisme. Donc on ne peut pas tirer un trait d’égalité entre État et capitalisme.

Quoi qu’il en soit, ni Marx ni les marxistes ne rejettent le principe des institutions sociales (qu’elles soient légales ou non). Les seuls théoriciens qui s’en méfient par principe sont les libertariens, lesquels ne croient qu’aux individus et aux marchés. Aussi, la gauche ne peut se contenter de critiquer les institutions, car cela risque de nourrir la défiance et de renforcer l’extrême droite.

Vous relevez néanmoins qu’il y a de bonnes choses dans le programme économique du NFP. Lesquelles ?

Le programme du NFP a été conçu en quelques jours en réponse à la dissolution surprise du Président. Dans ces conditions, il ne pouvait être parfait. Pour autant, j’ai noté de nombreuses avancées par rapport au programme de la NUPES. D’abord, il est beaucoup plus court et n’a pas hésité à hiérarchiser ses priorités, au contraire du programme de 2022 qui était un indigeste catalogue de mesures.

Ensuite, il ne se contente pas d’en appeler à davantage de redistribution sociale. Certaines propositions impliquent de véritables ruptures, comme celle consistant à engager un bras de fer avec les autorités européennes pour sortir du marché européen de l’électricité et rétablir un monopole public. Enfin, il affiche sa volonté de mettre fin aux traités de libre-échange et de modifier le droit de la concurrence. Il conteste donc des éléments importants de la doctrine néolibérale.

  1. La gauche peut-elle combattre le néolibéralisme ?, David Cayla, Bord de l’eau, 168 p., 15 € ↩︎

Nous avons besoin de vous !

Quelles que soient vos compétences, si vous touchez votre bille en droit, en bricolage, si vous aimez écrire, si vous êtes créatif… vous pouvez prendre part à des actions et ateliers près de chez vous ou encore nous envoyer vos vidéos, vos dessins pour des affiches etc.