Une page se tourne au Bundestag. Créé au lendemain des élections législatives de 2005, le groupe de gauche Die Linke n’existera plus à partir du 6 décembre, a annoncé son président, Dietmar Bartsch, mardi 14 novembre. Depuis 1960, c’est la première fois que le Parlement allemand perd un de ses groupes en cours de législature.
Die Linke était issu de la fusion entre le PDS, héritier du SED (“parti socialiste unifié”, le parti unique en RDA de 1949 à 1990), et le WASG, une alliance bigarrée de sociaux-démocrates de gauche, de néo-marxistes et d’altermondialistes. Le parti avait été officiellement fondé en 2007, deux ans après la constitution du groupe parlementaire, et avait obtenu son meilleur résultat aux législatives en 2009 (11,9%). Die Linke a cependant accumulé les revers ces dernières années.
La dissolution prochaine du groupe parlementaire est la conséquence d’une scission annoncée le 23 octobre par Sahra Wagenknecht, son ancienne présidente (2015-2019), qui emmène avec elle 9 parlementaires. Après leur départ, Die Linke n’en compte plus que 28, un nombre insuffisant pour conserver un groupe, car il faut en effet au moins 5% des membres du Bundestag pour en constituer un, ce qui place la barre à 37 dans l’assemblée actuelle.
L’aboutissement des désaccords au sein des Linke
Longtemps, Die Linke avait été dominé par un triumvirat : Gregor Gysi, ancien patron du PDS, Sahra Wagenknecht, co-présidente du groupe et vice-présidente du parti elle aussi issue du PDS, et Oskar Lafontaine (son mari depuis 2014) qui avait connu une carrière exemplaire dans le parti social-démocrate allemand : ancien candidat à la Chancellerie, ministre-président de la Sarre (petit Land à l’ouest, le long du département français de la Moselle) et éphémère ministre de l’économie du premier gouvernement Schröder avec qui la rupture fut aussi rapide que brutale. Opposé au social-libéralisme du Chancelier SPD, Die Linke était parvenu à obtenir des suffrages au-delà des nostalgiques du communisme et du SED, en portant une ligne de gauche anticapitaliste et de soutien aux intérêts économiques et sociaux des catégories populaires.
Mais le manque de cohérence entre les coalitions Linke – SPD dans les Länder de l’Est et le choix des sociaux-démocrates de gouverner au niveau national avec Merkel, ainsi que les divergences de fond et de stratégie en interne, ont peu à peu conduit le parti à substituer une ligne nouvelle de défense des minorités et de la jeunesse des hypercentres à celle, plus traditionnelle, de défense des classes populaires.
La violence de ces débats a conduit deux dirigeants parmi les plus sérieux et à la meilleure cote d’avenir, à quitter le parti : Fabio Di Masi, eurodéputé puis député fédéral, a claqué la porte en septembre 2022. À présent c’est la très populaire Sahra Wagenknecht qui s’en va créer sa propre organisation,après une première tentative avortée de faire du neuf pour élargir l’audience de la gauche radicale, suivie d’une période de diète médiatique (et d’une forme de burn-out).
En effet, Wagenknecht n’en est pas à son coup d’essai. En 2018, elle avait porté un nouveau “mouvement” inspiré de LFI et Podemos, Aufstehen !. Elle s’était alors immédiatement attiré des critiques féroces des Linke, l’accusant de dériver à l’extrême-droite, exactement comme le fait maintenant LFI contre le reste de la gauche française. Pourtant à l’époque, c’est Sahra Wagenknecht qui invitait Jean-Luc Mélenchon à parler devant le congrès des Linke à Berlin. Il y avait entre eux une convergence idéologique sur la question économique et celle de l’égalité des territoires, ainsi qu’une défiance marquée à l’encontre des discours centrés sur la petite bourgeoisie urbaine (depuis lors, le leader Insoumis a viré à 180° et choisi une orientation finalement assez semblable à celle des Linke actuels).
Mais Wagenknecht, bien qu’ayant très vite 100 000 inscrits sur sa newsletter, a vite calé, pour ne pas dire craqué. Peu sensible aux questions d’organisation, la native de Iéna est surtout une excellente oratrice. Sans structuration, Aufstehen ! a échoué à percer.
Un parti-mouvement personnaliste mais avec une colonne vertébrale marxiste
La seconde tentative sera-t-elle la bonne ? La très personnalisée Bündnis (”alliance”) Sahra Wagenknetch (BSW) n’existe pas encore juridiquement et ne gardera peut-être pas ce nom provisoire après son congrès fondateur. Au plan institutionnel, il y aura donc deux “coordinations” sans statut de groupe parlementaire : 27 députés loyaux à die Linke et 9 députés avec BSW.
Dans les sondages, sans Wagenknecht, la coalition au pouvoir est minoritaire : Unions Chrétiennes (conservateurs) 30%, AfD (extrême droite) 23%, SPD 17%, Verts 13%. Le FDP (libéraux) à 4%, comme les Linke (4%) seraient exclus du Bundestag. Mais quand elle est mesurée, la BSW rentre en fanfare dans le jeu politique : Conservateurs 24%, AfD 17%, SPD 17%, Wagenknecht 13% (soit mieux que le meilleur score des Linke), Verts 12%, le FDP et Die Linke 3% chacun.
Wagenknecht parle peu de l’international (ses rares sorties, plutôt pro-russes, avaient entraîné des départs de membres des Linke, ulcérés par l’absence de réaction du parti) et peu d’Europe. En revanche, elle dénonce assez souvent l’effet boomerang des sanctions prises par l’UE contre Moscou suite à l’invasion de l’Ukraine, car pour elle, ce qui compte, ce sont les enjeux économiques et sociaux. Elle mobilise les classes salariées naufragées qui n’ont pas profité de la croissance 2011-2021 et qui ne se reconnaissent pas dans les cibles sociologiques du vote écologiste et (désormais) des Linke.
Son mouvement est à ce stade surtout organisé sur les réseaux sociaux, mais un réseau local émerge dans les cantons en déshérence de la République fédérale.
Sahra Wagenknecht n’est pas que brillante oratrice, elle aussi une essayiste prolixe : ses nombreux ouvrages lui servent à accéder aux plateaux de télévision et à multiplier ses messages par les recensions de ses livres. En Allemagne, l’écrit reste un vecteur majeur de cristallisation du comportement électoral des classes d’âge qui votent. Au point de vue théorique, sa prose, à 90% économique, est matérialiste et teintée de néo-marxisme.
Élevée sans religion, elle se dit athée, ce qui est assez rare dans la classe politique allemande. Mais sans en faire un sujet central, elle ne se prive pas de dénoncer comme nouvel « opium du peuple » les théories post/décoloniales et autres études de genre qu’elle trouve, non sans raison, idéalistes, petites bourgeoises et excessivement centrées sur l’identité. Pour cette fervente admiratrice de Rosa Luxembourg, le vrai féminisme c’est la lutte des classes et le socialisme.
Sahra Wagenknecht sait non seulement jouer de sa parole percutante, mais aussi des autres registres de la politique spectacle. La plupart des Allemands, quand ils n’admirent pas sa beauté, lui reconnaissent un style à la fois simple et élégant (dépourvu de marques de luxe ou à la mode) qui leur évoque la figure d’une sorte d’Athena germanique.
Enfin, elle va chercher les électeurs du prolétariat partis chez l’AfD avec tous les moyens rhétoriques à sa disposition, ce qui la mettrait, aux yeux de certains Insoumis français, à l’extrême droite de Fabien Roussel (sachons manier nous-mêmes l’ironie).
Parmi ses soutiens se trouvent les députés Linke connus pour leur position marxiste, anti-impérialiste intransigeante (et plutôt pro-russe, par rejet de l’OTAN). Mais le nouveau parti ne fait pas du tout publicité de ses positions internationales : le choix est de parler économie, inflation, salaires, pouvoir d’achat, travail, énergie, inégalités sociales et de territoires.
L’espérance de vie de BSW sera sans doute bien supérieure à celle d’Aufstehen ! car Sahra Wagenknecht ne s’occupe pas de la structuration ni de “l’orga”, assurées par d’autres. En outre, Sahra Wagenknecht a tout lieu de se réjouir d’être partie avec 9 députés très bien implantés localement.
Quelles perspectives politiques ?
BSW va présenter des listes en 2024 aux européennes de juin et aux trois scrutins régionaux de l’automne en Saxe, Thuringe et Brandebourg. Rappelons qu’en Allemagne le minimum requis pour obtenir un eurodéputé est de 1,2%. Die Linke avec 3-4% peut donc espérer conserver 3, peut-être 4 sièges, et BSW devrait, si les sondages se confirment, en rafler au moins 10. On pourra alors mesurer le poids politique du nouveau parti.
La question est à présent de savoir comment cette reconfiguration de la gauche allemande (BSW mord un peu sur les restes de Die Linke, sur le SPD et… beaucoup sur l’AfD !) pourrait entraîner un changement politique significatif en Allemagne, voire, à terme, un changement de coalition, pour sortir de la succession d’accords de gouvernement de centre-droit et de centre-gauche, dont les nuances subtiles ne font guère de différence pour les gens.
On peut se poser la même question, mais cette fois au niveau européen : BSW choisira-t-elle un compromis avec l’alliance « Maintenant le Peuple » pilotée par LFI et donc de faire l’impasse sur leurs importantes différences idéologiques ? Cela poserait clairement la séparation avec Die Linke, mais cela éloignerait BSW de sa famille politique naturelle : le Parti de la Gauche Européenne, dont les positions économiques et sociales sont proches.
Mathias Weidenberg, Frédéric Faravel et Laurent Miermont