Propos recueillis par Etienne Campion pour Marianne, publié le 14 juillet 2022 à 18h30
Face au modèle libéral de l’individualisme triomphant, il n’y a pas de projet plus subversif et plus révolutionnaire que l’idéal républicain. C’est la réponse d’Emmanuel Maurel, eurodéputé et cofondateur de la Gauche républicaine et socialiste (GRS), à la question lancée par Marianne : « Au fait, ça veut dire quoi être républicain ? ».
Il faut se méfier des vertus émollientes de l’unanimité. Tout le monde se dit républicain. C’est donc que plus personne ne l’est vraiment. La République est devenue le lieu commun de la vie politique française : moins elle s’incarne, plus on en parle. Moins elle fait battre les cœurs, plus on s’en revendique. Il en est de la République comme des langues mortes. On en exalte les beautés mais on ne les enseigne ni ne les pratique.
De sa conflictualité originelle (elle fut haïe, la Gueuse !), il ne reste pas grand-chose. Zemmour a bien tenté de réactiver l’atavique réticence de l’extrême droite (« et surtout vive la France ! », prononcé à la fin de ses discours après « vive la République ! »), mais cette provocation-ci est tombée à plat. Pourtant, si le cadre est incontesté, le contenu est dévitalisé.
UNE MANIÈRE DE VOIR LE MONDE
Car la République est plus qu’une constitution ou un régime politique : c’est une manière de voir le monde et d’y agir. L’école laïque, la Sécurité sociale, le TGV : l’émancipation par l’instruction, la protection collective des travailleurs, l’aménagement du pays par l’État-stratège. Le modèle républicain se veut une réponse à la passion française pour l’égalité. Égalité des citoyens, des conditions, des territoires.
Or, quel est drame actuel des républicains sincères ? C’est que leurs beaux principes, et les politiques publiques qu’ils avaient inspirées, sont profondément percutés par l’avènement de la « société de marché » et sa standardisation anglo-saxonne, à laquelle une bonne partie des classes supérieures consent. Dans un monde où la société n’existe pas, seuls valent les individus sachant « nager dans les eaux glacées du calcul égoïste », qu’il convient d’armer pour la compétition, d’encourager à la consommation, de distraire à grand renfort de divertissements télévisés.
On ne s’étonnera pas que les hommes et les femmes ainsi plongés dans le grand bain libéral aient la tentation de se raccrocher à une ultime bouée, la communauté supposée première, c’est-à-dire ethnico-religieuse. Religions et communautés, réelles ou fantasmées, sont donc convoquées à la rescousse de l’homme libéral, dramatiquement seul. L’extension indéfinie de la marchandise et de son spectacle s’accommode parfaitement de cette démocratie identitaire, dans laquelle le particulier éclipse l’universel.
LA RÉPUBLIQUE EST DIVISÉE
Indivisible, la République est pourtant divisée. Ghettoïsation et séparatisme social gangrènent la société française. Et d’abord le séparatisme des riches, cette « révolte des élites » dont parle Christopher Lasch, mais aussi celui, moins spectaculaire, des Tartuffe des hypercentres qui n’ont que le « vivre-ensemble » à la bouche quand ils ne vivent, en réalité, qu’avec leurs semblables. Les dernières déclarations du nouveau ministre de l’Éducation nationale, qui avoue benoîtement avoir mis ses enfants à l’École alsacienne pour leur préserver une « scolarité sereine », en disent plus long que mille essais savants sur l’étiolement de la conscience républicaine chez les élites hexagonales.
C’est le paradoxe du moment : les Français sont plus républicains que leurs dirigeants. Quand les premiers gilets jaunes, drapeau tricolore au vent, réinventent la devise nationale (égalité territoriale, revitalisation démocratique, fraternité des ronds-points), les forces politiques manquent singulièrement d’imagination (et d’enthousiasme) pour revivifier le discours sur la République.
LES FAUX RÉPUBLICAINS
La droite en défend une version rabougrie et disciplinaire : l’ordre, rien que l’ordre, dont on sait pourtant qu’il ne saurait être légitime et efficace sans la justice. Sur ce point, ils sont rejoints par les macronistes. Passés spécialistes dans l’art de se décerner des brevets de « républicanité », les amis du président sont plus à l’aise avec les libertés économiques (celle du « renard libre dans le poulailler libre ») qu’avec les droits fondamentaux : le quinquennat précédent restera dans les annales comme un moment de grande dégradation des libertés publiques dans le pays.
De la gauche, dont l’histoire se confond avec la défense et la promotion du « modèle républicain », on aurait pu attendre des engagements forts. Mais une partie confond les effets (persistance des discriminations, inégalités sociales et territoriales) et les causes (un système économique qui s’attaque aux solidarités et aux protections collectives). Saisie par le démon de la déconstruction, elle en vient à jeter le bébé avec l’eau du bain, dénigrant « l’universalisme abstrait ». Quant à l’extrême droite, que des irresponsables ont cru bon de mettre sur le même plan que les autres (précipitant ainsi la fin du « front républicain »), elle a la passion de la division et de l’exclusion.
LE SURSAUT, C’EST POUR QUAND ?
Le sursaut viendra du peuple français qui a plus confiance dans l’État que ceux qui le dirigent, et qui croit davantage à la solidarité que ceux qui pensent ne pas en avoir besoin. Soyons simples et basiques : n’est pas républicain celui qui ne fait pas de l’école la priorité absolue. N’est pas républicain celui qui laisse crever l’hôpital public. N’est pas républicain celui qui cède aux exigences de la bigoterie ordinaire ou à celles des différentialistes de tous poils.
Être pleinement républicain, mais surtout agir en républicain, c’est imaginer les réponses qui permettent de donner une matérialité à cette « promesse » d’égalité jamais achevée. Et c’est justement au nom de l’universalisme qu’il faut exiger des progrès concrets dans l’égalité des droits. C’est en cela que le combat laïque est indissociable du combat social. Une société déchirée se replie sur des identités multiples. Une société solidaire crée les conditions d’un rassemblement paisible autour de valeurs communes.
Privilégier le commun au particulier, préférer le « vouloir vivre ensemble », qui suppose un projet politique conscient et collectif, au « vivre ensemble » qui implique la simple coexistence : face au modèle libéral de l’individualisme triomphant, il n’y a pas de projet plus subversif et plus révolutionnaire que l’idéal républicain.