Dans une tribune publiée dans Marianne le 5 décembre 2025 et qui reprend l’essentiel d’un précédent article publié sur son blog, Mathieu Pouydesseau , directeur général d’une société de conseil en transformation numérique et intelligence artificielle, analyse la faiblesse de l’investissement en Allemagne et ses conséquences pour l’Europe.
Qu’a fait l’Allemagne de ses surplus commerciaux ? En fait, la réponse s’énonce assez simplement : l’Allemagne n’a pas su orienter les excédents commerciaux vers l’économie du pays, préférant thésauriser ou investir à l’international. Elle s’est privée d’un outil pour orienter les excédents commerciaux vers l’économie du pays en établissant une contrainte budgétaire. En inscrivant l’interdiction pour l’État de recourir à l’endettement public dans la Constitution, la règle d’or a empêché la puissance publique de mobiliser l’épargne accumulée sous la forme d’émission de dette publique ou d’impôts. Il y a une sorte d’aveuglement collectif, en France et en Allemagne, sur cette question. La presse en parle peu, le politique encore moins. C’est un phénomène cognitif qu’on observe par exemple en jouant aux échecs : deux joueurs – même des grands maîtres – subissent un aveuglement réciproque sur une position, ne voyant pas un thème évident aux spectateurs, et commettent de concert une série de gaffes.
Les excédents commerciaux allemands représentent quand même 180 milliards d’euros par an entre 2009 et 2021, et encore 120 milliards par an depuis, soit un stock accumulé de 2 400 milliards d’euros. Ce sujet émerge lentement dans la littérature scientifique anglo-saxonne et germanophone. De plus en plus d’économistes s’interrogent : « Est-ce que le problème le plus urgent en Europe, ce n’est pas de forcer l’Allemagne à plus consommer et investir, à plus s’endetter ? » Les orthodoxes ordolibéraux allemands rétorquent que « leurs » excédents n’ont pas vocation à financer « des pays vivant au-dessus de leurs moyens ».
Mais quid de l’investissement trop faible de ce côté du Rhin ? L’élection de février dernier naît d’ailleurs d’une crise au sein du gouvernement précédent sur cette question. L’opposition de l’époque, menée alors par la droite (CDU), avait fait révoquer par le Conseil d’État un projet de relance par l’investissement de 60 milliards d’euros, au nom de la règle d’or. Les libéraux du FDP, alliés au gouvernement, ont empêché toute politique de relance voulue par le SPD (sociaux-démocrates) et les Verts, voulant encore et toujours de l’austérité. L’échec du gouvernement Olaf Scholz (2021-2024) avait entraîné une dissolution et des élections législatives anticipées.
Le nouveau chancelier Friedrich Merz, venu de la CDU, fait alors voter comme première action la fin de la règle d’or dans la Constitution. C’est lui qui avait obtenu du Conseil d’État allemand la condamnation comme inconstitutionnelle du plan d’investissement d’Olaf Scholz. Mais la situation économique se dégrade. En 2025, l’Allemagne est pour la troisième année consécutive en récession. En base 100 en 2025, l’Allemagne est le pire pays de l’OCDE en croissance et en désindustrialisation. Les années fastes (2010-2019) ont été complètement effacées entre 2020 et 2025. Le budget voté le 28 novembre prévoit ainsi 180 milliards d’euros de dette publique pour relancer l’économie. Les manœuvres politiciennes ont fait perdre trois ans ! Et la France ? Elle semble ne pas le comprendre et elle continue de vouloir faire un modèle de l’Allemagne.
Appauvrissement de la population
Alors que s’est-il passé avec l’argent des excédents commerciaux ? En tant qu’économie nationale, l’excédent commercial est le signe d’une surproduction ou d’un maintien artificiel de la demande intérieure à un niveau inférieur à la production nationale de richesse. Si une économie nationale produit et échange à la hauteur des capacités de production et de consommation ses habitants, son commerce extérieur est en équilibre.
L’excédent signifie que la nation ne consomme pas à la hauteur de sa production de richesse. Le déficit signifie qu’une nation consomme plus que la valeur de sa production de richesses. Une économie nationale peut être un temps en excédent, et normalement le revenu tiré du commerce est transmis à la demande intérieure sous forme d’investissement et/ou d’augmentation du revenu des ménages, entraînant une hausse des importations et un rééquilibrage de la balance commerciale. Lorsque l’excédent commercial n’est pas transmis à l’économie nationale sous la forme de revenus plus élevés ou d’investissement, c’est de l’épargne qui s’accumule.
La théorie économique orthodoxe considère que l’épargne est automatiquement de l’investissement. L’épargne est prêtée sous forme de titre de dette à l’investisseur. L’économiste Keynes avait mis en lumière les effets de trappes à liquidités où l’épargne n’est pas utilisée. Une politique planiste utilisant la dette publique et l’impôt pouvait être nécessaire pour réorienter l’épargne. C’est le modèle occidental des années 1949-1973. C’est aussi le modèle chinois contemporain.
Enfin, dans une économie nationale où la demande intérieure est ainsi poussée à la baisse, les classes sociales qui ont de l’épargne vont financer la consommation d’autres nations, et immobiliser le capital accumulé sous forme de patrimoine immobilier ou de liquidité non employée. La population qui dépend des salaires va s’appauvrir et connaître des difficultés pour se loger. C’est le cas de l’Europe actuelle.
Politique déflationniste intérieure
Entre 2010 et 2023, le volume d’investissement de l’Allemagne en Europe a stagné au niveau de 2010 alors que l’épargne progressait de manière exponentielle. Les excédents commerciaux ont financé les investissements et la consommation en Asie, en Chine, en Turquie, en Russie jusqu’en 2022, aux États-Unis depuis la fin de la pandémie de Covid-19. Or, l’Allemagne est, d’après plusieurs études, un très mauvais investisseur international : sur la période qui va de 1990 à 2023, ses investissements ont eu les pires rendements des pays de l’OCDE.
La politique déflationniste intérieure nécessitait par exemple de maintenir des taux bancaires négatifs, rendant l’investissement dans le pays moins rémunérateur, et de favoriser la rémunération du capital contre celle du travail – d’où l’enjeu des travailleurs pauvres maintenus dans cette situation par la contrainte légale via les réformes Hartz 4. La peur était que l’Allemagne augmente ses importations plus vite que ses exportations ou génère une inflation par la demande intérieure. Résultat de ce calcul : l’industrie a manqué les moments décisifs pour investir et se fait dépasser par les pays où les Allemands ont massivement investi, notamment la Chine.
Mathieu Pouydesseau




