tribune publiée par Emmanuel Maurel dans Le Monde, le jeudi 11 avril 2024
L’adhésion de l’Ukraine, de la Moldavie, de la Géorgie et des pays des Balkans occidentaux encouragera le dumping social intra-européen, regrette, dans une tribune au Monde, Emmanuel Maurel, député européen GRS de la Gauche unie. Si ce « grand basculement » était engagé, les Français devraient être consultés par référendum.
L’Europe est confrontée à des défis sans précédent. Une guerre est à ses portes depuis deux ans et une autre, dans son voisinage proche, depuis octobre 2023. Elle subit une concurrence féroce et déloyale de toutes parts. Elle paie la sortie de l’inflation d’une probable récession. Elle a un très gros problème énergétique et elle accumule les retards technologiques. Dans le même temps les écarts de richesse explosent et la cohésion sociale se délite.
C’est dans ce contexte que les dirigeants européens ont accéléré le processus d’adhésion de l’Ukraine, en ajoutant au passage la Moldavie et la Géorgie. Avec les pays des Balkans occidentaux (Albanie, Bosnie, Macédoine du Nord, Monténégro, Serbie), la liste des impétrants compte désormais huit pays, soit plus de… 60 millions d’habitants. « Nous allons parachever l’unité du continent », clament-ils en chœur – et c’est vrai que ça sonne bien.
Référons-nous à la devise européenne – « Unie dans la diversité ». Davantage d’unité sortira-t-elle de cette nouvelle couche de diversité ? Tout porte à croire que cet élargissement-là n’apportera que le contraire. Souvenons-nous que le précédent élargissement aux pays d’Europe centrale et orientale avait profondément modifié la structure d’un édifice pensé au départ pour la seule Europe de l’Ouest.
Démographie des pays de l’Est
Le centre de gravité de l’Union s’était déplacé vers l’est, au profit de l’Allemagne et au détriment de la France et de l’Europe du Sud. Menée en parallèle d’un euro dévalué pour l’Allemagne et surévalué pour la France et l’Italie, l’entrée de onze pays avait provoqué une vague de délocalisations sans précédent, dont nous avons, nous, Français, fait les frais. Notre voisin germanique avait littéralement raflé l’économie des nouveaux venus pour en faire des sous-traitants de son puissant appareil industriel.
Dans les pays de l’Est eux-mêmes, les résultats sont contrastés. Economiquement, la réussite est incontestable – leur PIB a grimpé au rythme des exportations allemandes –, mais les salaires et les conditions sociales restent médiocres. On y vit évidemment mieux que dans les années 1990, mais le salaire minimum hongrois ou tchèque dépasse péniblement les 600 euros, celui de la Bulgarie s’élève à 400 euros. En Roumanie, le revenu moyen est inférieur de 67% au revenu moyen français. Le dumping social fonctionne toujours à plein régime en Europe.
La démographie des pays de l’Est est le gros point noir de l’élargissement, qui n’a pas enrayé leur tendance à la dépopulation depuis la chute du Mur. Les raisons en sont multiples, mais parmi elles, on ne peut ignorer l’émigration massive vers les pays riches que l’élargissement a facilitée voire encouragée. Rappelons enfin que les élargissements se sont appuyés sur de vastes transferts budgétaires.
Dumping social intra-européen
La France est contributrice nette de 10 milliards par an, alors que la Pologne reçoit 13 milliards de plus que sa cotisation au budget européen, la Roumanie et la Hongrie 5 milliards… Les fonds de cohésion étant limités, ils favorisent les régions pauvres de l’Est au détriment des régions pauvres de l’Ouest. Quant à leur bonne utilisation, de récentes affaires de corruption ont jeté une ombre sur la Hongrie, la Slovaquie ou la Croatie.
On imagine ce qui pourrait arriver si l’Ukraine (tout juste moins corrompue que la Russie, c’est dire…), la Moldavie (où des oligarques ont volé l’équivalent de 15% du PIB en 2018) ou la Géorgie (dont les dirigeants sont à peu près tous éclaboussés par des scandales retentissants) accédaient aux financements européens.
Refaire un élargissement, cette fois dans un contexte de déclin de l’Occident en général et de l’Union européenne en particulier, c’est s’exposer à des résultats bien pires. Les niveaux économiques et sociaux de l’Ukraine, de la Moldavie ou de l’Albanie sont encore plus éloignés de l’Europe de l’Ouest que ceux de la Pologne ou de la République tchèque au début du siècle. Le dumping social intra-européen n’en sera que plus massif et les coûts de transferts seront vertigineux.
Coup de grâce pour notre ruralité
Quant à la politique agricole commune (PAC), ses aides seront aspirées par l’Ukraine, l’autre géant agricole du continent, mais qui n’a aucune capacité contributive au budget européen. Nos agriculteurs subiraient ainsi une double peine. En 2022 et 2023, les importations d’Ukraine ont déstabilisé des filières entières (volaille, sucre, céréales…).
Même ses plus proches alliés, au premier rang desquels la Pologne, n’ont pas supporté la pression. Si l’Ukraine bénéficiait de la PAC telle qu’elle est organisée et financée aujourd’hui, ce serait le coup de grâce pour notre ruralité.
Faire fonctionner une Europe à vingt-sept avec les règles actuelles, c’est très compliqué. A trente-six, ce serait impossible. Certains ont déjà trouvé la solution : une centralisation des décisions à Bruxelles, c’est-à-dire la suppression de la souveraineté des Etats membres et le passage au vote à la majorité sur tous les sujets, y compris la politique étrangère et la défense.
Au bénéfice des États-Unis
Or qui domine la politique étrangère et de défense de la majorité des États membres ? Les États-Unis. L’Europe hyper-élargie voulue par Ursula von der Leyen ne sera ni plus unie ni plus puissante : elle sera lestée par encore plus d’alliés de Washington. Il n’est guère étonnant que les citoyens européens soient dubitatifs à l’idée d’accueillir si vite tant de nouveaux pays et d’habitants.
Rétablir un semblant d’équilibre économique, social et politique entre pays membres devrait être une priorité pour redonner force au projet européen. Non seulement ce n’est pas dans l’agenda de la Commission, mais l’élargissement sonnerait le glas de cette perspective.
Il ne faut pas engager de faux procès : il n’est pas question de remettre en cause notre soutien massif à l’Ukraine – plus de 150 milliards à ce jour – face à l’agression russe. Mais cela n’emporte aucune automaticité de l’adhésion – sinon nous aurions intégré la Bosnie depuis bien longtemps. En tout état de cause, les Français devront être consultés par référendum sur ce grand basculement.