ENTRETIEN. La sénatrice de Paris Marie-Noëlle Lienemann estime qu’il y a, dans le pays, une envie de gauche. Et milite pour une candidature unique en 2022.
Propos recueillis par Florent Barraco et Jacques Paugam – Le Point – Publié le 03/04/2021 à 08h00
Si le socialisme était un héritage, Marie-Noëlle Lienemann en serait la gardienne zélée. Droite comme la justice, qu’elle aimerait sociale, sévère au demeurant, ne laissant passer aucun reniement ou renoncement, l’élue socialiste n’a jamais souffert les virages idéologiques. Au point de quitter le PS, son parti de cœur, en 2018, après l’effondrement de la gauche, trahie, selon elle, par les sociaux-libéraux, de Manuel Valls à François Hollande.
Convaincue que les Français ont une envie de gauche et attendent des propositions pour lutter contre les inégalités, la sénatrice de Paris, secrétaire d’État au logement sous Lionel Jospin, fixe néanmoins le cap à près d’un an de l’élection présidentielle. Si elle veut espérer l’emporter en 2022, la gauche doit se retrouver elle-même, les ambitions suivront. Une gauche sociale, planificatrice, affranchie de la dette et, si possible, farouchement anti-Macron.
Le Point : Dans quel état se trouve la gauche : en état de mort cérébrale ? Dans le coma ? Ou en rémission ?
Marie-Noëlle Lienemann : En rémission. Je ne pense pas que la gauche doit disparaître dans ce pays, parce que les idéaux de gauche, notamment l’égalité sociale ou plus de justice, sont extrêmement forts. Mais il y a en effet une crise politique. Cette crise est idéologique, car une partie de la gauche qui a gouverné a été au mieux une gauche sociale-démocrate ou trop souvent néolibérale. Ensuite, il y a l’obstacle de la division à surmonter. Nous devons également réfléchir au centre de gravité politico-idéologique. Et il y a la chute de l’adhésion des classes populaires aux partis politiques de gauche. Nous devons concurrencer le Rassemblement national et ne pas faire comme si c’était une évidence que cet électorat est acquis à Marine Le Pen. Ces défis ne sont pas tous à mener dans la même temporalité : la reconquête des classes ouvrières sera plus longue car « chat échaudé craint l’eau froide » et la tentation nationaliste et identitaire peut les attirer ; l’unité des forces de gauche peut aller plus vite.
Comment se traduirait cette unité ?
Je ne la crois possible qu’autour d’un programme avec des propositions précises. Si tout le monde signe cet accord, tout le monde se tient par la barbichette et personne ne peut revenir sur des propositions fondamentales. Je ne crois pas au principe des deux gauches irréconciliables. Il y a toujours eu dans l’histoire de la gauche française deux tendances avec des affrontements sérieux, mais à la fin tout le monde finit par se réunir. La France va sortir de cette crise dans un état terrible. Les Français ont une idée de pourquoi on a été si vulnérables, notamment sur le vaccin, qu’on n’a pas été capables de produire. Il y a des leçons tirées et la gauche doit se positionner sur ces sujets.
Tous ceux qui étaient plutôt macronistes, qui disaient « pourquoi pas », ont été vaccinés, si je puis dire…
Si cette unité n’a pas eu lieu en 2017 où Jean-Luc Mélenchon et Benoît Hamon étaient d’accord sur l’essentiel, pourquoi serait-ce le cas en 2022 ?
En 2017, on était dans le bilan de François Hollande. Bien que critique, Benoît Hamon avait été dans le gouvernement Hollande et, par ailleurs, l’électorat socialiste était en colère, mais pas en décrochage total. La situation était ubuesque avec un président sortant qui n’assume pas son bilan et une gauche socialiste complètement désarçonnée et éclatée. Aujourd’hui, c’est un peu différent. Le bilan d’Emmanuel Macron a levé pas mal d’ambiguïtés et clarifié la position de beaucoup de personnes au Parti socialiste : tous ceux qui étaient plutôt macronistes, qui disaient « pourquoi pas », ont été vaccinés, si je puis dire… La crise elle-même a mis en évidence toute une série d’errements que la gauche au pouvoir avait accompagnés ou mis en œuvre. Quelle va être l’alternative offerte aux Français pour engager cette phase de reconstruction d’une République sociale ? Nous avons le devoir de proposer une alternative crédible. Mais ce n’est pas parce qu’on a le devoir que tout le monde a le sens du devoir… On sent que ça pousse.
Aucune personnalité ne peut se dégager dans le clapotis de la division et de la guerre d’ego.
Vous parlez d’une République sociale. Xavier Bertrand, qui s’est déclaré candidat à la présidentielle dans nos colonnes, se revendique comme gaulliste social. Il existe une offre à droite…
C’est comme Chirac sur la fracture sociale : verbalement ils sont toujours très bien, mais après ils vous disent « il faut rétablir les comptes », « il y a trop d’assistés »… On connaît leur discours. Le seul avantage de Xavier Bertrand par rapport à pas mal de ses camarades de droite, c’est que lorsqu’on est président de la région des Hauts-de-France, on ne peut pas se permettre de croire que le libre marché généralisé va permettre de résoudre les problèmes sociaux…
Pour en revenir à l’unité : qui peut porter cette candidature commune ?
C’est en permanence cette question que l’on pose. Au lieu de commencer par cette équation, dont on sait qu’elle est la plus dure à résoudre, commençons par ce qui est faisable et attendu : les propositions ! Il y a certes la grande mythologie de la Ve République, de la rencontre d’un homme avec les Français, mais je n’en suis plus certaine. Ils ont d’abord besoin de repères clairs sur les décisions relativement rapides qu’on est capable de prendre pour inverser la spirale du déclin, d’inégalité et doute républicain dans laquelle notre pays est plongé. Tout en répondant à l’exigence écologique. Si déjà sur ces quatre sujets, on met en œuvre un programme d’intérêt général pour la France, commun à toutes les forces de la gauche, la confiance remontera. Aucune personnalité ne peut se dégager dans le clapotis de la division et de la guerre d’ego. Ce sont des jeux qui nous isolent.
Cela ressemble à un vœu pieux…
Je sais, mais vous pouvez me dire tout ce que vous voulez, je ne vois pas comment on dénoue la situation. Elle n’est pas bonne. Personne n’a de solution à part dire « ralliez-vous à moi ». C’est une forme d’impasse. Le vote utile à gauche ne marchera que s’il y a l’idée qu’on peut porter quelque chose d’autre. Les Verts, Mélenchon et le PS peuvent se mettre d’accord sur un programme, ne serait-ce que pour avoir une majorité législative.
Dans un sondage publié par Marianne il y a quelques semaines, le bloc de gauche peine à atteindre les 30 %. Y a-t-il vraiment une envie de gauche en France ?
Les attentes qui s’expriment sont de gauche, et la crise sanitaire l’a montré. Il n’y a, pour l’instant, pas de réponse politique structurée pour mettre la gauche au pouvoir. Voilà le décalage. Les idées de gauche, quelles sont-elles ? Un besoin d’égalité, davantage de moyens pour les services politiques, une planification du redressement industriel, l’engagement de la transition écologique en demandant aux plus forts de faire les efforts, une justice fiscale, l’allocation d’autonomie pour les jeunes, un meilleur partage du pouvoir, etc.
Tout est fait par Emmanuel Macron et le Rassemblement national pour éluder la question économico-sociale.
Ne pensez-vous pas qu’il y a une autre aspiration, plus à droite et majoritaire au vu des sondages, pour davantage de sécurité, d’autorité, des mesures contre l’islamisme et un contrôle de l’immigration qui écrase les aspirations sociales ?
C’est la tentation de la droite. Vous savez, dans une élection, ce qui est important, c’est le pied d’appel, l’axe dominant de la campagne. Quand, en 1995, Jacques Chirac fait campagne sur la fracture sociale, il a choisi de ne pas s’enfermer dans le débat sur la sécurité. La sécurité et l’immigration, c’est le pied d’appel de la droite, mais dans les sondages, les Français vous expliquent qu’ils sont inquiets pour leur pouvoir d’achat et leur emploi. Si la gauche ne fait pas de ces thèmes-là le cœur de son programme avec des propositions concrètes, elle ne pourra pas gagner. Les Verts ont fait de très bons scores car le sujet qui a été dominant, et qu’ils ont su porter lors des européennes et des municipales, c’était le climat. Tout est fait par Emmanuel Macron et le Rassemblement national pour éluder la question économico-sociale. D’ailleurs, quand je vois les résultats de la droite sur la sécurité, ils ne sont pas plus mirobolants que ceux de la gauche. C’est la droite qui n’a pas embauché de policiers…
Que dites-vous aux jeunes, qui sont, selon les enquêtes, de plus en plus nombreux à ne pas vouloir voter Emmanuel Macron s’il y a un deuxième tour entre Marine Le Pen et Emmanuel Macron ?
Je pense qu’on ne peut pas donner aujourd’hui un blanc-seing à Emmanuel Macron. Il faut bien sûr tout faire pour éviter d’avoir Marine Le Pen à l’Élysée, mais ça commence à bien faire ! Je commence à en avoir marre qu’on me pose la question du deuxième tour avant d’avoir joué le premier. Et du coup, cette question obère le premier vote. Cela a déjà eu lieu en 2017… On a vu ce que cela donne… De plus, comme en 2002, où Jacques Chirac n’a pas été à la hauteur de ceux qui ont voté massivement pour lui, Emmanuel Macron n’a pas donné assez de signes à un électorat de gauche qui l’a élu de manière défensive par rapport au RN. Il a fait de l’hyperlibéralisme comme si nous avions tous voté pour sa loi XL antisociale, la réforme des retraites, l’assurance-chômage… Il est élu par des gens qui n’en voulaient pas. Il délégitime la résistance à Marine Le Pen. Bien sûr que je me suis sentie cocufiée.
Macron n’a pas changé d’orientation. Il a ouvert une parenthèse.
Le libéralisme d’Emmanuel Macron en a pris un coup avec le Covid : il a, de son propre aveu, nationalisé les salaires avec le chômage partiel et a ouvert le robinet d’argent public…
Il n’a pas changé de logique. Les libéraux ont toujours considéré que l’État était là pour faire le pompier quand tout allait mal. Vive le marché, mais quand il y a des ratés, on rappelle l’État à la rescousse. C’est un classique. Les gens qui pensent qu’à cause de la crise ils ont changé d’orientation se trompent : ils ont ouvert une parenthèse. Mais dans cette parenthèse, il n’a pas renoncé à ses idéaux libéraux : il n’a pas abandonné la réforme de l’assurance-chômage, ni celle des retraites. À aucun moment il n’a augmenté les salaires des premiers de cordée. Il fait des primes, beaucoup plus fragiles. Ils sont venus au secours du système par des dépenses massives. Tant mieux ! Il a aussi promis de ne pas augmenter les impôts mais, avec la crise qui se profile, Emmanuel Macron essayera de réduire la voilure sur les dépenses et la protection sociale.
Tous les candidats, de Xavier Bertrand à Emmanuel Macron, promettent de ne pas augmenter les impôts…
Nous, nous augmenterons les impôts, mais pour les riches. Je suis pour le retour de l’ISF et je pense aussi qu’il faut réfléchir à la question de la transmission des héritages importants. Il y a une réforme fiscale majeure à prévoir pour ce pays, mais il faut, dans le même temps, innover et réfléchir à taxer autrement pour retrouver des recettes fiscales en France. On peut penser à une imposition des Gafam, à la lutte contre la fraude fiscale, par exemple.
J’en ai clairement ras le bol que nos divisions s’invitent sur ce terrain de l’identité.
Sur l’endettement, quelle serait la position d’un ou d’une candidate de la gauche unie ? Marine Le Pen a elle-même endossé l’esprit de responsabilité en déclarant vouloir rembourser la dette.
Ne soyons pas trop dogmatiques, ne nous flagellons pas avec ce sujet de la dette. En réalité, on vous explique partout que si la France arrête de rembourser, le marché ne voudra plus prêter. Mon œil ! C’est faire paniquer les gens pour pas grand-chose. Nous sommes un pays qui a toujours remboursé ses dettes, même de façon indirecte, parce que vous les reportez, parce qu’une certaine inflation finit par en diminuer la charge dans le budget de l’État. La vraie question, c’est comment on ne se laisse pas enfermer dans ce circuit de remboursement permanent, toujours à courir après les intérêts de la dette, à en oublier nos besoins en investissements pour le pays. C’est l’investissement qui doit être notre priorité aujourd’hui. Endettons-nous pour de bonnes raisons ! Pour des projets de réindustrialisation, de transition écologique, de filières locales. Ce ne sera jamais du gaspillage ni du déficit.
Aujourd’hui, la fracture à gauche n’est plus simplement sociale, mais identitaire, avec ce qu’on appelle la « cancel culture », la « génération woke »… C’est la nouvelle lutte finale ?
J’en ai clairement ras le bol que nos divisions s’invitent sur ce terrain de l’identité et c’est bien pour ça que je vous parle autant de social. Soyons clairs : les expériences de la gauche américaine qui fédère les minorités, au motif qu’elles sont minoritaires, et qui espère que cette somme des opprimés finira par faire une majorité, n’ont jamais fonctionné. Ces démarches isolent, enferment les gens et ne correspondent pas à notre modèle républicain. Je dis à la gauche sur ces sujets : attention, danger ! Ça n’est pas la bonne méthode. Nous devons porter un projet d’intérêt général pour les plus défavorisés et au service du pays parce que la gauche a vocation à gouverner pour tous. Nous devons enfin porter haut l’idéal républicain. Qu’est-ce qui mine les valeurs républicaines, la République ? Ce sont les inégalités. La vraie question, elle est sociale. Au lieu d’avoir des débats théoriques sur l’intersectionnalité, réfléchissons vraiment à la lutte contre les discriminations du quotidien.
Mélenchon, les Verts…, la nouvelle gauche est particulièrement active sur ces sujets de société. La sortie récente d’Audrey Pulvar sur les réunions non mixtes a défrayé la chronique. Peut-on parler d’un conflit de générations à gauche ?
La domination anglo-saxonne a pesé dans la culture générale des jeunes générations mais, vous savez, à mon époque, les mêmes qui étaient des libertaires enflammés se sont vite calmés. Ils sont devenus des libéraux forcenés ou des autoritaristes plein pot. Je ne dis pas que la jeunesse a tort, mais il faut veiller à ne pas devenir péremptoire. La seule philosophie qui vaille, c’est l’action. Contre les discriminations, il doit être possible d’agir en fédérant tous les républicains de gauche. Comment évite-t-on que la police ne fasse des contrôles au faciès ? Comment évite-t-on la discrimination à l’embauche ? Concrètement, que fait-on ?
Vous l’avez dit à Manuel Valls, qui sort un livre, Pas une goutte de sang français, aux éditions Grasset ?
Je n’ai rien à dire à Manuel Valls qui a déserté la gauche et la France.
Et à Olivier Faure, Jean-Luc Mélenchon, ces ténors d’une gauche, pour l’instant, très plurielle ?
Je ne passe pas mon temps à dispenser mes conseils aux uns ou aux autres. Vous ne me ferez pas dire du mal de tout le monde. J’ai mes convictions, que je partage volontiers, mais je ne varierai pas d’un iota. On veut toujours porter le fer pour disqualifier l’autre, au détriment des principes. L’urgence, c’est de nous mettre autour de la table pour proposer une vision aux électeurs de gauche !
On nous prend trop pour des enfants.
À quoi ressemblera la campagne de 2022 ? À un grand procès d’Emmanuel Macron ou à une bataille des idées ? Pourra-t-on s’exonérer du contexte sanitaire ?
Les élections ne se jouent jamais sur un bilan, mais sur un horizon. Quel avenir proposer aux Français au sortir de la crise ? Je ne cessais de le dire à Lionel Jospin avant le 21 avril 2002, à qui l’on répétait qu’il avait un bilan excellent. On a vu la suite… Sur les vaccins par exemple, je suis tendance franchouillarde – je viens d’une famille de résistants, je suis née à Belfort – et j’ai une certaine idée de la place que doit occuper mon pays. Quand on voit que l’on est complètement dans les choux sur la vaccination alors que nous étions parmi les meilleurs au monde, que notre système hospitalier est à la peine après des années de coupes budgétaires ! Depuis dix ans que j’interviens sur ces sujets, j’en ai vu des technos nous expliquant que nous n’avions rien compris. Les Français précaires se sentent écrasés et une large majorité, si ce n’est humiliée, au moins mal à l’aise. Sans faire du flamboyant, ils espèrent que la France se redresse, retrouve le goût de l’optimisme, se projette dans un avenir commun. On nous prend trop pour des enfants. C’est celui qui portera le mieux une vision positive et républicaine, à gauche ou à droite, qui aura le plus de chances de gagner. Les gens ont déjà leur avis sur la gestion de la crise sanitaire. Pas besoin d’en rajouter, si j’ose dire. Et puis qu’est-ce que c’est que ces âneries de se comparer en permanence avec les autres pays ?
Vous ne demandez pas d’excuses au gouvernement, comme Angela Merkel ?
Non, j’attends des analyses. Pourquoi n’avons-nous pas fait mieux, comment aurions-nous pu éviter des morts inutiles ? Qu’est-ce qu’il faut changer ? Je suis pour une relation rationnelle à la politique, pas sur-affective. Et puis, c’est mon côté catholique, mais les gens s’excusent souvent de leurs péchés pour mieux recommencer derrière.