Par Jacques Rigaudiat, membre du Collectif d’Animation National
Nôtre Dame, joyau de notre patrimoine, a brûlé. Il a fallu peu de temps, pas plus de 24 heures, pour que cet accident majeur, qui a atteint cette part du cœur de notre identité collective, ne se mue en témoignage éloquent de l’état de déliquescence de notre démocratie.
En moins de 24 heures en effet, les trois principales grandes fortunes françaises, puis les plus grandes capitalisations boursières, se sont faites concurrences dans une surenchère indécente : cent millions ici, deux cents millions là, re-deux cents millions…. Et les français d’ainsi concrètement découvrir deux choses.
La première, ce que toutes les analyses ne cessent depuis des années de confirmer : ce moment de l’histoire est celui d’une concentration sans précédent des richesses entre les mains de quelques-uns. Pouvoir mobiliser de telles sommes en un claquement de doigts n’est pas certes pas donné à tout le monde ; sans doute pas à vous qui me lisez, et en tout cas pas à moi ! Comme le rappelle régulièrement OXFAM « le club des plus riches millionnaires qui possédait ensemble un patrimoine équivalent en valeur monétaire aux maigres avoirs détenus par la moitié la plus pauvres de l’humanité, soit 3 milliards 500 millions d‘êtres humains, est passé de 388 en 2010, à 85 en 2014, 65 en 2015, et 8 en 2016 »[1]. Ce moment, celui de la mondialisation néo libérale, est celui d’une véritable explosion des inégalités. Sur cela, qui est désormais bien connu, on n’en dira pas plus ici.
La seconde, moins fréquemment évoquée, est la découverte, pour beaucoup effarée, que cette générosité ostentatoire se faisait, au sens strict, à nos propres dépens : ces dons mirifiques étaient, en effet, en large part compensés par une déduction fiscale ! Au moment où l’on venait tout juste d’apprendre que, selon le dernier classement du magazine Forbes, B. Arnault détenait la quatrième fortune mondiale, ceux-là mêmes qui venaient de bénéficier de la suppression de l’ISF allaient donc pouvoir tout à la fois donner à bien peu de (leurs) frais et prétendre, en plus, bénéficier de l’admiration du bon peuple, supposé ébahi par tant de générosité… Face à l’opprobre qui montait devant tant d’impudence, les uns, puis les autres, durent se résoudre à s’engager à ne pas utiliser la réduction fiscale à laquelle ils avaient pourtant légalement droit. Dont acte, nous verrons …
Il reste que cette impudence a donc une base légale. C’est de cela qu’il s’agit ici, car éminemment symptomatique des transformations qui affectent le mode de fonctionnement de ce qui se donne ouvertement pour une démocratie. Et pour cela, pour comprendre un tel mouvement, il faudra faire un détour par l’histoire.
Mais d’abord, notre législation, c’est la loi N° 2003-709 du 1 août 2003, relative au mécénat, aux associations et aux fondations. Elle est dite loi Aillagon, du nom d’un petit marquis tels qu’on les trouve parfois dans les contre-allées du pouvoir, qui fut pour un temps ministre de la Culture dans le gouvernement Raffarin et est actuellement … conseiller de F. Pinault ! Après avoir été directeur de son musée du Palazzo Grassi à Venise, il supervise aujourd’hui les travaux de la Bourse du commerce, où la collection Pinault d’art contemporain sera bientôt exposée. Le monde, leur monde, est décidemment bien petit….
Les principales dispositions de cette loi ? Le site du Ministère de la culture n’en fait guère mystère : « lorsqu’une entreprise assujettie à l’impôt en France fait un don à un organisme d’intérêt général, elle bénéficie d’une réduction de l’impôt sur les sociétés ou de l’impôt sur le revenu, mais peut aussi bénéficier de certaines contreparties en communication et relations publiques ». Pour les entreprises, « la réduction d’impôt est égale à 60 % du montant du don, « effectué en numéraire, en compétence ou en nature », et retenu dans la limite de 0,5 % du chiffre d’affaires H.T., avec la possibilité, en cas de dépassement de ce plafond, de reporter l’excédent au titre des cinq exercices suivants »[2].
A cette réduction d’impôt s’ajoutent donc les « contreparties », qui, je reprends ici les termes mêmes du site du ministère de la Culture, « constituent un avantage offert par le bénéficiaire au donateur en plus de la réduction d’impôt. La valeur de ces contreparties doit demeurer dans une « disproportion marquée » avec le montant du don : il est communément admis un rapport de 1 à 4 entre le montant des contreparties et celui du don, c’est à dire que la valeur des contreparties accordées à l’entreprise mécène ne doit pas dépasser 25% du montant du don ». Si l’on oublie généralement de mentionner ces contreparties, ce n’est pas le cas des bienheureux bénéficiaires, car, concrètement, elles leur permettent d‘organiser à peu de frais (pour eux) des réceptions dans des lieux prestigieux. Ce fut, semble-t-il, par exemple, le cas à plusieurs reprises à Versailles d’une grande entreprise automobile française, dont le désormais ex-dirigeant est actuellement retenu en résidence forcée au Japon…
Au total, le calcul est passablement simple : 60% + 25% = 85%. Pour eux, donner 100 coûte 15 ! Ce sont donc nos impôts qui financent l’essentiel de leurs largesses somptuaires. On comprend mieux leur générosité…
De ces dispositifs, dont la Cour des comptes a pu récemment dire qu’il était « parmi les plus généreux sur le plan international », le bilan est très mauvais, très mauvais pour les finances publiques et l’intérêt général bien sûr. En effet : « Le caractère très incitatif des mesures et la forte progression du nombre d’entreprises y recourant ont contribué à une multiplication par dix du montant de la dépense fiscale correspondante(…) Cette dépense, mal évaluée, est fortement concentrée sur les très grandes entreprises. Les dons qui la déclenchent ne sont, dans les faits, pratiquement pas vérifiés ».[3] Ainsi de cette dépense fiscale, passée de 90 M€ en 2004 à 900 M€ en 2016 et 2017, la Cour constate que « son suivi, son analyse et son pilotage par l’État sont particulièrement lacunaires. (…). Aucune évaluation de l’efficience des mesures fiscales en faveur du mécénat des entreprises n’a été réalisée récemment. Eu égard aux montants en jeu et à leur dynamisme, le constat d’une dépense fiscale non pilotée, mal évaluée et pratiquement jamais contrôlée doit appeler les pouvoirs publics à redéfinir le cadre et les modalités du soutien au mécénat des entreprises ». Fermez le ban ! En clair, les généreux donateurs font à peu près ce qu’ils veulent sans aucun contrôle. Cela ne peut donc clairement plus durer et il faut engager sans tarder une révision drastique de ce dispositif exorbitant du droit commun.
Tel est donc l’état actuel de notre droit. Mais, au-delà des additions, ou plutôt des soustractions de deniers publics, ces dispositions sont, quant à leur fond, parfaitement représentatives de notre temps, où la richesse est censée ruisseler des premiers de cordée vers le bas peuple au cul lourd, comme de ce que devient, même si c’est insidieusement, notre démocratie : une ploutocratie. De cela il faut s’expliquer et c’est ici qu’un détour par l’histoire s’impose.
Au début, en effet, était la démocratie grecque, celle de l’Antiquité. Au début, donc, les « liturgies », qui alors signifiaient non pas, comme aujourd’hui, les cérémonies d’un culte, mais « un service public, la prestation publique d’un citoyen vis-à-vis de l’Etat » [4]. La charge, à proprement parler, d’un service public dont l’exécution était confiée par l’Assemblée et les magistrats de la Cité à ceux de ses citoyens qui pouvaient financièrement l’assumer, les plus riches donc. Ce n’est que tardivement à la période hellénistique, après que les cités Etat eurent été mises sous tutelle macédonienne, et qu’avec elles la démocratie originelle se soit effacée au profit des oligarchies en place et de leur clientélisme, que le système des liturgies s’effondra. Là où jusqu’alors il y avait une charge assignée à certains par les représentants du démos, se mit progressivement en place un système du bon vouloir des oligarques, celui dit de l’évergétisme (« qui veut le bien »). On connaît à cet égard le mot fameux d’Aristote : « pour les magistratures les plus importantes (..), il faut leur attacher des dépenses publiques, pour que le peuple accepte de n’y point participer et ait même de l’indulgence pour les magistrats du fait qu’ils doivent payer leurs magistratures d’une somme aussi importante »[5]. Dès lors, plus besoin, d’être assigné par la Cité à l’exercice d’une charge, au sens plein du terme. Les liturges, ceux qui assument les charges d’un service public, sont alors devenus des évergètes, des bienfaiteurs… Dans ce glissement et de mot et de sens, tout est dit et, au passage, la démocratie originelle s’est effacée.
Ainsi, ce qui était charge du service public assumée par un citoyen riche, devient acte gracieux et dépendant du seul bon plaisir d’un oligarque dont la Cité doit de ce fait lui rendre grâce. Tant il est vrai, comme le dira à quelques millénaires de distance l’un des défenseurs les plus acharnés d’un libéralisme, oh combien autoritaire, A. Thiers : « la bienfaisance collective (…) doit rester libre de faire ou de ne pas faire »[6]. C’est cela, que nous avons tardivement[7] transformé en mécénat, du nom d’un chevalier romain du 1er siècle avant JC conseiller d’Auguste.
C’est de cette décomposition de l’esprit et même de la lettre initiale de la démocratie, dont la loi Aillagon est aujourd’hui l’héritière. C’est aussi de cela dont elle témoigne pour notre temps. Elle signale, en somme, le retour de l’oligarchie. Ainsi, aujourd’hui comme jadis, l’affirmation du pouvoir des riches efface celui de la volonté du peuple.
Voilà pourquoi, quand Notre Dame brule, c’est l’évergétisme qui flambe !
[1] Cité par Monique et Michel Pinçon Charlot dans leur préface à « Les riches font-ils le bonheur de tous ? », EKHO, avril 2019.
[2] Site du ministère de la culture et de la communication, sous l’onglet « mécénat ».
[3] « Le soutien public au mécénat des entreprises », Cour des comptes, 28 novembre 2018.
[4] E. Benveniste, « Le vocabulaire des institutions indo-européennes », Tome2, au chapitre « le roi et son peuple », p.93.
[5] Aristote, Politique, VI, 7, 6.
[6] A. Thiers, « Rapport général au nom de la commission de l’assistance et de la prévoyance publiques », séance du 26 janvier 1850, Assemblée Nationale.
[7] Le terme de « mécène » est attesté pour la première fois en français en 1526.