tribune de Rémi Lefebvre, professeur de science politique, université de Lille, publiée dans Libération le lundi 28 juin 2021 à 17h46
Moins il y a d’électeurs, plus il y a de notables élus, moins il y a d’électeurs… Pour notre camarade politologue Rémi Lefebvre, cette spirale censitaire et mortifère déforme socialement le corps électoral. L’heure d’un «choc de démocratie» est toujours différée, jusqu’à quand ?
Rien n’y a fait. Le sursaut démocratique n’a pas été au rendez-vous du second tour des élections régionales, donnant à l’abstention un visage plus militant. Malgré les appels à la participation unanimes des partis, la culpabilisation des électeurs ou les explications bienveillantes des politistes, les gronderies de Marine Le Pen, les bureaux de vote sont restés désespérément vides, arpentés par une minorité d’électeurs âgés aux réflexes légitimistes. Les assesseurs qui y officient sont devenus les symboles de la désertion et de la désolation démocratiques. Plus d’électeurs pour les occuper les dimanches d’élection et tromper leur désœuvrement. Plus assez de bénévoles aussi pour assumer leur tâche, vouée à être rémunérée alors qu’elle relevait d’un noble bénévolat démocratique et d’une forme de rétribution symbolique du militantisme. Mais les militants eux aussi se font rares et désertent la scène. C’est toute la démocratie électorale qui semble désinvestie. La salle de vote se désacralise à mesure que l’acte électoral se démonétise.
La montée de l’abstention s’inscrit dans une tendance longue et le dernier scrutin n’est qu’un palier franchi dans une série d’érosions régulières et implacables. A chaque scrutin un record de démobilisation est battu (législatives de 2017, municipales de 2020, régionales de 2021). C’est peut-être le vote qui désormais fait énigme… A quoi bon aller voter quand on se prononce de plus en plus par défaut et que le vote perd sa légitimité à force d’être devenu «utile» ou simplement «républicain» ? Quand se succèdent les alternances sans alternative, la même impuissance nourrissant toujours plus de défiance et d’indifférence ? Quand l’offre politique devient illisible, quand la confusion idéologique règne et que les partis, en décomposition, ne fournissent plus de repères ? Quand les territoires (régions ou cantons) ne font plus sens ? Quand les enjeux du scrutin sont détournés et parasités par des enjeux perçus comme politiciens ?
Un discrédit démocratique cumulatif
Pour une part croissante des électeurs, voter c’est cautionner un système de délégation qu’ils réprouvent et qu’ils anticipent comme une trahison de plus à venir. La légitimité du vote est indexée sur la confiance qu’on accorde au candidat censé nous représenter. Quand elle s’évanouit, la procédure électorale apparaît comme un blanc-seing accordé à des élus sur lesquels on n’a aucune possibilité de contrôle. C’est sans doute en donnant plus de pouvoir aux électeurs entre les élections, grâce à une démocratie plus participative et continue, que l’on réhabilitera le vote lui-même. En ne réduisant pas la participation à la sphère électorale, on donnerait plus de prises et de respirations démocratiques et on décrisperait le jeu électoral.
Pour l’heure, le discrédit démocratique est cumulatif. Les élections régionales se soldent par une double peine démocratique : l’abstention traduit une aspiration au renouvellement et un rejet du système en place mais conduit aussi, faute de participation, à consacrer les notables déjà installés. La fameuse «prime aux sortants» est celle donnée par les derniers votants. Moins il y d’électeurs, plus il y a de notables et moins il y a d’électeurs à terme… Cette spirale censitaire qui déforme socialement le corps électoral est mortifère. Seule l’élection présidentielle échappe (encore) à cette sécession démocratique. L’abstention n’est pour l’instant qu’intermittente. Mais la présidentialisation a dévoré la vie politique : non seulement elle ne cesse d’entraîner des cycles d’enchantement et de désillusion autour d’un homme providentiel voué à décevoir mais elle vide tous les autres scrutins de leur signification. Les élections «intermédiaires» portent de mieux en mieux leur nom, sauf que les électeurs les enjambent de plus en plus.
Une ventriloquie qui confine à l’indécence
Depuis dimanche soir, commentateurs et responsables politiques mettent en garde : il n’y a pas d’enseignements nationaux à tirer d’une élection sans électeurs. Irrésistiblement pourtant, ils ne cessent de les faire parler en dépit de leur silence, se projetant, comme si de rien n’était, dans la prochaine échéance. Cette ventriloquie confine à l’indécence. A chaque élection se reproduit la même sidération devant les signes de l’alerte ou de l’affaissement démocratiques. Et les déplorations rituelles sont vite oubliées. Le déni reprend le dessus comme la vie politique son cours, repliée sur les jeux et enjeux propres d’un personnel politique animé par sa reconduction et sa reproduction.
L’heure d’un «choc de démocratie» est toujours différée. Ses contours possibles sont pourtant connus. Depuis des années, intellectuels, associations, mouvements citoyens ou think tanks multiplient les propositions et rivalisent d’innovations. Réhabilitation du Parlement, développement de l’offre de participation en évitant son instrumentalisation, limitation du cumul des mandats dans le temps, réforme du financement des partis encourageant la diversité sociale des candidats, vote au jugement majoritaire, référendum d’initiative citoyenne délibératif, nouvelle inversion du calendrier présidentiel… des alternatives à notre système institutionnel épuisé sont disponibles. Elles supposent un peu de courage et de volonté politiques. Il n’est peut-être pas encore trop tard.