Réindustrialisation : « la domination des idées libérales empêche de mener le rapport de force », entretien à Alternatives économiques

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entretien accordé à Alternatives Economiques, publié le jeudi 24 juin 2021 – propos recueillis par Justin Delépine

La désindustrialisation du pays est-elle inéluctable ? Persuadée que non, la sénatrice Marie-Noëlle Lienemann, rattachée au groupe communiste, souhaite que la France cesse d’être naïve dans la compétition internationale et européenne. Pour cela, l’élue a déposé fin mars, une proposition de loi pour la création d’un programme national d’intelligence économique. Elle revient ici sur les ambitions, la philosophie et les propositions de son texte.

La France et l’Europe se montrent-elles naïves dans la compétition internationale ?

Dans tous les marchés stratégiques, l’Europe n’a pas fait de percée, que ce soit l’automatisation, le Big Data, le cloud ou les systèmes cyberphysiques. Même si elle est encore la première puissance commerciale, sa part dans les échanges mondiaux ne cesse de reculer. Si nous ne nous adaptons pas, nous serons progressivement disqualifiés dans les échanges internationaux. Les acteurs européens sont encore trop peu présents dans les technologiques émergentes.

Concernant la France, la situation est encore pire, notamment parce que les stratégies de l’UE avec la Chine et les USA nous défavorisent clairement. Nous perdons des places dans le commerce international mais aussi dans le commerce intra-européen qui représente presque 70% nos échanges.

Notre pays a été particulièrement percuté par les règles de l’Europe libérale : concurrence libre et (prétendument) non faussée, dumping fiscal et social important, interdiction des aides d’État alors même que notre pays connaissait un secteur public important et des interventions de l’État. Tout cela sur fond de passage à l’Euro avec un franc surévalué et une monnaie commune qui sert d’abord les exportations de nos concurrents européens…

La désindustrialisation et les délocalisations se sont accélérées. D’où l’importance pour notre pays et bien d’autres de réorienter radicalement l’UE, en particulier pour combattre les déséquilibres qui se sont accrus en son sein.

C’est vrai avec l’Allemagne, mais on ne peut plus tolérer non plus que les Pays-Bas soient la porte d’entrée européenne des produits chinois à travers ses ports et qu’ils se développent via une concurrence fiscale déloyale, totalement scandaleuse. Nos gouvernants ont laissé faire au nom de l’unité européenne. Qui peut croire qu’elle durera si de tels écarts et de telles pratiques demeurent !

Mais au-delà de l’urgence de créer un vrai rapport de force au sein de l’UE pour changer la donne et faire entendre les intérêts français, notre pays doit agir dans le cadre existant et utiliser tous les moyens disponibles afin de mettre en place une stratégie offensive de développement industriel pour empêcher les prédateurs de capter nos entreprises et d’affaiblir notre tissu.

Nous avons laissé se faire de multiples délocalisations vers l’Est du continent sans aucune stratégie pour les empêcher

Plus globalement, nous avons laissé se faire de multiples délocalisations vers l’Est du continent sans aucune stratégie pour les empêcher ou pour organiser la complémentarité entre ce qui pourrait encore se faire en France et ce qui peut être produit dans d’autres territoires. C’est souvent ce que font les Allemands, notamment au travers de leur « Ostpolitik ».

En parallèle, il y a eu toute une série de scandales industriels autour de grands fleurons français. Comme la vente de la branche énergie d’Alstom à General Electric en 2016 : nous avons ainsi laissé partir le savoir-faire français dans la fabrication de turbines. Idem avec la fusion entre le français Technip et l’américain FMC. Le soi-disant mariage entre égaux n’aura même pas duré quatre ans, TechnipFMC s’est scindé et l’activité de forage en fonds marins a été laissée aux Américains, alors même que la France est le deuxième territoire maritime au monde. Ces exemples sont nombreux, on pourrait également citer le cas Nokia, Arcelor avec Mittal, Lafarge avec Holcim, etc.

Il n’y a d’ailleurs pas que les multinationales qui se font racheter, mais aussi de nombreuses PME qui passent sous contrôle étranger. Juste parfois pour éliminer un concurrent d’ailleurs.

A quels défis votre proposition de loi cherche-t-elle à répondre ? Protéger notre industrie d’éventuels rachats ou alors identifier les transitions à venir pour investir ?

Les deux ! Identifier les menaces en fait partie.

Par exemple dans l’affaire Alstom, quand un cadre de l’entreprise se fait arrêter aux États-Unis puis emprisonner, tout cela au moment où General Electric préparait son offensive sur l’industriel français, et que personne dans l’État ne réagit, ce n’est pas acceptable. On peut même s’interroger sur d’éventuelles collusion au plus haut niveau de l’administration.

L’objectif de l’intelligence économique est d’identifier les menaces pour réagir rapidement et les rendre visibles un peu plus largement que ce qu’il se passe aujourd’hui.

Comment définiriez-vous le concept d’intelligence économique ?

Elle peut l’être autour de trois principales fonctions. Tout d’abord la veille et l’anticipation, avec une collecte de l’information et une coordination de ce travail pour que les différentes données remontent.

Ensuite, la réactivité dans l’action. Par exemple, pouvoir identifier quand les États-Unis se préparent à changer un point de leur fiscalité ou de leur droit qui va nous impacter et donc modifier rapidement telle loi ou règlement pour se défendre. Où quand l’Europe signe un accord de libre-échange, mesurer nos vulnérabilités, prévenir les acteurs potentiellement impactés et les préparer à y faire face.

Le troisième volet est l’influence ou ce qu’on pourrait appeler le « soft power ». Cela se joue en partie dans les instances internationales, dans les comités où sont définis les normes par exemple. L’objectif est que les intérêts français puissent peser à ce niveau dans une optique de servir une vision plus large. La francophonie aussi peut être un point d’appui.

Les chinois actuellement sont très offensifs pour accroître leur influence dans des organisations comme l’OMS et la FAO. S’y joue de véritables rapports de force politiques et économique. Cela se joue aussi dans la guerre informationnelle et les réseaux sociaux.

Que proposez-vous donc concrètement ?

Tout d’abord, d’élaborer un programme national d’intelligence économique qui définirait les priorités et un plan d’action. L’idée est de créer un Service général d’intelligence économique (SGIE) rattaché au Premier ministre.

Cette administration ne doit pas être là pour faire de la bureaucratie, nous avons besoin de personnes qui ont travaillé dans les entreprises, les grandes et les petites. Mais ces fonctionnaires ne pourront pas faire d’allers-retours avec le privé dans des secteurs qu’ils ont gérés.

Ensuite, il faut un référent intelligence économique dans chaque ministère : agriculture, éducation nationale, affaires étrangères, etc. Que ces derniers concourent avec le service du Premier ministre à diffuser cette culture et à veiller dans chaque domaine à identifier les opportunités et les menaces. Ils auront également pour travail de faire échanger les différents acteurs entre eux. Idem dans les ambassades pour veiller aux cyberattaques, aux contrefaçons, mais aussi pour identifier les produits et technologies émergentes. Arrêtons de croire que la compétitivité ne vient que le baisse du coût du travail !

Nous proposons également des agents du SGIE dans chaque département au sein des préfectures afin qu’ils soient les interlocuteurs privilégiés des collectivités territoriales. Leur mission consistera en la remontée des informations de terrain au SGIE et aussi en la transmission des informations pertinentes rassemblées au niveau national à leurs correspondants au sein des collectivités ou des entreprises.

Il est important qu’il y ait une bonne articulation entre les services déconcentrés de l’État, les collectivités territoriales et les entreprises pour que les apports de l’Intelligence économique soient intégrés dans des plans d’action concrets. Par exemple, quand un syndicaliste voit venir une menace, il faut qu’il puisse trouver rapidement et facilement un interlocuteur.

Au sein des entreprises, nous gagnerons à ce que les syndicalistes soient davantage écoutés. Ils disposent d’un savoir considérable en matière de prévision des risques

Au sein des entreprises, nous gagnerons à ce que les syndicalistes soient davantage écoutés. Ils disposent d’un savoir considérable en matière de prévision des risques. Par exemple, les cadres qui remplissent les appels d’offre observent très bien comment évoluent les concurrents et donc les potentielles menaces.

C’en est assez de voir les syndicalistes, les élus, constatant une prédation ou une fermeture d’entreprise, revenir bredouille d’un rendez-vous avec les services de Bercy où ils se sont entendu dire que tout cela est terrible, qu’ils regrettent, alors qu’ils laissent faire, n’ont pas voulu agir, ou n’ont pas pu agir car c’était trop tard. C’est aussi une des raisons pour lesquelles, le SNIE doit être directement sous l’autorité du Premier ministre.

Le Parlement doit également être associé, car les élus ont vécu le saccage économique dans leurs territoires et ils pourront jouer leur rôle de pression. Le texte propose donc que le gouvernement vienne faire devant les parlementaires un compte rendu annuel de la mise en œuvre du plan d’intelligence économique.

Toutes ces missions ne sont-elles pas justement le rôle de Bercy, du ministère de l’Économie ou de l’Industrie ? En quoi ce que vous proposez est-il différent ?

La haute administration a renoncé pour une large part d’elle-même. L’impuissance est quasi-théorisée. Quand on interroge les haut-fonctionnaires de Bercy, ils répondent que c’est compliqué de réindustrialiser la France. Oui c’est compliqué, mais justement attelons-nous y !

La domination des idées libérales chez les élites françaises les empêche de penser et de mener le rapport de force. Il n’y a plus de culture de résistance dans les affaires économiques. Quand l’État ne donne plus le la, ni les élites, alors c’est le marché qui fait la loi.

Je plaide pour l’intelligence économique, mais le second pilier est l’instauration d’un véritable ministère de l’Industrie. Et que celui-ci soit beaucoup plus autonome de Bercy. Par exemple les consignes données à l’Agence de participation de l’État (APE) sont de ramener des liquidités et pas d’avoir une politique industrielle. Un contre-sens !

Le troisième pilier serait le Plan, avec une planification de l’évolution des différents secteurs industriels. Mais dans tous les cas , c’est mettre en œuvre une capacité collective de faire agir ensemble, le tissu économique, les forces syndicales, les collectivités locales et l’État dans un cadre pérenne avec des objectifs partagés et non des structure dirigistes venant du haut.

C’est pourquoi les agents de l’État ne doivent avoir ni la culture dominatrice des technocrates, ni celle du renoncement devant l’adversité ou les blocages qui se présentent à eux. Ils doivent acquérir une culture de l’intérêt général convaincant.

En tout cas, les Allemands, eux, font de l’intelligence économique. De notre côté, nous ne nous donnons pas les moyens d’être performant. Un programme national d’intelligence a pour objectif de cesser de travailler en « silos », d’associer tous les acteurs économiques au niveau de l’État comme dans les territoires, en associant toutes les expertises scientifiques, techniques, juridiques, économiques… ensemble pour défendre et valoriser les intérêts de notre pays.

En suivant cette logique, ne faudrait-il pas tout simplement s’orienter vers davantage de protectionnisme ?

Il faut davantage de protections, davantage de régulation et dans certain cas du protectionnisme ciblé. Mais une stratégie de repli général ne fonctionnerait pas.

L’enjeu de rééquilibrer nos échanges ne se situe pas seulement avec l’Inde ou de la Chine, mais avec nos voisins immédiats car l’essentiel de notre commerce est intra-européen. Dans les échanges mondiaux, l’idée d’une taxe carbone aux frontières de l’Union, qui est beaucoup discutée en ce moment, est très séduisante, mais on en parlait déjà dans les années 1990 quand j’étais au Parlement européen. Donc continuons à avancer dans cette direction. En attendant il faut bouger plus rapidement à notre niveau.

La France a besoin d’échanges et ne peut, ni a intérêt à se replier sur elle-même. Ainsi le « fabriqué en France » est essentiel ; il a vocation a s’exporter dans le cadres de relations équilibrées avec d’autres États. Notre pays doit développer une culture de la défense de ses intérêts afin de s’adapter à la pluridisciplinarité des enjeux. C’est un impératif pour sortir de l’appauvrissement collectif actuel – toutes nos régions (sauf l’Île-de-France) ont un PIB par habitant inférieur à la moyenne européenne – et pour retrouver un pacte républicain, une concorde sociale, qui fonctionnent entre tous les Français.

La France a énormément d’atouts. Il doivent être recherchés, encouragés et accompagnés à commencer par le potentiel humain : les Français ! De la formation post bac à la protection et la valorisation des activités publiques comme privés du pays, l’intelligence économique est défi commun.

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