La quatrième vague n’est pas la conséquence d’un refus de vaccination, mais d’un déni d’anticipation.
Le scénario actuel était prévisible et prévu. La communication du gouvernement en juin, refusant toute obligation de vaccination, mettant fin aux communications sur les gestes barrières, donnant l’impression que c’était “fini”, etc. n’a pas aidé à mobiliser les catégories socio-culturelles qui sont éloignées de la médecine, ont un rapport difficile à l’État, ou simplement sont plongés dans une lutte quotidienne pour pouvoir payer le loyer, à mettre en tête de leurs priorités la vaccination.
D’ailleurs, si le gouvernement avait mis le paquet en juin sur la vaccination des classes populaires avec les incitations adéquates, il n’y avait pas le temps pour réduire sensiblement l’impact de la vague sans mesures additionnelles : fermeture des frontières aux pays touchés par le variant delta, masque et aération en intérieur, reprise du traçage des cas contacts et isolation des clusters. Ce gouvernement n’a jamais mobilisé le réseau hôtelier par exemple pour isoler les positifs et assurer l’effectivité des quarantaines.
Des études ont été publiées en Europe occidentale révélant que la fracture vaccinale ne se construit pas sur la conviction profonde, personnelle, des individus, mais selon une fracture sociale, liée au niveau de revenu et d’intégration sociale : la campagne de vaccination (son mode d’organisation et de communication) a surtout couverte les classes supérieures et moyennes. En Allemagne, en Suisse, au Royaume Uni, comme en France, les taux de vaccination diffèrent en fonction des inégalités sociales et de territoires.
La présence d’un arrière fond migratoire joue également un rôle : les populations d’origine polonaises précaires d’Angleterre sont aussi mal vaccinées que les banlieues franciliennes et lyonnaises ou les quartiers à fort taux d’immigration de plusieurs générations turque ou sud-européennes et balkaniques en Suisse et en Allemagne.
Les témoignages se multiplient d’ailleurs de personnes âgées de classes populaires repoussées par les call center lorsqu’ils cherchaient un rendez-vous de vaccination en mai et juin, alors qu’ils étaient prioritaires, notamment lorsque ces personnes parlaient la langue du pays de résidence avec des erreurs ou des accents, ou, parce qu’ils ne comprenaient pas le langage administratif avec lequel on leur répondait.
Le sentiment d’humiliation pèse plus fort ici dans la résistance à un nouvel essai de vaccination que la méfiance au vaccin lui-même.
La réflexion ici impose de se poser des questions différentes de celles de l’épaisseur du bâton pour sanctionner les classes populaires. La lutte des classes vaccinale reflète en réalité l’état de confiance des classes sociales en un État et ses représentants qui ont épousé les modes de consommation et les intérêts économiques et culturels d’une classe prospère contre les classes populaires.
En Europe, la carte des refus d’ayants droits à leurs droits sociaux est ainsi confirmée par la carte du taux de vaccination. 25% des Européens modestes ne demandent pas les aides sociales auxquels ils ont droit. Ce phénomène obéit à des modes de comportement sociaux et collectifs complexes – et une méfiance croissante face à un État contrôleur.
Nos camarades de Berlin en parlaient la semaine dernière avec leurs amis de classe populaire allemands, des indépendants et des précaires de plus de 45 ans : plutôt que de se prendre « l’inquisition » sur leur mode de vie, certains ont tout fait pour repousser le moment de demander les aides exceptionnelles mises en place avec la crise Covid, ou s’inscrire au minimum social. Le même type de méfiance et de relation peu naturelle touche l’autorité médicale.
Lorsque la relation à l’autorité n’est que celle du contrôle et de l’humiliation, par exemple dans le cadre du Harz 4 ou des multiples contrôles à “la fraude sociale”, lorsque le quotidien populaire pendant le confinement fut d’être dehors pour maintenir des activités essentielles toujours aussi mal payées, lorsque la question en juin c’est prendre une course Deliveroo de plus pour finir la journée avec un maigre gain ou prendre l’heure pour se rendre dans un quartier inconnu se faire vacciner, peut-être en ne comprenant pas bien la langue du pays de résidence, et bien on repousse la vaccination, on attends la convocation, la prescription.
Les campagnes de vaccination doivent s’appuyer sur les communautés populaires, aller a leur rencontre. Elles doivent cibler spécifiquement les classes populaires, et leur prescrire la vaccination. C’est aussi par des événements de vaccination dans les quartiers que l’on augmentera sensiblement le taux de vaccination des classes populaires.
L’enjeu n’est pas de lancer une hystérique campagne de communication contre les antivax : la culpabilisation et la répression n’ont jamais été des armes de conviction. De plus, le réflexe antivax naît dans des classes aisées et petites bourgeoises, servant des intérêts politiques précis. La méfiance des classes populaires vis à vis de la vaccination n’est que le reflet de la méfiance de l’État vécu comme de toute manière travaillant contre elles, et des campagnes spécifiques cherchant à utiliser cette méfiance électoralement.
Cela aide aussi à expliquer pourquoi les gauches populaires « n’impriment pas » ou un Montebourg « ne prend pas » : lorsque le discours, c’est promettre le dépassement de la fracture sociale par un État souverain, alors que les classes populaires ont appris depuis les 30 dernières années à se méfier de l’État, il y a un hiatus.
Une médecin du Massachusetts expliquait sur Twitter comment créer des “événements de quartier” dans les quartiers populaires… Des incitations ludiques, de la musique, la possibilité de se vacciner en famille, entre amis, dans un environnement familier et non dans un centre de vaccination dont l’accès paraît encore difficile, notamment lorsqu’on hésite à se prendre une nouvelle humiliation pour ne pas bien parler la langue, avec un accent, parce qu’on est illettré – 7% de la population adulte française est illettrée, de quoi mettre par terre une stratégie de vaccination s’il n’y a pas un effort spécifique –, voila ce qui marche.
Il y aurait pu y avoir une mobilisation des collèges et lycées par les autorités sanitaires comme lieu de rassemblement locaux pour vacciner, avec aération, un peu de musique, un peu de nourriture gratuite, un peu de sensibilisation et pédagogie locale. En France, Jean-Michel Blanquer a préfère aller à Tokyo à la place de la ministre des sports, « préparant » la rentrée au JO. Quant à Macron, pour rétablir la confiance, il envisage de faire licencier les classes populaires en retard de vaccination. L’incitation à tricher est bien plus forte ainsi, en punissant, que l’incitation à se vacciner.
La campagne de vaccination en Europe se révèle aussi inégale suivant les fractures sociales et géographiques parce qu’elle fut à peu près partout menée suivant des principes libéraux (néo ou ultra suivant votre lecture du libéralisme contemporain) et des modes de comportement adaptés aux classes bourgeoises : un « homo sanitarius » parfaitement informé allait prendre rationnellement des décisions anticipées et il suffisait de mettre l’offre de centre de vaccination au niveau pour que cette offre rencontre la demande de vaccinés… la seule concession sociale a été celle du prix, mis à zéro, et donc suffisamment incitatif « par lui-même », la loi du marché définissant que plus le prix est bas, plus la demande est forte. Et bien cela n’a pas marché – ou plutôt, uniquement pour les bourgeois.
Il y a eut des externalités – le mouvement antivax a accès à l’information disponible et prend des décisions lui paraissant raisonnée d’anticipation, contraire à l’intérêt public, mais conforme au modèle libéral. C’est comme les fonds spéculatifs qui, dans leur logique, ont eu intérêt à faire surgir la crise financière de 2008.
Il y a des biais énormes d’analyse des comportements humains – seuls les Bourgeois ont intériorisé la démarche d’utiliser pro-activement une application internet pour programmer un rendez-vous de vaccination. 9% d’illettrés, une proportion de gens ne maîtrisant pas la langue du pays de résidence, 22% sans smartphone ou 28% n’utilisant pas internet sont des proportions encore plus énormes quant aux catégories sociales concernées.
Doctolib est ici aussi inaccessible que le voyage dans l’espace.
Enfin, les incitations annoncées – pouvoir prendre un avion pour la Corse ou les Canaries, un TGV pour le bassin d’Arcachon, rouvrir les théâtres et les salles de Restaurant – ne correspondent pas à celles motivant ces classes sociales, renforçant le sentiment qu’ils ne sont pas prioritaires, que leur vaccination « peut attendre ».
La médecine personnelle est déjà un sujet compliqué en temps normal, le taux de suivi des populations par des médecins de famille s’effondre en Europe dans les classes populaires qui préfèrent l’anonymat des salles d’urgence. Ce constat, déjà antérieur au Covid, aurait pu et du interroger les autorités sanitaires. Mais ce serait remettre de la politique de la demande, y compris dans les comportements humains. Alors que Jean Tirole, le théoricien français de l’offre, fut encore célébré en juin par le macronisme au pouvoir, il leur est impensable d’aller dans ce sens.
Alors c’est la matraque qu’on sort pour obliger les classes qu’on méprise à faire ce qu’on veut, quand on le veut. En attendant, la liberté de circulation des personnes aisées doit être maintenue, et le taux d’incidence suit la géographie des déplacements de vacances.