Le Vendredi 10 avril 1998, jour du « Vendredi-Saint », 26 ans après le terrible Bloody Sunday de Derry, les protagonistes de la crise nord-irlandaise parvenaient en fin d’après-midi à un accord historique pour mettre fin à 30 ans de guerre civile en Irlande du Nord. C’était l’aboutissement de quatre années de négociations plus ou moins secrètes, qui avait suivi deux cessez-le-feu unilatéraux de l’Armée Républicaine Irlandaise (IRA) en 1994 et 1997, la nomination de Tony Blair comme Premier ministre du Royaume Uni en 1997 et l’implication directe du président américain Bill Clinton au travers du sénateur George J. Mitchell. C’était surtout le début d’un processus de paix qui devait permettre le désarmement des groupes paramilitaires, la création d’institutions démocratiques provinciales, l’égalité des droits et la fin des discriminations contre la « communauté irlandaise ».
Vingt-cinq ans après, malgré quelques pics de tension, le visage de l’Irlande du Nord a été totalement transformé, et malgré le Brexit et une crise institutionnelle provinciale depuis 2022, non seulement le retour de la guerre civile est impensable mais la possibilité d’une réunification de l’Irlande sous le couvert de la République peut être sérieusement envisagée, sans que cela ne déclenche ni hilarité ni sourires entendus…
Vue de France, l’histoire en marche en Irlande met en jeu des processus complexes très éloignés de notre culture historique et politique, qu’il paraît nécessaire de redonner des éléments de compréhension pour maîtriser les enjeux actuels. Nous reviendrons donc sur ce qu’est la question d’Irlande, sur l’« Accord du Vendredi-Saint » en lui-même, sa mise en œuvre parfois chaotique et sur les évolutions politiques récentes des Îles britanniques qui ouvrent de nouvelles perspectives.
Après la « question d’Irlande », la question d’Irlande du Nord
La Question d’Irlande, c’est le titre d’un essai historique remarquable de Jean Guiffan, sûrement l’un des ouvrages les plus complets en langue française sur le sujet. Car avant la question d’Irlande du Nord, il y a eu une « question d’Irlande » qui s’étale sur près de 800 ans… Pour ceux qui souhaiteraient s’y référer avant de poursuivre, vous pouvez cliquer ici.
Avant même le traité anglo-irlandais de 1921 et la reconnaissance de l’État libre d’Irlande, la séparation de 6 comtés du nord au sein de la province de l’Ulster était déjà consommée. Dès 1918-1919, les élites locales protestantes par l’intermédiaire des milices des Black and Tans, de la Royal Irish Constabulary et de l’armée britannique engagent une politique de terreur contre les communautés « irlandaises » (en général les catholiques favorables aux Républicains). Le Royaume Uni octroie dans la foulée une autonomie provinciale aux six comtés d’Antrim, Down, Armagh, Londonderry, Tyrone et Fermanagh, sous l’égide de l’Ulster Unionist Party (UUP), le parti de la bourgeoisie protestante conservatrice locale.
Et si l’État Libre d’Irlande (puis la République) s’engage, au sortir de sa propre guerre civile en 1923, dans le chemin de l’isolement et du conservatisme catholique relativement passéiste, c’est un véritable régime ségrégationniste que va mettre en place l’UUP pendant plus de 50 ans. Si théoriquement les institutions provinciales britanniques sont bien démocratiques, la pratique discriminatoire affirmée du pouvoir la rapproche ouvertement de ce qui a cours contre les noirs à la même époque dans les États du sud des USA ou en Afrique du Sud. Il est d’ailleurs probant que des dirigeants de l’apartheid en visite officielle à Belfast dans les années 1960 aient alors fait part devant le congrès de l’UUP de leur admiration pour l’efficacité de son régime politique.
Tout est fait pour écarter les Irlandais catholiques des fonctions publiques avec une politique délibérée de gerrymandering pour le découpage des circonscriptions électorales (permettant ainsi de faire élire des députés de l’UUP même des les territoires irlandais, l’attribution de logements sociaux, l’emploi dans le secteur public et la police. Les juges sont tous protestants membres de l’UUP. La police d’Irlande du Nord, la Royal Ulster Constabulary (RUC), était recrutée dans la communauté protestante ; elle n’avait aucune indépendance opérationnelle, répondant aux directives des ministres provinciaux. La RUC et la réserve Ulster Special Constabulary (USC) étaient des forces de police militarisées, sous prétexte de la menace de l’IRA pourtant plus que marginale dès la fin des années 1940. Ces deux structures, par ailleurs liées à des organisations paramilitaires loyalistes et à l’Ordre d’Orange1, avaient à leur disposition la loi sur les pouvoirs spéciaux, une législation radicale qui autorisait les arrestations sans mandat, l’internement sans procès, des pouvoirs de perquisition illimités et des interdictions de réunions et de publications. Rapidement, les communautés irlandaises et britanniques sont entrées dans une logique de ségrégation mutuelle auto-imposée qui renforce les caractères institutionnels du régime ; cette situation apporte politiquement une garantie de stabilité sociale et politique à la bourgeoisie protestante qui dresse aisément les ouvriers britanniques contre la main d’œuvre irlandaise catholique (variable d’ajustement sur-exploitée et sous-payée car maintenue en sous emploi) en faisant jouer tout à la fois la concurrence économique et la détestation confessionnelle et « raciale » réciproque. Le Nationalist Party (NP), héritier du parti qui a porté le combat pour l’autonomie de l’Irlande dans la deuxième moitié du XIXème siècle, finit par lui-même boycotter les institutions provinciales.
Le mouvement pour les droits civiques en Irlande du Nord apparaît au début des années 1960 pour lutter contre les discriminations dont sont victimes les Irlandais catholiques. Ce mouvement emprunte exactement les mêmes codes (et les mêmes hymnes) que le mouvement des droits civiques pour les afro-américains. Au début des années 1960 apparaissent les premières associations luttant pour l’égalité civique, menées par des libéraux et des travaillistes principalement catholiques mais aussi protestants. Lorsque Terence O’Neill devient Premier ministre UUP d’Irlande du Nord en 1963, un certain espoir de changement naît, rapidement contrarié. La Campaign for Social Justice est fondée en 1964. En 1965, le Labour Party crée au Parlement du Royaume-Uni un groupe de pression, la Campaign for Democracy in Ulster. En novembre 1966 est fondée la Northern Ireland Civil Rights Association (NICRA), soutenue par des nationalistes et des républicains. Elle organise plusieurs marches à partir de 1968, violemment réprimées par la RUC et attaquées par des contre-manifestants loyalistes soutenus par les mouvements paramilitaires protestants. C’est le début de ce qu’on l’a appelé les « Troubles ». L’armée britannique est envoyée dès 1969 pour tenter de s’interposer et de stopper les affrontements (qui sont essentiellement provoqués par les contre-manifestants et groupes paramilitaires loyalistes) ; mais dès l’année suivante, les effectifs de l’armée britannique sont rapidement réduits du fait de la création de l’Ulster Defence Regiment (UDR) au recrutement essentiellement local, donc protestant loyaliste. Bloqué par sa propre majorité unioniste, Terence O’Neill ne réalise pas ses promesses de réformes sociales. Malgré la violence du conflit nord-irlandais, les différents groupes de pression pour les droits civiques continuent leurs actions. En 1972, la NICRA organise une manifestation pacifiste à Derry, le Bloody Sunday, sur laquelle tirent des parachutistes britanniques, faisant 14 morts.
C’est ce mouvement et son impact sur la société ainsi que le début des « Troubles » vont bouleverser le paysage politique. En 1970, deux nouveaux partis sont créés :
- d’abord côté irlandais, le Social democratic and labour party (SDLP) qui rassemble autour de quelques élus catholiques et protestants du parlement provincial, issus du NP, des nationalistes, des républicains et des travaillistes. Lié au parti travailliste britannique, il sera dirigé par Gerry Fitt puis John Hume, il va un temps boycotter les institutions locales puis reprendre part aux élections, représentant rapidement la majorité des électeurs irlandais de la province, tant à Westminster que dans les conseils locaux.
- ensuite côté unioniste, le Révérend Ian Paisley, leader de l’Église presbytérienne libre, créée après une scission au sein de l’UUP le Democratic Unionist Party (DUP), qui va représenter la fraction la plus intransigeante des Unionistes et progresser rapidement.
Le mouvement républicain historique est lui-même atteint par de profonds changements. Sinn Féin ne survit plus qu’à l’état résiduel en Irlande du Nord ; toujours lié à sa branche militaire, l’IRA, il avait évolué en lien avec les autres mouvements de libération nationale à l’échelle globale vers une idéologie marxiste-léniniste. En 1969, alors que l’IRA n’est plus que l’ombre d’elle-même et désarmée de fait, deux lignes s’affrontent et la scission a lieu d’abord en décembre au sein de la branche militaire : d’un côté, les Officials (majoritaires) qui veulent mettre fin à la politique abstentionniste des Républicains pour créer un front de libération nationale avec l’extrême gauche ; de l’autre, les Provisionnals (minoritaires) qui maintiennent une ligne de boycott des institutions politiques et considèrent que la défense « militaire » des communautés irlandaises face aux exactions de milices loyalistes comme l’Ulster Volunteer Force (UVF) reste prioritaire. La scission est acquise sur les mêmes bases au sein de Sinn Féin en janvier 1970. Les Officials abandonneront rapidement la lutte armée et subiront d’autres scissions motivées par la volonté de continuer le combat face aux agressions des milices loyalistes2. Les Provisionnals, qu’ils soient de la branche politique ou militaire, ne vont pas sortir de la marginalité immédiatement ; c’est la tragédie du Bloody Sunday qui va dans toute la province leur apporter le soutien d’une large partie de la communauté irlandaise et déclencher des « vagues » d’adhésion d’une partie des jeunes catholiques à la Provisionnal IRA qui apparaît alors comme la seule organisation ayant pour volonté de protéger les quartiers catholiques.
La guerre civile bat désormais son plein. Elle fera plus de 3 500 morts, plus de 50 000 blessés, dans les différents camps. De 1969 à 2003, il y a eu plus de 36 900 fusillades et plus de 16 200 attentats à la bombe ou tentatives d’attentats associés aux Troubles. À partir de 1972, au regard de l’aggravation de la situation politique et militaire, le gouvernement britannique va suspendre l’autonomie de la province pour résoudre le conflit. Mais son choix d’y appliquer prioritairement une solution militaire et sécuritaire plutôt que politique le conduit à reproduire les exactions et les discriminations reprochées précédemment au pouvoir unioniste : internements forcés, tortures, suppression du régime de prisonniers politiques, conditions d’internement illégales et dégradantes, répression violente et armées des manifestations pacifiques, erreurs judiciaires monumentales (on pourrait dire que la Grande Bretagne a vécu en 20 ans plusieurs « Affaire Dreyfus »), collaboration régulière et univoque avec les groupes paramilitaires loyalistes3… L’IRA ou l’INLA ne seront en rien des enfants de chœur : en dehors d’opérations de règlement de compte, avec les paramilitaires loyalistes (ou entre elles) dignes de guerres de gangs, et de la défense de quartiers catholiques, ces deux organisations paramilitaires (en lien avec leurs branches politiques, mais pas toujours) vont conduire des opérations terroristes contre des militaires britanniques et l’UDR en Irlande et en Grande Bretagne, mais aussi contre des civils et contre des Pubs en Grande Bretagne. Les opérations les plus marquantes seront évidemment l’assassinat de Lord Mountbatten, l’oncle du Prince Philippe (l’époux de la Reine d’Angleterre), en République d’Irlande ou l’attentat manqué contre Margareth Thatcher lors du congrès conservateur à Brighton en octobre 1984. Outre le fait que les directions républicaines n’ont alors jamais brillé par leur compassion pour les victimes civiles collatérales, elles sont parfois débordées par leurs troupes qui mènent des opérations non contrôlées. L’achat d’armes et d’explosifs des différentes branches militaires républicaines ou loyalistes met celles-ci en contact avec la pègre et une partie de l’internationale terroriste nationaliste et d’extrême gauche, ce qui laissera longtemps des traces. Cependant une évolution politique renforcée de Sinn Féin va être conduite sous la direction de Gerry Adams et de Martin McGuinness (chef de la Provisionnal IRA), notamment dans la foulée de l’élection de Bobby Sands au parlement britannique pour relayer la lutte et la grève de la faim des prisonniers politiques républicains. Sinn Féin (qui ne se considère plus comme Provisionnal) recherchera dès lors systématiquement le soutien électoral de la communauté irlandaise, tout en boycottant les institutions de la province.
Des tentatives de négociations et de résolution politique ont bien lieu dans les années 1970 sous le gouvernement travailliste britannique (Accord de Sunningdale) impliquant le gouvernement irlandais, mais la pression du DUP de Ian Paisley sur le premier parti unioniste UUP les conduira à l’échec. Margareth Thatcher empêchera comme Première ministre de Grande Bretagne pendant 12 ans toute résolution du conflit ; son intransigeance conduira à la mort de Bobby Sands le 5 mai 1981, suite à sa grève de la faim, alors même que celui-ci est officiellement devenu membre du parlement britannique. Aucune négociation ne sera engagée sous les gouvernements Thatcher, qui couvriront durant cette période les pires exactions et les pires écarts avec l’État de droit.
La chute de Thatcher en 1991 va ouvrir une nouvelle période… Après trois ans de contacts indirects, notamment grâce aux Américains et au SDLP de John Hume, l’IRA sous le contrôle de Sinn Féin décrète un cessez-le-feu inconditionnel le 31 août 1994 à minuit. Mais le refus de John Major, premier ministre britannique, de négocier directement avec Sinn Féin aboutira à la reprise de la lutte armée en février 1996. La victoire de Tony Blair en mai 1997 a pour résultat un nouveau cessez-le-feu unilatéral de l’IRA en juillet 1997. Les négociations commencent qui aboutiront aux « Accords du Vendredi-Saint ».
1 Ordre d’Orange : créé à Loughall en 1795, c’est une société pseudo-maçonnique raciste et sectaire ultra-protestante, dont les objectifs sont de maintenir le pouvoir politique protestant en Irlande.
2 La scission la plus notable au sein du parti d’extrême gauche qu’est devenu l’Official Sinn Féin (OSF) est en 1974 celle de l’Irish Republican Socialist Party et de sa branche armée l’Irish National Liberation Army (INLA) qui va mener des campagnes d’attentats assez importantes, en parallèle à celles de la Provisionnal IRA. Entre 1977 et 1982, OSF va progressivement se transformer en Workers’ Party (parti des travailleurs) ; il connaîtra quelques succès électoraux d’estime en République d’Irlande dans les années 1980. Aujourd’hui, il n’en reste plus grand-chose et c’est devenu un parti d’extrême gauche insignifiant en Irlande, inexistant en Irlande du Nord.
3 Les principaux groupes paramilitaires loyalistes sont l’Ulster Volunteer Force, le Red Hand Commandos, l’Ulster Defence Association, la Loyalist Volunteer Force et les Red Hand Defenders… chacun lié plus ou moins directement à des partis politiques unionistes, dont le DUP de Ian Paisley…
Les Accords du Vendredi-Saint
L’accord a été conclu entre les gouvernements britannique et irlandais et huit partis ou groupements politiques d’Irlande du Nord. Trois représentaient les Unionistes : l’UUP, alors premier parti de la province dirigé par David Trimble, et deux petits partis associés à des groupes paramilitaires loyalistes, le Progressive Unionist Party (PUP) lié à l’UVF et seul parti unioniste sur une ligne de « centre gauche » (avec sa principale base de soutien dans les communautés loyalistes de la classe ouvrière de Belfast) et l’Ulster Democratic Party (UDP – auto-dissous en 2001 –, vitrine politique de l’Ulster Defence Association, UDA). Deux partis représentent les Nationalistes, le SDLP de John Hume et Sinn Féin, dirigé par Gerry Adams. Trois organisations politiques signataires (présentes ou non dans les instances élues) prétendaient être en dehors des traditions communautaires : l’Alliance Party (libéral), la Coalition des Femmes et la Labour Coalition. Les négociations avaient été présidées par George J. Mitchell, ancien chef de la majorité démocrate du Sénat et envoyé spécial de Bill Clinton pour l’Irlande du Nord. Le seul grand parti nord-irlandais à rejeter l’accord était le DUP de Ian Paisley ; d’abord impliqué dans les négociations, le DUP s’était retiré en signe de protestation lorsque Sinn Féin avait été autorisé à y participer alors que l’IRA avait conservé ses armes. Le désarmement étant un des objets de la négociation et les paramilitaires loyalistes n’ayant pas plus désarmé, on mesure le caractère spécieux de son prétexte à rompre les négociations.
Il y a en réalité deux accords : le premier signé entre les gouvernements britanniques et irlandais ; le second entre ces deux gouvernements et les huit organisations politiques citées plus haut.
Le premier texte n’a que quatre articles : c’est ce court texte qui constitue l’accord juridique, mais il incorpore dans ses annexes l’accord entre partis politiques. L’accord reconnaissait : que la majorité des habitants d’Irlande du Nord souhaitaient rester dans le Royaume-Uni ; qu’une partie importante de la population d’Irlande du Nord et la majorité de la population de l’île d’Irlande souhaitaient créer une Irlande unie. Ces deux points de vue étant reconnus comme légitimes. Pour la première fois, le gouvernement irlandais acceptait dans un accord international contraignant que l’Irlande du Nord fasse partie du Royaume-Uni et la constitution de la République fut modifiée en conséquence, sous réserve du consentement à une Irlande unie des majorités de la population des deux parties de l’île.
L’accord définit un cadre pour la création et le nombre d’institutions à travers trois « volets »
Le premier volet traitait des institutions démocratiques d’Irlande du Nord et établissait deux institutions majeures : l’Assemblée et l’exécutif d’Irlande du Nord. L’Assemblée d’Irlande du Nord est une assemblée provinciale avec un vote intercommunautaire obligatoire sur certaines décisions importantes. L’exécutif d’Irlande du Nord est un exécutif fondé sur le partage du pouvoir avec des portefeuilles ministériels à répartir entre les partis selon la méthode D’Hondt. C’est pourquoi l’exécutif nord-irlandais, mis en place par les Accords du Venredi-Saint, a connu plusieurs crises : un première suspension de quelques mois en 2000 ; une suspension de 5 ans de 2002 à 2007 ; une suspension de 2017 à 2020 ; et depuis mai 2022, les élections provinciales n’ont toujours pas permis la constitution d’un nouvel exécutif. Il suffit pour cela que l’un des partis, auxquels la proportionnelle offre institutionnellement des postes de ministres, refusent de participer à l’exécutif pour que celui-ci ne puisse se mettre en place. C’est arrivé à plusieurs reprises : les premières crises découlaient des difficultés de mettre en œuvre le désarmement et la réforme des services de police ; celle de 2017-2020 découlait d’un grave scandale de corruption impliquant les principaux responsables du DUP (devenu premier parti de la province en 2004), les autres partis de l’assemblée provinciale refusant de travailler dans un exécutif sous sa direction tant qu’il n’aurait pas fait le ménage. Les élections provinciales de mai 2022 ont fait de Sinn Féin, le premier parti d’Irlande du Nord avec une large avance : le DUP, qui a pourtant dirigé les exécutifs provinciaux de 2007 à 2022 avec, à chaque fois, un vice premier ministre issu de Sinn Féin, refuse depuis de siéger dans un gouvernement local qui donne légalement la présidence à Sinn Féin.
Le deuxième volet traitait des questions « nord-sud » et des institutions à créer entre l’Irlande du Nord et la République d’Irlande : le Conseil Ministériel Nord/Sud ; l’Association interparlementaire Nord/Sud ; le Forum de concertation Nord/Sud. Le Conseil ministériel Nord/Sud est le plus important, composé de ministres de l’exécutif d’Irlande du Nord et du gouvernement irlandais. Il a été créé « pour développer la concertation, la coopération et l’action » dans douze domaines d’intérêt commun. Ceux-ci comprennent six domaines dans lesquels l’exécutif d’Irlande du Nord et le gouvernement irlandais élaborent des politiques communes mais les mettent en œuvre séparément dans chaque juridiction, et six domaines dans lesquels ils élaborent des politiques communes qui sont mises en œuvre par le biais d’institutions communes à toute l’Irlande. Les divers « arrangements institutionnels et constitutionnels » énoncés dans l’Accord sont également déclarés être « imbriqués et interdépendants ».
Le troisième volet institutionnel traitait des enjeux « est-ouest » et des institutions à créer entre l’Irlande et la Grande-Bretagne (ainsi que les dépendances de la Couronne) : la Conférence intergouvernementale anglo-irlandaise ; un Conseil anglo-irlandais (qui intègre l’Écosse, le Pays de Galles, l’île de Man et les îles anglo-normandes pour favoriser la coopération inter-régionales) ; un organe interparlementaire anglo-irlandais élargi. Les décisions doivent y être prises d’un commun accord entre les deux gouvernements et les deux gouvernements ont convenu de faire des efforts déterminés pour résoudre en amont les désaccords entre eux.
Mais l’objectif principal des Accords du Vendredi-Saint vise à transformer la société nord-irlandaise elle-même
Dans le contexte de violence politique de la guerre civile, l’accord engageait les participants à « des moyens exclusivement démocratiques et pacifiques [pour] résoudre les différends sur les questions politiques ». Cela impliquait nécessairement : le déclassement des armes détenues par les groupes paramilitaires ; la normalisation des dispositifs de sécurité en Irlande du Nord.
L’accord multipartite engageait les parties à « user de toute influence qu’elles pourraient avoir « pour provoquer le démantèlement de toutes les armes paramilitaires dans les deux ans suivant les référendums approuvant l’accord. Le processus de normalisation engageait le gouvernement britannique à réduire le nombre et le rôle de ses forces armées en Irlande du Nord « à des niveaux compatibles avec une société pacifique normale ». Cela comprenait la suppression des installations de sécurité et la suppression des pouvoirs d’urgence spéciaux en Irlande du Nord. Cela impliquait également de procéder à un « examen approfondi » de ses délits contre la législation de l’État… donc à engager des enquêtes sur l’ensemble des affaires dans lesquelles les gouvernements britanniques et irlandais auraient enfreints les règles de l’État de droit. Le gouvernement britannique s’est aussi engagé à procéder à un « examen approfondi » du système de justice pénale en Irlande du Nord.
L’accord prévoyait la création d’une commission indépendante chargée d’examiner l’organisation de la police en Irlande du Nord « y compris [les] moyens d’encourager un large soutien de la communauté » pour ces arrangements. La RUC a été remplacée par le Police Service of Northern Ireland (PSNI), dont le recrutement est pluri-communautaire, qui se trouve contrôlé par des autorités indépendantes du gouvernement provincial… Preuve évidente de la réussite du PSNI, le DUP proteste régulièrement contre le parti pris anti-loyaliste du nouveau service de police, ce dernier ne se faisant plus le complice systématique des partis unionistes ni n’offrant de passe-droit aux anciens paramilitaires, parfois reconvertis dans le crime organisé.
La date de mai 2000 avait été fixée pour le désarmement total de tous les groupes paramilitaires. Le calendrier étant particulièrement ambitieux, cela n’a pu être réalisé, ce qui a conduit aux premières suspensions de l’assemblée provinciale à la suite d’objections des partis unionistes contre les retards dans le désarmement de l’IRA. On voit ici à nouveau la part de prétexte qui visait à limiter autant et aussi longtemps que possible l’association de Sinn Féin au pouvoir, puisque le désarmement des groupes paramilitaires loyalistes n’avait même pas commencé. L’IRA a annoncé en juillet 2005 son désarmement total (sous vérification extérieure) et son renoncement à la lutte armée ; le désarmement de l’UVF a été déclaré en 2009, celui de l’UDA en 2010.
Les gouvernements britannique et irlandais se sont engagés à la libération anticipée des quelques 400 prisonniers purgeant des peines liées aux activités des groupes paramilitaires, à condition que ces groupes continuent de maintenir « un cessez-le-feu complet et sans équivoque ». Chaque cas fut examiné individuellement par la Commission de révision des peines. Les prisonniers de la Continuity IRA et de la Real IRA (deux scissions extrémistes de l’IRA dont les actions ont menacé le processus de paix, avec de nombreux morts comme à Omagh en août 1998, pour lesquelles elles furent rejetées radicalement par la population ce qui mit fin assez rapidement à leurs activités concrètes1), de la Loyalist Volunteer Force et de l’INLA n’étaient pas éligibles à la libération car ces groupes n’avaient pas convenu d’un cessez-le-feu sans équivoque. Il n’y eut aucune amnistie pour les crimes qui n’avaient pas été poursuivis. La loi de 1998 sur l’Irlande du Nord (peines) a reçu la sanction royale le 28 juillet 1998. 167 prisonniers avaient été libérés en octobre 1998. En décembre 1999, 308 prisonniers avaient été libérés. Le dernier groupe de prisonniers a été libéré le 28 juillet 2000, soit un total de 428 prisonniers.
L’accord affirmait enfin un engagement envers « le respect mutuel, les droits civils et les libertés religieuses de chacun dans la communauté ». L’accord multipartite reconnaissait « l’importance du respect, de la compréhension et de la tolérance en matière de diversité linguistique », notamment en ce qui concerne le gaélique, l’Ulster scots et les langues des autres minorités ethniques d’Irlande du Nord, « qui font toutes partie de la richesse culturelle de l’île d’Irlande »2. Le gouvernement britannique s’est engagé à incorporer la Convention européenne des droits de l’Homme dans la législation d’Irlande du Nord3 et à créer une Commission des droits de l’Homme d’Irlande du Nord. L’établissement d’obligations légales pour les autorités publiques d’Irlande du Nord de mener à bien leur travail « en tenant dûment compte de la nécessité de promouvoir l’égalité des chances a été défini comme une priorité particulière ». Le gouvernement irlandais s’est engagé à « [prendre] des mesures pour renforcer la protection des droits de l’homme dans sa juridiction » et à créer une commission irlandaise des droits de l’Homme. Enfin l’accord reconnaissait la complexité des identités nationales en Irlande du Nord donc le choix possible pour chaque citoyen d’Irlande du Nord de se reconnaître de nationalité irlandaise, britannique ou les deux, et que ce choix serait respecté quel que soit l’évolution du statut de l’Île à l’avenir, c’est-à-dire en sous-entendu qu’en cas de réunification de l’Irlande, les citoyens d’Irlande du Nord qui souhaitaient revendiquer leur nationalité britannique pourrait la conserver tout en résidant en Irlande du Nord et en y bénéficiant de la sécurité et de l’égalité des droits avec leurs voisins et concitoyens.
1 Il est plus que probable que les effectifs « loyaux » de l’IRA se soient directement impliqués pour forcer l’arrêt des opérations terroristes de ses différentes scissions et que quelques règlements de compte aient été assez sanglants.
2 Cela représentait une des revendications importantes de Sinn Féin.
3 C’est cette même référence à la Convention européenne des droits de l’Homme que les Brexiters annonçaient lors de la campagne du référendum de 2016 vouloir supprimer de la législation britannique. On comprend donc les conséquences politiquement désastreuses qu’une telle décision aurait pu avoir et qu’en conséquence cela ait participé à un nourrir un vote des Irlandais du Nord en faveur du maintien dans l’UE … et donc en conséquence, une nouvelle distanciation avec la métropole anglaise.
La réussite des accords
Les Accords furent ratifiés par référendums le 22 mai 1998, tenus simultanément en Irlande du Nord et dans la République. Dans cette dernière, la participation fut relativement faible – 56 % – mais avec 94 % de votes favorables. Le véritable enjeu était dans la province britannique : le DUP fit ouvertement campagne contre, mais le résultat ne laissait aucun doute car avec une participation de 81 %, 71 % des citoyens d’Irlande du Nord avaient voté en faveur des Accords, dont 57 % des électeurs membres des communautés protestantes.
Pour avoir permis aux différents protagonistes de se mettre autour de la table et la conclusion de cet accord, John Hume, leader du SDLP, et David Trimble, leader de l’UUP et futur premier ministre d’Irlande du Nord, recevront le prix Nobel de Paix en décembre 1998.
En définitive, l’Accord du Vendredi-Saint est une réussite à tous points de vue : malgré des tensions relatives à différents moments depuis 25 ans, des attentats ou des assassinats sectaires commis par des individus ou des groupes extrémistes, la guerre civile n’a jamais repris et les Irlandais du Nord vivent en sécurité, avec un niveau de tranquillité publique qui n’est pas fondamentalement différent de celui des autres pays d’Europe occidentale. L’ensemble des groupes paramilitaires d’importance a rendu les armes, celles-ci ont été détruites, et les groupes qui n’ont toujours pas officiellement renoncé à la lutte armée ne représentent plus rien et en tout cas plus un danger pour la paix dans la province. Surtout d’un point de vue politique, l’Accord s’est imposé à ses plus farouches détracteurs : il est ainsi particulièrement marquant que le DUP étant devenu le premier parti de la province depuis 2004, lorsque celui-ci s’est retrouvé en tête de l’élection provinciale de 2007, le Révérend Ian Paisley, qui avait passé sa vie à empêcher toute négociation, tout accord, toute paix, a pris le mandat de Premier ministre de l’exécutif provincial avec pour Vice premier ministre, Martin McGuinness qui était le chef de la Provisionnal IRA pendant près de 20 ans (l’un et l’autre ayant vraisemblablement tenté de faire assassiner leur adversaire dans les années précédentes). Par ailleurs, l’un des facteurs de discrimination marquants du régime de ségrégation d’Irlande du Nord étant ses forces de sécurité, le nouveau service de police – n’en déplaise à ses détracteurs extrémistes membres du DUP – est aujourd’hui un département exemplaire. La paix retrouvé dans la province a permis enfin le retour d’une prospérité économique relative, qui s’est accompagné d’une progression du niveau de vie, progression d’autant plus forte dans la communauté irlandaise que celle-ci n’était plus victime de politiques discriminatoires en matière de logement et d’emploi.
La crise financière et le Brexit, accélérateurs de changements politiques massifs
Dans les 25 ans qui ont suivi les Accords du Vendredi-Saint, la société et la politique irlandaise ont été profondément transformées, tant au sud qu’au nord. Nous examinerons tout d’abord ces fortes transformations dans la République.
25 ans pour sortir du conservatisme irlandais
La paix en Irlande du Nord va être la première pierre d’une évolution politique de l’Île… c’est en tout cas l’analyse qui conduit Sinn Féin à s’impliquer plus fortement dans la vie politique de la République, d’autant que les Accords de 1998 accordent de fait la nationalité irlandaise aux dirigeants de Sinn Féin. La méfiance du corps électoral au sud était vive contre ceux qui étaient encore considérés comme des complices de terroristes qui avaient parfois commis des opérations militaires sur leur sol ou qui l’avaient utilisé comme base arrière avec les ennuis sécuritaires que cela générait. La paix change progressivement le regard sur Sinn Féin, qui envoie son leader mener campagne dans la République sur un programme progressiste prononcé : logement, aide sociale, accès au droit, accès à l’eau, propriété nationale et collective, État de droit… C’est pourquoi c’est Martin McGuinness qui participera aux gouvernements d’Irlande du Nord et non Gerry Adams (celui-ci basculant définitivement dans la République entre 2002 et 2007). Le parti républicain passe de 2,5 % en 1997 à 6,5 % en 2002 ; il va s’installer durablement comme le quatrième parti dans la République, troublant le jeu habituel de l’opposition entre les conservateurs du Fianna Fáil et les libéraux du Fine Gael, qui reçoivent quand c’est possible ou nécessaire le soutien des travaillistes (troisième larron du jeu politique) pour former un gouvernement.
Les élections de 2007 avaient été un triomphe pour le Fianna Fáil de Bertie Ahern (plus de 41 % des voix), sa gestion catastrophique des conséquences de la crise financière internationale, dans un pays dont la stratégie économique l’a rendu totalement aux transactions financières, l’amène au bord du gouffre en 2011 : il passe en 3e place à 17 % des voix, derrière les travaillistes (19%) et le Fine Gael (36%) ; Sinn Féin frôle les 10 %. Les libéraux et les travaillistes forment une coalition gouvernementale sur un programme relativement progressiste et disruptif pour sortir l’Irlande de la crise financière … programme qui ne sera jamais mise en œuvre, la Commission européenne et l’Eurogroupe rappelant à l’ordre le gouvernement irlandais qui se voit contraint de mener des politiques d’ajustement néolibéral qui frappent violemment les Irlandais. Les travaillistes en sortiront discrédités : les élections suivantes de 2016 sont un rééquilibrage qui rend le Dáil ingouvernable ; les libéraux du Fine Gael descendent à 25 %, les conservateurs du Fianna Fáil remontent à 24 %, Sinn Féin progresse encore à près de 14 %, le labour chute à 6,6 % … le reste du parlement est peuplé de petits partis ancrés au centre gauche ou à l’extrême gauche. Après deux mois de blocage, une alliance inédite intervient entre les deux frères ennemis de la guerre civile de 1922 : ce qui paraît normal en France et en Europe se produit pour la première fois en Irlande, la droite gouverne ensemble, ou plutôt les conservateurs soutiennent un gouvernement libéral.
Les élections suivantes ont lieu en février 2020. Entre temps, le référendum sur le Brexit a abouti à la perspective de retrait de la Grande Bretagne de l’Union Européenne et l’année 2019 a été marquée par l’incapacité de Theresa May de négocier un accord avec l’UE acceptable par le Parlement britannique (nous y reviendrons). Par ailleurs, l’alliance de droite de fait entre libéraux et conservateurs n’a pas convaincu les électeurs irlandais ; Sinn Féin apparaît donc comme l’alternative politique en République, en s’appuyant sur un programme de rupture avec les politiques néolibérales poursuivies par le gouvernement et sa réputation de parti responsable au sein de l’exécutif nord-irlandais. Sinn Féin, désormais dirigé par une femme pugnace Mary Lou McDonald, est le vainqueur du scrutin avec 24,5 % des suffrages, contre 22 % au Fianna Fáil et 21 % au Fine Gael ; les écologistes sont le quatrième parti avec 7 % et les travaillistes poursuivent leur descente aux enfers avec 4,4 %; les petits partis de gauche et d’extrême gauche ont vu leurs scores grignotés par Sinn Féin. Le Fianna Fáil va refuser par principe toute constitution d’un gouvernement qui serait conduit par Sinn Féin, tandis que le Fine Gael voudrait pouvoir retourner dans l’opposition… la pandémie conduit au bout de deux mois les partis de droite à s’entendre avec les écologistes (qui obtiennent sur le papier un plan ambitieux pour l’environnement) pour former un gouvernement de défense anti-Sinn Féin, avec une rotation régulière du poste de premier ministre entre libéraux et conservateurs.
Cette stratégie défensive ne semble cependant pas profiter depuis aux forces gouvernementales, Sinn Féin continuant de progresser en promesse de vote, alors que son score atteignait déjà un tiers des électeurs de 18-35 ans en février 2020… D’autre part, près des deux-tiers des Irlandais étant désormais favorables à une réunification de l’Île, Sinn Féin apparaît à la fois comme le parti de la modernité, du progrès social et de la réunification … un cocktail politique qui pourrait l’amener vers de nouveaux succès dans une société irlandaise qui a prodigieusement changé au regard de ses origines conservatrices catholiques et où en 20 ans ont été légalisés le divorce, l’avortement, le mariage homosexuel (avec moins de réticences qu’en France) et où le chef des libéraux Leo Varadkar, plusieurs fois premier ministre ces dernières années, est un homosexuel qui assume publiquement de vivre avec son mari.
La paix et la normalisation politique en Irlande du Nord
Le système politique nord-irlandais va évoluer de manière dialectique. La réussite du processus du paix repose d’abord sur la relative loyauté des acteurs de la province à mettre en œuvre les termes de celui-ci pour réussir le désarmement des paramilitaires et la transition vers une société apaisée et démocratique, fondé sur un meilleur partage de la richesse du pays et la fin des discriminations sectaires en matière d’emploi, de logement, de respect des droits et des libertés publiques.
Pourtant, un observateur non averti considérerait avec étonnement le fait que les partis qui vont tirer profit assez rapidement des accords sont les plus « radicaux » et les plus opposés. D’un côté, le SDLP va perdre du terrain au profit des républicains de Sinn Féin dès 2002 et ne regagnera jamais le terrain perdu ; au contraire, il passe de 22 % en 1998 à 17 % en 2003, sa chute constante l’amène à 12 % en 2017 et à moins de 10 % en 2022. Ce parti travailliste de centre-gauche n’est plus en phase avec l’évolution politique : il permettait d’éviter que la situation ne dégénère tant que le pays subissait la guerre civile ; quand il s’agit désormais de défendre des intérêts concrets au quotidien dans l’exécutif provincial, les électeurs irlandais semblent lui préférer un parti plus combatif comme Sinn Féin qui passe de 17,6 % en 1998 à 29 % en 2022. Le SDLP pâtit également du retrait de son leader historique John Hume, figure nationalement et internationalement reconnue et admirée, dès 2001, mais aussi du désamour européen croissant pour les partis social-démocrates. Enfin, face à la montée des ultra-conservateurs unionistes du DUP de Ian Paisley, peut-être vaut-il mieux compter le talent politique de Martin McGuinness qui a su parfaitement troqué son costume de chef militaire pour celui de leader parlementaire et gouvernemental soucieux de l’intérêt général et de la réussite du processus de paix.
Car, dans le camp unioniste, ce sont les opposants aux Accord du Vendredi-Saint qui prennent le dessus sur le vieux parti traditionnel des protestants l’UUP au même rythme que Sinn Féin surpasse le SDLP : au moment de partager le pouvoir avec la communauté irlandaise, la partie la plus angoissée de la communauté unioniste pense sans doute que ses intérêts seront mieux défendues par l’intransigeance du vieux Révérend acariâtre. En 2003, le DUP récolte 25 % des voix contre 22 % à l’UUP : c’est donc à Ian Paisley que doit revenir dès cette date le poste de premier ministre… c’est trop tôt et il faudra attendre 2007, avec un score de 30 % pour le DUP, pour que Paisley fasse preuve de responsabilité accepte de permettre la constitution d’un exécutif provincial dans lequel son vice premier ministre sera Martin McGuiness ; entre-temps, l’IRA avait été totalement désarmée tandis que le désarmement des paramilitaires protestants était encore en cours. Le DUP va conserver une position dominante autour de 28-30 % jusqu’en 2017, tandis que l’UUP s’effondre autour de 11-12 %.
Les années 2010 vont être aussi une décennie de progression du parti libéral de l’Alliance qui se veut a-communautaire ; stagnant autour de 5-6 % précédemment, sa progression autour de 10 % et même 13 % en 2022 sont l’une preuve de la normalisation politique de la province.
Début 2017, un coup de tonnerre politique se produit : Martin McGuiness démissionne de l’exécutif provincial ; une dissolution de l’exécutif conduit à des élections anticipées en mars qui sont conduites pour Sinn Féin par Michelle O’Neill – on apprendra par la suite que McGuiness est malade (il décédera le 21 mars 2017). Sinn Féin souhaitait à ce moment rompre avec un DUP, conduit par Arlene Foster qui dirige depuis l’exécutif depuis décembre 2015. Il y a plusieurs raisons à cette rupture : le scandale politico-financier qui implique plusieurs responsables du DUP et entache Foster elle-même ; mais plus largement, le changement que représente le référendum sur le Brexit qui s’est conclu par le fait que 52 % des électeurs britanniques aient soutenu la sortie du Royaume Uni de l’UE. Le DUP en tant que parti ultra-conservateur a soutenu le Leave avec au moins autant d’arguments de bonne foi que Boris Johnson. Or les Irlandais du Nord ont voté pour le Remain à 56 %, l’UE leur apparaissant comme un des garants du processus de paix qui pourrait être mis à mal par le rétablissement de la frontière avec la République d’Irlande ; ce vote en faveur du maintien dans l’UE dépasse la seule communauté irlandaise et une large partie des protestants a donc voté comme leur concitoyens catholiques.
Les paradigmes politiques vont commencer à changer : le DUP commence à reculer en mars 2017 et n’a plus que 1000 voix d’écart avec Sinn Féin : la constitution d’un nouvel exécutif est dans l’impasse, d’autant qu’aucun parti ne souhaite collaborer avec le DUP tant que le ménage n’aura pas été fait. Or Arlene Foster et les trois députés du DUP à Westminster vont peser sur le gouvernement de Theresa qui dépend de ces 3 sièges pour avoir une majorité en soutien à son gouvernement : non seulement, ils défendent une vision dure du Brexit impliquant le rétablissement de la frontière avec la République pour éviter une forme de frontière entre l’Irlande du Nord et le reste de la Grande Bretagne, mais ils vont s’assurer une forme d’impunité politico-financière, Theresa May fermant les yeux sur leurs turpitudes. C’est paradoxalement leur allié du Brexit Boris Johnson qui va les plomber ; en renversant Theresa May, en provoquant de nouvelles élections générales, il s’offre une majorité conservatrice écrasante (sur la ligne Get Brexit Done) qui n’a plus besoin des sièges du DUP à Westminster ; d’autre part, pour obtenir un accord acceptable par sa nouvelle majorité, il transige avec l’UE sur le protocole nord-irlandais. Le DUP et Arlene Foster ont donc perdu sur tous les tableaux : il n’y aura pas de frontière entre la République et l’Irlande du Nord, il y aura une forme de frontière entre l’Irlande du Nord et la Grande Bretagne et ils sont obligés de faire des concessions pour que leurs partenaires nord-irlandais acceptent enfin la constitution d’un nouvel exécutif que le gouvernement britannique réclame avec insistance en faisant porter la responsabilité d’un nouvel échec sur le DUP. Arlene Foster redeviendra première ministre d’Irlande du Nord avec Michelle O’Neill comme vice première ministre, qui manie avec art la fermeté et le rapport de force pour ne jamais rien lâcher sur les priorités de Sinn Féin.
De fait, les conséquences de la mise en œuvre du Brexit s’avèrent être une catastrophe économique pour la province, avec des magasins vides, un ralentissement marqué de l’activité et une baisse du pouvoir d’achat. Une partie des jeunes protestants exprimeront d’ailleurs violemment leur colère en avril 2021, qui sera manipulé le temps de quelques émeutes sporadiques par les anciens de l’UVF et de l’UDA qui se servent de la situation pour faire ainsi pression sur le service de police de la province qui a le tort de s’intéresser de trop près au trafic de drogue dans lequel certains d’entre eux se sont recyclés. Nous avons traité ce sujet à l’époque.
En mai 2022, le DUP s’est débarrassé d’Arlene Foster quelques mois plus tôt pour adopter une ligne encore plus conservatrice ; il est affaibli par les affaires, par sa mise en cause des services de police pourtant exemplaires et par les conséquences économiques et sociales de son soutien au Brexit. Lors des élections provinciales, il s’effondre à 21 % alors que Sinn Féin franchit la barre des 29 %. En toute logique, c’est donc Michelle O’Neill qui devrait devenir première ministre, mais le DUP refuse depuis de participer à un exécutif dirigé par Sinn Féin, alors que tous les autres partenaires avait accepté de subir leur leadership depuis 2007. Le DUP est isolé, car tous les autres partis – Alliance, UUP et SDLP – sont prêts eux à jouer les règles du jeu… d’autant que les partis n’étant pas opposés à la réunification sont désormais majoritaires dans l’électorat.
Il se trouve que c’est juste après ces élections provinciales que Boris Johnson, ne reculant devant aucune contradiction, a décidé pour tenter de sauver son poste de premier ministre, atteint par le PartyGate, a remis en cause le protocole nord-irlandais. Rishi Sunak, le nouveau locataire du 10 Downing Street, a trouvé un nouvel accord fin février avec l’UE qui vient d’être validé par les parties concernées : les dispositions prévues réduisent les contrôles douaniers sur les marchandises de Grande-Bretagne arrivant en Irlande du Nord y compris les médicaments. Elles limitent aussi l’application de réglementations commerciales européennes en Irlande du Nord. Seules les marchandises risquant de se retrouver en République d’Irlande, et donc sur le marché unique européen, seront soumises à des contrôles. Une raison en moins pour bloquer un accord ; Sinn Féin s’est donc empressé de saluer la solution trouvée par la Commission Européenne et le gouvernement britannique, afin de rappeler qu’il était temps de donner un gouvernement à la province et donc de faire avancer son agenda…
Tiocfaidh ár lá : 25 ans de paix et la réunification en perspective ?
Le processus de paix engagé le 10 avril 1998 est un succès. Non seulement la paix civile a tenu et s’est renforcée, mais les processus de ségrégation mutuelle sont en train de s’estomper à une vitesse sur laquelle personne n’aurait parié. Les médias européens et français parlent d’un processus de sécularisation de la société nord-irlandaise par méconnaissance du sujet : le conflit irlandais puis nord-irlandais n’a pas grand-chose à voir avec un conflit religieux, il s’agissait d’abord un conflit ethno-communautaire et hautement politique, provoqué par une domination impérialiste de long terme qui a construit pour se perpétuer une vision raciste et inégalitaire de la société.
Les Accords du Vendredi-Saint ont produit sur la société irlandaise des deux côtés de la frontière actuelle des effets qui sont en train de transformer durablement le paysage politique, dans des sociétés qui se modernisent d’autant plus vite qu’elles ont été retenues pendant des décennies dans un conservatisme déjà démodé au moment où il fut mis en place. À ces transformations purement politiques se sont ajoutées les bouleversements économiques et sociaux découlant d’un monde culturellement plus ouvert et plus interpénétré financièrement, pour le pire et le meilleur.
D’un côté, les gouvernements de droite britanniques et irlandais ont démontré leur incapacité à résoudre les problèmes économiques et quotidiens que leurs mauvais choix politiques avaient provoqué, que ce soit une dépendance extrême à la finance internationale ou un Brexit qui fut avant tout le fruit d’ambitions personnelles sans jamais en envisager les conséquences pratiques pour les citoyens qui leur avaient « accordé » leur confiance. De l’autre, il paraît assez illusoire à long terme que la Grande Bretagne reste longtemps une forteresse commerciale qui crée des obstacles à ses échanges avec le reste de l’Europe, alors que cette décision met en péril son unité même.
Aussi paradoxalement, le parti qui propose aux Irlandais à la fois une perspective réaliste de renforcer leur souveraineté nationale tout en s’ouvrant au reste du monde est bien Sinn Féin. Conduit par deux femmes déterminées, ce parti s’appuie sur un programme socialiste et républicain qui propose à tous les Irlandais que ce processus se réalise selon des objectifs de justice sociale et de développement endogène pour garantir un meilleur partage des richesses.
Or il se trouve que Sinn Féin est aujourd’hui le premier parti tant en Irlande du Nord que dans la République. Il pourrait prochainement au regard de la conclusion d’un nouvel accord sur le protocole nord-irlandais conduire l’exécutif provincial d’Irlande du Nord, le DUP n’ayant plus de marge de manœuvre politique pour s’y opposer encore. Un entêtement de leur part conduirait sans doute à des élections provinciales anticipées début 2024, dans lesquelles les ultra-conservateurs unionistes pourraient encore perdre des plumes et ne plus pouvoir rien empêcher, ni un exécutif dirigé par Sinn Féin, ni l’ouverture d’un processus de réunification… Dans la République, la droite ne peut plus espérer gouverner sans que les frères ennemis de la politique irlandaise du XXème siècle forment une coalition ; la politique conduite par cette coalition libérale-conservatrice n’est sans doute plus en phase avec une majorité de la population irlandaise. Les politiques menées n’offrent pas de perspectives économiques et d’avenir à la jeunesse (l’Irlande a la particularité de bénéficier comme la France d’une population plus jeune que la plupart des pays d’Europe occidentale). Les raisons qui ont amené Sinn Féin à être soutenu par un tiers des 18-35 ans sont toujours là. Il sera probablement difficile d’empêcher Sinn Féin au minimum de participer au pouvoir après les prochaines élections générales et de mettre à l’ordre du jour une réunification, soutenue par deux-tiers des Irlandais.
Il existe des obstacles évidemment, tous fondés sur le pari de la politique du pire. Il est vrai que les dirigeants britanniques nous ont préparés avec Boris Johnson à cette éventualité. Downing Street pourrait s’opposer à un processus de réunification pour ne pas avoir à céder ensuite sur un nouveau référendum d’indépendance en Écosse ; les Européens pourraient alors servir d’avocats de la raison. Les troubles peuvent-ils repartir avec une révolte identitaire d’une partie des Unionistes ? On a vu que les conditions existent pour une solution leur permettant de conserver leur nationalité britannique et les anciens paramilitaires loyalistes semblent avoir d’autres chats à fouetter.
Sans être certaine, la possibilité d’une réunification grandit et se rapproche toujours plus … et nous pourrions y assister en notre temps.
Frédéric Faravel