Hier 16 mai se tenaient les élections constituantes du Chili. L’héritage de Pinochet a vacillé et semble sur le point de sombrer définitivement, libérant enfin les forces populaires et démocratiques de décennies de néolibéralisme.
Il n’est pas possible de comprendre la portée historique du vote d’hier sans le replacer dans le long processus du mouvement social chilien, qui a nagé d’espoirs en déroutes depuis les années 1970. Une fois le gouvernement socialiste de Salvador Allende renversé par un coup d’État, les libertés publiques furent suspendues pour imposer au Chili le néolibéralisme. Si le référendum de 1988 chassa Augusto Pinochet du pouvoir, la Constitution léguée au pays par celui-ci laissait les crimes de la dictature impunis, et empêchait toute remise en cause du modèle d’accaparement des richesses par une minorité hérité du colonialisme et renforcé par les Chicago Boys au service de la dictature.
Ainsi, les classes laborieuses du Chili n’avaient pas pu récupérer avec la démocratie ce que la dictature leur avait retiré : un système social juste, une éducation accessible pour tous, des salaires dignes, la lutte contre la grande misère, la possession commune des richesses naturelles du pays. Poussé à bout par une énième mesure néolibérale, l’augmentation du prix des transports en commun décidée par le président de droite Sebastián Piñera, le peuple chilien se souleva contre un régime dont il ne reconnaissait plus la légitimité. Malgré la répression policière, les Chiliens descendirent dans la rue et obtinrent un référendum décidant de l’avenir constitutionnel du Chili. Son issue fut sans appel, 78% des suffrages se portèrent pour abroger la Constitution actuelle et appeler une assemblée constituante.
Tout l’enjeu de cette élection était de savoir si les forces de droite allaient atteindre le seuil de blocage, fixé à un tiers des sièges. Ce seuil atteint, il aurait fallu composer avec une classe politique récalcitrante dont l’unique objectif est de protéger les privilèges de la minorité qui accapare les richesses et qui n’a toujours pas fait le deuil de la dictature. Mais le peuple chilien en a décidé autrement.
Les résultats sont clairs, le pouvoir sortant a été balayé.
La droite obtient à peine 20 % des suffrages, moins que le score du « non » au référendum constitutionnel. Alliée à l’extrême droite, elle n’obtient que 37 représentants, loin des 52 sièges dont elle avait besoin pour obtenir une minorité de blocage.
La gauche institutionnelle, divisée, obtient 53 sièges et un tiers des suffrages. En son sein, la coalition construite autour du parti communiste et de révolution démocratique, un mouvement socialiste radical, obtient 28 sièges et près de 18% des voix. Elle dépasse ainsi la coalition socialiste et chrétienne démocrate, jusqu’alors majoritaire à gauche, qui obtient 13,8% des suffrages et 25 représentants.
Les grands gagnants de cette élection sont les indépendants issus du mouvement social spectaculaire de ces deux dernières années. Ils obtiennent 38,4% des voix et 48 sièges. Les candidats indépendants étaient eux-mêmes partagés entre la coalition « Liste du peuple », ancrée à gauche mais rejetant les partis traditionnels, les centristes plus modérés de la coalition des « indépendants non neutres », et d’autres candidatures totalement autonomes. Là encore, les forces réclamant un changement social radical dominent largement. La liste du peuple obtient 15% des voix, soit plus que les socialistes, et 25 sièges. Les indépendants non neutres obtiennent 8% des suffrages et 11 représentants, les 12 sièges restants provenant d’autres listes et candidats indépendants éparpillés ayant obtenu au total 15% des suffrages.
Il faut rajouter à cela les sièges réservés aux peuples natifs, 17 au total. Cette représentation était nécessaire du fait que les populations autochtones ont été, comme les Mapuche, ouvertement marginalisés et souffrent d’un plus grand déficit de représentativité que les Amérindiens péruviens ou boliviens. Ils ont par ailleurs largement contribué de longue date au combat contre la dictature et le système social inégalitaire. Ils ne manqueront pas de relayer les revendications d’une partie négligée et bafouée du peuple chilien.
L’éducation, les droits sociaux, la protection de l’environnement, l’État-providence (avec un système de santé et de retraite plus solidaire), le droit au logement devraient donc trouver des débouchés progressistes dans la constitution que cette assemblée doit rédiger en un an. Mais La grande inconnue est maintenant celle de la voix que vont porter les élus indépendants et les Amérindiens sur des sujets qui ne sont pas ceux des droits humains, mais qui relèvent de l’organisation de l’État : vont-ils promouvoir un État décentralisé ? Un système semi-présidentiel ? Le bicamérisme ? Beaucoup de questions restent ouvertes. Cette Assemblée, quasiment paritaire, sera aussi l’occasion de défendre le droit à l’avortement, toujours inaccessibles à de nombreuses femmes chiliennes du fait des blocages répétés du camp conservateur et de la sous représentativité des femmes depuis longtemps dans la politique chilienne.
Le vent du changement qui souffle sur l’Amérique latine semble inarrêtable. Le peuple bolivien a résisté au putsch organisé contre Evo Morales et élu un candidat de son parti comme président, Lula est libre et menace sérieusement Jair Bolsonaro au Brésil, la Colombie s’enfonce dans la répression militaire mais la gauche radicale semble être en mesure de gagner les élections et de mettre fin à la dérive autoritaire en cours. Le Pérou, jusqu’alors hermétique à la gauche par héritage de la violente guerre civile des années 80-90, a porté en tête du premier tour un syndicaliste marxiste qui pourrait bien l’emporter au second tour début juin. Au Chili, hier, une communiste a été élue maire de Santiago, et l’Assemblée Constituante est clairement dominée par des forces de gauche réclamant un renversement institutionnel et social.
C’est tout un continent qui semble (re)devenir favorable à la gauche sociale et populaire. La question qui se pose maintenant est celle de la concrétisation de ces formidables espoirs. Comment satisfaire les attentes de peuples laminées par des années de néolibéralisme ?
Un des chants de ralliement des opposants à la dictature d’Augusto Pinochet clamait « Venceremos, la miseria sabremos vencer », qu’on peut traduire par « Nous triompherons, nous saurons vaincre la misère ». Aujourd’hui nous assistons au « Vencemos », nous triomphons. Tout doit être fait pour que demain, nous puissions chanter « Hemos vencido », nous avons triomphé.