La revue Commune interroge intellectuels, créateurs et acteurs de la vie publique sur leur vision de l’État. Cette notion est-elle toujours pertinente ?
Voici la contribution d’Emmanuel Maurel, publiée le samedi 25 mars 2023…
Pour traiter un sujet compliqué, partir d’une idée simple : il n’y a pas de France sans État. Et depuis la Révolution française, il n’y a pas d’État sans Nation, ni de Nation sans État, dont la « République française » et sa devise « Liberté, Égalité, Fraternité » sont une expression à la fois idéelle et performative.
Ces vérités historiques conservent leur pertinence et leur force dans l’esprit des Français jusqu’à nos jours. Mais il est un fait, hélas incontestable : parmi nos compatriotes, ceux qui se plaignent le plus de cette persistance, dans laquelle ils voient au mieux une relique, au pire une servitude, ce sont nos élites dirigeantes. Pour elles, souvent (il y a d’heureuses exceptions), l’État, c’est ringard.
La postmodernité travaille non seulement les élites économiques de notre pays, aux prises avec une mondialisation qui rogne leurs parts de marché et exige d’elles toujours plus « d’innovation », mais aussi les élites administratives et politiques qui singent les méthodes du privé en dépit des catastrophes que provoque continument cet habitus McKinsey. Bien des serviteurs de l’État sont devenus ses contempteurs, voire ses destructeurs – les idées (pour ne pas dire les préjugés) et les performances du macronisme en étant l’archétype.
Bien sûr, je simplifie à outrance. Il n’y pas de « complot » ourdi en coulisses contre la conception française de l’État. Il y a une idéologie dominante portée par une organisation économique et sociale qui valorise et exalte le particulier contre le général, l’individu contre le collectif, et qui infuse tout le corps social, de haut en bas, presque à son insu.
L’accélération de la déconstruction capitaliste a sérieusement entaillé un prestigieux héritage. Des siècles qui nous ont précédés, au cours desquels monarques puis représentants du peuple ont construit l’État moderne français, à la fois régulateur social, stratège industriel et planificateur économique, il semble aujourd’hui ne plus rester grand-chose. À défaut de la « fin de l’histoire » chère aux idéologues anglo-saxons (mais que les faits se sont évertués à démentir), c’est la fin de l’État. Mais est-ce la fin de l’oppression ?
Rien n’est moins sûr, car Léviathan a plus d’un tour dans son sac. La « liberté » économique, ou liberté du renard libre dans le poulailler libre, nécessite pour fonctionner une mise en œuvre et des ajustements, sans fin, par… l’État. Plus on veut de milliardaires et de startupeurs, plus on veut de concurrence pure et parfaite, plus on veut démanteler l’État social, et plus il faut… légiférer et réglementer. L’hypertrophie d’une Union européenne (presque) au service exclusif du libéralisme en témoigne.
Dans les domaines où le pouvoir politique veut laisser les agents économiques faire ce qu’ils veulent, l’État est obligé d’empiler toujours plus de lois et règlements. En parallèle, les déséquilibres sociaux engendrés par le libéralisme nécessitent d’accroître… la coercition. D’où l’inflation corrélative de lois répressives et autres mesures autoritaires, voire brutales prises par l’État pour s’assurer que l’inégalité consubstantielle au libéralisme ne provoque pas trop de troubles à l’« ordre » public. La lutte des individus contre l’État se retourne en son contraire. C’est la contradiction insurmontable du néolibéralisme. Lequel, au surplus, fait quelques gagnants et beaucoup de perdants non seulement dans la société, mais entre les nations. Or à ce jeu, la France est clairement en train de perdre.
Certes, la conjoncture nous fait moins mal qu’à l’Allemagne. Le différentiel d’inflation est actuellement en notre faveur. Notre choix pour le nucléaire, même handicapé par les problèmes de l’EPR et des microfissures découvertes dans plusieurs centrales, nous épargne un désastre énergétique, contrairement à notre voisin, obligé de payer des sommes folles pour son gaz et de mobiliser des budgets énormes pour amortir le choc. Mais force est de constater qu’en tendance, nous décrochons. Notre déficit extérieur abyssal en est la preuve la plus spectaculaire. Même les rentrées d’argent du tourisme ne le compensent plus. Nos statistiques du chômage, falsifiées par les radiations en masse et par le choix contraint, pour des millions de Français, de renoncer au salariat et se lancer dans l’autoentreprise, complètent le tableau.
On ne peut plus continuer comme ça. L’État-Nation doit revenir à la maison. C’est-à-dire être à nouveau le serviteur du peuple détenteur de la souveraineté. Cela passe par une profonde revitalisation démocratique : l’épisode du referendum de 2005 sur la Constitution Européenne, rejetée par les électeurs mais validée par les parlementaires, est une très grave blessure qui n’a toujours pas cicatrisé. Le seul « cercle de la raison » légitime dans notre République, c’est celui du peuple tout entier, et pas seulement des privilégiés. Depuis 2017, et particulièrement maintenant, avec sa contre-réforme des retraites, Macron a poussé cette dérive à l’extrême : il faut inverser la tendance.
Pour recouvrer la légitimité populaire, l’État doit d’abord agir dans le domaine de la production. C’est la base. Or de ce point de vue, la France a touché le fond. En moins de 15 ans, elle est devenue l’un des pays les moins industrialisés d’Europe ! D’après la Banque mondiale, en 2021 le poids de l’industrie représentait 17% du PIB, BTP compris. Hors BTP (qui pèse plus lourd chez nous que chez nos voisins), nous sommes sous les 10% ! Certaines données, interprétées de manière exagérément optimiste, semble indiquer un rebond depuis environ deux ans. Quelques usines rouvrent, c’est vrai. Mais on ne peut pas se satisfaire de cette convalescence longue, pénible et précaire.
Il faut accélérer et pour ce faire, l’État-stratège, pilote d’une politique industrielle tournée vers l’avenir, c’est-à-dire la technologie, la qualité et la haute valeur ajoutée, ne peut se contenter d’être une force d’appoint saupoudrant les subventions, mais doit être une force de propulsion et d’orientation. Des propositions, passées relativement inaperçues dans le débat public, ont été faites et je les reprends à mon compte : muni de la boussole de l’aménagement du territoire, l’État doit se donner les moyens de piloter la réimplantation industrielle, en visant l’ouverture de 500 usines durant la seconde moitié de cette décennie dans les secteurs stratégiques : énergie, transports, santé, communications, numérique, électronique, etc. Et peu importe que cette politique soit jugée incompatible avec les traités européens ou avec des règles de l’OMC que plus personne ne respecte. Pour la France, la réindustrialisation n’est pas une option : c’est une obligation. Nous n’avons pas le choix et nos partenaires européens le comprendront, ou devront s’y faire.
Les moyens financiers nécessaires à ce grand chantier national devront être trouvés, en priorité par la révision et la restructuration des aides publiques aux entreprises. Leur montant est astronomique : 160 milliards par an, hors Covid. C’est de loin le premier budget de l’État. Pour quel résultat ? Il faut d’urgence changer la manière dont l’État dépense cet argent.
Et il est indispensable que l’État lui-même prenne sa part, en privilégiant le « Made in France » dans la commande publique. Comme les Américains ! Mais pas comme les Européens, qui hélas aussi bien à la Commission qu’au Parlement, ne veulent pas entendre parler d’une telle hérésie « protectionniste ». Étant moi-même un hérétique du néolibéralisme, je n’éprouve aucune gêne à en parler. Instituer un pourcentage minimum de commande publique en « Made in France » (pourquoi pas 25%), ou trouver quelque autre manière que ce soit, mais faire en sorte que l’État – central et décentralisé – donne du travail à nos entreprises et à leurs salariés, est impératif.
Ensuite, les services publics. Qu’on parle d’hôpital ou d’école, de police ou de justice, sans oublier l’armée (qui quoiqu’on pense de la guerre et de la paix, est un facteur d’innovation, de productivité et d’excellence), l’État doit arrêter de rogner constamment son effort budgétaire, faute de quoi au bout d’un moment, on atteint un point de non-retour.
Et ce moment est proche. Il faut soutenir les effectifs et les investissements du service public, dont on oublie ces temps-ci qu’il est un des piliers de notre attractivité. Il faut aussi briser le carcan idéologique et juridique qui étouffe le service public, en le soumettant à une concurrence dont les effets sont souvent le contraire de ce qui était attendu. Le « marché », totalement artificiel, de l’énergie est à cet égard éclairant : les prix ont monté de 60% depuis que l’électricité a été libéralisée ; et EDF est au bord du gouffre. À cet égard, je recommande d’envisager toutes les options, y compris le retour au monopole public.
Il y aurait tant d’autres choses à dire. L’organisation de l’État mériterait à elle seule un long développement. Sur ce point, je dirai une chose : la loi Notre a créé des « régions » qui ne ressemblent à rien (qu’on pense à « Grand-Est », qui va de la Seine-et-Marne à l’Alsace, ou à « Nouvelle Aquitaine », qui va de Biarritz au Limousin : n’importe quoi !), n’a pas réparti les compétences de manière rationnelle, créant même de nouvelles couches et de nouveaux enchevêtrements ; et je crois nécessaire d’en faire le bilan – qui n’est pas bon.
Je suis profondément convaincu qu’en France, il est impossible de traiter la question de l’État comme on la traite ailleurs, notamment chez les anglo-saxons. Bien évidemment, l’État n’est pas la solution à tout et notre histoire montre aussi que les Français ont un rapport ambivalent à l’État, dont ils attendent beaucoup, mais dont ils n’hésitent pas à critiquer vertement les lourdeurs et la bureaucratie… scrupuleuse. Mais nos compatriotes savent au fond d’eux-mêmes que l’État n’est pas un problème mais un atout. Et ils ont raison.