Depuis l’invasion de l’Ukraine par l’armée russe en février 2022, la guerre est de retour sur le sol européen. L’article que nous vous présentons ci-dessous est le travail d’un étudiant en histoire, engagé à la GRS, qui propose une vision historiographique du conflit et interroge sur la manière d’appréhender l’histoire qui s’écrit sous nos yeux.
“L’ignorance du passé ne se borne pas à nuire à la connaissance du présent, elle compromet, dans le présent, l’action”.
Marc Bloch cité par Jacques Le Goff
En 1940, comme en 1914-18 Marc Bloch est mobilisé. Dans L’Étrange défaite, l’historien nous fait le récit des premières années de cette guerre qu’il vit, apportant ces réflexions comme un historien non pas du passé mais des temps présents.
Comme Marc Bloch, adoptons une posture historienne face à la guerre. La guerre en Ukraine cette fois et observons ce conflit comme l’historien face à l’histoire qui s’écrit sous ses yeux.
En effet, il est de posture commune que les historiens étudient les évènements historiques après coup et non pas quand ils sont en train de se dérouler. Pour autant, les évènements nécessitant une réflexion historiographique se multiplient. L’objectif de cet article est de proposer des pistes de réflexion sur la manière dont peuvent être appréhendés les évènements contemporains (à l’instar de la guerre en Ukraine) et sur l’importance de les interroger sous le prisme des outils historiques en adoptant une posture universitaire, c’est-à-dire, se questionner, essayer de comprendre les dynamiques à l’œuvre pour tenter de l’expliquer au regard d’une situation passée ou présente.
Alors, quels sont les éléments préalables à l’étude d’un évènement contemporain par l’historien et quel est le rôle de l’historien face à “l’histoire”.
Autrement dit dans quelle mesure peut on appliquer la science historique à l’étude des événements présents ?
Tout au long de cet article, son rôle va être mis en perspective avec l’étude d’une situation contemporaine précise : celle de la guerre en Ukraine.
L’historien peut mobiliser différentes notions pour se questionner : d’abord, la notion de date.
- Histoire et temporalité
- La date, réflexion sur la notion de « jour historique »
Le 24 février 2022, le jour de l’attaque de la Russie en Ukraine, est qualifié de « journée historique », par Emmanuel Macron, il parle même de « tournant dans l’histoire ». Qu’est-ce que finalement une journée historique ? Finalement, n’importe quelle date et évènement peuvent être historiques, même les choses qui paraissent parfois futiles. Tout est historique en soit, tout est histoire.
Pour Claude Lévis-Strauss, il n’y a pas d’histoire sans date. Pour beaucoup l’histoire, c’est avant tout des dates. L’historien se questionne à la fois sur les dates présentes et les dates passées. Ces dernières permettent d’entrevoir une évolution, et parfois de comprendre comment tel ou tel évènement a pu prendre racine. Par exemple, la guerre en Ukraine peut être étudiée au regard des évènements passés entre l’Ukraine et la Russie. L’historien travaille sur le temps long qui permet d’expliquer un évènement.
Pour revenir sur la notion de « jour ou date historique », une définition est proposée par Marc Bloch, l’historien co-fondateur de l’école des Annales avec Lucien Febvre : « c’est ce qui mérite d’être raconté ».
Cette journée du 24 février 2022 mérite d’être racontée car elle matérialise un tournant, une rupture, une résurgence de l’impérialisme russe du XIXème siècle, bien que ce tournant ait pris racines il y a des dizaines et des dizaines d’années, par exemple dans l’humiliation subie ou supposée lors de la chute du mur de Berlin et l’effondrement de l’URSS. Il s’agit de regarder le passé pour expliquer le présent.
Les dates sont cruciales pour raconter l’histoire, mais elles sont surtout des repères permettant de la structurer, elles ne signifient rien en soi.
En 476, Rome ne tombe pas pour les Romains, c’est une construction historiographique postérieure. En 1492 personne ne réalise qu’un nouveau continent est découvert et qu’une brèche dans l’histoire s’est ouverte.
Tout s’établit sur le temps long, tout est continuité, les dates ne sont rien si ce n’est des repères pour se représenter le monde facilement, elles sont des outils et non pas des réalités objectives. Les dates sont arbitraires, mais elles sont performatives, le sens que nous leur donnons leur donne une réalité.
Nous avons l’impression d’une accélération de l’histoire, l’impression que le temps s’écoule lentement dans la profusion des événements, car la guerre accélère le temps.
Nous comptons les guerres en journée, parfois en mi-journée, parfois encore en heures. Ces fluctuations dans le déroulement du temps historique sont objectives et collectives, elles s’établissent autour des dates. C’est bien le rôle de l’historien de les mettre en musique pour constituer le fil d’une histoire. Sur cette accélération du temps, Fernand Braudel (1902-1985) historien français, figure tutélaire de l’école des Annales de l’après-guerre l’a longuement analysée.
b) Braudel et les temps historiques
Outre les dates, l’historien travaille sur le temps, cette guerre crée un confusionnisme des temps, il est donc primordial de s’interroger sur le concept même de temporalité pour comprendre ce qu’il recoupe.
Fernand Braudel voit trois temps :
- Le temps long où il n’y a que peu de changement, le temps des traditions et surtout de la géographie.
- Le temps lent ou court, le temps de la politique, de l’actualité, donc un temps énergique, où tout se passe vite,
- Le temps intermédiaire, également un temps long mais avec plus de changement, c’est le temps de l’économie, de la démographie.
- Le temps long et le temps court se rapprochent. Comme les structuralistes, Braudel utilise ces temps pour essayer de trouver des mécanismes aux civilisations. À ceci près que Braudel transfère cela à l’histoire.
La période que nous vivons est marquée par le temps court omniprésent avec l’actualité, la politique et les médias. Il est donc à rapprocher du temps long.
La guerre en Ukraine entraîne en effet une indistinction des temps. Nous avons l’impression de vivre une séquence de temps court avec ces images tous les jours de guerre, de bâtiments détruits, de vies brisées, de civils sous les bombes. Mais nous sommes intimement convaincus également que cette guerre aura des conséquences dans le temps intermédiaire et surtout dans le temps long avec un basculement de la géopolitique, des conséquences économiques, diplomatiques et politiques déjà palpables.
L’actualité nous enferme dans un temps court mais les conséquences de cette guerre seront à mesurer dans le temps long, dans les changements “historiques” dont nous sommes témoins.
La guerre n’est pas un pur domaine de la responsabilité individuelle, elle s’inscrit nécessairement dans le temps long.
Pour conserver à la démarche braudélienne toute sa pertinence l’important est de tenir compte de la temporalité propre à chaque série de phénomènes dans la recherche de leur articulation.
Nous sommes sortis du “temps immobile”, notion pouvant nous induire en erreur car le temps reste une durée qui enregistre des changements lents, non une stabilité. Le temps immobile dans lequel nous étions n’existe pas, l’histoire s’est accélérée avec la guerre mais il existe toujours fluctuations et oscillations.
Aujourd’hui le temps a enregistré un changement brutal.
Les sanctions économiques contre la Russie s’inscrivent dans le temps long de Braudel, elles ne seront palpables et n’auront des effets que bien plus tard. Le temps est le principal acteur de l’histoire.
Cet événement va entraîner des changements irrémédiables dans notre histoire. Nous le savons tous. Car l’histoire est plus que toute autre science, la science du changement.
II. L’Histoire comme science du changement.
- L’histoire ne se répète jamais
Que nous raconterons les livres d’histoire sur cette séquence ? Les dates, les manœuvres, la diplomatie, les alliances ? La vieille histoire politique et diplomatique comme on en faisait au XIXème, la vieille histoire des méthodiques ? Ou alors une histoire contemporaine, des millions d’Ukrainiens fuyant, une histoire sociale et économique du conflit.
Car l’inimaginable est devenu réalité, nous sommes sidérés, ce début de siècle ressemble beaucoup au début du siècle précédent entre guerre et pandémie.
Mais comme Marc Bloch soyons également les témoins de notre temps, prenons du recul et réfléchissons dessus, réfléchissons sur le travail d’historien qui voit l’histoire s’écrire sous ses yeux. Et prenons de la distance.
Évitons également de croire que l’histoire se répète, car elle ne se répète pas. Les structures sociales, économiques et politiques évoluent. Pas de régression ni de retour en arrière à la Guerre Froide ou au XXème siècle. L’histoire n’est pas la science du passé nous disait Lucien Febvre, mais l’histoire des Hommes dans le temps. Le présent influence le passé et inversement. Si la France perd en 1940 c’est car elle se croit en 1914. Les généraux de 40 attendent le retour de 14 ils sont sidérés par les Panzers traversant les Ardennes à vive allure et les bombardiers en piqué abattants les derniers S35. Si la Prusse perd en 1806 c’est qu’elle se croit en 1750, or les routes, la technique, la géopolitique et les stratégies de Napoléon sont révolutionnaires, etc. Pas d’éternel retour. Rien ne sert d’apprendre le passé pensant qu’il se répétera. C’est l’inverse même de la science historique. Pas de déterminisme historique n’en déplaise à Karl Marx.
L’histoire ne nous apprend pas via le passé ce que sera le futur. Elle nous apprend que tout change et que la seule continuité est le changement.
Cet événement majeur qu’est la crise en Ukraine invite à réfléchir sur la mise en place réelle de la théorie apprise, une application car le monde va changer plus que jamais. L’historien s’intéresse au temps long, il est fondamental de le comprendre, pour appréhender ce qui se joue en Ukraine.
- Continuité et rupture
Comme Marc Bloch dans les tranchées de 1914-1918, l’historien est donc parfois témoin de l’histoire.
Alors maintenant prenons du recul sur la portée historique de cet événement qui s’écrit sous nos yeux.
Nous sommes témoins de l’histoire et acteur à la fois. C’est toute la magie de cette science où le téléspectateur assis sur son canapé peut se rêver en Dicaprio.
Alors, voyons cet événement comme une rupture, l’histoire nous l’avons vu est fait de continuités mais tout autant de ruptures, l’histoire n’est pas un long fleuve tranquille, un ruisseau qui s’écoule lentement, parfois il y a des rochers qui viennent briser la tranquille monter de ce ruisseau jamais réellement paisible.
Cette guerre est une rupture dans l’histoire, une rupture géopolitique dans l’ordre international et économique, nous sommes témoins et actualités, l’émotion apportée par l’aide apportée au peuple ukrainien et les manifestations nous font devenir acteur.
Pour l’historien, quand l’histoire semble s’accélérer, quand des brèches s’ouvrent, quand un moment de ruptures observable survient, il s’agit de mise en pratique technique du savoir enseigné en réfléchissant sur le passé tout en sachant comme nous l’avons vu qu’il ne se répète pas. Comme le disait Arlette Farge, il est impossible d’établir des pronostics en histoire, les choses peuvent toujours se passer autrement il n’y a pas de fatalité.
Sortons de cette tentation de la prophétie, comme le disait Reinhart Koselleck. Pronostiquer l’avenir de cette guerre, c’est déjà transformer la situation, c’est un facteur conscient de l’action politique.
Alors plusieurs questions et remarques, est-ce le véritable début du XXIème siècle ? Ou une résurgence du XXème ? Une nouvelle période ? Mais les périodes, comme le disait Charles Seignobos, ne sont que des “divisons imaginaires”. Toutes les périodes sont des périodes de transition, la période post-soviétique de l’Ukraine est un pont vers une période nouvelle qui s’ouvre. Cela invite à définir sur quels aspects différents deux périodes divergent, à quel moment nous changeons de périodes et sur quels aspects elles se ressemblent. La périodisation identifie continuités et ruptures. Le 11 septembre souvent donné comme véritable passage au XXIème siècle tient de la symbolique mais ne change rien à la puissance américaine, la guerre en cours en Ukraine est-elle un marqueur plus pertinent ?
Car l’Homme n’est parfois pas conscient des ruptures, la chute de Rome, ou 1492 sont des constructions a posteriori, mais certaines non. L’historien réfléchit sur l’histoire sur le passé, le construit et le reconstruit il fait l’histoire mais l’histoire s’écrit continuellement il doit donc se l’imaginer la construire au jour le jour avec des repères, réfléchir sur le temps passé et sur le temps présent. Car l’histoire ne s’arrête jamais.
Face à tous ces questionnements et potentielles bifurcations, l’historien est face à un triple défi.
Conclusion : le triple défi de l’historien
Enfin, tout ce que l’on fait aujourd’hui en étudiant l’histoire semble dérisoire, nous avons tous cette impression. Pourquoi et comment faire de l’histoire quand elle s’écrit sous nos yeux ?
Le présent interroge le passé, avec un regard proche. Qu’est-ce que le travail de l’historien, pourquoi en faire, qu’est ce qui en donne l’envie : C’est la recherche de la vérité, une vérité pas révélée d’en haut mais construite. Construite scientifiquement. Car il est difficile pour l’historien d’analyser une situation présente, l’histoire n’est pas la science du passé mais la science des Homme dans le temps, c’est une science qui a besoin de recul et d’être analysée sur le temps long.
Nous sommes aujourd’hui face à un triple défi :
- Les faits, le travail premier de l’historien, établir les faits, la réalité à l’heure de l’agression russe qui parle de “dénazification”. L’historien doit y répondre, établir des faits construits. Car Lucien Febvre critiquant les méthodiques dont son directeur de thèse, Charles Seignobos, le disait, les faits sont construits. Et notamment grâce aux archives.
- Le révisionnisme historique, toute histoire est également construite a posteriori, l’histoire est toujours instrumentalisée et réécrite, Poutine impose un récit d’une Russie victime.
- Les mots, car ils ont un sens, on ne peut les tordre. La réalité des choses, tordre le sens des mots revient à faire du Orwell, cela mène au totalitarisme. Les mots comme nazi ou génocide ne peuvent être employés à tout bout champs. Soyons vigilants, sur les fables, la réécriture et l’utilisation des mots erronés de la part de Poutine et/ou des médias russes.
L’histoire fabrique des instants mais certains sont plus significatifs que d’autres.
Gurvan Judas