Le 4 septembre 1970, Salvador Allende devenait le premier Président socialiste élu démocratiquement en Amérique latine, soulevant alors d’importants espoirs en termes de lutte contre la pauvreté et les inégalités sociales. Aujourd’hui, 52 ans jour pour jour après cette élection historique, le peuple chilien tient entre ses mains l’opportunité de redonner vie à ces espoirs bafoués par le coup d’État militaire perpétré par Augusto Pinochet à l’encontre d’Allende en 1973.
En effet, pour la première fois depuis la chute de Pinochet en 1990, la population chilienne est invitée à se prononcer sur l’adoption d’un nouveau texte constitutionnel qui viendrait se substituer à la Constitution adoptée sous le régime de Pinochet, toujours en vigueur à l’heure actuelle. Ce référendum représente ainsi l’apogée d’un processus de changement institutionnel entamé par les mobilisations massives qui se sont tenues à partir du mois d’octobre 2019 en vue de dénoncer les importantes inégalités économiques et fractures sociales générées par la perpétuation des logiques économiques néolibérales qui se trouvent au cœur de cette Constitution adoptée en 1980 avec l’appui des Chicago Boys. Ce groupe d’économistes chiliens formés au sein de l’Université de Chicago, qui constitue alors le laboratoire de la pensée néolibérale, est porteur de l’idée selon laquelle l’État doit se désengager au maximum du marché́ économique, afin de laisser libre cours à l’initiative individuelle, perçue comme la condition d’une gestion adéquate d’un secteur économique dans la mesure où chaque individu agit de manière rationnelle puisqu’il poursuit son intérêt propre. Ce postulat idéologique se transforme alors en principe constitutionnel au Chili, dans la mesure où la Constitution de 1980 contient un ensemble de clauses visant à protéger l’investissement privé face à l’intervention de l’État, à l’image de l’interdiction des nationalisations économiques.
Or, il se trouve que cette clause entre notamment en contradiction avec la volonté affichée par Gabriel Boric, suite à son élection à la présidence du Chili au mois de mars 2022, d’impulser une étatisation significative des activités minières, qui représentent l’un des secteurs économiques les plus stratégiques au sein de l’économie chilienne, en vue de réinvestir les revenus issus de l’exploitation de ces ressources vers des programmes de redistribution sociale.
C’est là l’enjeu majeur de ce référendum constitutionnel : sortir d’un modèle de société dans lequel le pouvoir du marché prévaut sur l’État qui se contente alors d’organiser son propre retrait du marché économique, tout en palliant à la marge les excès du marché, en vue de construire un État soucieux de garantir l’égalité sociale en favorisant l’accès de l’ensemble de la population aux biens et services de première nécessité. Dans cette perspective, nous pouvons constater que ce nouveau texte constitutionnel consacre notamment l’accès gratuit à l’éducation, ainsi que le droit universel à la santé, qui vient ainsi consolider la volonté affichée par le gouvernement Boric de garantir la gratuité de l’ensemble des soins délivrés dans le cadre du Fonds national de santé (Fonasa) tout en augmentant les moyens budgétaires octroyés à ce système de santé public, qui était jusqu’alors délaissé au profit des Instituts de santé prévisionnels (Isapre), auxquels seuls 18% des chiliens ont accès. L’un des principaux objectifs de cette Constitution est ainsi de réaffirmer la primauté de l’État sur le marché en vue de réduire les inégalités économiques et sociales, mais également les conséquences environnementales significatives générées par la dynamique de privatisation des principales activités économiques du pays depuis les années 1980.
En effet, ce texte constitutionnel stipule que la « relation indissoluble avec la nature » fait partie des valeurs inaliénables de la République chilienne. C’est ainsi qu’aux droits sociaux reconnus à l’ensemble de la population, s’ajoutent également des droits reconnus à la nature. Cette Constitution est ainsi particulièrement novatrice d’un point de vue environnemental dans la mesure où elle ne se contente pas de dénoncer les conséquences environnementales des activités extractives prépondérantes au Chili, mais rompt également ouvertement avec la logique même du capitalisme vert, qui repose sur l’idée que tous les espaces possibles, y compris les ressources naturelles, doivent entrer dans la logique du marché et être avant tout appréhendées du point de vue de leur utilité, ainsi que de leur rentabilité.
Si cette Constitution comporte ainsi un ensemble de revendications qui se trouvent au cœur des mobilisations sociales qui se tiennent depuis 2019 et qui ont été plébiscités par une majorité des chiliens à l’occasion de l’élection de Boric à la présidence de la République, ce texte constitutionnel pourrait paradoxalement être rejeté selon les derniers sondages. En effet, d’après les derniers sondages, le camp du « Rechazo » (le rejet), opposé à cette Constitution, obtiendrait entre 45% et 58% des suffrages, tandis que les partisans de l’ « Apruebo » (l’approbation) ne représenteraient que 32% à 42% des votants. Si rien n’est encore joué, comment expliquer ce possible résultat qui irait à l’encontre de la dynamique de transformation sociale engagée depuis 3 ans ?
D’une part, ce résultat pourrait s’expliquer par la crispation des élites économiques, ainsi que des partis de droite traditionnels vis-à-vis de la vague de contestation du néolibéralisme qui a déferlé dans la plupart des États latino-américains ces derniers mois, jusqu’à atteindre la Colombie, bastion du néolibéralisme qui représentait jusqu’alors le principal point d’appui des États-Unis dans la région. Dans la mesure où, suite à la défaite de José Antonio Kast lors du dernier scrutin présidentiel, la droite – déjà minoritaire au sein de l’Assemblée Constituante, où la coalition Chile Vamos ne dispose que de 37 représentants, soit moins du 1/3 des 155 élus chargés de rédiger ce nouveau texte constitutionnel -, ne dispose d’aucun levier institutionnel suffisant en vue de mettre un terme à cette dynamique, celle-ci décide alors de concentrer ses attaques sur la nouvelle Constitution, la présentant, à coups de Fake news et campagnes médiatiques, comme un texte susceptible de déstabiliser la société chilienne.
Cependant, il est également intéressant de constater que le camp du « Rechazo » ne se limite pas seulement aux milieux de droite traditionnels, mais s’étend également à une part de la population qui avait pourtant appuyé ce changement constitutionnel au départ mais qui estime désormais que les clauses contenues dans cette Constitution sont insuffisantes en vue de transformer en profondeur l’organisation de la société chilienne. De ce point de vue, des tensions sont récemment apparues entre la population Mapuche, première population indigène du Chili avec 1,7 millions de personnes qui s’opposent depuis plusieurs années à l’installation d’entreprises forestières privées sur plusieurs de leurs terres ancestrales, et le gouvernement, après que celui-ci ait décidé de remilitariser les espaces en proie à ces tensions (après avoir dans un premier temps décrété le retrait de l’armée de ces espaces suite à son élection) à la suite de l’attaque d’un camion de travailleurs forestiers survenue le 24 mai. Dans ce contexte caractérisé par une perte de popularité du président chilien, il n’est pas impossible que le référendum constitutionnel cristallise les différentes formes de rejet de son action, ce qui pourrait expliquer que le « Rechazo » bénéficie d’un score élevé dans un pays pourtant majoritairement favorable à l’adoption d’une nouvelle Constitution.
Tous ces éléments laissent craindre un net coup d’arrêt au processus de rupture avec l’héritage de Pinochet, auquel cas le gouvernement de Gabriel Boric serait contraint de rechercher de nouvelles modalités de réforme constitutionnelle susceptibles de susciter une adhésion plus importante, au risque de dé radicaliser le processus de transformation sociale en cours. Toujours est-il qu’en attendant les résultats définitifs, nous ne pouvons que souhaiter que, dans quelques heures, le peuple chilien aura définitivement enterré Pinochet et que, pour paraphraser Gabriel Boric, le Chili deviendra le tombeau du néolibéralisme, après en avoir été un des berceaux.