“Le grand paradoxe européen est que l’UE a pour valeur la démocratie, mais a grand mal à la faire fonctionner à l’échelle continentale” entretien avec David Cayla

Entretien au long cours accordé à Gurvan Judas et Océane Mascaro pour Résilience Commune par David Cayla et publié le vendredi 9 juillet 2021. David Cayla est économiste, membre des économistes atterrés, chercheur au GRANEM et maître de conférences à l’université d’Angers. Il est notamment l’auteur de La Fin de l’Union européenne (2017), avec Coralie Delaume, de L’Économie du réel (2018) et de Populisme et néolibéralisme (2020).

Quel est l’impact de la crise sanitaire sur l’UE? Assistons-nous à une technocratisation, une bureaucratisation, ou à une décentralisation – au vu des réponses nationales éparses de chaque État ?

L’Union européenne, par nature, fonctionne de manière technocratique. Ce n’est pas un pouvoir politique : les dirigeants européens ont une autorité très faible sur ce que font les différents pays, de sorte qu’ils ne parviennent pas à imposer aux pays membres des choix particuliers. Cette impuissance est visible dans les cas de la Pologne et de la Hongrie. L’UE, c’est une administration, un ensemble de règles qui s’imposent via le droit national. Comme nous sommes dans des états de droit, il est impossible pour un gouvernement de transgresser ces règles, surtout lorsqu’elles sont de fait constitutionnalisées dans le cadre de ce que les juristes appellent la « constitution matérielle » de l’Europe.

C’est la nature de l’UE qui la rend bureaucratique. Le marché unique implique des règles communes pour tous les produits vendus en Europe. Cela nous amène à la question des vaccins : il faut que l’UE valide les vaccins pour qu’ensuite les États puissent en autoriser l’usage. Cela explique le caractère très procédurier qu’ont pris les achats de vaccins. Par ailleurs – même si ce n’était pas imposé par les traités – on a décidé de passer des commandes communes. L’UE a donc été chargée de négocier l’approvisionnement en vaccins, ce qu’elle a fait avec des critères bureaucratiques standards : par des appels d’offres, puis une mise en concurrence des laboratoires pharmaceutiques, et une négociation au moindre prix.

Le souci, c’est qu’on a complètement perdu de vue que le problème n’était pas que les prix, mais la production. Comme d’habitude en Europe, on met en avant le marché et non la production et l’industrie. Ainsi, contrairement aux autres pays, notamment les États-Unis et le Royaume-Uni qui ont financé la production des usines pharmaceutiques en amont, et qui ont donc pu avoir accès aux vaccins de manière prioritaire, l’Europe a très peu investi directement dans la recherche et n’a pas pu négocier un accès prioritaire. Elle s’est donc retrouvée piégée avec de bons prix… mais aussi une pénurie ! Evidemment, elle a tapé du poing sur la table, mais c’était trop tard. Elle a fini par passer de nouvelles commandes à des prix plus élevés.

L’autre effet de ce prisme marchand spécifique à l’UE est qu’elle n’a pas du tout contrôlé ses exportations, là aussi à la différence des États-Unis et de la Grande-Bretagne qui ont réservé leur production nationale à leur propre population en interdisant toute exportation. En Europe, alors qu’il y avait pénurie de vaccins, nous exportions en Israël et au Royaume-Uni qui avaient négocié des contrats spécifiques leur permettant d’être servis en premier.

Mais la crise sanitaire n’a-t-elle pas également servi à renforcer l’union politique et la solidarité européenne ?

Il y a effectivement eu un volet politique de la gestion de la crise. Pour la première fois, les dirigeants européens ont émis un emprunt collectif européen de 750 milliards d’euros pour financer les plans de relance. C’est vrai que c’est une nouveauté, ça a été fait parce que la France et l’Allemagne l’ont demandé. À vrai dire, la France le demandait depuis longtemps, car elle souhaitait créer une union budgétaire. Mais la surprise a été que l’Allemagne s’y convertisse rapidement. Avec Coralie Delaume, nous étions très sceptiques sur cette possibilité. Mais finalement, la volte-face allemande s’explique parce que c’est une nation exportatrice. Or, pour exporter, elle a besoin de débouchés en Europe ou dans le reste du monde. Il y a quelques années, l’Allemagne a cherché à se libérer du poids de l’Europe du Sud en développant ses exportations aux États-Unis ou en Chine. Sauf que les tensions géopolitiques issues de l’élection de Trump en 2016 et les difficultés liées au renouveau nationaliste chinois l’ont contrainte à un retournement stratégique. Aujourd’hui, elle se retrouve à devoir sauver l’UE, et notamment l’Europe du Sud, parce que ce sont les seuls débouchés sûrs dont elle dispose. Approuver cet emprunt collectif était indispensable pour sauver son modèle.

La troisième leçon de cette crise, c’est aussi que tout le monde a fait n’importe quoi. Ça a commencé dès mars 2020 avec des détournements de masques chirurgicaux. L’Allemagne qui dispose de centres de stockage a décidé de ne plus exporter de masques dans les autres pays. Les pays limitrophes se sont donc retrouvés à avoir des stocks de masques qu’ils n’ont pas pu rapatrier. En février-mars 2020, c’était la panique. Il n’y avait plus d’autorité politique européenne pour dire ce qu’il fallait faire, parce pendant quelques mois les règles habituelles ont été suspendue. Les systèmes logistiques, les déplacements de personnes entre pays et au sein même des pays ont été brutalement chamboulées. Dans cette phase de panique, toute l’UE n’a plus existé.

En fin de compte, qu’avons-nous constaté ? Que l’Union européenne reste un « machin » bureaucratique, parce que c’est dans sa nature, et qu’à la première crise d’ampleur ce sont les pouvoirs politiques nationaux qui ont cherché à sécuriser leur population et leur économie. Et ils ont fait tout ce qu’ils ont pu pour cela. Puis, dans un second temps, une gestion politique européenne a repris le dessus en tentant de mettre en œuvre une stratégie de sauvetage de l’Europe du Sud, parce que c’est la région la plus fragile économiquement et la plus affectée par la crise du Covid et parce que cela permettait de sauver le modèle exportateur allemand au moment où les flux internationaux étaient en péril. Notons également une intervention massive de la BCE qui s’est montrée très réactive pour soutenir les emprunts publics. Cela est dû au fait que la BCE n’a aucun compte à rendre sur le plan politique et dispose d’une grande autonomie d’action.

Sur le mécanisme de l’union budgétaire, il ne faut pas non plus se leurrer: aucun problème n’est résolu. On a dit qu’on allait tous emprunter, que ça allait être magnifique. L’UE a emprunté à des taux très faibles parce qu’elle dispose de la garantie des États. Mais en réalité il faudra bien qu’elle trouve des ressources en face de ces emprunts. Sinon, ça veut dire que quand on va commencer à rembourser, c’est-à-dire dans sept ans (c’est un contrat de sept ans), il va falloir demander une hausse des contributions des États. Or, pour l’instant, personne n’est d’accord ni pour augmenter significativement sa contribution (il faudrait la doubler), ni pour mettre en place des taxes ou des impôts européens. Il va donc bien falloir trouver une solution, sinon cette dette publique européenne pèsera sur les États. Au passage, la France est solidaire à hauteur de 60 milliards, et touche 40 milliards, donc on est contributeur net dans l’emprunt européen. Ce n’est pas une bonne opération financière pour nous. C’en serait une si on parvenait à trouver des ressources propres favorables à la France. Mais c’est bien le problème : lorsqu’on mettra en place des impôts, chaque État membre se posera la question « Est-ce que je paye plus que les autres ? » Les ressources fiscales ne touchent pas les pays de manière symétrique. Certains vont peut-être se retrouver perdants alors qu’ils s’étaient crus gagnants – c’est la raison pour laquelle il sera difficile de trouver un accord pour financer cet emprunt.

Un emprunt qui impose des contreparties…

En effet ! D’ailleurs la France s’est engagée par écrit à réduire ses dépenses publiques en proposant une réforme de son assurance chômage (déjà dans les tuyaux) et des économies dans son système de retraite (préparées pour la rentrée). Ainsi, avec ce plan de relance européen, non seulement elle va davantage payer que recevoir mais ce qu’elle recevra sera la contrepartie d’économies réalisées sur son système de protection sociale. Autrement dit, nous paierons deux fois pour ce formidable mécanisme de « solidarité ». Par la hausse des impôts et par la baisse des dépenses sociales.

Pourrait-on démocratiser l’Union européenne en changeant les traités ou la France doit-elle faire comme le Royaume-Uni et quitter l’Union européenne via l’article 50 du Traité sur l’Union européenne ?

Le grand paradoxe européen est que l’UE a pour valeur la démocratie, mais a grand mal à la faire fonctionner à l’échelle continentale.

Plus fondamentalement, on constate de plus en plus une opposition entre les valeurs libérales et démocratiques, comme l’a souligné le politologue américain Yascha Mounk. L’Union Européenne est une structure libérale dans tous les sens du terme, mais a de plus en plus de mal à fonctionner démocratiquement. Par exemple, en Grèce, l’austérité a été poursuivie malgré un plan anti-austérité voté par un gouvernement démocratiquement élu. La fonction même de l’UE n’est pas d’être démocratique mais de faire respecter un ensemble de règles communes auxquels les États sont soumis et qu’ils ne peuvent pas renégocier. Ce cadre institutionnel européen les empêche d’agir librement et démocratiquement.

Face à ce problème, certains proposent (sans toutefois l’assumer clairement) de limiter la démocratie à l’échelle nationale et de mettre en œuvre une démocratie à l’échelle européenne, en renforçant notamment le pouvoir du Parlement européen. Mais le fait de ne plus donner de pouvoir au niveau national se heurte à une réalité, qui est le cœur du problème : il n’y a pas de peuple européen. Et ce que je dis n’est pas qu’un argument rhétorique. En effet, le principe de la démocratie est moins de parvenir à une décision majoritaire que de la faire respecter par ceux qui sont minoritaires.

Un exemple pour illustrer mon propos. En France, lorsque le traité de 2005 sur la Constitution européenne est soumis à référendum, la Bretagne vote oui et se trouve minoritaire sur une question fondamentale. Pourtant, elle ne fait pas sécession, car elle accepte la règle de la majorité. Elle ne fait pas de son oui minoritaire un casus belli pour quitter la France. De manière générale, quand une région française se trouve minoritaire politiquement, elle l’accepte et ne propose pas de quitter la France. Le sentiment d’appartenance à une nation est plus fort que le sentiment d’être minoritaire. Autre exemple : la Vendée a presque toujours été minoritaire depuis 1789. Mais ces éternels « perdants » ne font pas sécession pour autant car l’attachement qu’ils ont pour la France est plus important que le fait de se sentir minoritaire.

À l’échelle européenne, les peuples n’ont pas ce même sentiment d’appartenance, ni cette conviction d’avoir une destinée commune. Donc si un pays se trouve en situation de minorité structurelle, il y a de fortes chances pour qu’il décide de quitter l’UE. C’est pour cette raison que l’Union Européenne ne peut être démocratique. Car si elle le devient… elle explose. Le principe de la démocratie est de dégager des majorités (et donc des minorités). Des minorités apparaîtront donc systématiquement sur des enjeux importants. Cela entraînera nécessairement de la défiance de la part des pays qui se sentiront en minorité. La France, par exemple, est minoritaire sur la question des services publics qui est pourtant une composante importante de son modèle. De ce fait, si on organisait un vrai débat à l’échelle européenne sur cette question, sa situation minoritaire apparaîtrait au grand jour et le sentiment anti-européen progresserait inéluctablement.

Pour le dire autrement, l’UE a besoin d’obscurité et de technocratie. C’est, pour elle, une question de survie. Le jour où elle deviendra démocratique et tranchera ses débats internes de manière transparente, elle cessera d’exister, car chaque pays en viendra à la quitter au moment où il se sentira minoritaire sur un vote essentiel. La condition de la survie de l’UE est d’éviter toute clarification démocratique pour ne pas donner l’impression aux pays minoritaires qu’ils le sont.

David Cayla

Donc il faudrait quitter l’Union européenne…

Quitter ou non l’UE ? Je n’aime pas trop la manière dont la question est posée, car l’UE, en réalité, a beaucoup évolué au fil du vent. Avec l’Acte unique décidé en 1986, elle devient néolibérale car le vent était néolibéral. En fait, l’UE n’est pas aussi rigide qu’on le dit. Elle peut changer, comme elle l’a fait par le passé. Les rapports de force politiques peuvent faire bouger les lignes.

On pourrait par exemple imaginer une Union européenne qui s’occuperait plus de coordination et de coopération plutôt que d’imposer à tous un même modèle social et économique.

Donc avant de savoir s’il faut quitter l’UE, il faut savoir quelles sont les dynamiques internes et ses possibilités d’évolutions internes. Une fois ceci posé, il faut aussi admettre qu’actuellement ces dynamiques ne sont pas du tout favorables à la rupture avec le néolibéralisme. Les dirigeants actuels en Europe sont restés sur des schémas de pensée qui datent des années 80, contrairement à la BCE par exemple, qui s’est largement écartée du monétarisme. Or, on ne changera pas les règles tant qu’on ne changera pas les têtes, et surtout ce qu’il y a dedans. Pour l’instant, j’ai du mal à voir ce changement, en dépit d’un incontestable échec de l’UE sur pratiquement tous les plans. C’est ce conservatisme à contre-courant du reste du monde, qui est problématique.

Donc la question d’un départ se pose effectivement. Mais la France n’est pas le Royaume-Uni. Elle est dans la zone euro et son système économique et industriel est profondément imbriqué avec celui des autres pays européens. De ce fait, je ne vois pas comment la France pourrait quitter l’Union Européenne, l’Euro, Schengen de manière indolore. Pour quitter l’euro il faudrait renationaliser la finance, limiter les mouvements de capitaux… Cela impliquerait à court terme une forte hausse des taux d’intérêt, et sans doute des défauts de la part des entreprises et peut-être aussi de l’État, ce qui poserait une menace sur l’épargne des Français. Enfin, si la France quitte l’Union Européenne, il n’y a plus d’Union Européenne. Il faudra donc forcément reconstruire des institutions de collaboration avec nos voisins d’une manière ou d’une autre.

Coralie Delaume ne voulait pas que la France quitte l’Union Européenne, mais que cette dernière disparaisse. Face à un système incapable de se réformer, il vaut mieux casser les institutions collectivement plutôt que de sortir individuellement. Par ailleurs, on risque de ne pas trouver de majorité politique pour sortir, car les Français sont très inquiets de toute aventure qui risquerait de toucher à leur monnaie et à leur épargne.

Alors comment faire ? Mon sentiment est que le plus probable est que l’Union Européenne s’effondre d’elle-même à moyenne échéance. Qu’on parviennent à une sorte de révolution démocratique, comme cela a failli se passer en Grèce en 2015. On pourrait avoir une disparition de type URSS ou Autriche-Hongrie. En général cette sorte d’empire disparaît lorsqu’elle perd en autorité et que plus personne ne respecte ses règles. Mon sentiment c’est que la dislocation de l’UE en tant que système institutionnel viendra des pays du cœur plutôt que des pays périphériques. Je ne crois pas au Frexit ni au référendum gagné qui donnerait l’impulsion politique d’un départ isolé de la France. Ce sera sans doute un effondrement de fait qu’on constatera a posteriori et sans que personne ne l’ai véritablement décidé, voire voulu. C’est un peu le scénario qu’évoque Ivan Krastev dans son livre Le Destin de l’Europe (2017).

Une autre possibilité serait de sortir le droit européen du droit national. Cela nécessiterait une réforme de la Constitution qui ferait primer le droit français sur le droit européen. Dans ce cas, il n’y aurait pas besoin de négocier une sortie. Il s’agirait simplement de récupérer les éléments de souveraineté qui ont été délégués à l’UE. Cette dernière serait mise devant le fait accompli et ne pourrait pas y faire grand-chose, contrairement à l’URSS qui envoyait régulièrement ses tanks face aux pays récalcitrants.

Enfin, il est possible que l’UE explose mais que l’euro lui survive. C’est déjà arrivé dans l’histoire. Des monnaies ont survécu à leur empire. D’ailleurs, il existe des pays qui utilisent l’euro aujourd’hui sans être membres de l’UE. La BCE est devenue l’une des institutions européennes les plus forte et les plus solides. Elle pourrait donc survivre provisoirement à un démantèlement juridique des traités européens, ou plutôt à leur non application collective par les États.

Si jamais on conservait l’euro tout en étant sortis de l’Union Européenne, comment se positionner par rapport à la BCE ? N’est-ce pas dangereux d’utiliser une monnaie sur laquelle on n’a aucun contrôle ?

Si je voulais être polémique, je dirais que c’est déjà le cas ! Personne n’a actuellement aucune prise sur ce que fait la BCE. C’est bien le problème : l’euro est une monnaie extérieure pour tous les États. Fort heureusement, les traités contraignent la BCE à « soutenir les politiques économiques générales dans l’Union » (art. 119 du TFUE).

C’est en ce sens qu’on peut dire que l’euro reste une monnaie européenne. Dans les pays dollarisés comme l’Equateur, la Federal Reserve choisit ses taux d’intérêt, sans s’intéresser aux problèmes de l’économie équatorienne. Néanmoins, d’un point de vue politique, les États n’ont aucune autorité sur la manière dont la BCE gère l’euro. Donc quitter l’euro, c’est une condition pour pouvoir récupérer du pouvoir sur la gestion de la politique monétaire. Mais ce n’est pas une condition suffisante ! On peut tout à fait avoir une monnaie nationale qui soit gérée par une banque centrale indépendante et hors de contrôle du politique. La question n’est donc pas « l’euro ou le franc », mais surtout de savoir si l’on recrée une banque centrale qui travaille en coordination avec les autorités élues ou si l’on conserve une monnaie gérée par une administration qui n’a aucun compte à rendre aux citoyens. Sortir de l’euro pour mettre en place un franc technocratique sous prétexte de « souveraineté nationale » ne nous ferait gagner aucune souveraineté. Si on veut une monnaie qui soit réellement souveraine, au sens populaire, il faut établir une gestion politique de la monnaie, en liant la banque centrale au gouvernement.

Êtes-vous favorables à l’annulation de la dette publique détenue par la BCE? Pour vous, la BCE peut-elle être un outil d’assouplissement budgétaire et de transition écologique, ou bien serait-il antidémocratique que de confier ces sujets à une institution sans contrôle populaire?

Il y a deux questions distinctes : celle de l’annulation de la dette et celle de l’utilisation de la BCE pour la transition écologique. On peut parfaitement faire l’une ou l’autre séparément, même si Nicolas Dufrêne et la plupart des partisans de l’annulation lient les deux questions. Le « deal » serait que la BCE annulerait une partie de la dette publique qu’elle détient à condition que les États financent les investissements écologiques nécessaires en réempruntant une somme équivalente sur les marchés. Nicolas Dufrêne prétend en outre que ces nouveaux investissements pourraient être financés par l’émission d’une « monnaie libre », c’est-à-dire sans dette en contrepartie. Selon moi, cette proposition est vide de sens. Si une monnaie dispose d’un pouvoir d’achat c’est justement par ce qu’elle constitue une créance pour son détenteur et qu’on « doit » quelque chose à celui qui la dépense. En ce sens, la monnaie est ontologiquement la contrepartie d’une dette vis-à-vis de l’ensemble de la société. David Graeber l’a parfaitement démontré dans son livre Dette : 5000 ans d’histoire (2013).

D’autres disent que, sans toucher à la dette publique, on pourrait faire de la BCE un outil de la transition écologique.

D’autres, enfin, affirment qu’on n’a besoin ni de l’annulation de la dette, ni de la BCE pour effectuer la transition écologique.

Personnellement, je suis plutôt dans ce dernier groupe. L’idée qu’annuler la dette publique détenue par la BCE serait une solution à la hausse de la dette publique me gêne beaucoup. En réalité, lorsque la BCE achète des titres de dette publique, elle les soustrait aux marchés financiers et les remet dans le giron public. C’est-à-dire que toute dette publique détenue par la BCE est réintégrée dans la sphère publique à tel point que ses intérêts reviennent aux États. C’est donc une dette qui ne coûte rien. Plus précisément, c’est la Banque de France qui détient l’essentiel de la dette publique française. De ce fait, cette dette a déjà disparu des marchés ; la faire disparaître n’a aucun sens d’un point de vue macroéconomique. C’est la raison pour laquelle Henri Sterdyniak explique, et je suis d’accord avec lui, qu’annuler la dette interne qu’une administration publique (l’État) doit à une autre administration publique (la Banque de France) est une idée « saugrenue ».

D’autre part, il ne faut pas oublier que le rôle qu’a joué la BCE en rachetant la dette publique est essentiel. C’est grâce à ses rachats qu’on a pu mettre un terme à la crise de l’euro en 2014. Or, avec la crise du Covid il va falloir que ces rachats continuent ! C’est une condition pour financer les plans de relance. Mais on ne risque pas d’inciter les banques centrales (qui sont indépendantes) à continuer ces rachats si on exige d’elles qu’elles annulent tous les titres qu’elles possèdent !

Aujourd’hui, environ un quart des dettes publiques des pays membres de la zone euro est détenu par les banques centrales. Il faudrait qu’elles en rachètent davantage pour financer les plans de relance, car tout ce qu’elles détiennent représente de la dette en moins dans les marchés financiers. En raréfiant la dette détenues par les institutions financières, les banques centrales permettent aux États d’en émettre de nouvelles. Ce mécanisme de rachat de dettes publiques fonctionne très bien. On accorde ainsi à la banque centrale un rôle essentiel : celui d’assurer la liquidité du financement public en garantissant la valeur de ses titres de dette.

La BCE ne voulait pas prendre ce rôle initialement. Depuis la crise de la zone euro, elle y a été contrainte pour éviter un effondrement du système bancaire et financier. C’est très bien. En un sens, on rend la BCE responsable des taux d’intérêt publics avec pour mission de faire en sorte que tous les États européens puissent se financer à moindre coût. Vouloir annuler cette dette, c’est revenir sur cet arbitrage social et interdire à la BCE d’éponger d’excès de dette publique sur les marchés financiers. Honnêtement, je ne comprends pas trop pourquoi quelqu’un qui serait contre la financiarisation de l’économie serait pour l’annulation de la seule partie de la dette publique qui n’est pas financiarisée.

Maintenant certains annulationistes expliquent que le problème, c’est surtout que la dette publique soit à 120% du PIB et qu’il faudrait revenir à 90%. Si c’est cela le problème, alors ce pourrait être une solution, à condition de ne pas compter la dette de la banque de France dans le total de la dette publique. Mais ce serait surtout la solution d’un faux problème, donc une fausse solution. On ne peut pas prendre cet indicateur comme un élément de la réalité. Que la dette publique soit à 120, 150, ou 250% comme au Japon, cela n’a en réalité aucune espèce d’importance. Ce qui compte, c’est la capacité de l’État à se financer pour investir. Or cette capacité de financement est aujourd’hui garantie par les banques centrales qui rachètent la dette émise, ce qui permet aux taux d’intérêt de rester faibles.

Annuler la dette publique détenue par la BCE est donc une mauvaise solution, à la fois parce que ça ne répond qu’à un faux problème, et parce que ça désorganiserait le nouveau rôle qu’a pris la BCE en rachetant les dettes publiques, rôle aujourd’hui essentiel pour assurer le financement des économies européennes.

Tout cela ne m’empêche pas de critiquer le système existant. Bien sûr, la BCE est une béquille sur un système dysfonctionnel – dysfonctionnel parce que les États doivent se financer directement sur les marchés financiers. La solution serait de retrouver ce qu’on appelait le « circuit du Trésor », un système de financement public indépendant des marchés financiers.

Mais ne doit-on pas utiliser les outils qu’offre la BCE pour financer la transition écologique ?

Je suis très réservé. La BCE ne doit pas avoir une politique budgétaire et écologique. La politique budgétaire et les choix que doit faire un pays en matière de politique écologique doivent, à mon sens, rester entre les mains des parlements et donc de la démocratie. On ne peut pas donner à une autorité administrative comme la BCE le pouvoir de décider où l’argent doit être dépensé.

Certes, la transition écologique est un objectif louable ; mais si, pour l’atteindre, on augmente les prérogatives de la BCE, alors rien ne l’empêchera de s’intéresser à d’autres choses. Elle pourrait, et à vrai dire cela s’est déjà produit, exiger des réformes du marché du travail dans les pays trop « rigides » et insuffisamment compétitifs. N’oublions pas que la BCE est une banque, dirigée par des banquiers qui ont une vision financière des enjeux économiques. Ils n’ont pas de compte à rendre au reste de la société. C’est pour cette raison que les banques centrales doivent rester dans un rôle strict : celui de gérer la monnaie, d’éviter les faillites bancaires et les crises systémiques ainsi que d’assurer aux États les moyens de se financer au moindre coût. En revanche, ce n’est pas aux banques centrales de dire où l’argent doit être dépensé. Qu’une banque assure le financement d’une politique publique n’est pas absurde ou anti-démocratique ; ce qui pose problème, c’est de la responsabiliser quant à l’usage qui est fait de ce financement.

Et puis si on n’a pas de dirigeants politiques suffisamment conscients des enjeux pour décider eux-mêmes du financement de la transition écologique, on ne va pas demander à une autorité non démocratique de les contraindre à le faire ! Certes, nos hommes politiques ne sont pas très bons, mais ils restent les représentants du peuple. Or, la souveraineté, c’est avant tout la souveraineté du peuple. C’est donc au peuple d’être responsable et d’élire des représentants intelligents. En accordant à la BCE une responsabilité en matière écologique on approfondirait l’un des plus graves défauts de la construction européenne actuelle : celui qui consiste à court-circuiter la démocratie au nom de la bonne gestion.

L’harmonisation fiscale et sociale est-elle possible au sein de l’Union européenne ?

On entend souvent que les problèmes de l’Union Européenne serait réglés si on supprimait les paradis fiscaux qui sévissent au sein du marché unique. On pense au Luxembourg mais il y a aussi par exemple l’Irlande ou les Pays-Bas. Les paradis fiscaux sont systématiquement de petits pays qui profitent de la libre circulation du capital pour se comporter comme des parasites. Un parasite ne peut être que petit car son principe consiste à détourner une partie de la richesse de son hôte. Ainsi, si l’Irlande détourne 0,5 % du PIB européen, cela représente beaucoup pour sa petite économie et les pertes fiscales sont facilement compensées par le montant du capital détourné. C’est l’inverse pour des pays comme la France où l’Allemagne pour lesquels le dumping fiscal génèrerait des gains inférieurs aux pertes fiscales. Donc la fraude fiscale n’est intéressante que pour les petits pays qui parasitent un ensemble économique bien plus vaste qu’ils ne le sont.

Comment fonctionne l’évasion fiscale ? Dans une économie moderne, les activités déclarée et réelle sont différentes. Imaginons une entreprise française qui souhaite défiscaliser sa production en profitant du taux d’impôt sur les sociétés de l’Irlande. Rien de plus simple ! Il lui suffit d’ouvrir une succursale dans ce pays. Elle vend sa production à prix coûtant à sa succursale. Elle ne dégage donc aucun bénéfice en France. Cette succursale opère une opération virtuelle de transformation (sans salarié) et revend cette production en France deux fois plus cher. Tout le profit de la société est donc localisé en Irlande et soumis à la législation fiscale irlandaise. Pour peu que cette société soit de mèche avec le fisc irlandais, elle pourrait même s’exonérer de tout impôt via le « tax ruling », une procédure qui a permis à Apple de ne payer aucun impôt en Irlande pendant des années.

Quand on fraude ainsi le fisc, on exporte sa production en Irlande pour un prix faible et la réimporte en France pour un prix élevé. Cela entraine un excédent commercial pour l’économie irlandaise et creuse le déficit commercial français. Mais il s’agit de flux commerciaux virtuels. La production de la société française n’a pas bougé de son entrepôt durant toute cette opération. De même, on fait apparaitre une « production » en Irlande qui fait artificiellement augmenter le PIB irlandais d’une valeur égale à la différence entre la valeur exportée par l’Irlande et celle exportée par la France.

Le dumping social, pour sa part, ne relève pas systématiquement de la fraude (même si elle est largement répandue dans le détachement). Le fait est qu’il existe des écarts de salaire énormes en Europe. Le coût de l’heure de travail en Bulgarie est dix fois moindre qu’au Danemark, par exemple. C’est équivalent à l’écart qui existe entre l’Europe et la Chine. Les pays à faible coût salarial ne peuvent pas avoir un niveau de salaire élevé car ils risquent de disparaître économiquement. Les faibles salaires des pays européens les moins avancés compensent des infrastructures économiques de faible qualité.

Plus fondamentalement, si on exige une harmonisation fiscale et sociale en Europe cela va poser de sérieux problèmes aux pays qui ont choisi une stratégie d’attractivité fondée sur une fiscalité et des salaires avantageux. L’Irlande, l’un des pays européens les plus pauvres au début des années 80, doit l’essentiel de son développement à cette stratégie fiscale. Le lui interdire risquerait de faire s’effondrer son économie. Enfin, les paradis fiscaux européens viennent d’être confortés par la Cour de Justice de l’UE qui a retoqué l’amende de 13 milliards d’euros infligée à Apple par la Commission pour ses pratiques d’évasion fiscale organisée en partenariat avec le gouvernement irlandais.

Alors bien sûr on peut toujours dire : « réformons le droit européen, la Cour de Justice, harmonisons fiscalement tous les pays européens, etc. » Mais en admettant même qu’on puisse imposer ce programme à des institutions qui le rejettent, il faudra bien trouver une solution de rechange pour éviter l’effondrement des économies des pays périphériques. Car les fonds structurels européens ne permettent pas de compenser les effets délétères du marché unique. Ce dernier tend à concentrer l’activité industrielle autour de l’Allemagne et en Europe centrale (voir la carte ci-dessous).

Ainsi, le fond du problème est que si l’on veut harmoniser, il faudra d’une manière ou d’une autre compenser les pertes des pays qui usent actuellement de la stratégie du parasitage pour se développer. Autrement dit : organiser des transferts entre les pays riches du centre et les pays pauvres de la périphérie. Mais qui le propose vraiment, et combien devrons-nous payer ? En Allemagne, le coût de la réunification a été extrêmement élevé et s’est concrètement traduit par un impôt spécifique très impopulaire. Mais si le coût de la réunification allemande a été payé par les Allemands de l’Ouest, c’est qu’il y avait un consensus national à ce sujet. Difficile de suggérer aux Français qu’il va falloir qu’ils paient pour les Irlandais, les Bulgares ou les Lituaniens en échange de l’harmonisation fiscale et sociale.

On nous parle de la plus grande crise économique de notre histoire mais elle ne vient pas, nous ne la voyons pas. Quand arrivera-t-elle et quelle sera l’ampleur de la crise économique qui vient ?

En effet on ne voit pas cette crise, ce qui est étonnant car l’effondrement du PIB est incroyable : – 8% en 2020. Pourtant, la hausse du chômage est faible. Nous assistons même à une diminution des faillites d’entreprise d’environ 40% et l’INSEE constate que le revenu des ménages n’a pas tellement été affecté, sauf chez les jeunes et les précaires.

Si on a l’impression d’une crise invisible, c’est surtout parce que l’État est devenu le payeur en dernier ressort. Il a pris une partie des dépenses à sa charge : les salaires, les pertes de revenus des entreprises, le paiement des loyers… De fait, il a bien fallu compenser les restaurateurs et les commerçants qu’on a forcés à fermer, ainsi que le secteur culturel dont on interdisait les représentations. La plupart des économies développées ont fait de même. Aux États-Unis, on a même versé des chèques directement aux ménages. Ainsi, on a l’impression que tout se maintient.

Le problème est que lorsqu’on va supprimer les restrictions économiques, les États vont parallèlement diminuer leur soutien, car à terme ces mesures de compensation ne seront pas tenables. Non seulement elles représentent un coût énorme qui pourrait être utilement dépensé ailleurs, mais surtout cela fausse complètement le fonctionnement de l’économie. Si les faillites se sont effondrées, c’est justement parce qu’aujourd’hui une affaire non rentable peut continuer de se mettre « en pause » et bénéficier des mesures de soutien. Elle peut donc repousser presque indéfiniment sa faillite en comprimant ses propres dépenses et en laissant l’État indemniser ses salariés mis au chômage partiel. Tant que ces mesures de soutien existent, les chefs d’entreprises n’ont pas intérêt à clôturer l’entreprise. Mais que va-t-il se passer à la fin de l’épisode pandémique, lorsque l’État relâchera ses mesures d’aide et laissera les faillites se produire normalement ? Nous risquons de passer du chômage partiel au chômage réel et des entreprises zombies (en survie artificielle) à des entreprises en liquidation.

Ma crainte actuelle, c’est qu’on n’a aucune idée de la situation réelle des entreprises. Beaucoup de chiffres ne veulent plus dire grand-chose et les prévisions sont faites au doigt mouillé. On ne sait pas ce qui pourra reprendre quand on relâchera les freins, quelles entreprises résisteront et lesquelles passeront à la trappe. Tout ce qu’on sait c’est qu’il y a plus de 20 000 entreprises qui auraient dû faire faillite en 2020 si on était sur les taux de défaillance d’une année normale. À ce total il faudrait ajouter toutes les entreprises qui ont été affectées directement par la crise. Enfin, ce qu’on ne peut absolument pas évaluer, ce sont les conséquences de ces potentielles faillites. En effet, lorsqu’une entreprise est liquidée, elle fait subir des pertes à ses créanciers et à ses fournisseurs.

On est assis sur une bombe à retardement avec, en bout de chaine, les banques et le secteur industriel. Ils n’ont été que faiblement touchés par la crise, mais ils pourraient être concernés par le contrecoup des faillites.

L’autre problème est justement la gestion de ces faillites. C’est compliquée d’engager des procédures de faillite. Il faut évaluer la situation économique des entreprises, chercher éventuellement des repreneurs, ou bien organiser leur liquidation, ce qui implique de décider qui récupère quoi. Ce sont forcément des procédures qui prennent du temps. Et durant ce temps, les créanciers ne peuvent calculer leurs pertes et doivent donc engager des provisions, ce qui peut nuire à leurs investissements. Cela crée une incertitude qui n’est pas bonne pour l’économie. Or, nous risquons de devoir gérer des dizaines de milliers de faillites en quelques mois, ce qui risque de créer des encombrements et de rallonger les procédures.

Quoi qu’il en soit, puisqu’il est très difficile de connaître la situation réelle de l’économie française, le gouvernement devrait se préparer au scénario du pire, quitte à revoir ses plans en cas d’évolution favorable. Il devrait aussi se préparer à sauver ce qui peut l’être en aidant les entreprises affectées par la crise mais dont le modèle économique est viable. Bref, il faut anticiper dès maintenant et surveiller de près ce qui se passe dans les tribunaux de commerce et de grande instance qui auront à gérer juridiquement les faillites.

Pourquoi la création du marché européen du carbone n’a pas réussi à limiter les émissions de gaz à effet de serre des industriels ?

Le premier chapitre de L’économie du réel revient justement sur la question des droits à polluer. L’Union européenne se présente non seulement comme un espace protégeant la démocratie, mais aussi comme une puissance écologique. C’est très important, à la fois chez les Européens en tant que citoyens et dans les institutions européennes. Mais le problème est de savoir comment on arrive à organiser la transition écologique. Ce mot de « transition » est d’ailleurs particulièrement large : il comprend la question énergétique, bien sûr, avec l’idée de réduire des émissions de gaz à effet de serre, mais l’on pourrait aussi s’intéresser à plein d’autres choses : la pollution des écosystèmes, la propreté de l’eau, la gestion des produits chimiques, le développement d’une agriculture durable, la préservation de la biodiversité… Derrière la question écologique se nichent plein de questions que l’on peut résoudre par deux mécanismes.

Le premier est la norme et l’interdiction, c’est souvent comme ça qu’on a organisé les choses traditionnellement. Quand on constate qu’une activité est trop polluante, on peut simplement l’interdire. En agriculture, par exemple, on peut interdire le glyphosate : la question s’était posée en 2017. Il n’avait alors pas été interdit à l’échelle européenne, et Macron avait promis que ce serai le cas en France d’ici deux ans – ce qui ne s’est finalement pas fait. Pourquoi ce recul ? Objectivement, l’UE est écologique, ses citoyens le sont, et les agriculteurs peuvent tout à fait produire à haut rendement sans glyphosate. En effet, le glyphosate est un désherbant. Or, on peut désherber mécaniquement, avec des machines qui retournent la terre. Mais ce désherbage mécanique est plus lent et plus coûteux en main-d’œuvre et en temps de travail que le désherbage chimique.

En cette même année 2017, lorsqu’on a renoncé à interdire l’usage du glyphosate au niveau européen, plusieurs traités de libre-échange entraient en vigueur, notamment le CETA, l’accord commercial avec le Canada. En 2019, c’est l’accord avec le Mercosur qui est signé et qui comprend un important volet agricole. Or, aucun de ces pays n’interdit l’usage du glyphosate. Dès lors, l’interdire sur le sol européen reviendrait à renchérirait les coûts de production des agriculteurs français et européens par rapport à leurs concurrents. On se trouve ainsi piégés par ces traités commerciaux qui interdisent à l’UE de compenser les normes écologiques imposées à ses propres agriculteurs. En somme, l’idéologie libre-échangiste et néolibérale de l’UE est en contradiction avec ses objectifs environnementaux.

L’autre manière de résoudre le problème de la pollution est d’introduire une forme de régulation marchande selon le principe du pollueur-payeur. C’est ce qu’a fait l’UE en créant le marché des droits à polluer en 2005. Plutôt que d’imposer des normes, trop compliquées et difficiles à faire respecter, elle autorise la pollution à condition que les industriels achètent des droits d’émission de CO2 disponibles en quantité limitée.

Evidemment, cette pratique pose un problème philosophique : peut-on compenser une atteinte au climat avec de l’argent ? Cela ne semble pas très moral. Ça revient à dire à quelqu’un commettant un délit que s’il payait, il en aurait le droit. Le problème est aussi de déterminer combien payer. Qu’est-ce qu’une atteinte à l’environnement ? Si j’émets une tonne de carbone, combien faudrait-il indemniser la collectivité ? On se retrouve devant un autre problème : si on demande aux entreprises européennes de payer pour leurs émissions de carbone, elles seront moins rentables que leurs concurrents asiatiques, américains ou autres.

On a donc décidé de mettre en place un principe de bonus-malus : on octroie gratuitement à toutes les entreprises polluantes des droits à polluer. Si elles en ont trop, elles les revendent sur un marché du carbone à celles qui ont trop pollué par rapport à leurs droits initiaux. Le mécanisme se veut incitatif et neutre sur le plan financier. L’idée est que plus les entreprises polluent, plus cela leur coûte cher, car elles doivent racheter des droits d’émission. Inversement, les bonnes pratiques sont encouragées puisque tous les quotas non émis peuvent être revendus et donc monétarisés. Les entreprises sont donc incitées à dépolluer ou à utiliser des énergies décarbonées.

Mais la crise de 2008 éclate trois ans après la mise en place de ce mécanisme. La production industrielle s’effondre, ce qui fait que les entreprises se retrouvent avec des droits d’émission non utilisés sur les bras. Le prix du carbone s’effondre. Conséquence, il n’y a plus du tout d’incitation à limiter les émissions de CO2. De plus, l’UE est confrontée à une délocalisation de ses activités industrielles les plus émettrices, ce qui fait que toutes les usines qui émettaient du CO2 se sont retrouvées en Asie. Bref, ce système est un fiasco. On constate certes une diminution des émissions en Europe, mais c’est davantage le fait des délocalisations et de la crise économique que de la politique climatique de l’UE.

On a là typiquement un problème d’absence de stratégie. Ou, plus précisément, on cherche à déléguer cette stratégie de décarbonation aux marchés – ce qui ne fonctionne pas. Ainsi, on ne veut pas réglementer, parce que cela pénaliserait nos entreprises à cause de l’ouverture de la concurrence internationale, et on n’arrive pas non plus à réguler la pollution par ces mécanismes de droits à polluer négociables. Dans ce contexte, les industriels s’adaptent et suppriment la pollution localement sans réduire globalement leurs émissions. Autrement dit, si les délocalisations permettent la diminution des émissions européennes, elles ne résolvent en rien le problème du réchauffement. En somme, ces deux mécanismes ne fonctionnent pas pour la même raison : en raison des contraintes posées par la mondialisation néolibérale.

Plus largement, on ne peut pas renoncer à mener des politiques industrielles et écologiques au profit des marchés et ensuite se plaindre que ces marchés ne font pas ce qu’on avait prévu qu’ils fassent. Il n’y a pas eu la lente augmentation du prix du carbone prévue ni de gestion vertueuse des quotas d’émission. Il y a eu une financiarisation et des fraudes, comme la fraude à la TVA des droits du carbone qui a rapporté des millions à des escrocs franco-israéliens. Le problème de tout cela c’est qu’on renonce à une intervention claire. Dans la Bible, il est écrit qu’on ne peut servir à la fois Dieu et Mammon. De même, on ne peut servir à la fois le libre marché et le volontarisme économique. Soit on est souverain et on impose des contraintes au marché, soit on affirme que c’est le marché qui organise spontanément les choses grâce à l’équilibre spontané entre l’offre et de la demande et dans le cadre d’une ouverture économique totale aux autres pays. Dans le second cas, on renonce à être souverain et à la capacité de décider comment les entreprises doivent produire.

La contradiction fondamentale entre l’idéologie néolibérale et l’écologie n’est pas résolue par l’Union Européenne. Ou plus précisément elle se résout de fait par l’acceptation du primat du néolibéralisme sur la préservation environnementale.

Serait-il selon vous possible de prendre en compte la pollution incorporée aux frontières ?

L’idée de la taxe carbone aux frontières est de taxer le carbone incorporé dans la fabrication des produits. C’est par ailleurs une idée qui est envisagée sérieusement par la Commission Européenne, et ce serait une solution a priori intéressante. Malheureusement, les modalités de cette taxe risquent de se limiter à une extension du mécanisme des droits d’émission et d’être donc assez peu incitatifs. La compensation carbone sera par ailleurs limitée aux secteurs les plus polluants (ciment, sidérurgie, engrais, aluminium…) et non généralisée à toutes les activités. La Commission rendra public son projet le 14 juillet, et à partir de là un long débat l’opposera sans doute au Parlement et aux lobbies qui tirerons dans des directions opposées. Difficile de savoir ce qui en sortira.

Quoi qu’il en soit, imposer une compensation carbone aux frontières signifierait renoncer au libre-échange. On devrait alors réécrire les traités commerciaux signés avec d’autres pays. Or, je vois mal les autorités européennes franchir le pas : le jour où on fait ça, on sera immédiatement attaqués par nos partenaires commerciaux qui le dénonceraient comme du protectionnisme. On pourrait aussi envisager d’introduire le principe de la compensation carbone dans les règles de l’OMC. Ce qui serait déjà une gageure. Mais comme tous les traités commerciaux que l’on a déjà négociés se substituent aux règles de droit commun de l’OMC, il faudrait aussi renégocier ces traités pour y intégrer systématiquement ce nouveau dispositif. Et si les autres pays ne souhaitent pas engager de telles négociations, on risquerait de se retrouver sans traités commerciaux. Ce ne serait pas forcément une mauvaise chose, mais l’UE oserait imaginer une telle perspective ? Honnêtement, je ne pense pas. Ce serait demander à un alcoolique de renoncer à boire.

En somme, bien que ce soit une solution intéressante, je ne crois pas que la taxe carbone aux frontières sera mise en place – à moins d’une vraie révolution dans la manière de penser au niveau européen et à l’échelle mondiale. Nous verrons bien.

Enfin, au-delà de la question du carbone, il faudrait aussi considérer la liberté syndicale aux frontières. Je veux dire que les droits sociaux fondamentaux devraient aussi être intégrés aux traités commerciaux. Mais on se retrouve devant le même problème que pour l’harmonisation sociale et fiscale européenne : comment vont faire les petits pays sous-développés pour se développer ?

Après, c’est aussi une question de valeurs. La liberté syndicale, ça n’existe pas en Chine, qui est pourtant le premier partenaire commercial de l’Europe ! On affirme qu’il ne faut pas commercer avec des pays pratiquant le travail forcé, le travail des enfants, l’esclavage… Mais le travail forcé existe en Chine : les rapports entre employeurs et employés y sont quasiment des rapports féodaux. Pourtant, cela semble ne gêner personne. La Commission et l’Allemagne cherchent toujours à négocier des accords pour favoriser les investissements de ce pays chez nous. Evidemment, si on arrête de commercer avec la Chine, on n’aura plus ni smartphones ni masques chirurgicaux, ainsi qu’une quantité d’autres biens indispensables. Ce qui pose de grandes questions de souveraineté. En fin de compte, mettre de la morale dans le commerce, je suis pour. Encore faut-il s’en donner les moyens en permettant au pouvoir politique de reprendre le contrôle des marchés. Et de sortir enfin de la doxa néolibérale.

Les archives publiques sont un patrimoine commun à défendre

Le gouvernement, dans le cadre du projet de loi relatif à la prévention des actes terroristes et au renseignement, met en péril l’accès démocratique aux archives du renseignement.
Le droit d’accéder aux archives n’est pas un sujet anecdotique. C’est une composante majeure de la réalisation du travail scientifique et historique. C’est par la consultation des archives nationales, locales, militaires, que les historiens parviennent à produire des travaux documentés et légitimes. Ce travail est indispensable pour participer à l’élaboration d’une Histoire commune, donc au sentiment d’appartenance à la communauté nationale. À l’ère du relativisme généralisé, où la distinction entre faits établis et opinions arrangeantes semble avoir été abolie, la nécessité de disposer de sources fiables n’a jamais été si importante.
La pente des restrictions des libertés publiques est glissante. Fermer les archives du renseignement sans limite de durée, ainsi que le prévoit le projet gouvernemental, est un recul inacceptable de l’État de droit. La transparence de la République sur les missions qu’elle mène pour la défense des citoyens est un élément essentiel de notre démocratie. Il garantit le contrôle citoyen des opérations de défense en permettant d’avoir les moyens de les évaluer a posteriori.
La lutte contre le terrorisme est une priorité politique. Les ennemis de la France, de la République et de la démocratie doivent être combattus par l’État, au nom de la défense des libertés publiques et de la sécurité de nos concitoyens. Il est donc impensable que la lutte contre le terrorisme aboutisse au recul de celles-ci.
Alors que le Conseil d’État a jugé le 2 juillet dernier illégale la classification automatique de ces archives en catégorie « secret défense » pour plus de 50 ans, le gouvernement a l’obligation morale et politique de revenir sur l’article 19 de ce projet de loi.
De la politique répressive des manifestations au fiasco lors de l’organisation des élections locales, en passant par certaines mesures de l’état d’urgence sanitaire (notamment les moyens donnés à l’exécutif pour se débarrasser d’un contrôle parlementaire sérieux), la présidence d’Emmanuel Macron a été un moment de recul inédit de recul des libertés publiques en période démocratique. Du fait de ces lois dangereuses, des répressions inacceptables et de l’incompétence généralisée des ministres de l’intérieur successifs, la confiance des Français envers nos institutions républicaines est plus faible que jamais. Il est urgent de la reconstruire.
La Gauche Républicaine et Socialiste appelle donc le Parlement à rejeter l’article 19 du projet de loi terrorisme-renseignement. Nous rappelons notre attachement sans faille à l’accessibilité universelle des archives, nécessité scientifique et démocratique.

La GRS soutient le référendum d’initiative partagée (RIP) pour sauver l’hôpital public et appelle à la constitution de collectifs citoyens

Le 7 juillet, le RIP pour sauver l’hôpital public a été déposé au Conseil constitutionnel par les parlementaires signataires. Les parlementaires de la GRS, Caroline Fiat (députée) et Marie-Noëlle Lienemann (sénatrice) l’ont signé. Ce RIP lancé par le collectif « Notre Hôpital c’est vous » entend être un des moyens pour garantir une offre de soins universelle de qualité, également accessible à tous. L’égalité d’accès à des soins de qualité est en effet un des fondements de notre république sociale et de l’État providence.

Pourtant l’hôpital public connaît trois crises profondes : une crise de financement, une crise humaine et une crise démocratique.

Une crise de financement causée par une logique gouvernementale de diminution des dépenses publiques et d’austérité. Depuis sa création par ordonnance en 1996, l’Objectif national des dépenses d’assurance maladie (ONDAM) pour l’hôpital a été voté tous les ans en dessous des dépenses et des charges nécessaires pour assurer les soins. Cela conduit les hôpitaux soit à s’endetter, soit à diminuer le nombre ou la qualité des soins et c’est inacceptable ! De plus, nous assistons à une privatisation à bas bruit d’activités médicales considérées comme lucratives par les chaines de cliniques privées dont la chirurgie : cela doit cesser !

Une crise humaine aggravée par la gestion erratique de la pandémie. Les pressions à l’économie sur les soins, les difficultés de recrutement, le faible niveau de rémunération, les objectifs de performance imposés par les directions administratives conduisent au développement d’un crise humaine chez les personnels qu’il nous faut régler pour eux et pour les soignés.

Une crise démocratique les différentes cartes sanitaires, les redéploiements de spécialités, les conséquences des numerus clausus dans les diverses formations créent des déserts médicaux ou hospitaliers. Ces décisions prises dans une logique d’économie d’échelle prennent peu ou pas en considération les besoins sanitaires des populations. Il est indispensable de procéder à une définition loyale, partagée, concertée et territoriale des besoins. L’organisation hospitalière doit avant tout, répondre aux besoins en santé des populations.

La crise sanitaire du Covid-19 a amplifié ces phénomènes et le gouvernement n’en a pas tiré de conséquences, pire il a continué sa politique de fermeture de lits- ce qui est une faute !

L’objectif de ce RIP est de répondre à ces trois crises. C’est pourquoi la GRS participera activement aux mobilisations en faveur de ce RIP et appelle à la constitution de collectifs locaux pour faire signer nos concitoyens.

Pour lire la proposition de loi du RIP : https://www.notrehopital.org/la-proposition-de-loi

Réaction suite à l’assassinat du Président de la République d’Haïti

La Gauche Républicaine et Socialiste condamne l’assassinat du président haïtien Jovenel Moïse, qui a eu lieu aux petites heures du matin, dans sa résidence, par un commando. Cet acte arrive dans un contexte où des bandes armées contrôlent une majeure partie de la capitale, Port-au-Prince, et alors qu’Haïti est le pays est le plus pauvre du continent américain et de la Caraïbes.

Investi en 2017 et vivement contesté par la population Haïtienne depuis plusieurs mois, le Président Moïse avait déjà échappé à une précédente tentative d’assassinat en février dernier. Il lui était d’ailleurs reproché de ne pas agir face à la crise que connait le pays et de gouverner seul, sans parlement, et par décret depuis le début de l’année 2020.

Ce pays voisin de la France connaissait déjà de graves problématiques sécuritaires, structurelles, économiques, sociales et politiques depuis plusieurs années, notamment depuis le séisme de 2010.

Nous espérons vivement que cet assassinat ne viendra pas amplifier le climat de violence qui y règne déjà et créer une éventuelle déstabilisation dans le bassin caribéen avec des conséquences néfastes pour nos territoires ultramarins.

Emmanuel Macron, de la disruption à la banalisation – par Rémi Lefebvre

tribune de Rémi Lefebvre publiée le 7 juillet 2021 dans la Revue Esprit

Élu à gauche en 2017, Emmanuel Macron a progressivement réorienté sa ligne politique, que ce soit sur le terrain économique ou régalien. Aujourd’hui, il vise explicitement une réélection à droite, favorisée par l’affaiblissement des identités politiques traditionnelles.

À quelques mois de l’élection présidentielle, il est temps d’analyser la cohérence et la consistance du macronisme. Existe-t-il d’ailleurs ? Il est permis d’en douter. Le président de la République n’a produit, hormis quelques longs entretiens dans la presse, aucune réflexion d’ampleur qui pourrait s’apparenter à un travail doctrinal. Son mouvement, La République en marche, a vite renoncé à remplir la fonction idéologique qu’on pourrait attendre d’un parti, surtout quand celui-ci a surgi de nulle part. David Amiel et Ismaël Emelien, deux proches conseillers du président, ont bien publié en mars 2019 un « manifeste », Le progrès ne tombe pas du ciel 1, qui esquisse une définition du macronisme comme « maximisation des possibles ». Mais la pensée ou le positionnement politique d’Emmanuel Macron ont surtout été définis de l’extérieur 2.

Pour analyser le macronisme, on peut alors s’appuyer sur ce que nous en dit l’exercice du pouvoir depuis 2017. Élu par effraction, Emmanuel Macron s’est construit sur la disruption (rappelons le titre de son ouvrage d’entrée en campagne, Révolution 3). À l’épreuve de cinq ans de présidence, que reste-t-il du projet de bousculer le « système » et de subvertir les codes et règles de la politique 4 ? À bien des égards, le « nouveau monde » reste très proche de l’ancien.

L’irrésistible droitisation du macronisme

Sur le terrain économique, le « en même temps » (et de gauche et de droite) de la campagne électorale de 2017 a été de courte durée. Le macronisme de 2017 pouvait encore être lu comme une entreprise de modernisation de la gauche. Il s’est rapidement révélé comme un néolibéralisme continué et exacerbé. Le dessein du président ne souffre pas l’ambiguïté : l’approfondissement du programme néolibéral et l’adaptation du modèle social français à la mondialisation. Rhétorique du « ruissellement », loi travail, suppression de l’impôt de solidarité sur la fortune, instauration de la flat tax sur les dividendes, réforme des retraites (quoique suspendue) : les grands marqueurs socio-économiques du quinquennat ne trompent pas. Les emblèmes ou « flotteurs » de gauche sont quant à eux peu nombreux : dédoublement des classes en CP en zone de Réseaux d’éducation prioritaire, « zéro reste à charge » pour le remboursement de lunettes et de prothèses auditives ou dentaires… Dans bien des domaines, comme le logement ou la santé, l’action publique s’inscrit dans la continuité des politiques antérieures.

Cette droitisation sur le terrain économique était prévisible, si l’on se souvient que le président de la République avait été l’artisan du Crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE) sous François Hollande. L’évolution sur la question des libertés ou du régalien est plus étonnante. Emmanuel Macron s’était construit à gauche en 2016-2017 contre le républicanisme aux accents sécuritaires de Manuel Valls. Il louait alors en matière d’immigration la politique d’Angela Merkel dont il saluait le mélange « de lucidité, de courage et d’humanité admirable ». Le glissement à droite est très net. Restriction sans précédent des libertés publiques qui indigne jusqu’aux soutiens libéraux de la première heure comme les avocats François Sureau ou Jean-Pierre Mignard, répression des Gilets jaunes, tournant sécuritaire aux accents sarkozystes avec Gérald Darmanin : le macronisme aujourd’hui est aussi une forme d’illibéralisme. On lisait dans Révolution : « Nous devons nous désintoxiquer du recours à la loi et de la modification incessante de notre droit criminel. » Les lois sur la sécurité se sont pourtant multipliées, les dernières en date concernant le « séparatisme » ou la « sécurité globale ». Quatre lois sur l’antiterrorisme ont été votées depuis 2017. Est-ce vraiment une surprise ? La trajectoire du macronisme pose une question plus générale : le néolibéralisme ne peut sans doute conduire qu’à une forme d’autoritarisme avec lequel il fait système.

La base électorale d’En marche s’en est trouvée modifiée. L’électorat de 2017 était, selon le politiste Pierre Bréchon, « un précipité composite à l’avenir incertain ». Dès les élections européennes (et même législatives), il s’est droitisé. Élu à gauche en 2017, Emmanuel Macron vise sans ambiguïtés, cinq ans plus tard, une réélection à droite. Agile, il a utilisé les politiques publiques pour fabriquer un nouveau socle électoral.

Le macronisme est aussi un pragmatisme. Confronté à deux crises majeures, sociale et sanitaire (les Gilets jaunes et la pandémie), le pouvoir a d’ailleurs démontré une certaine capacité d’adaptation. En 2020, Emmanuel Macron a su imposer aux « budgétaires » de Bercy un « quoi qu’il en coûte » en rupture avec l’orthodoxie dont il était pourtant un gardien. La crise sanitaire a certes quelque peu brouillé son image de réformateur, mais le cap est tenu : le gouvernement a maintenu la réforme du régime de l’assurance chômage en mars 2021.

Entre présidentialisme et proximité

La pratique du pouvoir institutionnel ne marque pas non plus de rupture. Emmanuel Macron s’inscrit pleinement dans le présidentialisme de la Ve République qu’il a poussé encore d’un cran. L’horizontalité de la campagne de 2017 a fait long feu. La concentration des pouvoirs s’est accentuée. Rarement une majorité parlementaire n’aura été aussi docile et disciplinée (malgré le départ de 29 députés entre 2017 et février 2021). Les corps intermédiaires ont été méthodiquement court-circuités. Si la démocratie participative a été mobilisée (débat public post-Gilets jaunes, convention citoyenne sur le climat), elle a été largement instrumentalisée. Pendant la crise sanitaire, le conseil de défense réuni à l’Élysée a supplanté le conseil des ministres 5.

Au fil du quinquennat, le président en exercice a compensé sa verticalité et ce surplomb « jupitérien » par une symbolique et une mise en scène de la proximité et du « terrain » qui renvoie, là encore, à un répertoire de légitimation politique traditionnelle 6. Une forme de conversion aux territoires s’est opérée. Sans expérience locale, à la différence des présidents de la République qui l’ont précédé, Emmanuel Macron a d’abord cultivé une certaine distance, voire condescendance, à l’égard des élus locaux. À partir de la crise des Gilets jaunes, qui révèle le caractère hors sol de La République en marche, il multiplie les signes d’attention à la France des territoires. En bras de chemise, des heures durant, il est au milieu des maires dans les « débats publics ». En 2017, La République en marche était « dégagiste » et opposée à la professionnalisation de la politique : lors des élections municipales de 2020, elle soutient largement des maires de droite installés. Le choix de nommer Jean Castex à Matignon équilibre ainsi la légitimité technocratique d’un commis de l’État avec la légitimité provinciale d’un petit maire rural.

En juin 2021, le président entame dans le Lot un tour de France pour « prendre le pouls du pays ». Ce retour au peuple s’inscrit également dans une pratique très ancienne et enracinée dans la République 7. Emmanuel Macron a peu à peu adopté les codes du métier politique. Le style transgressif du début de mandat n’est plus de mise, un polissage sémantique s’est opéré : finis les mots blessants et les outrances verbales, le « pognon de dingue », l’idée qu’il suffit de « traverser la rue » pour trouver du travail, ou l’interpellation des « fainéants et [des] cyniques ». Tout se passe comme si le président autrefois inexpérimenté avait appris la maîtrise de soi et la langue de bois constitutive du métier politique.

« La poutre travaille encore »

Si le macronisme s’est banalisé et normalisé, les conditions « disruptives » qui ont assuré son succès sont toujours réunies. Emmanuel Macron est toujours fort des faiblesses de ses adversaires. Les partis traditionnels continuent à se désagréger malgré la résilience (essentiellement territoriale) des Républicains et du Parti socialiste. La gauche ne s’est pas relevée ; à bien des égards, ses contradictions et divisions se sont même exacerbées. Emmanuel Macron peut d’autant plus assumer sa droitisation que la gauche ne représente pas une menace réelle : il n’y a toujours pas de débouché crédible pour l’électorat de gauche modéré. La droite connaît aussi une crise identitaire, renforcée par une absence de leadership clair. Son espace politique est asséché, elle est déchirée entre la tentation de rejoindre l’extrême droite et l’attraction idéologique de La République en marche. La fusion des listes LR et LREM en région PACA en avril dernier a donné à voir cet écartèlement. Emmanuel Macron s’emploie toujours à jouer de la décomposition des identités politiques et à poursuivre le « dépassement » engagé en 2017. Loin d’être affaibli, le Rassemblement national est en passe de devenir la principale opposition au pouvoir en place. Malgré les dénégations, le couple Macron-Le Pen est autant un duo qu’un duel.

Il n’y a toujours pas de débouché crédible pour l’électorat de gauche modéré.

C’est tout le paradoxe du macronisme. Alors qu’il présente de nombreuses faiblesses, ses chances de l’emporter en 2022 sont réelles. Jamais une entreprise politique sous la Ve République ne s’était appuyée sur des ressources aussi faibles et sur la personnalité exclusive d’un homme. Le président dispose d’une base électorale fidèle mais étroite, et il concentre une forte défiance sur sa personne. Aucune réelle personnalité n’a émergé depuis 2017 à LREM ou dans le gouvernement (à l’exception peut-être d’Édouard Philippe, à qui le président ne renouvelle pas sa confiance en juillet 2020). La majorité parlementaire n’a été qu’une chambre d’enregistrement. Le « parti-mouvement » du président est fantomatique ou inexistant. Il n’a gagné aucune région en 2021 comme il n’avait gagné aucune grande ville en 2020. Au terme du quinquennat, Emmanuel Macron est un président aussi faible qu’omnipotent. Il était une réponse possible à la crise démocratique en 2017. Depuis lors, elle s’est encore approfondie.

  • 1.David Amiel et Ismaël Emelien, Le progrès ne tombe pas du ciel. Manifeste, Paris, Fayard, 2019.
  • 2.Voir Myriam Revault d’Allonnes, L’Esprit du macronisme ou l’art de dévoyer les concepts, Paris, Seuil, 2021.
  • 3.Emmanuel Macron, Révolution, Paris, XO éditions, 2016.
  • 4.Voir Bernard Dolez, Julien Fretel et Rémi Lefebvre (sous la dir. de), L’Entreprise Macron, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 2019.
  • 5.Voir Brigitte Gaiti, « La décision dans la crise sanitaire ou la logique du désordre », The Conversation, 21 avril 2021.
  • 6.Voir Christian Le Bart et Rémi Lefebvre (sous la dir. de), La Proximité en politique. Usages, rhétoriques, pratiques, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2009.
  • 7.Voir Nicolas Mariot, Bains de foule. Les voyages présidentiels en province, 1888-2002, Paris, Belin, 2006.

Climat : Jeu de dupes entre le Président, le Sénat et la « convention citoyenne »

Comme prévu, le premier ministre, Jean Castex, a annoncé mardi 6 juillet 2021 l’abandon du projet de loi visant à inscrire à l’article 1er de la Constitution la préservation de l’environnement et la lutte contre le dérèglement climatique. En effet, la veille, la majorité sénatoriale conservatrice avait rejeté pour la seconde fois la formulation du texte proposée par l’Assemblée nationale et « issue » des 149 propositions de la convention citoyenne pour le climat. L’utilisation du terme « garantir » était le principal point d’achoppement entre les deux Chambres. Tout cela était mis en musique dès le départ car l’exécutif connaissait dès l’origine, et dès l’annonce par Emmanuel Macron lui-même aux « conventionnels » de la reprise de cette proposition, que les sénateurs LR et centristes bloqueraient le processus. C’est donc de manière théâtrale que Jean Castex a exposé la situation créée de toute pièce devant sa majorité de droite libérale à l’Assemblée nationale : « Cette main tendue en faveur de la protection du climat n’a pas été saisie par le Sénat. Ce vote met hélas un terme au processus de révision constitutionnelle ».

Évidemment, la navette sur cette procédure aurait pu continuer indéfiniment entre l’Assemblée nationale et le Sénat. Emmanuel Macron a choisi d’y mettre un terme car la démonstration qu’il attendait était faite : la méchante droite conservatrice avait bloqué la concession « sublime » que la gentille droite libérale avait accordé aux membres de la convention citoyenne pour le climat. Démonstration faite alors que le débat parlementaire sur le projet de loi climat-résilience avait mis en évidence le mépris politique de l’exécutif à l’égard des rares propositions de la convention reprises dans ce texte ; mais démonstration faite alors que l’ouest canadien, le nord-ouest états-uniens, l’Arctique et la Scandinavie subissent des températures caniculaires… l’équation politique voulue par Emmanuel Macron lui paraît ainsi suffisante : alors que le dérèglement climatique nous saute à la figure, j’ai fait ce que j’ai pu pour agir, mais l’archaïque Sénat m’en a empêché. Le Président peut aller se laver les mains.

Évidemment, la majorité de droite sénatoriale a rejeté le projet de loi référendaire pour de mauvaises raisons. Elle a cherché un prétexte « idéologique » pour asseoir son argumentation politique, justifier son rejet et envoyer un message à son électorat : les sénateurs LR rejetaient ainsi la formulation selon laquelle la République française « garantit la préservation de l’environnement et de la diversité biologique et agit contre le dérèglement climatique » ; par là, ils prétendaient infliger un échec aux « tenants de la décroissance ». S’il est effectivement juridiquement hasardeux d’insérer le verbe « garantir » sur un tel sujet, la réalité des conséquences juridiques et constitutionnelles étaient peu mesurables et vraisemblablement faibles. L’important pour la droite conservatrice était de démontrer qu’elle s’opposait à une décroissance fantasmée ; l’important pour le macronisme était de donner des gages aux électeurs écologistes centristes et de démontrer que LR était conservateur.

Peu de gens rappellent les faits : cette réforme constitutionnelle morte-née était inutile. Depuis le second mandat présidentiel de Jacques Chirac, la Charte de l’environnement est annexée à la constitution de la République ; elle a valeur constitutionnelle et porte les mêmes effets que ceux qu’espéraient les membres de la convention citoyenne sur le climat. Et c’est là qu’il faut tordre le coup à un autre jeu de dupe : l’idée selon laquelle le tirage au sort des citoyens – jusqu’à utiliser cette méthode pour remplacer les chambres représentatives (proposition de Thomas Guénolé à nouveau ce mercredi 7 juillet 2021) – serait l’avenir et la renaissance de notre démocratie. Selon le « politologue », une assemblée tirée au sort aurait adopté le projet de loi référendaire contrairement à la chambre haute actuelle. Peut-être… mais est-ce bien le sujet ? En réalité, le fait que les « conventionnels » tirés au sort aient fait de cette proposition constitutionnelle un des axes marquant du débouché de leurs débats démontre malheureusement que – malgré des heures et des semaines de travail, malgré l’audition forcenée d’experts variés – ces « citoyens » remplis de bons sentiments ont éludé la réalité juridique et constitutionnelle du pays pour aboutir à une proposition inutile. Pire, ils sont tombés dans le piège de la manipulation et de l’instrumentalisation voulu par le Prince Président qui dispose de pouvoirs excessifs dans le régime actuel. Le tirage au sort n’est pas préférable à la démocratie représentative. Sachons nous en souvenir !

Rupture d’égalité ou revalorisation : le contrôle continu menace-t-il le bac ?

Entretien croisé accordé à Marianne par Emmanuel Maurel, député européen GRS, et Pierre Mathiot, politologue – Propos recueillis par Hadrien Brachet – Publié le 03/07/2021

Jean-Michel Blanquer souhaite renforcer la part dans le bac du contrôle continu issu du bulletin scolaire. Menace sur l’égalité républicaine ou outil pour revaloriser l’examen totem ? « Marianne » en débat avec le politologue Pierre Mathiot et le député européen Emmanuel Maurel.

Un pas de plus vers la fin d’un monument national ? Ou la voie du salut pour lui redonner du sens ? Jean-Michel Blanquer a annoncé son intention de renforcer le contrôle continu issu du bulletin scolaire au baccalauréat. Si l’équilibre du nouveau bac entre épreuves terminales (60 %) et contrôle continu (40 %) serait préservé, les évaluations communes mises en place en 2018 pour les matières du tronc commun seraient supprimées, au profit d’un « seul paquet de contrôle continu ». Et la proposition, qui doit encore être débattue avec les syndicats, divise.

Le contrôle continu « permet de faire travailler toute l’année les élèves » et « le caractère national et fort du baccalauréat sort renforcé de cette réforme » a soutenu le ministre de l’Éducation nationale à l’Assemblée. Quand d’autres se sont inquiétés des inégalités que susciteraient les nouvelles modalités du bac, du fait de l’hétérogénéité de la notation d’un établissement à l’autre. « L’égalité républicaine ? À terre », a lancé la députée Clémentine Autain sur Twitter. « Jean-Michel Blanquer est en train d’enterrer le baccalauréat » s’est insurgé l’eurodéputé François-Xavier Bellamy sur Sud Radio.

Alors, faut-il craindre le contrôle continu ? Marianne en débat avec Pierre Mathiot, politologue, auteur du rapport commandé par Jean-Michel Blanquer qui a inspiré la réforme du bac, et Emmanuel Maurel, député européen, vivement opposé au renforcement du contrôle continu.

Marianne : Renforcer le contrôle continu, est-ce abandonner une promesse d’égalité républicaine à travers un examen national, commun à tous quelle que soit son origine sociale ?

Emmanuel Maurel : C’est évident. Jean-Michel Blanquer accomplit un travail de sape. Il y a déjà eu le fiasco de Parcoursup et la réforme des filières du lycée que personne ne comprend. Le voilà qui entreprend désormais d’enterrer le bac, et de le remplacer par un diplôme local. Ce ministre n’a eu de cesse de s’autoproclamer le premier des républicains mais il piétine ici le principe sacré d’égalité. La réforme du bac, c’est la fin de l’égalité. L’entrée dans l’enseignement supérieur se fera en fonction du lycée d’origine.

Pierre Mathiot : D’abord, il y avait dans le bac précédent des conditions qui faisaient que cette égalité républicaine n’était pas autant respectée que ça. Le sport était évalué en contrôle continu et les langues étrangères à l’oral de manière non anonyme. La notation n’était également pas équivalente d’une académie à l’autre. Les mêmes qui ont vivement critiqué le bac organisé jusqu’en 2019 lui trouvent maintenant des vertus formidables.

Ensuite, le poids accordé au contrôle continu depuis le lancement de ce nouveau bac ne change pas. Il reste à 40 %. Il s’agit simplement de faire évoluer la manière dont ces 40 % sont constitués en renforçant le contrôle continu issu de la notation au sein de l’établissement mais bien entendu sur la base d’un cadrage national et de consignes de notation. Il n’est pas question de laisser les enseignants livrés à eux-mêmes. Nous supprimons les épreuves communes qui étaient des sortes de partiels nationaux et remettaient dans le système de la lourdeur alors même que l’objectif de la réforme était d’alléger le fonctionnement des lycées.

Le contrôle continu est-il source d’inégalités ?

Emmanuel Maurel : Bien sûr. D’abord car tout le monde sait qu’une note de 15/20 dans un lycée lambda ou dans un lycée prestigieux, ce n’est pas la même chose. En renforçant le contrôle continu, on renforce la position du lycée prestigieux et on enfonce un peu plus le lycée lambda. On suscite aussi du stress pour tout le monde, à partir du moment où le contrôle continu compte pour avoir son bac. On instaure une tension toute l’année entre professeurs, élèves et parents.

« Même quand on n’était pas un très bon élève, on avait sa chance à l’examen et on avait la garantie que la notation au bac serait de la pure égalité. »

J’étais aussi attaché à la formule « doit faire ses preuves à l’examen ». Même quand on n’était pas un très bon élève, on avait sa chance à l’examen et on avait la garantie que la notation au bac serait de la pure égalité. Cela me paraissait très important dans sa dimension symbolique.

Pierre Mathiot : Toute notation, toute manière de noter est source d’inégalités. Toute évaluation qu’elle soit locale ou nationale, anonyme ou pas, est source d’inégalités. Il ne s’agit pas d’opposer de manière caricaturale des manières de noter qui seraient totalement égalitaires et d’autres inégalitaires. Une part minoritaire de contrôle continu a du sens dans la mesure où cela permet d’évaluer le travail sur la longueur.

Le contrôle continu n’est-il pas un moyen de mieux refléter le niveau des élèves pour leur entrée dans l’enseignement supérieur, qu’un bac fait après les candidatures sur Parcoursup et très largement accordé ?

Emmanuel Maurel : On entérine ce que Parcoursup était déjà en train d’entériner, c’est-à-dire le fait qu’il faut absolument protéger les enfants de bourgeois en les mettant dans des lycées bourgeois. S’agissant de refléter le niveau, rien n’empêche de faire des contrôles tout au long de l’année. Et rappelons que la notation au bac prend en compte le niveau général à travers les consignes de correction, le livret scolaire, le jury qui décide ou non d’accorder les mentions. L’examen final était déjà un reflet du niveau.

Pierre Mathiot : Pour faire en sorte que les élèves soient mieux préparés à l’enseignement supérieur, il me semble que prendre en compte une grande diversité de types d’exercices et de conditions de passage, en mixant des épreuves terminales et du contrôle continu, a du sens.

La simplification du bac voulue par Jean-Michel Blanquer obéit-elle à une logique marchande et économique ?

Emmanuel Maurel : Évidemment. C’est la gestion par le stress comme dans des entreprises classiques. Au lieu de placer l’élève dans une logique de préparation de l’épreuve, on le soumet à un stress permanent, de type managérial. On présente Jean-Michel Blanquer comme héros du républicanisme, mais en fait il se comporte comme un manager. Son modèle, ce ne sont pas les hussards noirs mais le fonctionnement anglo-saxon.

Pierre Mathiot : Dans la lettre de mission qui avait été la mienne en novembre 2017, il y avait cet impératif de simplification pour alléger le fonctionnement des établissements. On était arrivés en 2019 à une situation d’embolisation du lycée. Or, les épreuves communes avaient pour conséquence paradoxale de remettre une couche de complexité organisationnelle : il fallait neutraliser le fonctionnement des établissements, convoquer les surveillants., etc.

« Qu’il y ait quelques effets pervers, je ne le nie pas. Mais ce qui est en jeu est que tout cela soit plus facile à organiser. »

Simplifier ne veut pas dire individualiser. C’est trop facile dans ces débats de dire que c’est une réforme néolibérale. Qu’il y ait quelques effets pervers, je ne le nie pas. Mais ce qui est en jeu est que tout cela soit plus facile à organiser.

Le bac doit-il être un certificat de fin d’études ou le premier grade de l’enseignement supérieur ? Ou les deux comme il l’est officiellement actuellement ?

Emmanuel Maurel : Les deux, évidemment. Surtout, il fait partie de ces rites de passage de la nation. On concluait à la fois un cycle d’études et en même temps, on permettait d’accéder à l’enseignement supérieur. Il ne faut pas négliger l’impact symbolique de ce qui est en train de se passer. On substitue à ce rite une logique de stress. Et à la fin, ce sont les classes aisées qui sont gagnantes.

Pierre Mathiot : La manière que l’on a de réorganiser le bac qui a commencé en 2018 est justement le moyen de combiner ces deux exigences, notamment par rapport au calendrier de Parcoursup qui s’impose à nous. Pour qu’au 20 juillet, la quasi-intégralité des jeunes ait une place dans l’enseignement supérieur, il faut du temps pour faire tourner Parcoursup et avant, examiner les dossiers. Cela suppose au moins dix semaines. Si vous faites des épreuves en juin comme avant et que vous voulez prendre en compte les notes du bac, vous ne pouvez enclencher Parcoursup qu’en août voire en septembre. On ne peut donc pas faire autrement, me semble-t-il, que de faire une combinaison de contrôle continu et d’épreuves terminales.

« L’objectif est de tourner le lycée et le bac vers l’enseignement supérieur. »

On recherche un équilibre entre les contraintes calendaires de Parcoursup et la nécessité de continuer à organiser un bac qui joue une place importante. Bien entendu, il sera essentiel d’accompagner les enseignants dans ce travail. Des pressions peuvent s’exercer de la part des familles mais en réalité elles existent déjà du fait de Parcoursup. Cette décision initie une évolution historique, le fait que la communauté s’interroge sur les façons de noter et définisse une stratégie collégiale par le contrôle continu.

Au-delà du bac, la véritable problématique n’est-elle pas celle du lien entre le lycée et l’enseignement supérieur ? Concentrer ses critiques sur la forme du bac, n’est-ce pas hypocrite alors que depuis longtemps on sélectionne déjà sur le contrôle continu ?

Emmanuel Maurel : La situation s’est dégradée réformes après réformes, en particulier avec Parcoursup. Je vois bien que dès la fin du collège, les jeunes commencent à être flippés. On leur demande de plus en plus tôt de savoir qu’ils veulent faire plus tard.

Pierre Mathiot : Depuis APB puis Parcoursup l’affectation des élèves dans l’enseignement supérieur se faisait absolument sur la base du contrôle continu. L’objectif est de tourner le lycée et le bac vers l’enseignement supérieur. Ce qui n’est pas encore bien mis en place, en partie à cause du Covid, c’est l’enjeu formidable des 54 heures d’orientation en première et terminale pour qu’au moment où ils affrontent Parcoursup, les élèves le fassent de manière informée. Si on n’arrive pas à faire cela, évidemment la réforme va perdre en route sa dimension d’équité. Si on y arrive, je pense que c’est une réforme qui réussira.

20 ET 27 JUIN : UN GRAND CRASH DE LA DÉMOCRATIE

Les deux tours de scrutin des élections départementales et régionales ont représenté un crash démocratique. Au moins sur cela, nous pourrons nous accorder avec tout le monde. Pour le reste ce sera bien difficile. En effet l’importance même de l’abstention rend fragile toute analyse et extrapolation sur l’état d’esprit de nos concitoyens et les conséquences éventuelles sur les scrutins nationaux de l’année prochaine.

Pourtant travailler à comprendre est une tâche essentielle.

Il ne s’agit pas d’un coup de tonnerre dans un ciel bleu mais plutôt d’un point culminant dans une évolution longue sur 20 à 30 ans. La cause première est celle de l’impuissance des politiques tout particulièrement ressentie à travers les volte-face des derniers présidents de la République (Chirac et la fracture sociale, l’agressivité bling-bling de Sarkozy, Hollande et « mon ennemi c’est la finance » ou Macron et son monde nouveau…) même si le contexte n’est pas seulement français avec la victoire idéologique du discours sur la « seule politique possible ».

Nous retenons quelques enseignements nécessaires.

PAS DE GRANDE BASCULE GÉNÉRALE

On peut retenir du second tour des élections régionales une carte de France des exécutifs quasi-inchangée. Mais c’est oublier un peu vite des mouvements dans les Régions et Collectivités d’Outre Mer : la Réunion, la Martinique et la Guyane basculent en effet à gauche. Deuxièmement, c’est également passer par pertes et profits des changements significatifs dans les conseils départementaux : le Tarn-et-Garonne, la Charente et les Côtes-d’Armor reviennent à gauche, quand plusieurs départements longtemps très ancrés à gauche basculent à droite, comme le Finistère, l’Ardèche, le Puy-de-Dôme, les Alpes-de-Haute-Provence, et surtout le plus emblématique, le Val-de-Marne, dirigé depuis 1976 par le Parti communiste français et l’union de la gauche.

Malgré tout il n’est pas exagéré de considérer que la « prime au sortant » a fonctionné : dans le contexte d’une très faible participation la mobilisation des réseaux d’élus locaux et d’animateurs locaux fidélisés a fonctionné à plein. Et pour les départementales, les sortants quand ils sont élus de terrain peuvent échapper au « tous pareils, tous impuissants ».

UNE ABSTENTION MASSIVE MAIS NON HOMOGÈNE

Les chiffres accablants (66,7% le 20 juin) cachent des réalités diverses : ce sont les jeunes et les catégories populaires qui ont boudé le plus fortement les urnes.

Depuis le soir du 20 juin 2021, journalistes et responsables politiques dissertent trop souvent entre eux des conditions accessoires qui permettraient le retour de l’esprit civique. Ainsi, la solution à l’abstention, notamment celle des « jeunes », serait le numérique. Le problème serait le caractère désuet des bureaux de vote et évidemment les millenials et leurs prédécesseurs immédiats se seraient précipités pour faire leur devoir civique s’il avait existé une application pour smartphone… Pour les « moins jeunes », il faudrait donc se replier sur le vote par correspondance (interdit – rappelons le – en 1975 en France car il y était une cause massive de fraude électorale) ou le vote obligatoire… en fonction des périodes, certains trouvent chez nos cousins ou chez nos voisins des grâces qu’ils considéraient jusqu’ici avec mépris. Le malaise est bien plus profond et la tendance ancienne.

Il existe plusieurs raisons à la fois conjoncturelles et structurelles qui participent de l’échec de ce scrutin comme de la dépression civique de notre pays et de nos concitoyens.

DES RAISONS CONJONCTURELLES … TRÈS POLITIQUES !

Choix des dates (deux week-ends de juin juste après la « libération » et en début d’été), absence inédite de campagne civique télévisée et sur les réseaux sociaux, confusion de deux scrutins très différents, nationalisation sans frais des enjeux, scandaleuse désorganisation de l’envoi des documents officiels… Tout a contribué à l’échec de ce scrutin et au doute (pour dire le moins) sur la légitimité des résultats.

En les listant on a le sentiment soit d’un sabotage volontaire soit d’une grave incompétence : dans les deux cas le ministre de l’intérieur doit être démis de ses fonctions. L’absence de principe de responsabilité des soit disant responsables politiques aggrave, épisode après épisode, la crise de confiance des électeurs et électrices.

Confier, pour partie, la distribution des professions de foi et des bulletins de vote à une entreprise privée est l’événement le plus grave et le plus marquant dans les défauts d’organisation de cette élection. Elle dénote un imbécile aveuglement idéologique : « plus efficace et moins cher, le privé » ! A contrario, elle valide l’attachement réitéré du peuple français à ses services publics et à leur qualité.

UNE DÉCENTRALISATION EN SOUFFRANCE

La démocratie locale est fortement impactée par les conséquences problématiques des réformes de la décentralisation engagées depuis 2004 et surtout depuis 2012.

La régionalisation excessive et la fusion souvent absurde des régions a ainsi déstabilisé notre édifice territorial : les électeurs peinent à saisir la pertinence des choix qui leurs sont proposés, des enjeux qu’il faut arbitrer, des compétences qui sont concernées. Plus personne ne comprend bien ce qui relève du département ou de la région, plus personne ne comprend bien dans quelle région il est et pourquoi le pays basque pourrait être géré avec la Haute-Vienne. L’absence d’information civique avant le scrutin n’a pas aidé.

Le mal s’étend à l’échelle communale car il faudrait être fou pour croire que seule la crise sanitaire avait fait fuir l’électeur au moins pour le second tour de juin 2020 : malgré l’inscription de la décentralisation dans la constitution, les simples communes ont vu leur pouvoir être de plus en plus contraint et limité par le développement de l’intercommunalité, la métropolisation, la complexification de l’action locale ou le saccage de la fiscalité locale. Les élections municipales n’attirent plus que des publics restreints et parfois motivés par les seuls enjeux de personnes ou de combats très spécifiques du type NIMBY [« not in my backyard », « pas dans mon jardin » en bon français].

Les déçus d’une action publique de plus en plus empêchée et ceux qui ne maîtrisent plus les enjeux ne se déplacent plus.

On peut tenter de résoudre certains de ces problèmes par des correctifs : séparation des scrutins, correction des excès de l’intercommunalité et de la métropolisation, abrogation des fusions régionales absurdes…

ÉVITER LES EXPLICATIONS SIMPLISTES

À ce titre, attention aux interprétations hâtives que certains, à l’orée du congrès de leur parti, sont tentés de présenter comme l’explication de la réussite de certains présidents de région… Ainsi, si dans le sud-ouest Alain Rousset et Carole Delga ont pu se payer le luxe de rejeter toute alliance à gauche au second tour, c’est peut-être moins parce que la gauche écologiste ou radicale serait un repoussoir que parce que le maillage des territoires par les élus locaux, les militants, les réseaux associatifs « amis » y a été moins atteint que dans le reste de la France.

A fortiori, dans une élection marquée par une très faible participation, la mobilisation optimum de ses réseaux est plus que jamais déterminante. Si cela n’explique pas tout, on peut croiser la carte de France des cantons au soir du 27 juin pour constater à quel point le réseau politique dans le sud-ouest du pays est resté puissant et relativement monocolore, alors qu’il est plus diffus partout ailleurs.

LE PROBLÈME PRINCIPAL OU QUAND « L’OFFRE POLITIQUE » NE RÉPOND PAS À LA DEMANDE

Pardonnez nous cette incursion dans un langage marketing. Depuis une grosse trentaine d’années, le débat politique s’enfonce dans la médiocrité intellectuelle et idéologique. La montée de l’extrême-droite et de l’abstention en sont en partie la conséquence. Depuis toutes ces années, si l’abstention s’élève inexorablement c’est que les partis politiques de droite comme de gauche ne parlent plus aux électeurs, ne parlent plus aux préoccupations concrètes mais aussi « imaginaires » des citoyens.

Il y a pour expliquer cela des raisons de structures qui vont de pair avec une forme de dépossession de la souveraineté populaire au travers d’une mondialisation supposée « heureuse » et d’une technocratisation ordo-libérale dans laquelle a dérivé la construction européenne. Les partis n’ont plus rien de conséquent à proposer aux Français car ils ont largement capitulé face à cela. Mais il y a aussi une médiocrité du discours politique et de la réflexion : il n’est qu’à regarder la faiblesse des propositions programmatiques à droite (qui se réfugie sans réflexion sur l’immigration et la sécurité car LREM lui a volé le libéralisme technocratique) ou à gauche. Déficit de réponses concrètes aux aspirations matérielles des Français, déficit de discours permettant de comprendre le monde et la direction qu’on veut lui donner ou capable de (re)construire un imaginaire collectif.

Que la gauche française se soit volontairement laissée submerger ces derniers temps par des concepts politiques anglo-américains (qui répondent essentiellement à la réalité sociologique des États-Unis d’Amérique) en dit long sur la médiocrité de l’état de réflexion idéologique et la paresse intellectuelle à gauche en France aujourd’hui. Une bonne partie de nos concitoyens nous regardent éberlués et il ne faut pas leur demander de faire le tri en cherchant ceux qui à gauche relèveraient le niveau s’ils ne sont pas invités sur les plateaux TV. L’emploi, la localisation, la nature et l’avenir de l’activité économique, les salaires, les conditions de travail, la garantie d’un logement décent et d’une santé publique accessible … mais aussi d’une tranquillité publique et d’une justice pour toutes et tous, voilà des sujets qui paraissent correspondre aux préoccupations quotidiennes et essentielles de nos concitoyens : il serait peut-être temps d’y répondre !

Personne ne viendra voter si les électeurs ne perçoivent pas les enjeux et s’ils considèrent qu’il n’y a pas de propositions politiques qui s’adressent à eux. Ce n’est pas le smartphone et des techniques de scrutin qui pallieront ces défaillances. Dans ce contexte, l’élection présidentielle est la seule dont les citoyens perçoivent encore les enjeux ; mais sans proposition politique de qualité le choix qu’ils feront sera par défaut. Alors que les scrutins des 20 et 27 juin n’ont mobilisé que le tiers le plus politisé des Français, il serait bien prétentieux de tirer des éléments signifiants sur l’évolution nationale des rapports de force politiques et sur l’ouverture de la campagne des élections présidentielle et législatives à venir.

QUELQUES DONNÉES TERRITORIALES

La carte des départementales : la gauche renforce ses positions dans le Sud-Ouest et entame la reconquête de plusieurs cantons du Nord, la droite domine de plus en plus en région parisienne, Centre, PACA et Est.

Notons que partout où au sein de la gauche la stratégie consistait pour une composante à attaquer l’autre, c’est la droite qui s’empare des départements, le basculement du dernier département communiste de la petite couronne en étant l’illustration. Le PCF connaît depuis les années 1980 une décrue politique largement analysée, qui a des causes internes et internationales… Mais il faut convenir qu’il a existé également depuis 15 ans une stratégie du PS en Île-de-France visant à accélérer cette chute en espérant remplacer le PCF. La décrue a donc été hâtée, mais on sait aussi que souvent le remplacement ne fut que superficiel. En définitive, cette logique de confrontation et de concurrence aura été un désastre pour toutes les gauches. Cette élection régionale francilienne, qui a démontré que l’électorat était bien plus unitaire que ce que prévoyaient sondages et certains états majors, marque surtout la fin de la chute, le début d’une reconstruction. Parallèlement, dans un certain nombre de cantons de centre ville, comme à Lille ou Rennes, par exemple, les candidats écologistes remplacent désormais les candidats du PS auprès des catégories professionnelles moyennes et supérieures.

Pour LREM, comme pour le RN, et ses alliés, la défaite des élections régionales est amplifiée aux départementales. LREM entraîne le MoDem dans cette déroute, et le RN perd un nombre important de cantons. C’est autant de moyens de structuration qui disparaissent. Il serait également faux de dire que LREM partait d’une page blanche : depuis 2017, le parti présidentiel pouvait compter sur le ralliement de conseillers départementaux issus du centre gauche et du centre droit. Si la majorité présidentielle prétend aujourd’hui avoir accumulé une centaine de conseillers régionaux et départementaux, il est un peu facile d’oublier qu’une bonne moitié de ces transfuges a été sanctionnée par les urnes et que le MODEM va perdre la présidence des Pyrénées-Atlantiques. Enfin, la majorité présidentielle comptait quelques 120 conseillers régionaux LREM-Modem-Agir-divers Centre sortants : ils n’en ont plus que 76.

En réalité, le gros des classes et milieux sociaux qui formaient la base des succès historiques de la gauche est resté à la maison. C’est aussi une des causes du recul du Rassemblement National, victime majeure et pour lui inédite de l’abstention…

La France et les Français méritent mieux…

Il y a un potentiel considérable à mobiliser les abstentionnistes, et il sera faux de croire que cette mobilisation sera garantie par la résolution d’une simple « équation personnelle », homme ou femme. Nous restons convaincus que nos concitoyens attendent que l’on réponde à leurs préoccupations réelles et non une mise en scène de détestations réciproques et de débats hors sol. La gauche doit donc s’atteler de manière urgente à un travail de fond et démontrer ensuite qu’elle peut proposer une alternative crédible aux différentes nuances de droite, libérale, conservatrice ou extrême.

Cela vaut pour l’élection présidentielle comme pour les élections législatives qui la suivront. Sans cela, qu’elle puisse se maintenir ou non au second tour de l’élection présidentielle, il y a fort à parier que c’est toute la gauche, dans toutes ses sensibilités, qui aura des difficultés à maintenir des groupes parlementaires à l’Assemblée Nationale. La reconduction d’exécutifs départementaux ou régionaux en 2021, avec des taux de participation allant de 25 à 36 %, ne garantit pas contre la Berezina en 2022 si nous ne prenons pas le sujet à bras le corps.

La Gauche Républicaine et Socialiste n’a jamais pratiqué un discours d’exclusive, interdisant à une partie de la gauche en soi de discuter avec les autres ; elle a participé avec volontarisme à toutes les rencontres visant à engager la gauche dans l’échange, avec une priorité, travailler aux convergences d’idées pour construire le socle possible d’une unité. La GRS a gagné des cantons, obtenu des élus régionaux. C’est bien sûr le propre des soirées électorales de voir aussi des camarades échouer, parfois de peu, et cela paraît toujours injuste quand on connaît leurs engagements et leur sincérité. Mais les scores sont encourageants, ils progressent. La GRS poursuit donc son ancrage dans les territoires et nous continuerons à plaider pour la construction d’une plateforme gouvernementale des gauches. La France et les Français le méritent et surtout l’attendent.

La relance est-elle suffisante pour surmonter la crise du COVID ?

Lundi 28 juin 2021, David Cayla, Maître de Conférences en économie à l’université d’Angers, membre des Économistes atterrés et de la GRS, répondait aux question des journalistes du 28 minutes d’arte.

Face à Elie Cohen et Natacha Valla, il explique que le retour a une situation économique équivalente à notre niveau de 2019 ne sera pas atteint fin 2021. Alors que nous faisons face à une augmentation des prix générés par le redémarrage de l’économie et l’achat des matières premières par la Chine et les USA, les plans de relance français et européen sont largement sous-dimensionnés, par comparaison à celui des Etats-Unis d’Amérique. La France par exemple pourraient être amenée à rembourser plus qu’elle reçoit de l’Union européenne, par la garantie qu’elle a accordée, si l’UE ne trouve pas d’autres ressources. Il faut également mesurer si la relocalisation des activités de production et la diminution de notre dépendance économique à l’extérieur vont réellement devenir des priorités.

Régionales : la mélancolie démocratique de l’assesseur – tribune de Rémi Lefebvre

tribune de Rémi Lefebvre, professeur de science politique, université de Lille, publiée dans Libération le lundi 28 juin 2021 à 17h46

Moins il y a d’électeurs, plus il y a de notables élus, moins il y a d’électeurs… Pour notre camarade politologue Rémi Lefebvre, cette spirale censitaire et mortifère déforme socialement le corps électoral. L’heure d’un «choc de démocratie» est toujours différée, jusqu’à quand ?

Rien n’y a fait. Le sursaut démocratique n’a pas été au rendez-vous du second tour des élections régionales, donnant à l’abstention un visage plus militant. Malgré les appels à la participation unanimes des partis, la culpabilisation des électeurs ou les explications bienveillantes des politistes, les gronderies de Marine Le Pen, les bureaux de vote sont restés désespérément vides, arpentés par une minorité d’électeurs âgés aux réflexes légitimistes. Les assesseurs qui y officient sont devenus les symboles de la désertion et de la désolation démocratiques. Plus d’électeurs pour les occuper les dimanches d’élection et tromper leur désœuvrement. Plus assez de bénévoles aussi pour assumer leur tâche, vouée à être rémunérée alors qu’elle relevait d’un noble bénévolat démocratique et d’une forme de rétribution symbolique du militantisme. Mais les militants eux aussi se font rares et désertent la scène. C’est toute la démocratie électorale qui semble désinvestie. La salle de vote se désacralise à mesure que l’acte électoral se démonétise.

La montée de l’abstention s’inscrit dans une tendance longue et le dernier scrutin n’est qu’un palier franchi dans une série d’érosions régulières et implacables. A chaque scrutin un record de démobilisation est battu (législatives de 2017, municipales de 2020, régionales de 2021). C’est peut-être le vote qui désormais fait énigme… A quoi bon aller voter quand on se prononce de plus en plus par défaut et que le vote perd sa légitimité à force d’être devenu «utile» ou simplement «républicain» ? Quand se succèdent les alternances sans alternative, la même impuissance nourrissant toujours plus de défiance et d’indifférence ? Quand l’offre politique devient illisible, quand la confusion idéologique règne et que les partis, en décomposition, ne fournissent plus de repères ? Quand les territoires (régions ou cantons) ne font plus sens ? Quand les enjeux du scrutin sont détournés et parasités par des enjeux perçus comme politiciens ?

Un discrédit démocratique cumulatif

Pour une part croissante des électeurs, voter c’est cautionner un système de délégation qu’ils réprouvent et qu’ils anticipent comme une trahison de plus à venir. La légitimité du vote est indexée sur la confiance qu’on accorde au candidat censé nous représenter. Quand elle s’évanouit, la procédure électorale apparaît comme un blanc-seing accordé à des élus sur lesquels on n’a aucune possibilité de contrôle. C’est sans doute en donnant plus de pouvoir aux électeurs entre les élections, grâce à une démocratie plus participative et continue, que l’on réhabilitera le vote lui-même. En ne réduisant pas la participation à la sphère électorale, on donnerait plus de prises et de respirations démocratiques et on décrisperait le jeu électoral.

Pour l’heure, le discrédit démocratique est cumulatif. Les élections régionales se soldent par une double peine démocratique : l’abstention traduit une aspiration au renouvellement et un rejet du système en place mais conduit aussi, faute de participation, à consacrer les notables déjà installés. La fameuse «prime aux sortants» est celle donnée par les derniers votants. Moins il y d’électeurs, plus il y a de notables et moins il y a d’électeurs à terme… Cette spirale censitaire qui déforme socialement le corps électoral est mortifère. Seule l’élection présidentielle échappe (encore) à cette sécession démocratique. L’abstention n’est pour l’instant qu’intermittente. Mais la présidentialisation a dévoré la vie politique : non seulement elle ne cesse d’entraîner des cycles d’enchantement et de désillusion autour d’un homme providentiel voué à décevoir mais elle vide tous les autres scrutins de leur signification. Les élections «intermédiaires» portent de mieux en mieux leur nom, sauf que les électeurs les enjambent de plus en plus.

Une ventriloquie qui confine à l’indécence

Depuis dimanche soir, commentateurs et responsables politiques mettent en garde : il n’y a pas d’enseignements nationaux à tirer d’une élection sans électeurs. Irrésistiblement pourtant, ils ne cessent de les faire parler en dépit de leur silence, se projetant, comme si de rien n’était, dans la prochaine échéance. Cette ventriloquie confine à l’indécence. A chaque élection se reproduit la même sidération devant les signes de l’alerte ou de l’affaissement démocratiques. Et les déplorations rituelles sont vite oubliées. Le déni reprend le dessus comme la vie politique son cours, repliée sur les jeux et enjeux propres d’un personnel politique animé par sa reconduction et sa reproduction.

L’heure d’un «choc de démocratie» est toujours différée. Ses contours possibles sont pourtant connus. Depuis des années, intellectuels, associations, mouvements citoyens ou think tanks multiplient les propositions et rivalisent d’innovations. Réhabilitation du Parlement, développement de l’offre de participation en évitant son instrumentalisation, limitation du cumul des mandats dans le temps, réforme du financement des partis encourageant la diversité sociale des candidats, vote au jugement majoritaire, référendum d’initiative citoyenne délibératif, nouvelle inversion du calendrier présidentiel… des alternatives à notre système institutionnel épuisé sont disponibles. Elles supposent un peu de courage et de volonté politiques. Il n’est peut-être pas encore trop tard.

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