Marie-Noëlle Lienemann, sénatrice Gauche Républicaine et Socialiste de Paris, était invitée mercredi 26 mai 2021 sur le plateau du Grand Soir de LCI pour débattre de l’actualité politique. L’occasion de revenir sur le changement de pied de Noël Le Graët, président de la FFF, sur le choix de Youssoupha pour “l’hymne” de l’équipe de France pour l’euro 2021, la stratégie de communication d’Emmanuel Macron, son voyage au Rwanda, la campagne de vaccination contre le COVID et le procès de Bernard Tapie.
Consultations faibles en perspective d’un troisième référendum en Nouvelle-Calédonie
Cette semaine les délégations calédoniennes, composées de responsables politiques, ont rencontré le Premier Ministre et le Ministre des Outre-mer dans le cadre des travaux sur l’avenir de la Nouvelle-Calédonie. Ces rencontres, malgré l’absence d’une partie des indépendantistes et un manque de clarté de la part du Gouvernement, ont pour objectif affiché de préparer la 3ème consultation sur l’indépendance du territoire, prévue par l’accord de Nouméa. En effet, la tenue de ce référendum a été formellement demandée au gouvernement français en avril 2021 par les deux groupes du FLNKS, formation indépendantiste, au Congrès (l’UNI et l’UC) du territoire.
Depuis le départ de Matignon de l’ancien Premier Ministre Édouard Philippe, quoi qu’on en pense de l’homme politique, l’État donne l’impression de traiter de dossier avec légèreté. En effet, l’actuel locataire de Matignon est plus préoccupé par d’autres sujets plus immédiats et hexagonaux, notamment la gestion de la crise sanitaire, et donne le sentiment d’être moins au courant du processus en cours contrairement à son prédécesseur. L’Élysée ne semble pas plus impliqué dans le dossier. Quant au Ministre des Outre-mer, il est comme ses prédécesseurs à ce poste : non-décisionnaire malgré ses propositions. Tout cela dans un contexte où le « Oui à l’indépendance » a pris 4 points atteignant en octobre 2020 47 % (contre 43 % en novembre 2018). Il paraît évident que le camp indépendantiste est actuellement tendu vers le seul objectif de remporter le 3ème référendum, plutôt que de s’interroger sur la configuration concrète qui en sortirait. Le flou gouvernemental n’incite pas ces derniers à autre chose et les seuls indépendantistes qui ont fait le déplacement ont expliqué qu’ils seraient présents à titre d’observateurs et sans mandat particulier.
En cas d’indépendance, les conséquences pour l’archipel seraient de plusieurs ordres :
- institutionnel, avec un droit interne qui serait révisé et des traités internationaux conclus par la France qui ne s’appliqueraient plus aux « nouveaux ressortissants ». Ils perdraient aussi les avantages de la citoyenneté européenne. Aujourd’hui rien n’est dit de l’éventuel processus de transition et du sort de celles et ceux qui ne voudraient pas vivre dans un « État Calédonien » souverain ;
- économique et financiers, sachant que le gouvernement français transfère environ 1,5 milliard d’euros chaque année dans ce territoire de 271 407 habitants pour financer la fonction publique ou encore des activités minières.
Pour la France, les conséquences du « oui » seraient évidemment dommageables, avec notamment la perte de près d’1,4 millions de km² (14%) de sa surface maritime et d’un ancrage géopolitique et géostratégique très important dans le Pacifique, alors que d’autres puissances régionales ou globales tentent d’y étendre leur influence. N’oublions pas que la Nouvelle Calédonie représente également 20% des réserves mondiales de nickel qui font l’objet de nombreuses convoitises.
L’indépendance de la Nouvelle Calédonie pourrait-elle alimenter des volontés de sortir de la République dans d’autres territoires ultra-marins ? C’est une question sur laquelle nous devons impérativement nous pencher.
Le dernier référendum – terme des accords de Nouméa – devrait avoir lieu probablement en septembre 2022. Il fait peu de doute que cette perspective pèse d’une manière ou d’une autre dans la campagne de l’élection présidentielle. La légèreté avec laquelle l’exécutif actuel traite ce dossier représentera une difficulté supplémentaire pour le prochain locataire de l’Élysée.
Le « non » à l’indépendance aurait lui pour résultat une nécessaire amplification des transferts de compétences de l’État au pouvoir local.
La Gauche Républicaine et Socialiste invite l’État à tout mettre en œuvre enfin d’empêcher une dégradation de la situation dans moins d’un an et demi et d’explorer tous les scénarios qui permettrait à la Nouvelle Calédonie de rester au sein de la République.
“La renaissance d’une gauche conséquente et sincère, seule solution contre le RN” – tribune de Bastien Faudot
Bastien Faudot, animateur national de la Gauche républicaine et socialiste , tête de liste pour les régionales en Bourgogne Franche-Comté, estime que le clivage qui oppose LREM et le RN est mortifère.
Tribune publiée dans Marianne le 26 mai 2021
L’annonce de l’alliance entre En Marche et Renaud Muselier (LR) en région PACA est un événement politique dont il faut comprendre le sens et anticiper les conséquences. La recette de cuisine favorite d’Emmanuel Macron est une réduction de sauce. On monte d’abord la température, on fait bouillir la marmite RN, puis on réduit le débat à une nouvelle polarité de type : les démocrates-libéraux-républicains contre l’extrême droite.
On nous joue cette partition depuis près de vingt ans. À gauche, nous avons le « privilège » d’en connaître les conséquences : la gauche s’effrite, perd ou renonce à combattre, puis appelle à « faire barrage au Front ». Les « modernes », les « raisonnables », les modérés du PS sont venus par centaines prêter main-forte à Emmanuel Macron. Avec le succès que l’on sait : au bout de l’histoire, ce n’est pas le RN qui régresse, c’est la gauche qui risque la disparition…
L’équation de la gauche castor « qui fait barrage contre le Rassemblement national » ne fonctionne plus. Et Macron sait compter : s’il veut gagner contre Marine Le Pen l’an prochain, il entend désormais récupérer les voix de droite qui entend elle aussi jouer le barrage. Nous y voilà : c’est le rôle dévolu à Monsieur Muselier qui prend la suite de Manuel Valls, Jean-Yves Le Drian, Christophe Castaner, Richard Ferrand et une centaine de députés LREM venus tout droit de Solférino. Jusqu’ici, quelques renifleurs de type isolés avaient eu le nez plus précoce que les autres à droite, tels que Gérald Darmanin, Bruno Le Maire ou Édouard Philippe.
« Les succès du RN procèdent pour l’essentiel des échecs des politiques libérales que tout ce petit monde s’évertue à poursuivre imperturbablement »
Demain, ils afflueront, de sorte que les deux grands partis qui ont structuré notre débat public depuis cinquante ans seront de fait digérés dans la nébuleuse d’En Marche. Et tous ceux qui, hier encore, ferraillaient sur les sujets économiques et sociaux, bataillaient gauche Capulet contre droite Montaigu, débattaient nationalisations contre privatisations, se tiendront la main en tenant un discours unique – le fameux « en même temps ».
Ces adversaires d’hier, devenus compagnons de déroute, vont expérimenter la redéfinition du clivage entre une droite nationaliste et un centre mondialisé. Jusqu’au jour où inévitablement la bascule adviendra. Pour une raison : les succès du RN procèdent pour l’essentiel des échecs des politiques libérales que tout ce petit monde s’évertue à poursuivre imperturbablement.
D’ailleurs, il faut anticiper une chose : le renfort de la droite, dont l’épisode Muselier est le prologue, loin de contenir le RN, va accélérer sa conquête du pouvoir. Car si les barrages de la gauche castor contre le RN ont, un temps au moins, permis de maintenir la République hors d’eau, il est certain que les digues de la droite ne vont rien retenir du tout : ce sera une voie d’eau et écoper ne servira plus à rien.
« Une partie non négligeable des électeurs LR orphelins opteront pour le RN plutôt que pour LREM. La blague du “plafond de verre du RN” aura tôt fait de se fissurer. »
Si l’électorat de gauche a longtemps suivi les consignes du front républicain de manière assez disciplinée, c’est parce que le RN représente pour lui à la fois l’adversaire ultime et l’ennemi intime. Pour l’électorat de droite, il en ira très différemment : une partie non négligeable des électeurs LR orphelins opteront pour le RN plutôt que pour LREM. La blague du « plafond de verre du RN » aura tôt fait de se fissurer.
Il reste un espoir pour empêcher ce scénario : la renaissance d’une gauche conséquente et sincère. D’une gauche qui ne tergiverse ni ne transige avec les dogmes libéraux. D’une gauche qui ne pactise « sous aucun prétexte » avec l’oligarchie macroniste. D’une gauche qui devra faire le tri entre les diversions sociétales et sa mission sociale. D’une gauche qui aura appris de ses errements passés, qui fera de la reconquête des classes populaires et des territoires abandonnés la priorité absolue vers laquelle tendra son projet.
D’une gauche qui devra se réconcilier avec l’idéal républicain et laïque. D’une gauche qui comprendra que le véritable internationalisme du XXIe siècle passe par la démondialisation des échanges et du pouvoir. D’une gauche qui posera l’écosocialisme comme un compromis fécond entre la nécessité impérieuse de protéger notre écosystème sans abandonner la grande aventure du progrès, y compris technologique, au service de l’humain.
Le courage et la lutte paient encore
Après plus d’un an et demi de lutte, les femmes de chambre de l’hôtel Ibis-Batignolles ont obtenu satisfaction sur la quasi-totalité de leurs revendications.
Après 22 mois de lutte dont huit mois de grève (cette lutte a démarré le 17 juillet 2019 jusqu’au 16 mars 2020. À partir du 17 mars 2020, les femmes de chambre ont été placées en chômage partiel), ces courageuses salariées soutenues par la CGT-HPE (hôtels de prestige et économiques) ont enfin signé un accord avec la société STN sous-traitante de l’hôtel, mardi 25 mai, en présence d’un représentant du groupe Accor.
Cet accord qui contient des avancées salariales, est le fruit de plusieurs réunions. Un seul objectif manque à leur totale satisfaction : leur intégration comme salariées du groupe Accor n’a pas été acceptée ; il y a donc beaucoup de chemin encore à parcourir contre le scandale d’une certaine sous-traitance.
Des avancées sociales substantielles !
Les femmes de chambre de l’hôtel Ibis-Batignolles vont obtenir de 250 à 500 euros d’augmentation de salaires par mois. Autre satisfaction, l’augmentation de la tarification horaire de travail avec l’assurance de travailler au moins cinq heures par jour au lieu de quatre par le passé. Désormais les salaires seront versés le 5 du mois au lieu du 11 auparavant.
Parmi les revendications de ces femmes de chambre, il y avait également la baisse de la cadence de travail. Sur ce point, elles ont obtenu gain de cause. Selon les termes de cet accord, elle va passer de 3,5 chambres à 3 et à 2 chambres pour les grandes avec une installation d’une pointeuse. Cet appareil va permettre aux femmes de chambres de comptabiliser exactement les heures travaillées et d’éviter de réaliser des heures supplémentaires qui n’étaient pas payées jusqu’ici.
La cadence va baisser aussi pour les gouvernantes qui ne contrôleront plus que 80 chambres par jour au lieu de plus de 100. Elles obtiennent la fourniture de deux tenues en coton par an et leur entretien sera assuré par la STN, qui les emploie. Ces femmes qui ont mené cette lutte ont obtenu la réintégration de deux CDD rompus pendant la grève et l’annulation de la mutation de 10 salariés souffrant d’une maladie professionnelle. Elles seront représentées désormais par deux délégués syndicaux sur site avec 15h de délégation syndicale.
La détermination de ces salariées méprisées et leur combat ont fini par payer. Hommage à ces femmes qui se sont battues contre le système de sous-traitance, qui exploite encore trop de monde, au mépris de toutes considérations sociales.
La GRS appelle à commémorer la Commune de Paris
Il y a 150 ans, du 18 mars au 28 mai 1871, était décrétée par le Peuple parisien, la Commune de Paris. Cette période historique, bien que de courte durée (72 jours) réalisa la mise en œuvre d’un idéal républicain, démocratique et social : une République émancipatrice et universelle.
Si elle s’est malheureusement terminée par le massacre des communards par le gouvernement réuni à Versailles (entre 6500 et 30 000 morts lors de la semaine sanglante: les historiens n’étant pas d’accord sur les chiffres), nous considérons que la Commune est une source d’inspiration essentielle dans nos combats politiques contemporains.
C’est pourquoi, la GRS appelle à participer et participera aux événements organisés le 29 mai 2021 à partir de 10h place de la République à Paris, et à la montée au mur des fédérés à partir de 14h.
Rendez-vous est donné à nos camarades à 13h, au 10 place de la République, en face du magasin Go Sport.
La commémoration de cet anniversaire n’est pas la simple réactualisation d’un souvenir historique, voire nostalgique pour certains. Elle est à la fois l’occasion de la mise en avant des conquêtes et nouveaux droits que les communards mirent en pratique, ou décidèrent, mais que le temps trop bref qu’ils ont eu ne leur permit pas de rendre en actes. Elle est aussi l’occasion de tirer les enseignements de cette période pour nos choix et combats contemporains.
Dès le 2 avril 1871, c’est la Commune de Paris qui pose les principes de la laïcité, de la séparation des Églises et de l’État, et de la suppression du budget des cultes.. Pourtant, il faudra attendre 34 ans, pour que ce principe d’organisation sociale soit repris dans la loi de 1905, par la IIIe République.
En matière d’éducation, la Commune décide que l’école sera gratuite, laïque et obligatoire pour toutes et tous car elle considère « la nécessité qu’il y a sous une république à préparer la jeunesse au gouvernement d’elle-même par une éducation républicaine […] ; que la question de l’éducation, […] est la question mère qui embrasse et domine toutes les questions politique et sociales et sans la solution de laquelle il ne sera jamais fait de réformes sérieuses et durables ». Elle affirme aussi la liberté de conscience. Il ne s’agit pas seulement de déclarations, par exemple, dans le XIe, arrondissement de Paris, 12 000 élèves pauvres ont été scolarisés et l’enseignement laïque et non-confessionnel a été intégralement mis en place, et cela en moins de 2 mois ! Les premiers enseignements professionnels sont créés aussi.
L’égalité entre les femmes et les hommes est déclarée et pensée non seulement comme un droit mais aussi comme un enjeu stratégique pour pérenniser les transformations sociales instaurées par la Commune.
Dès le 20 avril 1871, elle limite à 10h par jour la durée du temps de travail. Elle interdit le travail de nuit des boulangers. Elle crée des bureaux municipaux de placement, ancêtres des agences de Pôle Emploi. Elle impose un salaire minimum dans la réponse aux offres de marchés publics. La Commune instaure ainsi un droit du travail, une forme de préfiguration d’un véritable code du travail.
Elle recense les entreprises fermées et décide de les rouvrir sous la forme de sociétés ou d’associations ouvrières , telle celle des « Fondeurs en fer de la rue Saint-Maur »-une forme « d’autogestion ». Elle souhaite développer l’industrie et favoriser l’emploi- sujet contemporain s’il en est ! Elle instaure l’égalité salariale entre les institutrices et les instituteurs-réforme qui ne put être généralisée faute de temps. Comme le disait Léo Frankel, délégué de la commission « Travail » (une des dix commissions de la Commune) : « Nous ne devons pas oublier que la révolution du 18 mars a été faite par la classe ouvrière. Si nous ne faisons rien pour cette classe, je ne vois pas la raison d’être de la Commune. » Un propos qui ferait bien d’être médité par toutes celles et ceux qui se disent défendre les intérêts matériels et moraux des classes populaires ou moyennes…
La Commune instaure aussi une démocratie directe sans gouvernement et comprenant un mandat impératif des élus « révocables à tout moment » ; c ’est peut-être un des sujets les plus controversés.
En matière sociétale -dirions-nous aujourd’hui-, la Commune a créé de nouveaux droits : les enfants légitimés par simple déclaration sont considérés comme reconnus de droit, le mariage libre (l’union libre de manière plus contemporaine) par consentement mutuel est instauré, les actes notariaux (donation, testaments, etc.) sont gratuits.
Enfin, rappelons-nous que la Commune de Paris s’est constituée en opposition à une situation politique, sociale et militaire donnée (voir l’article que nous avons publié le 18 mars 2021). Elle engagea ainsi des mesures d’urgence sociale pour répondre aux impératifs du moment : suspension du paiement de certains loyers, suspension du paiement de dettes pendant 3 ans pour soulager les classes populaires des dommages dus aux bombardements prussiens par exemple. À cela s’ajoutent le versement de pensions aux blessés et veuves de guerre ou la réquisition de certains logements vacants.
Au regard de la situation actuelle et de la crise sanitaire, économique et sociale que nous traversons, il est plus que jamais nécessaire de tirer les enseignements de l’ampleur des mesures mises en place par la Commune, et de la rapidité avec laquelle elles ont été prises.
Cette liste de conquêtes politiques, économiques et sociales n’est pas exhaustive.
Si la fin tragique de la Commune a marqué de manière indélébile la mémoire collective du mouvement ouvrier et de la Gauche en général, la Commune représente un moment historique fondateur pour la pensée républicaine, démocratique, sociale, universelle et émancipatrice.
« La Sécu, une reconquête vitale » – 21 mai, 18h30
Le 4 octobre 2020 à Saint-Étienne, la GRS – avec la Convergence nationale des Collectifs de Défense et de Développement des Services Publics et de nombreuses organisations de gauche – participait au lancement de l’année anniversaire des 75 ans de la création de la sécurité sociale (4 octobre 1945 : ordonnance de création de la Sécurité sociale). Cette année anniversaire ne saurait n’être qu’une année de souvenir, elle est une année d’action ! Elle est l’occasion d’ouvrir le chantier de son développement pour un nouveau progrès de société. Cette aspiration à la constitution d’une Sécurité sociale du XXIème siècle prenant en compte les nouveaux défis de notre temps, a été renforcée par les conséquences désastreuses à la fois de la crise sanitaire et de sa gestion calamiteuse par le gouvernement. Rappelons que des lits d’hôpitaux sont encore en cours de fermeture ou fermés en contradiction flagrante avec le discours gouvernemental et les intérêts de tout un chacun.
Notre sécurité sociale a été volontairement fragilisée par des réformes libérales successives ouvrant de la sorte de nouveaux marchés aux intérêts privés. À cela s’ajoute une menace forte de laisser à la charge de la Sécurité Sociale les milliards de dettes contractées durant cette crise sanitaire : c’est inacceptable !
C’est pourquoi, la GRS participera et vous invite à participer le 21 mai à 18h30, à la visio-conférence co-organisée par la Convergence Services Publics et L’Humanité, « La Sécu, une reconquête vitale ».
Vous pouvez suivre les discussions sur les pages Facebook de la Convergence Services Publics (@ConvergenceSP) ou sur celle de l’Humanité (@humanite.fr)
événement Facebook : https://fb.me/e/6nZdopvxb
« Gestion de la sortie de la crise sanitaire » : Quand l’exception devient la règle, la démocratie se fragilise et est en danger
Le Sénat a adopté le mercredi 18 mai 2021 dans la nuit le projet de loi relatif à la gestion de la « sortie de crise sanitaire ». La gauche a voté contre.
Le 27 janvier dernier, le Parlement avait à nouveau prolongé l’état d’urgence sanitaire (réactivé depuis le 17 octobre 2020) jusqu’au 1er juin 2021. Or malgré une circulation encore active du virus, le gouvernement a annoncé un plan de « déconfinement » ou plutôt de levée des restrictions, qui s’échelonne jusqu’à l’été.
Aussi, le projet de loi qui a été adopté hier soir (le 8ème depuis le début de la crise) est présenté comme un projet de gestion de la sortie de crise sanitaire. Il s’apparente en réalité davantage à un énième projet de loi transitoire entre une vague et une autre.
En tout état de cause, le texte pose un jalon au 31 octobre 2021 pour la fin des mesures restrictives possibles, mais le chapitre « État d’urgence sanitaire » inséré dans le code de santé publique en mars 2020 reste valable jusqu’au 31 décembre 2021.
Il s’agit d’accompagner le processus de réouvertures par des mesures similaires à celles que prévoyaient déjà la loi du 9 juillet 2020 et le régime transitoire d’alors, et les différentes mesures issues d’ordonnances, auxquelles s’ajoutent notamment l’instauration d’un pass sanitaire. Parallèlement, le texte reconduit un certain nombre de dispositions issues d’ordonnances prises pour « gérer » la crise sanitaire et quelques dispositions concernant l’organisation des prochaines élections départementales et régionales.
L’article 1er définit un « régime de sortie de l’état d’urgence sanitaire » applicable à compter du 2 juin jusqu’au 31 octobre 2021. Il reprend les bases établies par la loi du 9 juillet 2020 :
Le Premier Ministre est habilité à prendre les mesures nécessaires visant à lutter contre la covid 19, par décret pris sur le rapport du ministre de la santé, qui peuvent porter notamment sur :
➣ la limitation des déplacements des personnes et les conditions d’utilisation des transports collectifs ;
➣ la limitation de l’accès, voire, si les précautions ordinaires ne peuvent être observées ou dans des zones de circulation active du virus, la fermeture, de catégories d’établissements recevant du public et de lieux de réunion ;
➣la réglementation des réunions et rassemblements, notamment sur la voie publique ;
➣ l’obligation d’un test de contamination par le virus à l’arrivée ou au départ du territoire métropolitain et d’une des collectivités mentionnées à l’article 72-3 de la Constitution si cette collectivité est une zone de circulation active du virus.
Le Premier ministre peut habiliter les préfets à prendre ces mêmes mesures à l’échelon du département et à mettre en demeure de fermer les établissements ne se conformant pas à ces mesures.
Imposition du Pass Sanitaire et prolongement du couvre feu
À ces dispositions permises par la loi du 9 juillet 2020, s’ajoute la possibilité de soumettre les déplacements à destination ou en provenance du territoire hexagonal, de la Corse ou des territoires ultramarins à la présentation d’un « pass sanitaire » indiquant que vous auriez été vaccinés ou attestant du rétablissement à la suite d’une contamination par ce virus. Cette disposition a été proposée en cohérence avec les travaux en cours au niveau européen. L’Assemblée nationale y avait ajouté le test négatif mais aussi la présentation de ce pass pour accéder « à certains lieux, établissements ou évènements impliquant de grands rassemblements de personnes pour des activités de loisirs ou des foires ou salons professionnels ».
Le gouvernement a annoncé que ces différentes informations seraient désormais officiellement et numériquement certifiés. Ces certificats pourront être stockés et présentés grâce à l’application TousANtiCovid, en cohérence avec le « certificat vert numérique » envisagé le mois dernier par la Commission européenne, afin de faciliter la circulation des personnes au sein de l’UE. Le Conseil d’État avait cependant averti que l’ensemble des décisions prises par l’exécutif et les préfets dans ce cadre devront, sous le contrôle du juge, doivent être strictement proportionnées aux risques sanitaires, et surtout qu’il devra y être est mis fin sans délai dès qu’elles ne seront plus nécessaires.
La question du traçage numérique avait, au lendemain du premier confinement, suscité un vif débat politique. Nous nous y étions fermement opposés. Nos inquiétudes d’alors restent largement justifiées… malgré une sorte d’assentiment forcé et de lassitude de nos concitoyens.
En dehors de l’outil numérique support, ce pass sanitaire pose question, au moins pour deux raisons : l’accès à la vaccination est encore réservé à certaines catégories de la population ; quand cet accès sera offert à toutes et tous se posera encore la question de la liberté individuelle de chacun à vouloir ou non se faire vacciner.
Ce projet de loi marque l’avènement du pass sanitaire, plus que discutable… L’instauration d’un « passeport vaccinal » était jusqu’à présent une ligne rouge en matière de libertés publiques que le gouvernement se refusait à franchir.
Stéphanie Renard, maîtresse de conférences en droit public à l’université de Bretagne-Sud et spécialiste de l’ordre public sanitaire explique ainsi que « des obligations de vaccination existent déjà. L’une des sanctions du non-respect de celles-ci est la privation d’accès à un droit ou à un service public. Par exemple un enfant ne pourra pas aller en colonie de vacances s’il n’a pas fait tel ou tel vaccin. En théorie rien empêche l’adoption d’une loi qui prévoirait une obligation de vaccination contre la Covid-19 et qui l’assortirait de privation d’accès à certains droits. Mais, en pratique, cela serait, selon moi difficile. Tout d’abord car cela supposerait qu’il y ait assez de vaccins pour tout le monde. Ensuite, cela serait très risqué politiquement. »
Le texte permet également la prolongation du couvre-feu jusqu’au 30 juin 2021, car le régime juridique de sortie de l’état d’urgence ne permettait pas au gouvernement de décréter cette mesure restrictive de liberté.
État d’urgence territorialisé et dérogations au droit du travail
L’article 2 prévoyait dans sa version gouvernementale une règle particulière qui aurait permis de décréter l’état d’urgence dans des circonscriptions territoriales déterminées. À condition que ces circonscriptions, prises ensemble, représentent moins de 10% de la population totale. Le délai d’un mois prévu à l’article L.3131-13 du code de la santé publique pour l’intervention du législateur aux fins de prorogation de l’état d’urgence sanitaire aurait été porté à deux mois.
À l’Assemblée nationale, en commission des lois, cet article 2 a fait l’objet d’une levée de bouclier, notamment des groupes LR et PS. La prolongation portée à deux mois de l’état d’urgence sanitaire, au lieu d’un mois actuellement (bien que cela se serait appliqué à un territoire donné) était effectivement une nouvelle marque de mépris du Parlement. Etant donnée l’importance des restrictions rendues possibles par le dispositif proposé à l’article 1er, notamment en cas de « circulation active du virus », il n’était pas justifié de desserrer le cadre juridique de l’état d’urgence sanitaire et le contrôle parlementaire de celui-ci.
Cet article prévoit que le régime transitoire prévu par l’article 1erne peut s’appliquer dans les territoires où l’état d’urgence sanitaire est en cours d’application. Le texte reconduit la possibilité de fixer, par accord d’entreprise, le nombre maximal de renouvellements possibles pour un contrat de travail à durée déterminée (CDD), disposition qu’a dénoncée avec force notre sénatrice Marie-Noëlle Lienemann. L’article 1er de l’ordonnance du 25 mars 2020 permet à l’employeur, d’imposer la prise de congés ou de les modifier unilatéralement par un accord d’entreprise ou, à défaut, par un accord de branche, le nombre maximum de jours concernés étant porté de six à huit. La commission des lois du Sénat avait réduit à six, le gouvernement a tenté d’imposer par amendement un retour à huit jours qui a été rejeté par l’unanimité du Sénat.
Renforcement des régimes de la quarantaine et de l’isolement
L’article 4 renforce le régime de la quarantaine et de l’isolement en donnant au représentant de l’État, comme c’est déjà le cas outre-mer, la possibilité de s’opposer au choix du lieu d’hébergement retenu par l’intéressé, s’il apparaît que ce lieu ne répond pas aux exigences visant à garantir l’effectivité de la mesure et à permettre son contrôle, et de déterminer, le cas échéant, un lieu d’hébergement.
Sur le régime des mesures d’isolement et de quarantaine, comme le constate le Conseil d’Etat dans son avis, par son objet et sa portée, cette disposition est susceptible de porter atteinte au droit des personnes concernées à mener une vie familiale normale.
En outre, il apparaît nécessaire de s’interroger sur la possibilité pour les personnes les plus précaires de suivre les obligations d’hébergement si le premier choisi ne répond pas aux exigences avancées. Une fois encore ces mesures porteront atteinte aux personnes les plus fragiles.
Une logique pérenne de fichage informatique
L’article 5 permet d’assembler les données recueillies dans les systèmes d’information de suivi de la crise sanitaire au sein du système national des données de santé (données anonymisées). Sur ces dispositions applicables aux systèmes d’information, ce versement a un effet sur les durées de conservation de ces données, qui entrent désormais dans le droit commun du système national des données de santé, lequel permet une conservation pouvant aller jusqu’à vingt ans !
On passe clairement d’un système d’information d’urgence et auquel devait être mis fin avec la fin de la crise sanitaire à un système pérenne par sa durée et son mode de conservation.
Prolongation des mesures d’accompagnement jusqu’au 31 octobre 2021
De nombreuses dispositions résultant d’ordonnances prises depuis mars dernier sont reconduites. Elles concernent notamment les règles applicables aux juridictions judiciaires, ou encore celles relatives à la tenue des réunions des assemblées territoriales.
Au total, ce sont 60 ordonnances qui ont été prises sur le fondement des articles 11 et 16 de loi du 23 mars 2020. La loi n° 2020-734 du 17 juin 2020 est venue compléter les mesures déjà prises sur le fondement de la loi du 23 mars 2020 d’urgence pour faire face à l’épidémie de covid-19. Elle comprenait dix habilitations à légiférer par ordonnance et des dispositions dans des domaines divers pour répondre à la sortie de la crise sanitaire, dont l’adaptation du fonctionnement de la justice (procédure de jugement des crimes et le fonctionnement des cours d’assises).
Ordonnances économiques et sociales
Le terme de la période de trêve hivernale a été repoussé à titre exceptionnel du 31 mars 2021 au 31 mai 2021 par l’ordonnance du 10 février 2021. L’article 7 habilite le Gouvernement à adapter et prolonger l’activité partielle (nous en avions décrypté voici plusieurs mois les atouts et défauts), les modalités de calcul des indemnités des salariés d’associations intermédiaires en CDDU, la position d’activité partielle pour les salariés dans l’impossibilité de travailler en raison d’une vulnérabilité ou d’absence de solution de garde d’enfants.
Les aménagements apportés à l’indemnisation chômage des intermittents du spectacle avec la prolongation des droits à indemnisation pour les demandeurs d’emploi ayant épuisé leurs droits à compter du 1er mars 2020. Cette prolongation a pour terme le 31 mai 2020, sauf pour : – les artistes et techniciens intermittents du spectacle, pour lesquels la prolongation s’applique au plus tard jusqu’au 31 août 2021 ; – les demandeurs d’emploi qui résident à Mayotte, pour lesquels la prolongation s’applique au plus tard jusqu’au 31 juillet 2020.
Un dispositif particulier a été prévu pour les demandeurs d’emploi qui ont épuisé leurs droits à compter du 30 octobre 2020 : la durée pendant laquelle l’allocation chômage leur est versée est exceptionnellement prolongée au plus tard jusqu’au dernier jour du mois au cours duquel la fin de l’état d’urgence sanitaire intervient.
Modification du code électoral
Pour les élections départementales et régionales reportées à juin 2021 :
➔ Les candidats peuvent fournir à la commission de propagande une version électronique de leur circulaire lorsqu’ils remettent les exemplaires imprimés, alors la commission de propagande la transmet au préfet ou à la collectivité le cas échéant pour qu’elle soit publiée sur un service de communication au public en ligne.
➔ Les opérations de vote peuvent se dérouler dans une salle ou si le maire le décide à l’extérieur (dans les limites du lieu de vote) si cela permet une meilleure sécurité sanitaire et à condition que l’ensemble des prescriptions du déroulement puissent être respectées
➔ Des emplacements spéciaux sont réservés par l’autorité municipale pour l’apposition des affiches électorales dès la publication par le préfet de l’état ordonné des listes de candidats (dérogation à l’article 51 du Code électoral qui le prévoit pendant la durée de la période électorale)
Le service public audiovisuel assure une couverture du débat électoral relatif au renouvellement général des conseils régionaux, de l’Assemblée de Corse et des assemblées de Guyane et de Martinique et au renouvellement des conseils départementaux organisés en juin 2021.
Le texte original du projet de loi précisait qu’un débat entre les candidats tête de liste ou leur représentant était organisé et diffusé la semaine précédant chaque tour de scrutin et qu’il restait accessible sur internet au moins jusqu’à la fin de la campagne. La réécriture de l’Assemblée intègre les élections départementales, mais a supprimé ces précisions.
Une sorte de monstre normatif
Dans un rapport parlementaire sur « le régime juridique de l’état d’urgence sanitaire » remis le 14 décembre dernier, les députés s’inquiétaient de « la multiplication des habilitations sollicitées par le gouvernement pour légiférer par ordonnance » avec pas moins de 77 ordonnances.
Si l’on ajoute les éventuels règlements locaux, les Français ont été confrontés depuis dix mois à un enchevêtrement de textes et à des situations dont il était parfois difficile de déterminer le régime juridique applicable. « Cela peut dépendre du jour, de la période et de l’endroit où on se trouve, en métropole ou dans les DOM-TOM, dans les Alpes-Maritimes ou dans le Nord. Ces deux effets cumulatifs, temporel et géographique, rendent difficilement intelligible le régime applicable », explique Marie-Laure Basilien-Gainche, professeure de droit public à l’université Jean-Moulin Lyon 3 et spécialiste des états d’exception. Elle explique en outre qu’« il y a une compulsivité normative des pouvoirs publics, une tendance à administrer par la norme. On a l’impression que, comme ils n’arrivent pas à gérer la situation, ils compensent par le normatif. Mais de ce fait, on se retrouve avec une sorte de monstre normatif, et sans investissement dans l’implémentation, la mise en œuvre. » […] « Il en résulte une instabilité, une accumulation de textes qui vont parfois dans un sens puis dans un autre. Les gens sont passés de l’état d’urgence, puis à un régime de sortie de l’état d’urgence, puis sont repassés sous état d’urgence … Il y a un manque de bon sens du point de vue de l’utilisation de la norme. Concernant l’aspect géographique, les distinctions faites entre les territoires, avec ces cartes de différentes couleurs, peuvent se comprendre. Le problème est que ce dispositif peut être mal accepté quand les décisions viennent d’en haut au lieu d’être prises au niveau local. »
Un état d’exception permanent sous le « diktat d’Hippocrate »
La prorogation d’un an de l’état d’urgence ravive une autre crainte : celle de l’accoutumance aux régimes d’exception. Le 31 décembre 2021, les Français auront passé plus de 21 mois sous ce régime ou celui de « sortie de l’état d’urgence sanitaire ». Comme pour l’état d’urgence décrété au lendemain des attentats du 13 novembre 2015 et resté en vigueur jusqu’au mois d’octobre 2017, la notion « d’urgence » semble avoir perdu tout son sens et laisse place à un mode de gestion habituel de la société.
Cette habitude de restreindre les libertés s’est déployée de manière décomplexée et avec un élément supplémentaire : nous avons changé de degré. Dans le cadre de l’état d’urgence sécuritaire, on vise une personne ou un groupe de personnes voulant mener des actions de terreur ou contre la sécurité nationale. La menace est donc relativement circonscrite. Avec cet état d’urgence sanitaire désormais, l’ennemi peut être présent partout autour de vous. Il y a une sorte de « diktat d’Hippocrate » qui s’installe et en vertu duquel les libertés de tous doivent être restreintes pour préserver la vie d’un seul.
L’une des spécificités de l’état d’urgence sanitaire est d’avoir justifié des mesures encore plus restrictives que celles prises après les attentats de novembre 2015.
L’état d’urgence sanitaire répond-il à la crise du Covid ou à la crise du système de santé français pour y faire face ?
Le Syndicat de la magistrature avait émis ces remarques toujours pertinentes pour ce 8ème texte d’exception : « Certes, il y a urgence. Mais commande-t-elle de tomber dans le tropisme de l’exception ? Nous avons trop éprouvé cet « esprit de l’urgence » par le passé – pas si lointain – pour ne pas questionner sa légitimité à cette heure et pour ne pas questionner cette « légalité de crise », encore une fois actionnée. En définitive, de quelle crise parle-t-on ? Celle de la propagation d’un virus qui peut tuer en masse ou celle du système de santé français en péril qui ne peut faire face ? En quoi l’exceptionnalité serait la réponse à l’incurie assumée des politiques publiques de santé qui ont incontestablement aggravé la crise actuelle ?
L’effet de contamination dans le droit commun de règles dérogatoires censées n’être que temporaires, a tellement été à l’œuvre dans d’autres domaines, qu’il est indispensable aujourd’hui de vérifier si les garde-fous sont solides, mais également de s’assurer que les exclus et les discriminés en temps ordinaire ne sont pas également les exclus du confinement, lequel s’avère déjà discriminatoire pour nombre de catégories de personnes : étrangers, sans domicile fixe, mal logés, détenus, malades mentaux, travailleurs précaires… »
Cette manière de gouverner par des mesures sécuritaires et non par la santé pose problème ; selon Marie-Laure Basilien-Gainche, « le confinement n’a pas servi directement à freiner la propagation de l’épidémie mais plutôt à alléger la pression hospitalière car nous avons fermé trop de lits pour des raisons managériales. On s’est privé de moyens pour lutter contre cette épidémie. Pourquoi ne pas avoir investi massivement dans l’hôpital public ? […] Lorsqu’on n’emploie pas les bons moyens, on ne peut pas obtenir les bons résultats. »
Finalement, nous nous sommes opposés aux 7 projets de loi organisant l’état d’urgence sanitaire précédents. Le 8ème ne se distingue pas vraiment de ceux-ci, les mêmes mécanismes sont employés et agrémentés de quelques « nouveautés » liées aux avancées en matière vaccinale notamment.
Si les dispositifs concernant la tenue prochaine des élections départementales et régionales sont plutôt adaptés à la situation et n’appellent pas de critiques fondamentales, en revanche tout le volet état d’urgence sanitaire est critiquable presque en tous points.
« Il faut toujours se référer au peuple » – Entretien d’Emmanuel Maurel à Reconstruire
Emmanuel Maurel a reçu Reconstruire dans les bureaux de la Gauche Républicaine et Socialiste pour évoquer avec ce média le contexte politique actuel. Propos recueillis par Sacha Mokritzky, photographies de Manon Decremps.
La crise sanitaire empêche la mobilisation. Croyez-vous que la sortie de crise épidémique pourrait aboutir à une mobilisation populaire ?
Le premier sentiment que suscite une crise sanitaire, c’est évidemment la peur. Et la peur, en politique, peut déboucher sur des formes de mobilisation, de manifestations aussi diverses qu’imprévisibles. Ce qu’il y a de singulier en France, depuis le premier confinement, c’est une colère sourde qui s’était déjà exprimée avec la crise des Gilets jaunes. Cette colère est liée à la fois aux mensonges et contre-vérités du gouvernement, à ses échecs manifestes (Étape des tests, l’étape des masques, l’étape des vaccins), mais aussi à une forme d’humiliation nationale : nous sommes le seul pays du Conseil de sécurité de l’ONU à n’avoir même pas mis au point de vaccin. Si l’on ajoute à cela les restrictions en termes de libertés publiques depuis le début de la crise, cela fait un cocktail explosif. Mais ce qui risque d’aggraver les choses, ce sont les conséquences économiques et sociales de la crise, augmentation du chômage de masse et faillite d’entreprises. Les mesures gouvernementales sur, l’assurance chômage, indignes, mais aussi les propos de Bruno le maire promettant de durcir la « réforme des retraites », ne manqueront pas de faire réagir un monde du travail qui a souffert et qui voit que certains « profiteurs de la crise » ne sont même pas mis à contribution.
Ce qui est probable, c’est que l’enjeu principal des prochains mois, dans la tête des gens, sera à la fois d’échapper aux conséquences de la crise, et de redresser le pays. Il y a, je crois, un enjeu autour de cette idée de réparation. Réparer ce qui a été cassé, redresser un pays durement éprouvé. Ce sera soit une mobilisation sociale, soit une mobilisation politique, soit les deux. Ce qui est certain, en tout cas, c’est que dans des périodes de crise, par définition très anxiogènes, il est difficile de parier sur un mouvement social organisé et déterminé. Il nous appartient aussi à nous, militants politiques, de susciter en sortie de crise des mobilisations, car il y a de nombreux points sur lesquels les Français auraient raison d’être en colère. Il faut, comme toujours, transformer cette colère, lui donner un débouché politique. C’est le rôle des dirigeants de gauche.
Sur cette question de la gauche, justement, le parti que vous avez fondé, et que vous présidez, la Gauche Républicaine et Socialiste, a toujours appelé à une convergence des gauches pour la prise de pouvoir. Néanmoins, la période montre un désintérêt des Français pour la gauche, qui peine à convaincre.
Le paradoxe de la période, c’est que les Français plébiscitent des réponses qu’on peut aisément associer à la gauche : intervention de l’Etat dans l’économie, soutien aux services publics, relocalisation des activités industrielles, politique salariale favorable aux travailleurs invisibles sur-sollicités pendant la crise du Covid, etc.
Le plus préoccupant, le plus grave, c’est le décrochage spectaculaire des couches populaires dans la sociologie de l’électorat de gauche.
Mais ces aspirations ne se traduisent pas électoralement, c’est une évidence. L’affaiblissement de la gauche n’est pas un phénomène nouveau, et pas spécifiquement hexagonal, même si chez nous c’est exacerbé.
Le plus préoccupant, le plus grave, c’est le décrochage spectaculaire des couches populaires dans la sociologie de l’électorat de gauche. Si l’on en croit les chiffres, une très forte proportion d’ouvriers et d’employés ne se reconnaissent plus dans la gauche. On évoque souvent la démographie (assimilant vieillissement de la population et tendance conservatrice) ou l’atténuation des frontières de classe (consécutive aux mutations dans le monde du travail) pour expliquer ce phénomène.
La vérité, c’est qu’une partie de ce qu’on appelait « la gauche de gouvernement » a trop souvent versé dans la résignation, voire la capitulation. L’exemple le plus frappant, c’est le quinquennat Hollande, qui n’a pas amélioré les conditions de vie matérielles et morales des gens les plus modestes. Au contraire, il les a détériorées. Le point d’orgue, si vous me passez l’expression, fut la loi Travail. C’est d’ailleurs une chose assez inouïe pour tous ceux qui ont vécu ces cinq années. Il y avait un effet de sidération ; nous avions une équipe dite de gauche, mais qui « en même temps » reprenait absolument tous les arguments patronaux ! Et toutes ces mesures annonçaient celles prises ensuite par Emmanuel Macron.
Aujourd’hui, en dépit des résultats piteux du macronisme, la gauche n’est pas attendue. Elle n’est pas entendue non plus.
D’abord parce qu’elle donne l’impression de ne pas s’intéresser suffisamment aux problèmes quotidiens des gens. Passer deux semaines à s’écharper sur les réunions non mixtes à l’UNEF, quoiqu’on pense du sujet, c’est absurde et dérisoire. Pour raisonner en termes marxistes, il s’agit de « contradictions secondaires » par rapport à la contradiction principale, qui est celle du capital et du travail. La gauche donne le sentiment de se cantonner, de manière plus ou moins maîtrisée, à ce type de débats, alors qu’il y a un énorme obstacle au milieu du chemin, qui s’appelle le chômage, la précarité, la misère sociale.
Ensuite, nous restons, collectivement, intoxiqués par les institutions de la V° République. Il faut sortir du crétinisme présidentialiste. Notre code génétique, c’est la délibération collective et la promotion du parlementarisme. Cette croyance dans la « rencontre d’un homme avec un peuple », cette personnalisation des débats, c’est quand même curieux pour nous qui avons longtemps clamé qu’il n’y avait ni César ni Tribun.
Autre paradoxe : nous contestons le bien-fondé de la « concurrence libre et non faussée » dans la vie économique, mais nous en sommes les défenseurs fanatiques en matière électorale. Je me mets à la place de certains électeurs de gauche : trois, quatre , parfois cinq listes lors d’un scrutin local, il y a de quoi être paumé.
Le morcellement, la division systématique, ne contribue pas à notre crédibilité. D’autant que les électeurs sont beaucoup plus unitaires que les organisations. Je sais qu’il est de bon ton de dire que l’unité de la gauche est un concept dépassé, qui ne représente pas la majorité de l’électorat. Mais en réalité, quand tu discutes avec une personne un tout petit peu politisée, le rassemblement, s’il n’apparaît pas comme une condition suffisante, apparaît néanmoins comme une condition nécessaire.
Voilà ce qui compose le cocktail : il y a des facteurs sociologiques, des facteurs conjoncturels, et des facteurs quasi-comportementaux qui aboutissent aujourd’hui au fait que les gens se détournent massivement de la gauche. Est-ce inéluctable ? Évidemment, non. Regardons ce qu’est capable de faire Joe Biden, notamment grâce à la pression de son aile gauche. Il est capable de mettre en place l’un des plus grands plans de relance de l’Histoire, de distribuer de l’argent aux foyers les plus modestes, d’investir dans les infrastructures publiques. Cela montre bien qu’il y a des inflexions possibles. Et de l’espoir. Pourvu que l’on parte des préoccupations quotidiennes des gens ordinaires.
Ces débats identitaires montrent l’accélération du tempo polémique. Est-ce que la politique-twitter impose un rythme qui empêche à la nuance d’exister ?
Même lorsque l’on plaide pour une transformation radicale de la société, même lorsque nous avons des désaccords très forts avec des interlocuteurs, à gauche et, à fortiori, dans le reste de l’échiquier politique, nous ne sommes pas obligés de nous mettre au diapason des chaînes d’info en continu et des réseaux sociaux qui ne fonctionnent que sur le clash. L’écrivain Christian Salmon explique que nous sommes passés de l’ère du storytelling à l’ère du clash, dont Donald Trump, avec d’autres, comme Salvini, sont les parangons. Désormais, pour imprimer dans ce monde du flux d’info en continu, il faut surjouer la conflictualité. J’estime que le fait de privilégier systématiquement l’invective ou la vitupération nuit à la qualité du débat démocratique . Certains diront que c’est un point de vue « petit bourgeois », de quelqu’un de policé. Je rappelle quand même que la République, qui est notre bien commun, part du principe qu’elle exige un débat rationnel, donc respectueux. Cela n’empêche pas d’avoir des idées fermes, des idées originales, des idées clivantes, mais elles doivent être à mon avis servies dans un tempo qui n’est pas celui qui nous est imposé.
Nous ne sommes pas obligés de nous positionner systématiquement sur l’Islam, l’UNEF, sur je-ne-sais-quelle déclaration d’un maire écologiste. C’est nous qui devons rester maîtres de nos combats. Or, précisément, ce n’est plus le cas aujourd’hui. Je pense que la nuance a sa grandeur et sa nécessité lorsqu’on est confronté à des situations de crise aussi graves que celle que l’on vit aujourd’hui.
Le peuple est aujourd’hui fantasmé. Il est vu à gauche comme une abstraction magnifique, et différents clivages se font face pour le définir politiquement. Où placez-vous le curseur ? Quels clivages distinguez-vous ?
D’abord, je trouve ça bien que le peuple soit vu comme une entité magnifique. C’est la vision contraire qui serait préoccupante ! Cela prouve notre attachement à la démocratie, à la souveraineté populaire.
Nous parlons ici d’abstraction magnifique. Comme s’il n’était qu’une fiction.
Il y a des fictions et des abstractions nécessaires. Le peuple est, par définition, hétérogène et insaisissable. Mais il est important de s’y référer toujours.
Vous parliez de clivages structurants dans la société. Il y a une césure, qui s’élargit depuis plus de deux décennies, entre les cercles dirigeants économico-médiatico-politiques, et la masse des gens ordinaires, dont les aspirations sont ignorées et méprisées. Cela a culminé, en France avec le mouvement contre le TCE en 2005, et en Grèce les sanctions abominables contre le gouvernement Tsipras et la mise à genoux de tout un peuple. Il y a une coupure, entre une toute petite minorité qui estime savoir distinguer le bien et le juste, qui discrédite toute parole divergente en affublant de qualificatifs de type « populiste » les prises de position qui lui sont alternatives. Ces gens sont tout-à-fait en phase avec les mutations du capitalisme contemporain. Ils se moquent assez des règles, des normes, des frontières, des protections. À contrario, la masse des gens, au contraire, se rattache à des repères, des règles, et attendent justement de la politique qu’elle les conforte.
Mais le clivage le plus important de la société française est toujours le clivage de classe. Même si toute une littérature sociologique et économique nous explique que les frontières de classes se sont estompées et que la conscience de classe s’est étiolée, il y a néanmoins des classes sociales, les ouvriers, les employés, la classe moyenne précarisée, qui auront intérêt à lutter ensemble si elles veulent arracher des compromis dans le cadre d’un monde capitaliste.
De la même façon, je maintiens le clivage gauche-droite. Même s’il est battu en brèche, remis en cause, il correspond toujours à des aspirations qui continuent à exister, qui sont contradictoires dans la société française, et je ne veux pas les abandonner sous prétexte que François Hollande a fait une politique de droite.
Enfin, il y a un clivage géographique. Nous voyons d’un côté se dessiner une France métropolitaine, intégrée à la mondialisation. D’un autre, une France plus rurale, périphérique, qui souffre de la désindustrialisation et de la fuite des services publics. Il faudrait affiner ce modèle, car au sein des métropoles, il y a aussi de fortes inégalités. Il y a des décrochages entre un habitant de l’Est du Val-d’Oise pince Seine Saint Denis, et un habitant des Hauts-de-Seine.
Tous ces clivages se superposent, se juxtaposent. Cela donne une société assez fracturée, divisée. Il est donc difficile d’apporter une réponse uniforme. Mais nous savons où est notre camp. C’est celui de tous les gens qui vivent de leur travail, difficilement, qui aspirent à en vivre, même modestement, ou qui ont travaillé – je pense notamment aux retraités. Jadis, nous disions que c’était le salariat. Les choses sont plus compliquées aujourd’hui, mais je vois bien les gens à qui l’on s’adresse, que nous voulons représenter. Il ne faut pas seulement définir le camp social que nous voulons représenter, il faut aussi être à l’écoute de ses attentes et de ses aspirations, les prendre en compte. Il faut une vision du monde, une grille de lecture de la société, mais il faut aussi entendre ce qu’ils nous disent. Ils veulent des protections, de nouvelles conquêtes sociales. La restauration d’un certain modèle social qui est un mode de vie, une qualité de vie. Ils veulent aussi, par exemple, que nous donnions des réponses claires sur la sécurité, que nous ne fassions pas mine de croire que ce n’est pas un problème. Il faut trouver un message unifiant et des mots d’ordres fédérateurs dans une France profondément clivée.
Nous sommes à quelques mois de l’élection présidentielle, et ce début de campagne se tient dans un contexte inédit. Peut-on s’attendre à l’émergence d’une « candidature champignon » qui vienne bouleverser le jeu politique ?
Nous ne pouvons pas faire le reproche aux militants et aux dirigeants politiques d’avoir été, comme tout le monde, saisis par une forme de sidération au moment où la pandémie est arrivée. Par définition, la politique suppose le contact humain, y compris dans ce que ça a de chaleureux, de tangible, de concret. Et là, c’est interrompu, figé. Il a fallu se réadapter à cela, s’adapter à une emprise du numérique, qui est un problème idéologique en soi, voire anthropologique.
Est-ce que cela va profondément bouleverser la donne politique ? C’est le pari du pouvoir. Ils font le pari que la colère qui existe va se tourner vers un réceptacle naturel qui est l’extrême droite. Toute la stratégie d’Emmanuel Macron est d’expliquer que les autres n’auraient pas fait mieux, et, surtout, que l’issue est un duel inéluctable avec le Rassemblement national. C’est le scénario tel que le pouvoir le raconte, et tel qu’il désire qu’il soit raconté, et pour l’instant ça fonctionne. Il suffit de regarder n’importe quel débat télévisé pour s’en convaincre.
Je fais le pari qu’un programme d’intérêt général peut être construit.
Nous voyons bien que les partis traditionnels n’ont plus la main, et il apparaît que les aventures type « En Marche ! » ont donné l’impression de fonctionner. Il faudrait en réalité être vigilant sur « En Marche ! » . C’était un syndicat de défense des intérêts économiques qui s’est mis en place pour soutenir un homme. Il ne faut jamais croire à ce récit un peu héroïque d’un homme qui, à la faveur d’audace et de circonstances particulières, s’impose dans le pays.
La candidature-champignon est possible car nous sommes dans une phase de très grande défiance, de grande désillusion, d’indifférence aussi parfois, à l’égard du politique. Cela favorise des mouvements peu structurés qui s’imposent dans le débat public. Je crois quand même que, candidat-champignon ou pas, ce qui compte, c’est de préparer, sur le long terme, un programme de redressement. Je fais le pari qu’un programme d’intérêt général peut être construit. Avec différentes formations de gauche, avec des syndicats, des associations, des citoyens. Je crois que nous pouvons aussi écrire un contrat de gouvernement, des grandes mesures qui permettent de contribuer au redressement du pays. C’est ce travail-là, un peu méthodique, fastidieux, sérieux, qu’il faut entreprendre maintenant. C’est une tentation facile de n’en rester qu’à la préparation de la présidentielle.
Vous parliez tout à l’heure des échecs sur la stratégie vaccinale et de production industrielle sanitaire. Dans quelle mesure l’Europe en est-elle responsable ? Y a-t-il une remise au centre du jeu politique de la question de souveraineté ?
Lors du premier confinement, les ravis-de-la-crèche libéraux se sont rendus compte que d’avoir mis en place des « chaînes de valeur complexes » , des délocalisations, le libre-échange, nous avait rendus extrêmement dépendants par rapport à une partie du monde. Et ils jurent à présent avoir pris conscience des impasses de ce système.
La vérité, c’est que très peu de choses ont changé. Je siège à la commission du commerce international, et nous continuons à négocier des accords de libre-échange comme si de rien n’était. On prétend tendre vers l’autonomie stratégique, on parle même de relocalisations, mais dans les faits, rien ne va dans ce sens. A la fin de l’année, nous avons signé un accord d’investissement avec la Chine, comme s’il n’y avait pas une remise en question radicale du système d’échange qui aujourd’hui est celui de la globalisation financière. De ce point-de-vue là, il y a de la part de l’Union européenne beaucoup de paroles mais très peu d’actes. De la même façon qu’il y a eu une humiliation française, il y a eu un échec européen que les dirigeants vont devoir largement étudier sous peine que les peuples se détournent encore plus de l’Europe.
Chili : Venceremos, vencemos, hemos vencido
Hier 16 mai se tenaient les élections constituantes du Chili. L’héritage de Pinochet a vacillé et semble sur le point de sombrer définitivement, libérant enfin les forces populaires et démocratiques de décennies de néolibéralisme.
Il n’est pas possible de comprendre la portée historique du vote d’hier sans le replacer dans le long processus du mouvement social chilien, qui a nagé d’espoirs en déroutes depuis les années 1970. Une fois le gouvernement socialiste de Salvador Allende renversé par un coup d’État, les libertés publiques furent suspendues pour imposer au Chili le néolibéralisme. Si le référendum de 1988 chassa Augusto Pinochet du pouvoir, la Constitution léguée au pays par celui-ci laissait les crimes de la dictature impunis, et empêchait toute remise en cause du modèle d’accaparement des richesses par une minorité hérité du colonialisme et renforcé par les Chicago Boys au service de la dictature.
Ainsi, les classes laborieuses du Chili n’avaient pas pu récupérer avec la démocratie ce que la dictature leur avait retiré : un système social juste, une éducation accessible pour tous, des salaires dignes, la lutte contre la grande misère, la possession commune des richesses naturelles du pays. Poussé à bout par une énième mesure néolibérale, l’augmentation du prix des transports en commun décidée par le président de droite Sebastián Piñera, le peuple chilien se souleva contre un régime dont il ne reconnaissait plus la légitimité. Malgré la répression policière, les Chiliens descendirent dans la rue et obtinrent un référendum décidant de l’avenir constitutionnel du Chili. Son issue fut sans appel, 78% des suffrages se portèrent pour abroger la Constitution actuelle et appeler une assemblée constituante.
Tout l’enjeu de cette élection était de savoir si les forces de droite allaient atteindre le seuil de blocage, fixé à un tiers des sièges. Ce seuil atteint, il aurait fallu composer avec une classe politique récalcitrante dont l’unique objectif est de protéger les privilèges de la minorité qui accapare les richesses et qui n’a toujours pas fait le deuil de la dictature. Mais le peuple chilien en a décidé autrement.
Les résultats sont clairs, le pouvoir sortant a été balayé.
La droite obtient à peine 20 % des suffrages, moins que le score du « non » au référendum constitutionnel. Alliée à l’extrême droite, elle n’obtient que 37 représentants, loin des 52 sièges dont elle avait besoin pour obtenir une minorité de blocage.
La gauche institutionnelle, divisée, obtient 53 sièges et un tiers des suffrages. En son sein, la coalition construite autour du parti communiste et de révolution démocratique, un mouvement socialiste radical, obtient 28 sièges et près de 18% des voix. Elle dépasse ainsi la coalition socialiste et chrétienne démocrate, jusqu’alors majoritaire à gauche, qui obtient 13,8% des suffrages et 25 représentants.
Les grands gagnants de cette élection sont les indépendants issus du mouvement social spectaculaire de ces deux dernières années. Ils obtiennent 38,4% des voix et 48 sièges. Les candidats indépendants étaient eux-mêmes partagés entre la coalition « Liste du peuple », ancrée à gauche mais rejetant les partis traditionnels, les centristes plus modérés de la coalition des « indépendants non neutres », et d’autres candidatures totalement autonomes. Là encore, les forces réclamant un changement social radical dominent largement. La liste du peuple obtient 15% des voix, soit plus que les socialistes, et 25 sièges. Les indépendants non neutres obtiennent 8% des suffrages et 11 représentants, les 12 sièges restants provenant d’autres listes et candidats indépendants éparpillés ayant obtenu au total 15% des suffrages.
Il faut rajouter à cela les sièges réservés aux peuples natifs, 17 au total. Cette représentation était nécessaire du fait que les populations autochtones ont été, comme les Mapuche, ouvertement marginalisés et souffrent d’un plus grand déficit de représentativité que les Amérindiens péruviens ou boliviens. Ils ont par ailleurs largement contribué de longue date au combat contre la dictature et le système social inégalitaire. Ils ne manqueront pas de relayer les revendications d’une partie négligée et bafouée du peuple chilien.
L’éducation, les droits sociaux, la protection de l’environnement, l’État-providence (avec un système de santé et de retraite plus solidaire), le droit au logement devraient donc trouver des débouchés progressistes dans la constitution que cette assemblée doit rédiger en un an. Mais La grande inconnue est maintenant celle de la voix que vont porter les élus indépendants et les Amérindiens sur des sujets qui ne sont pas ceux des droits humains, mais qui relèvent de l’organisation de l’État : vont-ils promouvoir un État décentralisé ? Un système semi-présidentiel ? Le bicamérisme ? Beaucoup de questions restent ouvertes. Cette Assemblée, quasiment paritaire, sera aussi l’occasion de défendre le droit à l’avortement, toujours inaccessibles à de nombreuses femmes chiliennes du fait des blocages répétés du camp conservateur et de la sous représentativité des femmes depuis longtemps dans la politique chilienne.
Le vent du changement qui souffle sur l’Amérique latine semble inarrêtable. Le peuple bolivien a résisté au putsch organisé contre Evo Morales et élu un candidat de son parti comme président, Lula est libre et menace sérieusement Jair Bolsonaro au Brésil, la Colombie s’enfonce dans la répression militaire mais la gauche radicale semble être en mesure de gagner les élections et de mettre fin à la dérive autoritaire en cours. Le Pérou, jusqu’alors hermétique à la gauche par héritage de la violente guerre civile des années 80-90, a porté en tête du premier tour un syndicaliste marxiste qui pourrait bien l’emporter au second tour début juin. Au Chili, hier, une communiste a été élue maire de Santiago, et l’Assemblée Constituante est clairement dominée par des forces de gauche réclamant un renversement institutionnel et social.
C’est tout un continent qui semble (re)devenir favorable à la gauche sociale et populaire. La question qui se pose maintenant est celle de la concrétisation de ces formidables espoirs. Comment satisfaire les attentes de peuples laminées par des années de néolibéralisme ?
Un des chants de ralliement des opposants à la dictature d’Augusto Pinochet clamait « Venceremos, la miseria sabremos vencer », qu’on peut traduire par « Nous triompherons, nous saurons vaincre la misère ». Aujourd’hui nous assistons au « Vencemos », nous triomphons. Tout doit être fait pour que demain, nous puissions chanter « Hemos vencido », nous avons triomphé.
Génération 81 : qu’en reste-t-il ?
Quarante ans après, que reste-t-il de l’espoir suscité par la victoire de François Mitterrand à l’élection présidentielle ? Quelle force la gauche actuelle représente-t-elle sur l’échiquier politique tandis que l’élection de 2022 se profile peu à peu à l’horizon ? Marie-Noëlle Lienemann, sénatrice Gauche Républicaine et Socialiste et ancienne ministre du logement de François Mitterrand (1992-1993), Georges-Marc Benhamou, écrivain, Jean-François Kahn, journaliste et fondateur de Marianne, et Malek Boutih, ancien président de SOS Racisme et député PS de 2012 à 2017, en débattaient mardi 11 mai 2021 après la diffusion sur France 2 du documentaire de Cécile Amar “10 mai 81 : changer la vie ?” Débat animé par Julian Bugier