Enseignement des élections locales en Allemagne

Dimanche, deux Länder du sud-ouest de l’Alemagne votaient : le Bade-Würtemberg et la Rhénanie-Palatinat.

Le Bade-Wurtemberg, la région dont Stuttgart est la capitale, était dirigé par une coalition Verts-Conservateurs (CDU). Les sondages prédisaient aux Verts de progresser légèrement de 30 à 32%, la CDU, leur partenaire de coalition, devaient poursuivre son érosion dans cet ancien bastion, de 27% à 23%. C’est peu ou prou ce qui s’est réalisé.

La région est riche, prospère, industrielle, exportatrice : les classes populaires qui n’en profitent pas avaient choisi en 2016 l’AfD pour exprimer leur colère ; le mouvement d’extrême droite perd cependant du terrain, plus qu’annoncé par les sondeurs, passant de 16 à 9%.

Dans ce Land qui fut longtemps son fief, le SPD a perdu ses bases électorales depuis longtemps, et continue de s’effriter, passant de 13 à 12%. Il a été rattrapé par les libéraux du FDP, qui, sur le thème de la defense des libertés publiques et le rejet du confinement, ont gagné 3,5 points passant de 8 à 11,5%.

En Rhénanie Palatinat, c’est le SPD qui est le sortant, en coalition avec les Verts et les Libéraux du FDP. Là aussi, les deux grands partis, CDU et SPD, continuent de s’éroder ; mais le SPD perd moins que prévu en passant de 36 à 34,5% ; c’est la CDU qui dévisse de 32% à 26% (plus qu’annoncé).

La coalition sortante cependant conserverait sa majorité grâce aux Verts qui progressent de plus de 3 points (moins que prévu).

L’AfD a perdu beaucoup, de 12 à 8%, plus qu’annoncé. Le vote par correspondance et les règles COVID ont joué comme un prétexte pour s’abstenir dans cet électorat, d’après des sondages post-électoraux. Enfin en gagnant plus de 3 points, les “Freie Wähler1 réussissent l’entrée au parlement régional.

Weimarisation irrésistible ?

La weimarisation des parlements allemands – un éparpillement donnant lieu à de constantes combinazzione – s’installe dans la durée. CDU et SPD ne dominent plus à eux deux 85% de l’électorat. La subsistance d’une extrême droite proche de 10% dans deux des régions les plus prospères d’Allemagne, et les plus à l’Ouest, rende moins praticable le jeu de balancier entre gauche et droite, et échappe à l’explication simple d’un vote tribunitien et protestataire qui répondrait uniquement aux dégâts de la réunification à l’Est. Il est également à noter que les pertes des grands partis ne se retrouvent pas dans les partis déjà représentés aux parlements régionaux. La dispersion du vote aboutit à une situation stérile, des partis sans chance d’avoir d’élus rassemblant jusqu’à 11% des suffrages exprimés.

Les présidents de région, très populaires, ont stabilisé le score de leurs partis, respectivement Verts en Baden-Württemberg et SPD en Rhénanie-Palatinat, pendant que la CDU, frappée par des affaires de corruption de députés sur les marchés d’achat de masques au moment du premier confinement, connaît de très fortes pertes. L’AfD connaît une érosion à un haut niveau, pendant que les Linke, dans ces deux régions conservatrices, n’impriment pas.

Les libéraux du FDP ont réussi à revenir dans le jeu après des années de vaches maigres et espèrent sans doute tant le maintien de la coalition AmpelSignal ou « feu de circulation » – SPD (rouge), Verts, FDP (jaune) – en Rhénanie que la fin de la coalition écolo-conservatrice en Bade-Wurtemberg au profit d’une deuxième coalition AmpelSignal dans ce Land.

À moyen terme, ce scrutin est une répétition pour les élections fédérales de septembre 2021. La droite n’a toujours pas choisi la succession de Merkel pour la chancellerie. Celle-ci va en effet prendre sa retraite du pouvoir. La weimarisation du Bundestag rend également difficile le pronostic quant à la prochaine coalition fédérale. Rappelons qu’en 2017, l’Allemagne, tant vantée pour sa stabilité, avait eu besoin de six mois pour trouver un nouveau gouvernement.

Ces scrutins devraient renforcer le président de la région de Bavière comme candidat de la droite gouvernementale en septembre pour remplacer Merkel, si la CSU n’a pas d’autres députés impliqués dans ce scandale.

La culture politique de la République fédérale, fondée sur deux camps, deux partis de masse et non de clientèles, aura trouvé sa fin sous les 16 ans d’Angela Merkel. C’est probablement l’un des héritages les plus perturbant de son ère.

SPD marginalisé, Linke sur la touche, Coalition AmpelSignal

Pour le SPD, le problème se résume en deux points :

1. Le SPD en Bade-Würtemberg se retrouve à égalité avec l’AfD. Il est devenu un petit parti de clientèle, et une clientèle très vieillissante ;

2. En Rhénanie-Palatinat, c’est la popularité du ministre-président sortant qui a tout sauvé : 50% des électeurs de ce parti disent avoir voté pour la présidente, Malu Dreyer, en dépit de son parti, qui dans tous les domaines, perd en crédibilité.

Scholz, le candidat du SPD à la Chancellerie, ne profite pas des affaires qui frappent la CDU, il ne compensera pas par son (absence de) charisme le discrédit du SPD. Ce parti, tombé à 20% en 2017 après une GroKo avec la droite, est tombé dans les sondages dès l’annonce de la nouvelle GroKo en mars 2018 en dessous des 20% et reste aujourd’hui dans les sondages à 16% très loin de son score de 1998 (42%).

Les Linke vont devoir comprendre que leur propre survie est en jeu en septembre prochain, et qu’un électorat diplômé déjà ciblé par les Verts et le FDP ne lui permettra d’atteindre une masse critique nécessaire à un score les rendant incontournables. Le parti de la gauche allemande a décidé à bas bruit (mais pas sans dégâts) de se débarrasser de l’aile marxiste, et de donner des gages d’esprit de gouvernement (ils ne parlent plus de sortir de l’OTAN comme condition à une coalition) et à des concessions aux discours en vogue dans la gauche anglo-saxonne ; c’est un pari risqué car le discours de clientèle seul ne suffira sans doute pas à sauver le parti. Ce parti, en rejetant la stratégie du mouvement Aufstehen en 2018, en évacuant Sahra Wagenknetch (sa fondatrice) victime d’un « Burn Out » fin 2019 et en laissant partir Fabio de Masi (qui a annoncé qu’il ne se représenterait pas en septembre), a manqué le coche.

C’est désormais le FDP qui dès lors peut se mettre en scène et en position. Le dirigeant national des Libéraux Christian Lindner dit de plus en plus clairement que son parti le FDP sera disponible pour participer au gouvernement quelle que soit la constellation de couleurs, alors qu’en 2017, le FDP s’inscrivait encore dans le bloc de droite. C’est l’ouverture à un scénario Vert-SPD-FDP au niveau fédéral : la coalition AmpelSignal est ainsi arrivée à faire les titres du Spiegel, alors qu’elle était encore jugée improbable voici quelques semaines.

La CDU sans Merkel risque bien d’être rejetée dans l’opposition par une grande coalition de centre. Il est trop pour dire si, dans le cas d’une telle coalition, la faiblesse respective des différents partenaires sera un atout ou un désavantage pour un gouvernement fédéral.

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Il y avait aussi des élections municipales dans le Land de Hesse à Francfort-sur-le-Main (oui, dans un Etat fédéral comme l’Allemagne, les dates d’élection varient selon les régions). Ce sont les verts qui progressent fortement, l’AfD est faible, le SPD perd encore des places.

1 Freie Wähler
Originaire de Bavière, le parti est aujourd’hui présent dans presque tous les Länder depuis 2009. Il défend à la fois une ligne libérale-conservatrice, localiste et de démocratie directe.

L’Allemagne, malade du logement

Der Spiegel, numéro 2018, 24 février 2021

La période 2008-2020 a vu la démocratie allemande tomber malade. Alors que ses voisins se plaignent de son hégémonie économique, ou la jalouse, la population allemande n’a pas profité dans sa majorité de ce que l’on perçoit à l’extérieure comme une insolente réussite.

Les salaires et le pouvoir d’achat de 50% des Allemands les plus modestes ont d’après toutes les études au mieux stagné, pour le tiers le plus modeste baissé. De plus, le revenu disponible s’est trouvé comprimé par un phénomène tout à fait nouveau en Allemagne : l’inflation des loyers et des prix de l’immobilier.

On dit souvent que l’économie au sein de la zone euro est structurellement déflationniste. C’est vrai, c’est une observation incontestable. Mais il existe des poches inflationnistes ayant un impact démesuré sur les classes populaires, et l’accès au logement est l’un de ces impacts.

Comme le démontre le graphique publié le 24 février 2021 dans le Spiegel, les prix à l’achat en base 0 en 2005 ont progressé de 0 à 198 entre 2010et 2020 (x3), le coût des loyers en base 0 en 2005 a progressé de 10 à 67 (+57%) entre 2010 et 2020.

Ce phénomène illustre l’aggravation des inégalités en Allemagne, selon un modèle que l’on retrouve également en France : si la masse salariale progresse, cette progression reste concentrée sur les plus hauts salaires. La majorité des salariés n’en voient pas la couleur. De plus, le surplus de revenu des hauts salaires leur permet de renforcer aussi leur patrimoine, dont ils tirent des revenus supplémentaires payés par les classes populaires et moyennes sous la forme de loyers, ou de plus values sous fiscalisées.

En Allemagne, deux études récentes ont pointé du doigt l’extrême inégalité des patrimoines, avec une inégalité de répartition retrouvant le niveau de … 1910.

Pourtant, les discours officiels de la raison, en Europe comme en Allemagne, pointent du doigt non pas ces évolutions au sens de la masse salariale, du revenu effectivement disponible, ou de l’inégalité du patrimoine, mais les outils de redistribution de la solidarité nationale. Revenus minimums d’insertion créés par des libéraux et réforme des retraites vont main dans la main pour réduire la solidarité à une forme de charité condescendante, conditionnant la survie biologique à la conformité sociale et politique des classes les plus pauvres.

L’explosion des recours aux banques alimentaires et le rapport à l’aumône public, RSA, Hartz4 ou RUE, nous ramènent aux débats sur la pauvreté du XVIIIème siècle.

Ces inégalités se renforcent par l’injustice devant l’impôt : dans toutes les démocraties, l’impôt sur le revenu est une recette marginale de États, qui se financent surtout par les impôts indirects, qui touchent proportionnellement plus les pauvres que les riches.

De plus, les revenus tirés du capital sont proportionnellement beaucoup moins imposés que ceux du travail. La fable de « l’entrepreneur criblé de charges et d’impôt » peut trouver un certain nombre d’exemples parmi les TPE, mais ne résiste pas à l’examen scientifique. Les 10% de salariés les plus modestes consacrent une part plus importante de leur revenu à l’impôt que les 10% les plus riches, même après application d’une fiscalité (de moins en moins) redistributive. Les entrepreneurs modestes, ceux dont les revenus ne dépassent pas 2 000 euros mensuels, ceux-là vivent le même quotidien que les salariés sous le médian.

La démocratie en est malade. Les subventions au capital ne sont pas contrôlées. Les administrations de contrôles, inspection du travail, inspection fiscale, sont désarmées. En Allemagne, il a fallu que des responsables politiques achètent des CD-rom de données à des lanceurs d’alertes pour que des fraudeurs soient confondus. En France, les révélations des Panama Papers et Luxleaks ont conduit à des transactions à l’amiable, entre amis, sans poursuites. Les scandales CumEx n’ont eu aucune conséquence pour les banques impliquées. OpenLux n’a généré que des réactions faibles.

Dans le même temps, une personne dans la pauvreté doit justifier de l’emploi de chaque centime de son revenu social. Le contrôle à la fraude sociale mobilise plus de moyens que le contrôle de la fraude fiscale, pour des montants bien moindres en coût social. Le pauvre doit même accepter le contrôle de sa vie intime : en Allemagne, l’accès au planning familial sera subordonné à un avis favorable de l’organisme distribuant le minimum social. Ce minimum est d’ailleurs maintenu à un niveau à peine supérieur au seuil qui permet de survivre, et en dessous de ce qui permet une vie digne.

La démocratie en Europe en est malade.

Lorsque la gauche raisonnable de gouvernement se fait élire sur un agenda de justice fiscale, rendant célèbre un historien du patrimoine comme Piketty, en promettant la « réforme de toutes les réformes » avant de confier Bercy à un fraudeur fiscal. Cet effet ciseau moral et politique a entraîné tout le discours sur les inégalités économiques et la critique sociale de l’ordre économique dans sa chute. Une grande coalition centriste s’établit ainsi, perdant chaque année tant sur ses marges populaires que possédantes.

La GroKo allemande est passée de 67% des voix en 2013 à 55% en 2017 et ne pèserait plus dans les sondages que 48%. Dans le même temps, l’extrême-droite est revenue au Bundestag avec 12,5% des voix.

En France, l’extrême droite voit selon toutes les enquêtes d’opinion sa présence garantie au second tour de l’élection présidentielle. Dès 2016, l’hypothèse de sa victoire était devenue crédible avec des sondages montrant le “héros de la justice fiscale”, Hollande, battu par Le Pen. En 2021, “le héros du progressisme”, Macron ne compte plus que 4 points d’avance sur Le Pen dans les sondages de second tour, alors qu’il en comptait 22 en 2017.

Logement, salaire, imposition équitable, solidarité nationale, sécurités sanitaires et physiques, promesse d’enseignement des enfants : Les aspirations des Européens n’ont pas changé en 50 ans. Le capitalisme contemporain n’est pas différent de celui qui précédait le compromis (forcé) des Trente Glorieuses : il favorise une minorité de jouisseurs sur une majorité plongée dans un purgatoire infini.

La droite allemande en 2021, entre social conservatisme, néolibéralisme et retour du nationalisme

Ce week-end, la CDU, le parti chrétien-démocrate allemand, auquel appartient la chancelière Angela Merkel, a tenu son congrès virtuellement.

Crise pandémique oblige, le congrès en présentiel de décembre 2020 avait été repoussé et organisé en ligne en janvier. Un bon millier de délégués ont donc voté sur les orientations stratégiques et les choix de personnes en vue de l’élection fédérale de septembre 2021.

Une personne était absente : Angela Merkel. Son parti l‘a obligée dès 2018 à annoncer son retrait après la campagne de 2021. Dès cette date, elle a abandonné la présidence du parti. Pourtant, jamais elle n’a été plus populaire que pendant cet hiver en pleine crise pandémique.

Un nouveau président a été élu : il s’agit d’Armin Laschet, avec 55% des voix des délégués, face à deux concurrents, le néolibéral Friedrich Merz, ancien PDG de Blackrock Allemagne, et le centriste Norbert Röttgen, lors un vote étonnamment ouvert pour un parti allemand. Laschet l’emporte sur Merz au second tour avec un score équivalent à celui qu’avait fait Annette Kramp-Karrenbauer en 2018 face à… Merz.

La ligne de la CDU n’est pas déterminée

Ce congrès, à 8 mois de l’élection fédérale, n’a cependant pas permis de trancher la ligne politique de la future campagne, entre continuité sociale-conservatrice, réformes néolibérales, et tournant nationaliste. La vie interne à la CDU est en effet rythmée, depuis le retour de l’extrême-droite au Bundestag avec 94 députés, par les actes de violence de celle-ci (émeutes racistes et antisémites à Chemnitz, attentat antisémite de Halle, attentat raciste de Kassel, meurtre politique de l’élu CDU pro-migrant Walter Lübcke par un commando néonazi).

Le quotidien plutôt libéral-conservateur Frankfurter Allgemeine Zeitung constatait il y a une semaine que le patrimoine des 10 Allemands les plus riches avait progressé de… 233%.

Aujourd’hui, au lendemain de la défaite du néolibéral Merz à la présidence de la CDU, le FAZ réclame à celle-ci de travailler “en équipe” – c’est-à-dire en intégrant le vaincu à un poste de pouvoir – et de “redécouvrir l’économie de marché” – les 16 années de Merkel paraissant aux néolibéraux des années de stagnation quasi soviétique.

Pourtant, le taux de pauvreté allemand a bien bondi de 12 à 17% dans la même période. Abandonnées par le SPD, les classes populaires et salariée votent désormais pour deux partis d’opposition, les Linke à gauche et l’extrême-droite nationaliste AfD à droite. Un tiers des votants AfD appartiennent aux 20% les plus riches d‘Allemagne, opposés à la politique monétaire de la Banque Centrale Européenne et à l‘Euro, qui les empêchent de vivre de leurs rentes tant que les taux d’intérêts sont négatifs.

La droite allemande se retrouve ainsi à la croisée des chemins, entre un néolibéralisme intransigeant – Merz étant plus proche de Thatcher, Cameron, Macron –, un social-conservatisme, la position de Merkel – qui n’a finalement conduit aucune réforme de structure en Allemagne et a dû même accepter contre son gré l’établissement d’un salaire minimum – et un nationalisme résurgent – une partie de la droite cherchant à composer avec le retour de l’extrême-droite dans les parlements régionaux et au Bundestag.

Merz, multimillionnaire, se présente comme “représentant de la classe moyenne“. Cela éclaire bien la nature de l’escroquerie du néolibéralisme : des millionnaires annoncent sans fard la politique de maximisation de LEUR fortune contre l’intérêt général, le pauvre étant rendu par la promesse illusoire de participer au partage du butin, alors qu’en réalité son pouvoir d’achat au mieux stagnera.

Le choix du candidat à la chancellerie n’est pas tranché non plus

Avec Laschet, la CDU recule devant la radicalité des réformes néolibérales. Merz sans doute aurait pu convaincre les classes moyennes supérieures votant AfD, ainsi que les électeurs du FDP. Mais aurait-il pu conserver l’électorat salarié chrétien-démocrate ?

Laschet, président de la région la plus peuplée d‘Allemagne, la Rhénanie du Nord-Westphalie, s’est présenté comme un candidat de la continuité. Cependant, pendant le week-end, une expression dominait le débat, en anglais “vote Laschet, get Söder” : votez Laschet, obtenez Söder.

Markus Söder, Président du Land de Bavière, est également le président du second parti de la droite allemande, la CSU chrétienne sociale. La CSU ne participait pas au congrès, mais beaucoup estiment que, Laschet devenu président de la CDU, c’est Söder qui sera en septembre le candidat à la chancellerie de la coalition de droite. Son parti a refusé de voter au Parlement européen la mise en garde à la Hongrie, invitant Orban à son congrès, et souhaite un contrôle des frontières.

Merz serait ainsi à nouveau marginalisé.

Son protecteur, le président du Bundestag Wolfgang Schäuble – l’ancien ministre des finances qui mena la campagne européenne pour briser Tsípras et écraser le peuple grec (et ainsi faire diversion de la crise bancaire qui frappait notamment la Deutsche Bank) –, n‘a jamais pu mener en Allemagne ce qu’il a fait en Europe. Merkel et le SPD l’ont ainsi freiné. Il souhaite, et avec lui les milieux conservateurs libéraux, mener la bataille que mènent le libéralisme en Europe contre les vestiges des États sociaux créés, en réponse à l’invention européenne du fascisme, dans l’après-guerre.

Le congrès de la CDU n’a donc en réalité rien tranché.

Dès sa défaite, Merz a réclamé d’entrer au gouvernement comme ministre de l’économie, à la place de Peter Altmaier, un des plus fidèles des fidèles d’Angela Merkel. La Chancelière, qui depuis la campagne électorale de 2005 que Merz a failli lui faire perdre, le tient le plus éloigné possible d’elle et a refusé. Si elle ne contrôle plus le parti, elle reste cheffe du gouvernement jusqu’en septembre 2021.

Laschet President de la CDU doit donc à la fois faire avec Merkel, Chancelière sur le départ, mais bénéficiant d’un taux de confiance dépassant les 70%, avec Merz, qui pèse plus de 40% du parti, et enfin avec Söder, qui depuis la Bavière compte bien ramasser la mise en octobre 2021 et hériter de la chancellerie.

Dysfonctionnements partidaires

Mais comment la droite allemande, dominante, peut elle être ainsi depuis trois ans dans une crise existentielle aussi profonde ?

Tout d’abord, un point politique fondamental est de nouveau illustré par les outils de démocratie interne mis en place en 2018 à la CDU et au SPD, mais les outils ne règlent pas les conflits politiques.

Traditionnellement, la présidence des partis allemands est décidée dans les négociations entre courants à l’avance, ou échoit de fait à l’occupant de la chancellerie. La question ne porte plus que sur le nombre de points séparant l’heureux élu des 100%.

Le SPD, déjà, avait cessé cette pratique. Si Schulz, l‘ancien président du Parlement européen, avait obtenu en mars 2017 un score soviétique de 100% à la présidence de son parti, il avait été forcé de démissionner suite à la débâcle de septembre 2017, son parti se maintenant de justesse au dessus des 20%.

Depuis, ce sont les militants qui ont élu un binôme à sa tête, le ministre des finances et vice-Chancelier Olaf Scholz perdant fin 2018 face à deux inconnus promettant la rupture avec la CDU de Merkel.

Depuis cependant, l’appareil social-libéral, après avoir empêché ses présidents de prendre le contrôle effectif, et utilisé tous les prétextes pour les ridiculiser dans la presse, a repris la main, et imposé la candidature de Scholz à la Chancellerie. Bien qu’empêtré dans deux scandales, celui de la banque Warburg et celui de l’entreprise de la Fintech Wirecard, Scholz rassure une base de cadres soucieux de continuer l’attelage avec la droite, et ainsi conserver un orteil dans le pouvoir, avec ce qui l’accompagne : les postes et les prébendes.

Le SPD se traîne dans les sondages suite à cette nominations, avec à peine à 15% des intentions de vote.

L’outil de la démocratie interne ne s’accompagnait pas de la volonté de traiter les enjeux politiques, et leurs conséquences personnelles, au fond. Cela n’a rien réglé, malgré la crise de la droite, et une gestion considérée comme réussie par l’opinion allemande de la pandémie, le SPD se dirige vers la marginalité politique.

Le souffle chaud de l’extrême-droite sur la nuque

La CDU a dû faire face à plusieurs crises après le scrutin de 2017.

Tout d’abord, le score avec Merkel fut plus que médiocre. La droite, dans son ensemble, passait en effet de 42% à 33%, et l’extrême-droite AfD progressait de 4,7 à 12,5%. Les libéraux du FDP, absents du Bundestag entre 2013 et 2017, y sont revenus, gagnant 3 points. La droite, CDU et CSU bavaroise, avait perdu donc tant à sa droite que sur la ligne libérale.

Dans la foulée, la constitution d’une coalition de bloc bourgeois avait échoué. Droite, Verts et libéraux n’ont pas pu s’entendre – le FDP, allié en Europe de LREM, claquant justement la porte sur l‘Europe.

Pendant six mois, la Chancelière n’a été qu’une cheffe de gouvernement de gestion des affaires courantes. Le rejet par les libéraux de la coalition bourgeoise (surnommée aussi “coalition jamaïcaine” – Noir-Vert-Jaune) a entraîné une reconduction de la grande coalition avec le SPD, mais sans enthousiasme aucun : 42% des militants du SPD ont voté contre le contrat de coalition, pendant que nombre de fédérations de la CDU trouvaient l’ampleur des concessions faites trop importantes.

Le surgissement de l’extrême-droite à 12,5% a de nombreuses causes, qu’il ne s’agit pas d’étudier ici. Gardons en tête que ce score est assez homogène à l‘Est comme à l‘Ouest au dessus de 9%, avec des pics à 25% en Saxe.

L‘AfD fait 12,5% en Bavière, ce qui a traumatisé les chrétiens-sociaux de la CSU. La Bavière est l’une des régions les plus riches d‘Allemagne, exportatrice, au chômage en-dessous de 4%. Horst Seehofer, président de la CSU et ministre-président de la Bavière, en tira comme conclusion que Merkel, en septembre 2015, avait fait une erreur politique majeure en ouvrant les frontières aux réfugiés. L‘Allemagne, qui a besoin en flux constant d’un solde positif de 200 000 migrants par an pour compenser la baisse de sa démographie naturelle, a accueilli plus d’un million de migrants.

Les syndicats patronaux allemands – qui se plaignent depuis dix ans de pénuries de main-d’œuvre très qualifiée, mais n’investissent ni dans la formation des chômeurs longue durée, ni dans les pays européens à forte dynamique démographique et haut niveau de qualification, comme la France – réclament chaque année des plans massifs d’immigration supplémentaire. Seehofer écoute bien sûr cette demande de déflation salariale par l’immigration des patrons allemands, mais constate surtout les dégâts considérables dans sa base électorale. Et l’immigré ne vote pas.

De plus, si le citoyen européen vote aux municipales, il ne vote pas aux élections nationales : pour nombre de Bavarois, l‘Union Européene est trop laxiste avec la Grèce et l‘Italie. De plus, la CSU apprécie énormément le Premier ministre hongrois, Viktor Orbán (et son parti, le Fidesz), invité d’honneur de son congrès en 2018.

Seehofer a alors négocié de quitter la présidence de la Bavière, récupérée par un jeune qui ne cesse de monter, Söder (dont on a déjà parlé plus haut), pour devenir ministre de l’intérieur de la grande coalition, et avec comme objectif d’y empêcher les politiques migratoires merkelliennes. L’été 2018 verra une crise profonde au sein de la coalition nouvellement formée, qui concernait la CDU de Merkel et la CSU de Seehofer, sur fond d’émeutes de l’extrême-droite en Saxe, à Chemnitz.

A la suite de cette crise, Seehofer a soutenu mordicus le patron des services secrets intérieurs, Hans-Georg Maaßen, membre de la CDU, qui affirmait que l’extrême-droite n’était pour rien dans les émeutes, et voyait le danger plutôt à l’extrême-gauche, notamment les antifa, et l’islamofascisme. Paradoxalement, cette crise fut fatale à … la présidente d’alors du SPD, et ancienne ministre du travail, Andrea Nahles, qui, écœurée, a depuis quittée la politique. La crise a aussi profondément abîmé Seehofer, forcé de limoger Maaßen, qui conseillait en secret l‘AfD. Mais cette crise a aussi révélée une vulnérabilité de Merkel. Car c’est bien suite à cette crise que la CDU a commencé à penser l’après Merkel.

L’assassinat d’un de ses élus régionaux en Hesse par un militant d’extrême-droite en 2018, et les attaques meurtrières de Halle en 2019 contre une synagogue, puis en Hesse en 2020 contre des cafés fréquentés par des Turcs et des Kurdes, ces deux derniers attentats faisant plus de 11 morts ayant été commis par des militants néonazis, ont confirmé que l‘Allemagne connaissait depuis 20 ans une résurgence de la “bête immonde”.

Première succession de Merkel, première crise

Merkel a alors passé la main une première fois, abandonnant la présidence de la CDU.

En décembre 2018, c’est sa dauphine officielle, Annette Kramp-Karrenbauer, surnommée AKK, qui lui succède, avant d’entrer en juillet 2019 au cabinet comme ministre de La Défense, remplaçant Ursula von der Leyen, elle-même en partance pour la Commission européenne. Déjà, c’était un vote ouvert des délégués ; déjà, son adversaire principal était un revenant dans la politique, le néolibéral Friedrich Merz.

L’année 2019 n’a pas permis à AKK (pas plus qu’à la co-présidence du SPD) de s’imposer. Mais c’est une autre crise, juste avant la crise pandémique, en février 2020, qui aura raison d’elle. Les élections régionales de Thuringe se conclurent par la victoire du président sortant, membre des Linke, le parti allié à la France Insoumise au Parlement européen, regroupant anciens communistes est-allemands et les socialistes ayant quitté le SPD sous Schröder. Cependant, il n’avait pas de coalition majoritaire (Die Linke, SPD, Verts). Alors, le FDP, le parti allié de Macron, va obtenir de la CDU et de l’extrême-droite un vote en sa faveur, le plus petit parti représenté à la région obtenant ainsi la présidence !

Le scandale, le bloc des droites reconstitué rappelant 1933 plutôt que 1989, entraîna la démission du président du FDP. Mais l’absence d’autorité d‘AKK, incapable d’empêcher la CDU régionale de mêler ses voix à l’extrême-droite, était si patente, qu’elle annonça sa démission. Depuis, comme ministre de la Défense, pour plaire à Trump, elle a annoncé une commande d’avions de combat américains F18.

Ainsi, entre 2018 et 2020, les trois partis de gouvernement ont perdu une à deux fois leur présidence.

Le moment Söder ?

Markus Söder, en héritant de la CSU bavaroise, a senti le vide. Dans la crise pandémique, il a su prendre les devants, mener des actions de test et de traçage tôt, puis des confinements plus stricts que dans le reste de l‘Allemagne. Accompagné d’une politique de soutien aux activités économiques et culturelles et d’une communication fondée sur l’expression de la solidarité et non sur la punition, son action lui vaut une forte popularité. De plus, son refus de toute compromission avec l‘AfD – il veut récupérer les électeurs, pas le parti – le rend compatible aux autres partis démocratiques. Enfin, de plus en plus de voix parlent de lui comme le candidat à la chancellerie en 2021.

Déjà deux fois, en 1980 et en 2002, c’est le parti régionaliste bavarois qui présentait le candidat à la chancellerie. Une fois avec Franz-Joseph Strauss, battu par Helmut Schmidt, une fois avec Edmund Stoiber, battu par Schröder. Les deux fois, cependant, les deux chanceliers SPD n’ont pas rempli les 4 ans de leur mandat : en 1982, les alliés libéraux de Schmidt l’ont trahi pour Helmut Kohl ; en 2005, Schröder, face aux résistances aux réformes de l’agenda 2010, décida de convoquer des élections anticipées un an plus tôt, perdant de justesse face à Angela Merkel.

Ce retour historique permet de rappeler qu’en 2005, justement, Angela Merkel tenta de gagner grâce à un agenda néolibéral, soucieux de réduction des dépenses publiques, et d‘une réforme fiscale inspirée par Merz. Très mal en point au début de la campagne, Schröder martela son message contre la réforme Merz, et réussit à finir à 8 000 voix seulement de Merkel.

Elle a depuis compris le message :

  1. écarter Merz et les faucons néolibéraux ;
  2. endosser les réformes Schröder, mais surtout, ne pas en faire d’autres ;
  3. trianguler sur les thèmes d’un SPD tellement centriste que cela en devenait trop facile.

C’est la recette Merkel pour conserver le pouvoir, réduisant le SPD, mais ouvrant son front droit.

Chemnitz 2018, Celle, Halle, la Thüringe : bien plus que la pandémie, les crises européennes ou la question climatique, c’est bien la relation à l’extrême droite qui domine l’actualité et les transformations de la droite allemande. Étrangement, depuis 2018, ce sont les militants terroristes néonazis et l‘AfD qui dictent leur actualité aux instances de la CDU, tragiquement.

Le vote de 2021, sans plateforme clarifiée, pourrait, sans la figure rassurante de Merkel, sanctionner une droite courant dans tous les sens.

Paradoxalement, on pourrait assister, par nécessité électorale, au retour de “Mutti“ – le surnom de Merkel est “La maman“, comme Mitterrand a pu être “Tonton”.

Politiquement cependant – et c’est la leçon de ce congrès –, la “weimarisation” de la vie politique de la République fédérale allemande se poursuit, et cela devrait éveiller la vigilance de tous les Européens.

1989 le courage d’un Peuple, 2020 les devoirs d’une Nation !

Pour les 30 ans de la réunification allemande, rendons hommage au courage d’un peuple, les Allemands de l’Est, qui ont, par leurs manifestations pacifiques, alors que la police les frappaient et les interpellaient, renversé un régime dictatorial et le mur de Berlin. C’est grâce à leur détermination, le 9 octobre 1989 à Leipzig, que le régime tomba, et qu’ils purent enfin retrouver leur libre souveraineté et voter en mars 1990 pour un Parlement chargé de négocier la réunification.

Le 9 octobre 1989, 70 000 personnes manifestent en criant : « Wir sind das Volk ! » (« Nous sommes le peuple ! »)

Ce n’est pas Helmut Kohl, ce n’est pas Ronald Reagan, ce n’est pas François Mitterrand qui ont rendu possible l’événement dont nous commémorons le trentième anniversaire, c’est un peuple en révolte, peuple à qui l’on fera les années suivantes un bien mauvais sort.

Cette réunification a créé un Etat puissant, prospère, certains diront hégémonique en Europe. Qu’ils se rappellent des leçons de son histoire. L’Allemagne n’a jamais bien fini lorsque elle a voulu dominer sans partage.

C’est l’enjeu de la décennie qui vient pour ce pays de tourner le dos aux séductions d’un nouveau nationalisme radical, meurtrier même, mais aussi de comprendre ses responsabilités face aux déséquilibres de son mercantilisme et les conséquences sociales de ses excédents. L’Allemagne peut être un moteur positif si elle retrouve les valeurs de son économie sociale de marché, la cogestion, le progrès social avant les critères budgétaires, la solidarité avant l’égoïsme.

Depuis bientôt vingt ans que nous partageons la même monnaie, le spectre traumatique de l’inflation n’a jamais été aussi loin : que l’Allemagne, en Europe, assume son devoir de consommateur en dernier ressort, pour réduire ses excédents vis à vis de ses partenaires, en augmentant le volume de ses importations. Alors elle pourra inspirer des débats féconds dans d’autres pays sur la force de son parlementarisme jusque dans les régions, sur l’équilibre entre les pouvoirs, sur l’absence de violence policière.

Le chemin vers la réunification a permis à cette Nation d’apprendre la valeur de la démocratie. Qu’elle lui inspire le respect pour toutes les autres Nations d’Europe y compris lorsque leur volonté souveraine ne coïncide pas avec ses volontés.

Un être humain, à 30 ans, est dans le bel âge où l’adulte mûrit, et devient plus conscient de ses devoirs.

Bienvenue à l’Allemagne réunifiée en ses 30 ans.

Les classes populaires allemandes, dans le même bateau que les classes populaires européennes

Les 1% les plus riches allemands possèdent 22% du patrimoine, les 10% les plus riches 66%, et le coefficient d’inégalité en Allemagne, appelé Gini, n’est pas de 0,78 mais de 0,81. Plus il se rapproche de 1 plus une société est inégalitaire. Il était de 0,67 en 2000.

L’Allemagne, d’une des sociétés européenne les plus égalitaires, est devenue en 22 ans l’une des plus inégalitaires. Ces vingt ans ont vu 18 ans de participation au gouvernement du SPD, 15 ans la droite, 7 ans les écologistes et 4 ans les libéraux. Tous se sont accordés, malgré l’établissement d’un salaire minimum légal en 2014, pour détricoter l’économie sociale de marché, l’invention de la fin des années 1950 permettant le consensus historique entre classes populaires et moyennes autour de la démocratie.

Les revenus de la moitié de la population allemande ont baissé entre 1996 et 2016.
Les inégalités de revenus sont déjà bien documentées.
À l’occasion des élections de 2017, des études avaient exposé comment, depuis 1996, les 40% des Allemands gagnant le moins avaient perdu du pouvoir d’achat, quand les 25% les mieux payés avaient gagné jusqu’à 40% de pouvoir d’achat.
Alors que les comptes publics allemands d’avant le Covid démontrent un haut niveau de richesse nationale, que le chômage avoisinait les 5%, et les excédents commerciaux, record depuis dix ans, accumulaient dans le pays des quantités incroyables de capitaux, les 40% d’ouvriers, employés, indépendants avaient eux des conditions de vie inférieures à celles de leurs parents.

Cependant, la presse national-populiste allemande publiait à échéance régulière des articles exposant comment, en moyenne, les foyers allemands possèdent, en Europe, moins de patrimoine que les Grecs ou les Français. Le message implicite, c’est que ces 40% vivaient moins bien parce que leurs impôts alimentaient par l’Union Européenne les patrimoines des Grecs et des Européens. Voilà comment on empêche les classes populaires de découvrir leur communauté d’intérêts dans une zone économique, monétaire et politique.

Il n’y avait pas, dans le passé, en Allemagne de pression à l’achat du logement, ni à la constitution d’un patrimoine immobilier.
Grèce et France ont ici des traditions différentes. Les familles s’endettent tôt pour se constituer un patrimoine immobilier pour les vieux jours : elle est donc pensée comme une épargne de précaution. Mais ce phénomène ralentît en France avec l’explosion des prix immobiliers, qu’aucun gouvernement français n’a voulu endiguer.

L’Allemagne fut longtemps un pays de locataires, à l’offre de logements abondante et relativement abordable.
Dans la capitale allemande, au début des années 2000, plus de 45% des logements étaient propriété publique, gérée par la ville, des coopératives ou une régie de droit privé en main publique. Cela explique l’absence d’explosion sociale dans les années 2000-2010. Le revenu s’effritait peut-être, mais l’Allemagne connut entre 2003 et 2006 une crise immobilière qui baissa la part du revenu disponible consacrée au logement.
Depuis 2010, cependant, l’afflux de capitaux par les excédents commerciaux et ceux de la balance des paiements n’a pas trouvé de débouchés d’investissement, l’Etat refusant de s’endetter pour investir.
La ville de Berlin, elle, s’est séparée de l’essentiel de ses logements, se privant d’un instrument essentiel de régulation du marché immobilier.
C’est la ville où le prix à l’achat comme celui à la location a le plus progressé, obligeant en 2019 la ville à décréter un encadrement légal des prix des loyers, avec un maximum par m2 ne pouvant être dépassé sous la menace d’une amende de 50 000 euros.
Cette nouvelle « loi du maximum » rappelant les conventionnels de 1793, est attaquée devant la cour constitutionnelle, mais démontre surtout comment la ville s’est elle-même privée des outils d’intervention en privatisant n’importe comment.

Les capitaux ont partiellement rejoint, en Allemagne… le matelas : on estime à 1000 milliards d’euros l’épargne dormante sur des comptes courants des Allemands les plus fortunés, ceux du tiers prospère de l’Allemagne.
L’autre partie des capitaux, venue du monde entier, a alimenté une explosion des prix de l’immobilier.
Le coût du foncier a progressé de 80 à 300% dans les villes allemandes, les loyers suivant le même chemin dans la même proportion. Le revenu disponible des ménages modestes s’en est trouvé très directement réduit. C’est ce qui explique le divorce récent des classes populaires et de la démocratie sociale à l’Allemande.

A la suite des réformes antisociales du SPD et des écologistes entre 2003 et 2005, et des politiques pro-banque et « premiers de cordée » de Merkel, le vote de 2017 fut un vote de classe.
Les classes populaires ont choisi massivement soit les deux partis exclus du jeu démocratique et de la participation au pouvoir, les Linke à gauche, et l’extrême droite incarnée par AfD (cette dernière revenant au Bundestag avec 94 députés pour la première fois depuis 60 ans) ; soit l’abstention.
Les Verts et les libéraux du FDP sont en concurrence pour les mêmes classes sociales : les classes supérieures, celles qui ont bénéficié de l’évolution économique des dix dernières années, et qui, par conséquent, défendent une forme de statu quo européen.
SPD et droite merkellienne fondent de tous les côtés, partis des retraités et de classes moyennes ayant vu leur pouvoir d’achat stagner depuis 1996.

Si l’on reprend l’étude du DIW, voici la réalité des inégalités de patrimoine en Allemagne : alors que rapportée à la moyenne de la population, les Allemands devraient chacun posséder 150 000 € de patrimoine, les 50% les plus modestes n’en possèdent en moyenne que … 3700.

Ce n’est pas le Grec qui s’est constitué un patrimoine sur le dos de l’ouvrier allemand, mais bien le riche allemand, et d’après l’étude principalement un homme ouest-allemand.

Celui-ci ne se plaindrait, toujours d’après le DIW, que d’une chose : travailler 47 heures par semaine et manquer de temps libre.

Une étude de 2016 démontre que cette « plainte » des millionnaires allemands est particulièrement cynique : la baisse du chômage et l’appauvrissement des classes populaires vont de pair, parce que l’Allemagne a procédé depuis 1998 à une gigantesque baisse du temps de travail et des salaires pour les employés, ouvriers, précaires et indépendants.
En forçant la sortie de contrats à temps plein et indéterminés, les classes sociales élevées ont créé une servitude permanente pour les classes populaires.
Celles-ci ont dû accepter des contrats réduisant le nombre d’heures rémunérées pendant l’année, baissant leur revenu, pendant que l’indemnité chômage devenait, par les systèmes de contrôle violant l’intimité, une contrainte encore plus insupportable.
En moyenne, le temps de travail des 50% les plus modestes est passé entre 1998 et 2016 de 38 à 33 heures hebdomadaires, payées 33.
Incapable de vivre dignement dans ces conditions, on ne moufte plus au boulot. On ne se syndique plus. On ne se bat plus.
Il ne reste plus que l’acte du vote pour se révolter, et comme c’est la « démocratie réunifiée » qui dégrade autant les conditions de vie, c’est contre la démocratie que les classes populaires votent.

Les 25% les plus riches ont par contre maintenu leur temps de travail en moyenne au-dessus de 40 heures hebdomadaires payées 40. Ils n’ont partagé ni temps de travail, ni revenus. Et grâce à la spéculation immobilière et la spéculation financière, leur patrimoine progresse en valeur bien plus rapidement que l’inflation.
Dans le même temps, l’Allemagne a fait comme les autres pays européens, et réduit le niveau de prélèvements obligatoires des 25% les plus favorisés : suppression de l’impôt sur les revenus financiers, suppression de l’équivalent de l’ISF, réduction de la taxation de l’héritage, basculement des cotisations et des revenus de l’impôt progressif sur des taxes sans condition de revenu et des impôts indirects.

Les inégalités de revenus ont donc crû en Allemagne, et les inégalités de patrimoine révèlent qu’en plus la moitié des Allemands n’en ont pas.
La crise économique est donc explosive dans ce pays : sans patrimoine, pas de précaution possible contre des accidents économiques majeurs et dramatiques ; pas de patrimoine, c’est être livré, après les réformes Harz IV, à l’arbitraire des contrôles des modes de vie, jusque dans les décisions les plus intimes – peut-on se permettre de se marier, d’avoir un enfant, de vivre ensemble…
De plus, les montants gigantesques de capitaux inemployés, ou engloutis dans la bulle immobilière, n’ont aucune utilité sociale. En refusant de les mobiliser par la dette ou l’impôt, l’Etat allemand a gaspillé dix ans de prospérité pour protéger le quart des Allemands les plus prospères. Il n’a cependant pas satisfait les exigences de rendements des rentiers et cette pression politique explique la conversion de certaines classes supérieures à l’extrême-droite.

La crise du Covid frappe donc un pays où les inégalités dans la prospérité sont devenues tellement insupportables que les services secrets intérieurs le reconnaissent : la première des menaces à laquelle doit faire face la démocratie allemande, c’est l’extrême-droite.

Il faut dire, comme l’a révélé la crise sanitaire du Covid dans certaines branches, que le capitalisme allemand est expert dans l’utilisation de forts volumes de main-d’œuvre moins bien payées et sans culture syndicale, importées d’Europe de l’Est pour maintenir les salaires bas, et les dividendes élevés.
Dans le secteur de la viande, où Merkel arracha à Hollande des réformes européennes funestes à l’agroalimentaire français, les patrons ont fait venir, contre les règles de confinement, 30 000 ouvriers de Roumanie et de Bulgarie, pour les employer par des sous-traitants de paille à des salaires de misère, logés par ces mêmes sous-traitants dans des foyers insalubres à des prix démentiels, l’employeur récupérant par le loyer le salaire versé. Dans ces conditions, qu’un pasteur de Gütersloh qualifie « d’esclavage moderne », 50% des ouvriers ont contracté le Covid.
C’est cela, la compétitivité à l’allemande : la misère, l’exploitation, la maladie.

Il existe une petite musique en France liant les difficultés du pays « à l’hégémonie allemande en Europe, à l’Euro qui n’est que le Deutsche Mark masqué, à ces diktats allemands que sont les traités européens. »
Chacun de ces faits est le résultat d’une alliance consciente des bourgeoisies françaises et allemandes sur le dos de leurs classes populaires.
Les « fondés de pouvoir » de ces bourgeoisies se sont chargés de faire endosser ces politiques par les partis représentant les classes populaires et moyennes – Delors et Hollande en France, Schröder, Gabriel en Allemagne, entre autres, car ils sont bien trop nombreux pour tous les citer.
Dans les deux cas, les partis de la social-démocratie ont perdus les classes populaires et moyennes, l’un s’effondrant en dessous de 7%, l’autre passant de 42 à 14%. Les gauches ont été également emmenées dans ce voyage vers l’enfer : le total gauche en France est passé de 52% en 2012 à 25% aujourd’hui, et en Allemagne, de 57% en 1998 à 35% aujourd’hui.
Dans les deux cas, l’extrême-droite est devenu le parti des classes populaires.
L’amitié franco-allemande n’existe pas, comme l’expliquait Coralie Delaume en 2018, mais l’amitié des bourgeoisies touchant des dividendes, elle, est réelle.
Elles n’ont pas besoin de cohésion sociale, de paix sociale, d’unité nationale.
Daniel Guerin rappelait, dans son introduction de 1962 à la réédition de son livre de 1936 « Fascisme et Grand Capital » : « la solidarité de classe que la bourgeoisie française avait déjà témoignée, naguère, au vainqueur de 1871, lui inspirait de l’indulgence (voire de la sympathie) pour les régimes « forts » d’Allemagne et d’Italie, et un secret désir de s’entendre avec eux contre le prolétariat. »

La bourgeoisie allemande est effrayée : lorsque la crise pandémique paralysait les usines allemandes en Chine, ce sont les communistes chinois qui ont forcé leur réouverture, contre l’avis des propriétaires en Allemagne. Cela les a traumatisés : « quoi, je ne maîtrise pas mon capital en Chine ? »
Le protectionisme américain fermant la voie du marché occidental, il reste le marché intérieur. Angela Merkel cherche une alliance européenne pour une relance afin de permettre à la bourgeoisie de retrouver en Europe les marges perdues en dehors.
Mais il ne faut pas se leurrer : cette affaire se fera sur le dos des classes populaires. Emmanuel Macron, qui a ramené la bourgeoisie sociale française dans son comportement électoral à sa maison, la droite, l’a d’ailleurs déjà annoncé : la réforme des retraites passe avant la relance économique.

Ces politiques égoïstes et cupides des bourgeoisies franco-allemandes ont un défaut : si la démocratie cesse d’être sociale, le divorce des classes populaires de la démocratie condamne à mort celle-ci. La bourgeoisie peut espérer conserver le pouvoir, soit par la violence – et seul un mur de policier sépara Macron d’une chute du régime en décembre 2018 –, soit en se mettant elle-même à la tête du mouvement national-populiste, comme avec Johnson, Trump ou Bolsonaro. C’est en France la tendance du front souverainiste, qui crée le pont entre les intérêts bourgeois et le RN, ou en Allemagne, la tentation populiste de la CSU bavaroise et de la CDU de Saxe.

Les inégalités de revenus et de patrimoine en Allemagne sont encore plus marquées qu’en France. Le taux de pauvreté y est, avant le Covid, plus élevé qu’en France (17% contre 14%).
Si la France est le pays record du monde dans le paiement des dividendes, faisant de son capital le plus coûteux du monde, coût financé par les salariés, l’Allemagne est le pays record d’Europe du contraste entre richesse nationale et misère populaire.

Il faut créer les liens de conscience de classe entre Français et Allemands : ouvriers, employés, fonctionnaires, précaires, indépendants sont dans le même bateau, celui d’une galère où ils rament pendant que leur bourgeoisies sirotent des cocktails sur le pont. Ce n’est pas en levant les classes populaires l’une contre l’autre que l’on changera cela. Et ce n’est qu’en les reconquérant dans les deux pays que les deux Républiques, sociale et laïque en France, d’économie sociale de marché en Allemagne, pourront subsister.

Cela passe par rétablir deux priorités :

  1. logement, donc baisse des prix et rendements immobiliers ;
  2. et salaires, c’est à dire rééquilibrer le partage des richesses entre travail et capital au profit du travail.

C’est la condition pour reconstruire les systèmes de prévoyance solidaires, de santé, d’éducation, de sécurité matérielle.

Reconstruire une représentation politique des classes populaires dans les deux pays ne se fera pas du jour au lendemain. Cela ne se fera pas sous l’égide d’une bourgeoisie libérale écologique incapable de penser les conditions de production et de vie digne des classes populaires, aveuglée par l’individualisme de sa morale. Pourtant, c’est justement par la mobilisation des capitaux que la bourgeoisie refuse d’investir que le bien commun, social et écologique, peut être atteint.

Cela signifie, comme la ville de Berlin réinventant en 2019 la loi du Maximum des révolutionnaires français de 1793, ne pas avoir peur de penser comment contraindre le capital, ce qu’est le bien commun, comment subordonner le marché au bien commun, et reconstruire un pacte républicain.

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