Les revers de l’embellie allemande – dialogue avec Mathieu Pouydesseau – Les Jeudis de Corbera

La semaine dernière, Marie-Noëlle Lienemann recevait Mathieu Pouydesseau, chef d’entreprise en Allemagne et ancien conseiller au commerce extérieur, pour échanger sur la situation politique, économique et sociale de l’Allemagne dans le cadre des « Jeudis de Corbera ». Vivant depuis 24 ans à Berlin, notre camarade dispose d’un poste d’observation privilégié sur la société allemande et décrypte le « miroir aux alouettes » qui a conduit à sur-estimé le « modèle allemand » sans mesurer les contradictions du système.

Nous vous proposons d’écouter en podcast cette grosse heure d’entretien en trois parties :

  • la situation économique ;
  • la situation politique ;
  • la relation franco-allemande.

Nous vous proposons également dans la foulée un long article d’analyse très référencé signé par Mathieu Pouydesseau. Bonne écoute et bonne lecture.

Les revers de l’embellie allemande – partie 1 : la situation économique

Les revers de l’embellie allemande – partie 2 : la situation politique

Les revers de l’embellie allemande – partie 3 : la relation franco-allemande

Entre Weimar et Bonn : la république allemande « de Berlin » à la croisée des chemins

Pendant 15 ans, la droite et le centre français ont proclamé l’Allemagne comme un modèle à suivre. Les élites éditoriales, économiques et politiques étaient fascinées à la fois :

  1. par un pays à la démocratie « apaisée » par de grandes coalitions associant les deux grands partis de la gauche et de la droite,
  2. par les succès de la « compétitivité » allemande lui permettant d’être massivement exportatrice,
  3. par le maintien de son tissu industriel,
  4. et enfin par l’équilibre de ses comptes publics.

Sur chacun de ces points, le « naïf » idéalisme des cadres intellectuels, administratifs et entrepreneuriaux français vis-à-vis de l’Allemagne s’accompagnait d’un mépris profond pour les Français, l’État-providence, les syndicats français, la culture du débat raisonné entre positions contradictoires, les libertés publiques d’un peuple considéré comme « réfractaire ».

Pourtant, chacun de ces points est un « miroir aux alouettes », une imposture, un « village Potemkine »1 dissimulant une société de plus en plus inégalitaire, fracturée, violente. Nous allons donc reprendre chacun de ces quatre points, en démontrant la crise de la démocratie allemande, qui rappelle les trois dernières années de Weimar2. Nous allons passer en revue les conséquences sociales délétères de l’économie d’exportation, la courte vue d’un modèle fortement dépendant de l’énergie russe qui entraîne aujourd’hui une crise industrielle. Nous présenterons également les problèmes insolubles que la Nation-comptable par excellence rencontre pour concevoir un budget juridiquement conforme à sa constitution. Nous esquisserons enfin les conséquences pour la France et pour l’Europe.

La weimarisation de la République fédérale allemande

En l’absence de débouchés politiques aux convulsions de la société, gauche et droite refusant pendant 20 ans de s’opposer et donc de construire un espace démocratique de gestion des conflits profonds traversant la société, le peuple allemand a choisi de reproduire au Bundestag, à partir de 2021, et dans les parlements régionaux, les structures du parlement de la première république allemande, dite de Weimar.

Absente du parlement entre 1951 et 2017, l’extrême droite y fait cette année-là son retour à un niveau immédiatement élevé avec plus de 90 sièges.

Sept ans plus tard, en 2024, les élections régionales partielles voient désormais le parti Alternative pour l’Allemagne (AfD en allemand) caracoler au dessus de 30%, arrivant première en Thuringe. La démocratie semble ne plus convaincre près d’un tiers des Allemands.

Un parti créé fin 2023, « l’alliance Sahra Wagenknecht, pour la justice et la raison » (BSW) – rassemblant des députés dissidents de la gauche radicale ayant formé leur propre groupe, l’ancien maire social-démocrate de Dusseldorf, des dirigeants écologistes en rupture de leu parti – forme un axe de résistance à la progression de l’extrême droite. Les positions de ce parti ne se retrouvent pas en France. Ce qui s’en rapprocherait le plus serait une synthèse de « Picardie debout » de François Ruffin, de la ligne Roussel au sein du PCF et de la GRS, avec – différence majeure – cependant un soutien plus affirmé pour la Russie que pour l’Ukraine.

Les gouvernement de grande coalition de 2005 à 2021, interrompus entre 2009 et 2013 par une coalition droite-centre droit, ont ainsi abouti à un paysage politique en ruine.

Panorama politique de 2024 : élections européennes, élections régionales et sondages

En plus des élections européennes du 9 juin dernier, trois Länder ont voté en septembre 2024. Passons en revue ces scrutins.

Les élections européennes de juin 2024

La coalition gouvernant actuellement à Berlin a subi un désastre électoral avec seulement 31% des suffrages exprimés :

  • le SPD (une social-démocratie dont l’équivalent français pourrait être Raphael Glücksmann) recueille 13,9% ;
  • les écologistes (avec une forte division interne entre néolibéraux et critiques de l’ordre économique) 11,9% ;
  • les Libéraux du FDP (alliés de Macron arque-boutés sur le refus de l’augmentation des impôts des riches et des propriétaires d’entreprises) ont « sauvé leur peau » avec 5,2%.

Cette coalition en échec en Allemagne est ce qui se rapproche le plus de ce qu’aurait pu souhaiter mettre en place Bernard Cazeneuve si Macron avait sérieusement pensé le nommer à Matignon – ce qui n’était pas le cas.

Le SPD à moins de 14% retrouve les scores catastrophiques qu’il avait connu du temps de la domination complète des sociaux-libéraux en son sein. Ce n’est pas une surprise : la reconquête d’une partie de son électorat en septembre 2021 s’était appuyée sur une direction plutôt à gauche, avec un expert de la lutte contre la fraude fiscale ; mais coalition « feu de circulation »3 est dirigée par Olaf Scholz. L’actuel Chancelier fut l’un des piliers de l’agenda de Gerhard Schröder, et, maire de Hambourg, un représentant de l’aile droite du parti qui s’est opposé à la lutte contre la fraude fiscale et, à ce titre, est mis en cause par la justice. Incapable de s’imposer dans sa coalition gouvernementale, Scholz est très impopulaire, les voix se multiplient pour le remplacer en 2025 par le populaire ministre de la défense, Boris Pistorius.

Les écologistes ont perdu 42 % de leur électorat de 2019 (3 millions d’électeurs, -8,6 points) dans un scrutin qui leur était jusqu’ici plutôt favorable. C’est une évolution européenne : les droites ont réussi à faire des agendas climatiques les boucs émissaires des difficultés des classes populaires et moyennes. Les écologistes allemands sont cependant également infectés de néolibéralisme : l’individualisme dominant et la critique de l’État fort les a conduits à sous estimer les rapports de force économiques et à surévaluer la morale chrétienne, bigote, de l’acte individuel rédempteur dans la lutte pour le climat – ils semblent incapables de concevoir un discours alternatif et socialement prometteur. Promettre l’apocalypse ne séduit que les illuminés de la foi.

Les Libéraux du FDP ont aux élections européennes de 2024 résisté en surnageant à 5%, mais tous les sondages promettent depuis leur effondrement, et ils ont perdus leur représentation dans quasiment toutes les élections régionales intermédiaires. Le ministre libéral des finances, Christian Lindner, qui tente actuellement de faire de la France un nouveau bouc émissaire de ses propres difficultés budgétaires, défend également avec le même déni du réel et les mêmes mensonges que messieurs Attal et Darmanin en France le refus de toute augmentation des impôts des riches. Alors que l’Allemagne en récession souffre d’un déficit de demande, il préfère proposer une consolidation budgétaire encore plus récessive. C’est un suicide économique par sectarisme idéologique. Les Allemands n’en veulent pas – ou en tout cas n’en veulent plus.

Si les Unions chrétiennes – la droite chrétienne démocrate – réussissent à maintenir leur position de 2019, c’est à un niveau historiquement bas. 30% n’a rien de glorieux pour ce courant politique. Les Allemands de la classe moyenne, les retraités des classes populaires, continuent d’assimiler la droite à une image de sérieux budgétaire, alors même que l’échec du merkellisme est à l’origine des difficultés européennes actuelles.

Les partis anti-système, qu’ils soient d’extrême droite, de gauche radicale ou de « gauche conservatrice »4, ou d’intérêts particuliers, ont un score cumulé supérieur à celle de la coalition gouvernementale. Les deux principaux partis qui ont le plus progressé sont d’un côté l’AfD – l’extrême droite néofasciste – passant de 10 à 15%, et « l’alliance Sahra Wagenknecht » (BSW), un parti de « gauche conservatrice » créé l’an dernier, passant du premier coup à 6,2%. Les deux partis sont critiques de l’UE, du soutien massif à l’Ukraine et des ouvertures répétées des frontières, mais pas pour les mêmes raisons. Là où l’AfD recycle les contenus racistes de l’extrême droite des années 1920, BSW met au cœur de son agenda les questions économiques et sociales. C’est là-dessus que BSW convainc un électorat hésitant entre abstention et vote anti système. Les Linke (héritiers lointains des communistes allemands) ont pris la voie d’une stratégie « Terra Nova », qui se rapprochent de celle adoptées par LFI depuis 2021 ; ils se sont effondrés à 2,7%. Les partis satiriques ou n’ayant aucune chance d’avoir des élus cumulent quand même 8,9% des voix!

La déroute électorale des européennes a aggravé la crise interne de la coalition gouvernementale. D’autant plus qu’en parallèle, à la suite d’un recours des Unions chrétiennes, le Conseil d’État allemand a jugé le budget 2024 « contraire à la constitution » : la « règle d’or » constitutionnalisée par Angela Merkel en 2010 empêche le gouvernement de s’endetter pour financer la relance économique nécessaire face aux crises de l’inflation et de l’énergie. Le piège merkellien est parfait.

Dans ce contexte, tout le monde attendait un tremblement de terre dans les trois élections régionales de septembre 2024. Il a bien eu lieu.

Les Régionales en Thuringe, Saxe et Brandebourg, triomphes de l’extrême droite et de la « gauche conservatrice »

La Thuringe a offert un triomphe pour le parti d’extrême droite AfD, premier avec 33,4% des voix. L‘AfD de Thuringe est conduite par Björn Höcke ; elle n’est pas comparable au RN ou aux Fratelli d’Italia de Georgia Meloni : c’est beaucoup plus radical, ce parti assume d’être catalogué « néofasciste » par la,justice allemande et « catégorie Sé par les services de sécurité intérieure. Björn Höcke assume avoir milité dans sa jeunesse au sein d’un groupe néonazi et de présenter des candidats néonazis. Aucun autre parti ne souhaite s’associer avec eux.

Les Linke avaient la présidence de région : ils perdent 18 points (!) passant de 32% à 13% des suffrages exprimés et de première force à quatrième, loin derrière la droite conservatrice (23,6%) et BSW (15,8%). Pour BSW, c’est aussi un triomphe – presque personnel : Sahra Wagenknecht est née en Thuringe. La coalition régionale la plus probable pour gouverner devra rassembler BSW et … la droite conservatrice, CDU.

Le SPD sauve sa présence dans le parlement régional avec 6,1%, perdant 2 points, pendant que les Verts et les Libéraux passent tous les deux sous la barre des 5%. La coalition gouvernementale ne totalise que 10,4% des voix dans cette région.

En Saxe, les chrétiens démocrates sont arrivés en tête de justesse avec 32%. Mais là aussi l’AfD jouera un rôle important avec ses 30,6%.

C’est le nouveau parti de Sahra Wagenknecht, BSW, qui emporte l’électorat abandonné par les Linke, empêchant leur dérive vers l’AfD. Sans le BSW, l’AfD aurait probablement dépassé les 40%. En Saxe, les Linke passent sous la barre des 5% (ils perdent plus de la moitié de leur électorat au scrutin de liste) mais ils conserveront leur représentation au parlement régional en emportant deux circonscriptions territoriale à Leipzig, ce qui leur ouvre droit à une représentation proportionnelle dans le Landtag. Les Linke ont choisi une stratégie en impasse qui ne leur ouvre plus que l’électorat des centres urbains, à la manière de la gauche française actuellement dominée par LFI. Les écologistes ont le même problème : vote urbain bourgeois, ils sont ratiboisés en Saxe mais passent juste au-dessus du seul de 5% et sauvent deux circonscriptions de Leipzig.

Dans le Brandebourg, le SPD, porté par un président de région très populaire faisant campagne sur son nom, gagne presque 5 points et finit de justesse devant l’extrême droite (30,9% contre 29,2%). BSW est le troisième parti avec 13,5% suivi des Unions chrétiennes à 12%. Tous les autres partis finissent en dessous de 5% et disparaissent du parlement. Les Verts perdent presque 7 points passant de 11 à 4% dans une région entourant Berlin avec de grandes villes, comme Potsdam qui leur étaient traditionnellement favorables. L’échec de la stratégie des milieux urbains face aux enjeux de classes et de territoire est là-aussi patent.

Les Linke payent là-encore leur stratégie ultra-urbaine et post-moderne avec un terrible prix, passant de 10,72 à 2,98% dans une région qui fut pourtant un de leur bastion.

Les Libéraux sont insignifiants dans cette région et continuent d’y perdre des voix.

Dans les trois Länder qui ont voté en septembre 2024, BSW pourrait être associé aux exécutifs régionaux et à la majorité régionale, avec les Unions chrétiennes en Thuringe et Saxe et le SPD en Brandebourg.

La crise de la coalition et les perspective de futures coalitions

La coalition « raisonnable » actuelle, constituée depuis la fin de l’année 20215 par des social-démocrates et des écologistes, aux positions économiques plutôt libérales, et les Libéraux, est un échec. Les sondages situent aujourd’hui la somme des trois partis à moins de 33%; le parti allié de Emmanuel Macron, le libéral FDP devrait passer en 2025 sous le seuil pour être représenté au Bundestag6.

La coalition va tenir jusqu’aux élections de 2025, dans moins de 11 mois maintenant. Mais elle est paralysée.

La crise de leadership au SPD (son jeune et charismatique secrétaire général, Kevin Kühnert, vient de démissionner « pour raisons de santé » et renonce à se représenter), le rejet croissant des écologistes par une partie de l’opinion publique (s’expliquant en partie car leur écologie punitive ne rappelle pas assez à leurs responsabilités les classes riches allemandes et s’en prend trop facilement aux comportements contraints des classes populaires) et la crise du FDP (combattant pour sa survie électorale) empêcheront toute action concrète allemande.

Alors que, suite à la dissolution irresponsable de Macron, la France a également un exécutif extrêmement faible, dépendant du RN pour survivre, les deux États les plus puissants de l’UE sont politiquement handicapés. L’absence de vision politique pour l’Allemagne et l’Europe laisse la myopie budgétaire dominer les débats. Les appels à une consolidation budgétaire massive est pourtant contestée par tous les économistes européens : ceux-ci font le constat que l’Allemagne a contribué à la crise de ses six partenaires sous procédure de l’UE parce qu’elle a massivement refusée d’investir, accumulant plus de 1000 milliards d’euros de retard dans ses infrastructures. Ces retards ont enfin un coût sur la compétitivité des industries du pays, qui ne peuvent être rattrapés par de nouvelles baisses de salaires.

Regarder les réalités en face, c’est donc reconnaître l’absurdité de la « règle d’or », la profonde injustice de la répartition de la prospérité des années 2009-2019, et les profonds traumatismes des années 2015-2023, avec deux vagues de réfugiés de un million de personnes chacune, suscitant plus de solidarité que les 17% de pauvres, dont 10% de salariés pauvres, brutalisés éaglement par la crise du Covid et l’impact de l’inflation sur les ménages populaires. Pendant ce temps, les grandes entreprises augmentaient leurs dividendes selon un modèle que nous avons observé en France : il conduit à la perte de l’industrie, à la hausse des inégalités, à l’asphyxie des services publics et à l’agonie de la démocratie.

L’exportation, c’est la surproduction d’un côté, la pauvreté des Allemands de l’autre

L’ensemble du système économique exportateur au cœur de la prospérité des classes riches allemandes est fondé sur l’accès abondant et peu cher à l’énergie, la déflation salariale pour les catégories populaires et moyennes et la protection du niveau de salaire des catégories intellectuelles supérieures et d’encadrement chargées de consommer.

Car une économie exportatrice sur une aussi longue période à de tels niveaux – plus de 6% du PIB en excédents pendant plus de 10 ans, contrevenant d’ailleurs aux critères de Maastricht – peut aussi être décrite sous un aspect plus négatif.

C’est une économie nationale en surproduction, mais qui refuse l’augmentation du pouvoir d’achat intérieur qui permettrait à sa population de consommer la surproduction, obligeant dès lors à écouler le surplus produit par le travail des Allemands à l’international.

Cela a deux conséquences :

1- Plus une économie exporte en points de PIB, plus ses travailleurs s’appauvrissent

C’est la conséquence logique et inévitable. La compétitivité est également la pauvreté, ce sont deux termes équivalents.

C’est la raison pour laquelle les gigantesques excédents commerciaux, par peur de créer une tension inflationniste par un regain de demande intérieure, n’ont pas été investis dans le pays, dans la transformation de l’économie, de l’énergie ou dans les infrastructures publiques.

Si les travailleurs bénéficiaient des excédents commerciaux, leur consommation augmenterait, ce qui mécaniquement réduirait l’ampleur du déficit commercial. Si l’Allemagne avait accepté de redonner à sa demande une partie des excédents, elle aurait, dans un premier temps (tout en conservant le même volume d’exportations,) augmenté ses importations. Une partie de sa production destinée à l’exportation aurait été absorbée par son marché intérieur. L’objectif désirable – revenir à un équilibre du commerce extérieur (en tout cas revenir en dessous des 6% de PIB tels que fixés dans les traités européens) – aurait été atteint tout en favorisant la cohésion sociale et en permettant aux économies des partenaires commerciaux d’en bénéficier.

Les élites allemandes ont fait un autre choix : alimenter l’inflation spéculative de l’immobilier et du foncier, ainsi que celle des valeurs cotées en bourse, et accumuler le capital sous forme d’augmentation du patrimoine de ses millionnaires et milliardaires. Tout cela sous couvert de « sérieux budgétaire »…

2. Les partenaires commerciaux de l’Allemagne exportatrice sont en sous-production

Les surplus allemands empêchent les économies de ses voisins de développer les activités nécessaires pour répondre à leur demande intérieure et la dépression de la demande allemande empêche ces économies de développer des produits pour couvrir les besoins allemands.

L’économie exportatrice allemande, « compétitive », appauvrit par force ses voisins qui, pour payer leurs déficits, sont obligés de s’endetter. La France a ainsi été l’un des pays européens les plus maltraités par l’économie exportatrice allemande.

La déflation salariale et la transformation de l’État providence en État de surveillance, avec création d’une trappe à main d’œuvre improductive découlant des réformes de l’assurance chômage dites « Hartz I à IV » ont piégé 5 millions de personnes pendant plus de 10 ans dans ce statut. Pour le faire accepter, l’Allemagne a pesé en faveur d’une déflation des produits de consommation populaire, quitte à faire baisser la qualité alimentaire et tuer les réseaux de distribution locaux au profit des grandes surfaces à rabais.

La déflation salariale supposait aussi une déflation sur les prix à la consommation. Il fallait donc réduire toutes les frictions à la hausse de coûts pouvant justifier des revendications sociales unissant des classes et catégories maintenues séparées.

Pour cela, il fallait désorganiser la politique agricole commune, empêcher les politiques de production durable et biologique, les modes de distribution près des marchés et circuits courts, les jachères et les petites exploitations « jardiniers de la nature » au profit de la concentration, des usines d’élevages de grande taille, des traités de libre-échange avec des pays pauvres pour qu’ils mobilisent leur capital naturel à la production et exportation de nourriture pas chère. La crise pandémique a ainsi permis de mettre au jour chez l’un des principaux producteurs de saucisse allemand, le groupe Tonnies, un véritable système « d’esclavage moderne »7.

La recherche de la baisse des coûts et le maintien des marges en rendement décroissant ne laissait pas d’autres alternatives au tenants de la loi du marché et des politiques de compétitivité que l’épuisement des ressources gratuites d’un point de vue financier de la nature, par l’épuisement des sols et la déforestation des forêts primaires, la surpêche avec des techniques extrêmement dispendieuses en plastique8.

L’autre épuisement de la nature c’est l’épuisement démographique

Depuis 1975, les deux Allemagne sont en crise démographique : il meurt plus d’allemands qu’il n’en naît. Ce choix, jamais remis en cause sérieusement, a deux avantages déflationnistes :

  1. En l’absence de croissance démographique, les services publics croient plus lentement que la croissance économique. Si l’on calcule par exemple la différence de coût social de la croissance démographique française entre 1975 et 2024 et celle de l’Allemagne, le choix nataliste de la France lui a coûté 2000 milliards d’euros de plus sur la période. Les besoins en service public en France ont été logiquement bien plus élevés et croissant à un rythme supérieur à la croissance – du fait même de la croissance démographique – entraînent par force une augmentation du poids des dépenses publiques rapportées au PIB.
  2. L‘Allemagne a besoin d’un afflux permanent de travailleurs adultes, déjà formés au coût d’économies nationales lointaines, pour maintenir sa population active. Si l’on veut s’essayer à une métaphore footballistique : la France est restée au niveau des grands États-Nations un club formateur, l’Allemagne a choisi de puiser dans les autres clubs pour recruter ses joueurs productifs – sans payer de transfert au club formateur cependant. À la fin, les clubs de football français sont en faillite pendant que le Bayern Munich remporte la coupe d’Europe – ce qui est en jeu ici ce sont les secteurs industriels des deux pays.

Le patronat allemand a donc applaudi l’arrivée des réfugiés en 2015 et en 2022 ; en toute logique, l’Allemagne, même si elle a un peu verrouillée ses frontières suite à des attentats islamistes en 2024, a besoin de la liberté de circulation des personnes. Cela contribue, malgré un taux de chômage à 4% ou moins, à maintenir les salaires vers le bas pour les emplois de service et de l’économie intérieure.

Pour maintenir un taux de fécondité bas, l’Allemagne a refusé de copier le système français où la femme active bien formée est aussi un acteur économique autonome. La femme allemande est moins émancipée économiquement comparée à sa voisine française9. Son taux de pauvreté en retraite est plus élevé. Son taux d’activité est à temps plein de seulement 45% contre 53% en France. Les femmes allemandes qui travaillent le font en temps partiel, plus court que les Françaises en temps partiel, avec de grosses pertes de revenu. Les taux d’emplois des hommes sont cependant comparables entre les deux pays. C’est un choix politique, avec des habitus à la fois culturels et sociaux, et des lois fiscales décourageant les épouses mères de travailler, et discriminant les mères seules.

Ce système supposait une chaîne logistique spécialisant pour un coût toujours décroissant des économies nationales éloignées. Ainsi, on a découvert avec la pandémie que la Malaisie, pour se spécialiser dans l’agriculture d’exportation, avait perdu sa position de producteur de poulets, pourtant plat national de base, et qu’avec les pénuries logistiques de 2021, le pays n’arrivait plus à importer de poulets… Les surplus agricoles malaisiens servaient à importer des machines et des voitures… allemandes. C’est une autre illustration que la « globalisation heureuse » n’aboutit pas à un équilibre global tendant à la victoire des valeurs démocratiques, mais à des inégalités de plus en plus fortes, et des violences internationales de plus en plus marquées.

La pénurie est programmée par nature dans le système

L’abondance d’une énergie peu chère est devenue une priorité pour l’Allemagne, tout en se libérant de toute contrainte au sein de la zone monétaire. Il était important d’importer en devises faibles et de limiter les importations en Euro. Toute la stratégie européenne de Angela Merkel se résumait en deux mots : mercantilisme allemand10.

Contrairement à une lecture dominante française, Merkel n’a jamais joué l’Europe ou l’amitié franco allemande11. Elle a poussé à l’extrême les logiques de compétition et de concurrence, c’est à dire le jeu égoïste et individualiste, et trouvée des alliés en Europe bien décidés à jouer aussi ce jeu-là : le Benelux, les pays du pacte de Visegrad, la Grande Bretagne de Cameron. L’échec du système était visible dès fin 2019, et fut accéléré par la crise pandémique.

La guerre d’agression russe en Ukraine a cependant révélé l’échec du mercantilisme merkellien, présentant la facture à la coalition qui a succédé à son gouvernement12.

La désindustrialisation, conséquence des choix de long terme et d’erreurs à court terme, s’accélère en Allemagne

La Deutsche Bank a publié fin 202213 une étude prévoyant une perte de point d’industrie du PIB de 1 à 1,5 par an et la disparition de l’industrie allemande, actuellement à 20% – du moins sa réduction à un poids marginal, comparable à la France ou le Royaume Uni à 7% du PIB – d’ici 2030.

Un rapport publié cet été14 a constaté qu’alors que l’index de production industrielle reste largement en dessous de 2019, la part de l’industrie dans la balance commerciale progresse. Si l’auteur allemand se réjouissait de ce ratio, il en concluait que les entreprises allemandes montaient en gamme pour protéger leurs marges et continuer d’exporter, on peut surtout y voir que le grand problème allemand, c’est sa demande ! Car si l’Allemagne produit moins, et exporte plus, c’est qu’elle consomme encore moins ! Et ceci est sans doute le signe le plus manifeste de la crise sociale profonde de la société allemande dans son ensemble.

En effet, les Allemands n’ont pas réduit leur consommation suite à une formidable prise de conscience écologiste décroissante : la haine à l’égard des écologistes que nous avons décrit plus haut est aussi la conséquence d’une vie matérielle de pénurie pour les Allemands des classes populaires qui n’en peuvent plus de ne jamais bénéficier de l’économie. Leur parler de décroissance est ici un chiffon rouge.

Les experts américains autour du ministère de l’économie du gouvernement Biden disent d’ailleurs que malheureusement « l’Allemagne est dominée par un tas de comptables » sans vision. Cela fait écho aux propos de Thomas Geithner, le ministre américain du budget sous Obama pendant la crise financière, désignant comme « stupides » les idées de Merkel, Sarkozy, Cameron, Trichet et Barroso pour créer leur traité budgétaire « Merkozy ».

Le rapport Draghi publié15 en août 2024 démontre d’ailleurs combien l’absence de volonté d’investissement public et industriel a contribué, au nom des « règles d’or », au décrochage de l’Europe. Il défend l’idée d’un nouveau « Plan Marshall » sous stéroïde pour rattraper le retard accumulé depuis 2005 : 3 fois plus d’investissement que dans le plan de reconstruction américain des années 1950 !

Mais la désindustrialisation allemande a aussi d’autres raisons.

D’abord, de nombreuses entreprises ont tout misé sur la Chine sans comprendre que le régime, communiste, signifiait que les capitaux investis passaient sous contrôle du parti. Au plus fort de la crise pandémique, c’est le gouvernement chinois qui a fait rouvrir des usines allemandes contre la volonté même des propriétaires allemands. En bonne règle comptable, les capitaux en question devraient être effacés des bilans…

De plus, la Chine a su copier, et créer sa propre demande intérieure, qui alimente sa propre production nationale. Le marché mondial est ainsi inondé de voitures électriques au point que tout le secteur automobile allemand s’enrhume.

L’une des sociétés ayant ainsi misé sur des modèles électriques « haut de gamme » à forte marge, c’est Volkswagen. Mais ces berlines font face à une forte concurrence, et surtout, le marché européen va être au début dominé par la demande des classes moyennes et certaines classes populaires. La conséquence : VW négocie en ce moment avec la représentation syndicale un énorme plan de restructuration avec fermeture d’usines à la clé16.

Le problème est cependant présent également pour les machines outils, la robotique ou les centrales énergétiques. L’Allemagne n’arrive pas maintenir sa production industrielle parce qu’elle n’arrive pas à stimuler sa demande intérieure. Alors que les marchés internationaux deviennent plus concurrentiel et inabordables suite aux crises géopolitiques, l’Allemagne devrait pouvoir compter sur sa demande intérieure. Mais la logique déflationniste cependant s’y oppose.

L’Allemagne préfère ainsi perdre son industrie et sa démocratie plutôt que de massivement investir dans le pays.

Les conséquences en France et en Europe

La France et les pays du Sud de l’Europe avaient une vision à la fois romantique et idéaliste de l’Union Européenne comme un espace de coopération entre alliés.

Les Flamands, les Néerlandais, les Allemands, les Danois, les Britanniques, les Suédois et, dans une certaine mesure, les Hongrois et les Polonais avaient eux une autre vision de l’Union Européenne où il y aurait des gagnants, et donc des perdants, et ces perdants, il fallait les plumer.

L’Irlande, un temps assimilée aux pays du Sud comme pays problématique pendant la crise financière de 2010 a accélérée la mise en place d’instruments lui permettant de pirater elle aussi les ressources de l’espace européen.

En 2024, même Le Monde est obligé d’ouvrir les yeux sur ces actes de piraterie fiscale. C’est l’Union Européenne qui est obligée de forcer l’Irlande à faire respecter les lois fiscales de l’Europe, forçant Apple à payer 13 milliards d’euros de manque à gagner fiscal. Mais l’Irlande consolide un tel niveau de plus value réalisé ailleurs dans l’Union que les statistiques européennes en sont faussées17 !

La France elle a longtemps cru à son propre récit d’une Europe solidaire, construisant ensemble, par la coopération et la réconciliation des peuples, une économie au service d’intérêts communs.

La crise financière de 2008 et la présidence Sarkozy ont été le moment d’un réveil des élites les plus riches de France : une grande fête avait lieu en Europe, et ils n’en étaient pas encore pleinement – participer à la fête supposait de sacrifier l’industrie française, de détruire son État social de marché issu du compromis historique de 1944 entre résistances nationalistes, communistes et socialistes, et de se nourrir sur la bête : le peuple français. C’est la grande trahison des élites, qui, abandonnent leur rôle de contre pouvoirs internes, dissolvent ceux-ci pour rejoindre les intérêts des classes dominantes européennes.

Les élites françaises, toutes occupées à s’enrichir qu’elles soient, ont bien conscience que la fête ne va durer que le temps de la mise aux enchères du patrimoine national, et qu’après, il faudra bien un autre modèle.

La facture est là : le budget 2023 adopté sans débat parlementaire s’est révélé être mensonger, et très mal exécuté ; le budget 2024 est une farce tragique. Le gouvernement Barnier se retrouve, tant dans sa composition, la tolérance de son existence par l’extrême droite, et son programme profondément austéritaire, être une mauvaise copie du gouvernement Von Papen de juillet 1932.

La crise économique et budgétaire française est cependant indissociable du comportement prédateur des élites allemandes en Europe, au détriment de sa propre population, et de ses partenaires européens18.

Emmanuel Macron ne s’est pas seulement entouré de gens médiocres ne le concurrençant pas qui ont mal exécutés les plans conçus sur des fausses théories, il a également sous-estimé le trou noir que constitue l’économie exportatrice allemande sans investissement dans sa demande intérieure. C’est un trou noir absorbant les énergies extérieures, puis ses propres énergies, et son peuple même, dans une implosion mortelle pour la démocratie.

La solution: la relance européenne, la baisse des taux de la BCE, la fin du traité budgétaire et de la « règle d’or », et l’Allemagne en consommateur de dernier ressort

Le rapport Draghi a présenté la note de l’échec du merkellisme : 6 fois le plan Marshall des années 1950 en investissements publics nécessaires !

L’économie européenne menace de subir un troisième décrochage massif en 25 ans et de devenir une région sans importance dans le monde.

La crise économique et sociale s’accompagne d’une crise morale. En l’absence de grand projet, les peuples européens se rebellent contre une démocratie dont ils sont les perdants.

Il faut rétablir l’économie sociale, l’État architecte d’un pacte social et lieu de modération des conflits d’intérêts, casser la logique de la loin du marché toute puissante, et retrouver une fiscalité juste mettant à contribution les classes gagnantes de la période 2005-2024.

L’alternative, c’est de connaître la même fin que la République de Weimar.

Mathieu Pouydesseau

1 En 1787, le premier ministre russe a fait fabriquer des façades de en trompe l’œil dans de faux villages pour faire croire à l’impératrice Catherine visitant l’Ukraine à la prospérité des paysans.

2 Weimar : surnom donné à la première république allemande, proclamée en novembre 1918 mais dotée d’une constitution adoptée par le Reichstag à Weimar en 1919.
Bonn : surnom donné à la seconde république fédérale, ouest-allemande, créée sous la domination des occupants occidentaux avec le vote de la loi constitutionnelle (Grundgesetze, GG en abrégé) en 1949 et l’établissement de la capitale à Bonn.
Depuis la réunification et le retour de la capitale à Berlin, on parle parfois à partir de 1995 de « République de Berlin » pour différencier le régime après la réunification des cultures politiques propres à l’Allemagne de l’Ouest.
De 1949 à 1990, la souveraineté allemande sur les territoires de l’Est sous occupation soviétique est assurée par le régime de la « République démocratique allemande » qui disparaît le soir de la réunification.

3 AmpelKoalition : Vert-Jaune-Rouge, c’est-à-dire écologistes/libéraux/social-démocrates.

4 Faute de mieux, pour catégoriser ce parti, nous utiliserons le vocable de « gauche conservatrice », afin de caractériser son indifférence relative, tout du mieux le fait que BSW considère les questions sociétales comme secondaires ou accessoires voire dilatoires.

5 À propos des élections allemandes de septembre 2021, relire l’article : https://g-r-s.fr/allemagne-defaite-des-conservateurs-et-bundestag-introuvable/

6 https://www.wahlrecht.de/umfragen/

7 Sur « esclavage moderne » dans le groupe Tönnies :

8 80% de la mer de Plastique du Pacifique Nord a comme origine, non le plastique consommé sur le continent, mais celui jeté par dessus bord par la pêche industrielle et les activités maritimes.

9 Avant le COVID :
Les Allemandes travaillent moins que les Françaises, dans le blog de l’OFCE : https://www.ofce.sciences-po.fr/blog/les-allemandes-travaillent-moins-que-les-francaises/
et après COVID :
Allemagne – Les nouvelles mesures gouvernementales pour renforcer la participation des femmes au marché du travail : un défi impossible ? | Variances https://variances.eu/?p=7622

10 Sur le mercantilisme merkellien, lire : https://librechronique.net/2022/10/20/le-mercantilisme-merkellien-triomphe-de-la-raison-stupide/

11 Mathieu Pouydesseau avait développé abondamment cette idée en février 2017 dans un entretien avec Coralie Delaume (repris en partie dans son ouvrage L’amitié franco-allemande n’existe pas) L’arène nue : « Souverainiste, l’Allemagne ne changera pas sa politique européenne », entretien avec Mathieu Pouydesseau : https://l-arene-nue.blogspot.com/2017/02/souverainiste-lallemagne-ne-changera.html
Pour approfondir sur la montée de l’extrême droite avant déjà le Covid, voir ce deuxième entretien réalisé en octobre 2018 : L’arène nue : Où en est l’Allemagne après Chemnitz ? Réponses avec M. Pouydesseau : https://l-arene-nue.blogspot.com/2018/10/ou-en-est-lallemagne-apres-chemnitz.html

12 Nous en avons fait déjà une analyse extensive en février 2022 ici : Le modèle allemand en fin de vie ? https://g-r-s.fr/le-modele-allemand-en-fin-de-vie/

13 sur la désindustrialisation allemande : Analyse: Energiekrise beschleunigt deutsche Deindustrialisierung – Business Insider : https://www.businessinsider.de/wirtschaft/energiekrise-anfang-der-deindustrialisierung-deutschlands-deutsche-bank-studie-b/

14 sur la résistance de l’exportation mais aussi sur le niveau de l’industrie inférieur à 2019 Deindustrialisierung? Deutsche Industrie zeigt auch neue Stärke – Business Insider : https://www.businessinsider.de/wirtschaft/deindustrialisierung-deutsche-industrie-zeigt-auch-neue-staerke-laut-deutsche-bank-analyse/

15 Compétitivité de l’UE : les préconisations du rapport Draghi | vie-publique.fr – https://www.vie-publique.fr/en-bref/295303-competitivite-de-lue-les-preconisations-du-rapport-draghi

16 sur la crise de Volkswagen : Crise chez Volkswagen : le modèle social allemand à l’épreuve https://www.lemonde.fr/economie/article/2024/09/06/crise-chez-volkswagen-le-modele-social-allemand-a-l-epreuve_6305674_3234.html et un article de 2015 sur la crise du Dieselgate : La paille et la poutre http://www.gds-ds.org/la-paille-et-la-poutre-1/

17 https://www.lemonde.fr/economie/article/2024/09/30/en-irlande-un-excedent-budgetaire-historique-qui-depend-du-detournement-des-impots-du-reste-de-l-europe_6339796_3234.html

18 sur la paupérisation des classes salariées allemandes et l’extension du temps de travail des classes salariés françaises https://g-r-s.fr/ce-que-les-politiques-neoliberales-ont-coute-a-la-production-francaise/

Définir les leçons de Weimar

Lorsque la crise économique et financière de 1929 se déclenche, l’Allemagne connaît en seulement 4 années une véritable désintégration de la république. Sans culture démocratique enracinée, avec des forces sociales lui ayant été opposées dès ses débuts, la première République n’avait pas d’instruments pour résister.

Cependant, l’analyse de son suicide – car c’est bien cela qu’il s’est passé – est plein d’enseignement quant à la crise démocratique actuelle. Elle est aussi pertinente pour analyser la crise démocratique française, où la constitution de la cinquième république permet un haut niveau d’autoritarisme et de pouvoir personnel, expliquant que la crise sociale n’a toujours pas eu de conséquence sur les politiques économiques menées.

Que s’est-il passé entre 1929 et 1933 ?

Tout d’abord, notons l’accélération du rythme politique : entre décembre 1928 et mars 1933, dernier scrutin pluraliste, ce sont pas moins de 5 élections générales qui ont lieu. Sans dissolution, le rythme aurait pris normalement 20 ans.

Ensuite, c’est la seconde caractéristique du régime : c’est une « grande coalition » qui gouverne de la chute de l’empire en 1919 à 1930. Les partis représentés sont le SPD, le parti du centre catholique libéral Zentrum et le parti conservateur DDP. S’il fallait comparer avec des partis d’aujourd’hui, imaginons un gouvernement du socialiste Cazeneuve en coalition avec Attal, Bayrou, Wauquiez et Philippe.

Le clivage est entre le cercle de la raison rassemblant centre gauche et centre droit, et les extrémistes, du Parti communiste à l’extrême droite, en passant par la droite national-populiste antisémite, non encore unifiée par le NSDAP de Hitler. En 1929, le parti nazi est marginal, à 4,5%, comme l’AfD en 2013 (4,9%).

Cependant, rapidement, les politiques de baisse des salaires du centre droit ne sont plus compensées pour les classes populaires par une réindustrialisation, promesse de solution au chômage, dans le contexte d’une économie d’exportation, l’Allemagne devant dégager un énorme excédent pour rembourser ses dettes de guerre et ses réparations aux pays qu’il a agressé et détruit.

À partir de 1930, effrayés que le SPD puisse se rapprocher du Parti communiste sur l’antifascisme, la droite confisque le pouvoir et constitue des gouvernements minoritaires, s’appuyant sur le président de la République pour passer les textes législatifs par ordonnances, ou par l’équivalent des votes bloqués que nous connaissons sous le nom de 49.3. La rupture se fait sur la réforme de l’assurance chômage.

Voyant que le vote ne sert à rien, les électeurs allemands votent contre celle-ci, choisissant de plus en plus soit des micro partis soit des partis considérés comme « hors du champ républicain » et donc non associés au pouvoir.

Entre 1928 et juillet 1932, on passe de 10 à 15 partis représentés au parlement. Surtout, la gauche, oscillant entre 41% en 1928 et 36% en juillet 1932 est profondément divisé en « gauches irréconciliables ». La diabolisation du Parti communiste entraîne dès juin 1932 une tolérance accrue à l’extrême droite.

C’est le moment que choisit un dirigeant du centre catholique, Von Papen, pour renverser la coalition précédente et gouverner avec une coalition minoritaire libéral-conservateurs et la tolérance de l’extrême droite. Le soutien sans participation du NSDAP ne lui réussit pas : en janvier 1933, la gauche progresse un peu, le parti nazi recule. L’émiettement se poursuit. Après l’échec à construire une nouvelle coalition d’union nationale avec un soutien sans participation du SPD, Von Papen, chancelier de juin à décembre 1932 avec la tolérance du parti nazi, organise une coalition rassemblant à la fois les élites technocratiques, une partie du centre libéral catholique, la droite antisémite et le parti nazi, avec Hitler chancelier.

Allemagne : Minuit moins le quart

Voici les nouveaux résultats pour les élections en Thuringe et en Saxe, deux régions d’Allemagne de l’Est qui votaient aujourd’hui. La participation fut convenable. C’est en Thuringe un triomphe pour le parti d’extrême droite AfD, premier avec 33,4%.

L‘AfD menée ici par Björn Höcke n’est pas comparable au RN ou à Fratelli d’Italia de Meloni : c’est beaucoup plus radical, assumant d’être catalogué « néofasciste » par la justice allemande, et « catégorie S » par les services de sécurité intérieur. Björn Höcke assume avoir milité jeune dans un groupe néonazi et avoir des candidats néonazis.

Aucun autre parti ne souhaite s’associer avec eux. Mais ayant obtenu 33,4% des suffrages ils obtiendrons plus de 33% des sièges et auront un rôle de blocage, ainsi que la présidence du parlement du Land. L’AfD vient d’annoncer qu’ils regarderaient très en détail les nominations de juges et enseignants – compétence parlementaire et qu’ils peuvent bloquer avec le niveau qu’ils ont atteints.

En Saxe, les chrétiens démocrates de la CDU sont de justesse devant. Mais là aussi l‘AfD va jouer un rôle important.

Dans les deux régions, les Linke, le parti issu des anciens communistes de l’Est (le SED, puis le PDS), s’effondrent. En Thuringe, la popularité du président de la région, issu des Linke, n’a rien pu empêcher. En Saxe, les Linke manquent le score minimum de 5% mais vont gagner directement deux circonscriptions à Leipzig, illustrant à merveille l’impasse de la stratégie qu’ils ont choisi depuis quelques années et que suit également La France Insoumise en France. Ils sauveront une présence minimum au parlement. Les écologistes ont le même problème : vote urbain bourgeois, ils sont ratiboisés en Saxe mais emportent les deux autres circonscriptions de Leipzig.

C’est le nouveau parti de Sahra Wagenknecht, BSW, gauche conservatrice sur les questions sociétales, qui emporte l’électorat abandonné par les Linke, empêchant leur dérive vers l‘AfD. Sans le BSW, l‘AfD serait au dessus de 40%.

Sahra Wagenknecht, fondatrice du parti Alliance Sahra Wagenknecht (Bündnis Sahra Wagenknecht, BSW), en meeting le 29 août dans la ville d’Erfurt, capitale du Land de Thuringe. © Martin Schutt/AP/SIPA

La coalition au gouvernement à Berlin est sanctionnée lourdement. En Thuringe, où le FDP local (le parti libéral allié à Renaissance) avait un temps fait alliance avec l’AfD de Höcke, ils sont balayés, seulement 1,2%. Les libéraux ne serons plus représentés. Le SPD est le parti qui résiste sur un socle très bas. En Saxe, la coalition gouvernementale rassemble 15%, les libéraux n’aurons pas de sièges, les écologistes en sauvent deux à Leipzig, le SPD revient de très loin…

Rappelons qu’à Berlin gouverne, plutôt mal que bien, la coalition rêvée d’Emmanuel Macron : un social-démocrate libéral comme Chancelier, un ministre des finances libéral-centriste, des verts libéraux. C’est un désastre.

La CDU a annoncé dès ce soir vouloir établir un front républicain avec un cordon de protection contre l‘AfD. Il a donc proposé une coalition à l’alliance de Sahra Wagenknecht. Celle-ci l’a accepté, écartant catégoriquement toute collaboration avec l’AfD « néofasciste ». En Thuringe, les Linke soutiendrons, en Saxe, le SPD serait d’accord.
Mais cette alliance va devoir traiter au fond les échecs de la République fédérale allemande depuis 2003 et l’agenda 2010 de Schröder, suivi des années erratiques et sans investissement d’avenir d’Angela Merkel, dont le gouvernement actuel paye les factures cachées, guerre Russie-Ukraine incluse.

Regarder les réalités en face, c’est reconnaître l’absurdité de la règle d’or, la profonde injustice de la répartition de la prospérité des années 2009-2019 et les profonds traumatismes des années 2015-2023, avec deux vagues de réfugiés d’un million de personnes chacune, suscitant plus de solidarité que les 17% de pauvres, dont 10% de salariés pauvres, mais aussi la crise du Covid et l’impact de l’inflation sur les ménages populaires.

Pendant ce temps, les grandes entreprises augmentent leurs dividendes selon un modèle que nous avons observé en France : il conduit à la perte de l’industrie, des inégalités, et l’asphyxie des services publics.

Il est minuit moins le quart.

Fin septembre, la région du Brandebourg, qui encercle Berlin, est la prochaine à voter.

Mathias Weidenberg (GRS, Berlin)

Assumer le bras-de-fer avec le gouvernement allemand

Déjà absurde à l’origine et inefficace – la dette des États européens s’est maintenue à un niveau élevé et la croissance a été poussive durant les années 2010 –, le Pacte de stabilité et de croissance s’est fracassé sur le mur du Covid en 2020 et 2021. L’éclatement de la guerre en Ukraine, les besoins de la transition écologique et numérique ainsi que la réindustrialisation (notamment l’effort de défense) auraient dû signer sa fin, mais c’est le contraire qui va se passer : les règles du traité budgétaire de 2011 seront rétablies le 1er janvier 2024.

À côté de l’irréalisme des objectifs (3% de déficit, 60% de dette publique, obligation de dégager un excédent primaire, « réformes structurelles »), la quasi impossibilité politique d’infliger des amendes aux États déficitaires commandait pourtant de mettre à jour les lignes directrices de la politique budgétaire.

Timide proposition de la Commission

En avril dernier, la Commission semblait avoir pris (un peu) conscience de la nouvelle donne en proposant une (timide) modification du Pacte : les totems des 3% et 60% demeuraient, mais en privilégiant une approche « au cas par cas » censée tenir compte des spécificités nationales.

À chaque État hors les clous d’un ou plusieurs critères de Maastricht, la Commission souhaitait proposer une « trajectoire budgétaire de référence » sur quatre ans (renouvelable trois ans) si des « réformes structurelles » ou, nouveauté, des investissements de nature à alimenter la croissance, étaient engagés. Le mécanisme du Semestre européen (aux termes duquel les États soumettent leurs orientations budgétaires à la Commission, qui leur répond par des « recommandations ») et les injonctions à conduire des réformes néolibérales étaient maintenues. La Commission pouvait toujours ouvrir une procédure pour déficit excessif, mais avec des amendes moins lourdes.

Nouveau refus germanique

Ces aménagements, pourtant très modérés (pour ne pas dire cosmétiques), n’ont pas fait varier Berlin d’un iota : Scholz, sous la contrainte de Lindner, son très libéral et austéritaire ministre FDP des finances, n’avalise pas cette idée « d’individualisation des parcours » budgétaires, car cela nuirait à la « discipline » et donnerait à la Commission un pouvoir de négociation – et de décision – trop discrétionnaire à leurs yeux. Le gouvernement de la coalition des « feux tricolores » (rouge pour le SPD, jaune pour le FDP et vert pour les Grünen) demande le maintien des règles actuelles, sans changement.

Élisabeth Borne et Bruno Le Maire, qui trouvaient le projet de la Commission à leur goût, ont d’abord répondu « inenvisageable ». Mais comme d’habitude (à l’exception notable de l’inclusion du nucléaire dans la catégorie des énergies soutenues au titre de la transition écologique), Paris a fini par reculer.

Et comme d’habitude, l’Allemagne veut une Europe à son image, sans se soucier des besoins d’investissement massifs auxquels se sont engagés les autres États membres. Pour notre chère moitié du « couple », la seule chose qui compte c’est respecter le verdict de la Cour constitutionnelle de Karlsruhe du 15 novembre dernier, qui a censuré l’utilisation de 60 milliards d’un fonds spécial hors budget, initialement destiné à la relance post-Covid, pour financer d’autres politiques publiques (l’existence de tels véhicules, qu’en finance privée on appellerait du « shadow banking », n’est pas sans poser question sur le sérieux de la « rigueur » allemande…). Sans doute un peu honteux d’avoir été pris la main dans le sac, Christian Lindner a décidé que pour faire bonne figure et rentrer en grâce en son pays, mieux valait faire payer les autres.

Le gouvernement règle ses problèmes intérieurs sur le dos des Européens

Toujours est-il qu’à ce jour, l’Allemagne n’a toujours pas bouclé son budget 2024. Et la raideur de sa position sur le Pacte budgétaire ne l’aidera pas plus que les autres à trouver les dizaines de milliards d’euros nécessaires à la transition énergétique et à endiguer les délocalisations industrielles provoquées par l’explosion des prix de l’énergie.

Emprunter des dizaines de milliards d’euros sur les marchés financiers est un réflexe politique tout sauf naturel pour les Allemands, qui depuis 15 ans se sont imposés une règle ultra-stricte, qu’ils avaient même inscrite dans leur Constitution : quasi-interdiction de tout déficit public, sauf situation d’urgence. La crise sanitaire avait été considérée comme telle, mais pas la crise climatique. Le SPD et les Verts voudraient bien sortir de cette tenaille, mais ont besoin pour ce faire d’un vote des deux tiers du Bundestag, ce qui est arithmétiquement impossible. Et pour le FDP de Christian Lindner, sans lequel il n’y a plus de majorité, il n’en est pas question.

Au cœur du programme du FDP on trouve en effet le refus catégorique de toute hausse des impôts, particulièrement sur les riches. Comme pour ce parti, plus de dette = plus d’impôts et que tout investissement public (en friche complète depuis Merkel, notamment dans les infrastructures : routes, ponts et canaux sont dans un état lamentable) doit être gagé sur des économies, l’obstacle semble infranchissable. La rentrée en récession de l’Allemagne, dont le secteur privé n’investit plus et réduit ses dépenses de R&D, finit de noircir le tableau, sans que cela émeuve les libéraux. On en vient à se demander si une partie de la classe politique d’outre Rhin n’espère pas secrètement que la Russie gagne la guerre et que le business avec cet ex fournisseur d’énergie reprenne comme au bon vieux temps.

Pour sa part, l’opinion publique allemande n’apprécie guère ces tergiversations et encore moins l’absolutisme du FDP. Les sondages lui donnent moins de 5% en cas d’élections anticipées et la paralysie politique éclabousse aussi le SPD et les Grünen. En revanche, au sein de la CDU, des voix se font entendre pour plaider moins de contraintes, voire la remise en cause de la règle d’or budgétaire. Il se murmure qu’un expédient pourrait être trouvé en prolongeant « l’état d’urgence financier » en 2024. Mais rien de bien consistant à ce stade, alors que le temps presse.

Avoir le cran de l’affrontement

S’il venait à l’idée d’Emmanuel Macron d’essayer de réussir (pour une fois) une opération diplomatique, la « cible Lindner » est tentante. Après tout, celui-ci a toujours dit « non » à toutes les propositions européennes du Président français, et ce depuis 2017. L’Élysée, qui ne manque pas de relais dans la presse, pourrait échafauder un plan qui pour le coup, serait bien utile à la France, l’Allemagne et l’Europe. Lindner et le FDP forment le noyau dur de la coalition des « égoïstes », ils ont failli faire capoter le plan de relance de 2020, ce qui aurait proprement démoli nos économies, et se débarrasser d’un tel « ennemi de l’intérieur » n’attristerait sans doute pas grand monde (et pas davantage Scholz, ni le patron des Grünen, Robert Habeck). Mais Macron aura-t-il le cran d’aller à l’affrontement direct avec l’Allemagne en visant Lindner ? Il est permis d’en douter.

Or le temps ne presse pas seulement pour le budget allemand ; il presse aussi et surtout pour la cohésion de l’Europe. Les élections européennes approchent et la vague d’extrême-droite se profile à l’horizon. Il ne reste, au mieux, que quelques semaines pour trouver un compromis sur le nouveau cadre budgétaire si les Vingt-Sept veulent qu’il soit adopté avant la fin de la législature. Dans cette hypothèse, le nouveau Pacte de stabilité rentrerait en vigueur dès 2025. D’ici là, les règles existantes pourraient être aménagées de manière flexible voire constructive. Mais pour l’instant, tout cela relève de la politique fiction.

Il ne nous reste plus qu’à défendre notre programme de gauche et de souveraineté populaire et à le porter dans la campagne pour forcer un gouvernement français quel qu’il soit à assumer enfin la confrontation européenne nécessaire.

Mathias Weidenberg et Frédéric Faravel

Un naufrage annoncé d’Olaf Schloz pourrait hâter celui de sa coalition

Fabio De Masi a inlassablement dénoncé l’hypocrisie budgétaire et fiscale sous les gouvernements de coalition Merkel – SPD. Il l’a fait d’abord en tant que député Die Linke au Bundestag et a continué de le faire depuis la fin de son mandat (il a refusé de se représenter, en désaccord stratégique avec la ligne de la direction actuelle de son parti, qui mène selon lui à l’abandon de l’électorat populaire à l’AfD dans l’espoir chimérique de devenir le parti de la jeunesse urbaine). Il a par ailleurs été l’un des acteurs cruciaux pour mettre au jour le mécanisme du CumEx par lequel des banques européennes ont détournés, dix ans durant, 55 milliards d’euros. L’une de ces banques, bien installée à Hambourg, fut inexplicablement autorisée à jouer la montre – les autorités fiscales régionales compétentes laissant passer un délai de prescription et ne réclamant pas 69 millions d’euros de redressement fin 2016. Il fallut que la direction fédérale du fisc à Berlin empêche le procédé d’être répété pour que cette banque, la Warburg, paye enfin 46 millions en 2017. Depuis 2018, Fabio de Masi, lui-même citoyen de Hambourg, cherche à comprendre qui a donné la consigne d’épargner la Warburg1.

Or, le maire de Hambourg, en 2016, c’était Olaf Scholz, l’actuel Chancelier SPD à la tête de la coalition « feu tricolore » (SPD-Grünnen-FDP) depuis décembre 2021. Il fut en 2017 ministre des finances d’Angela Merkel. On savait déjà, bien qu’il l’ait d’abord nié, que Scholz avait rencontré, juste avant la décision de laisser filer les 69 millions (puis deux fois encore après), l’un des dirigeants et propriétaires de la banque. Celui-la même qui devrait passer en jugement en fin d’année.

Le Chancelier a menti

Scholz, tout en prétendant de pas s’être occupé du dossier fiscal de la banque, affirme en plus ne se souvenir … d’aucune des trois conversations. C’est sa ligne de défense pour éviter de se mettre lui-même en cause : l’amnésie. Pourtant, le même Olaf Scholz expliquait voici quelques années à la presse que la banque Warburg était si active dans le mécénat culturel et artistique que – malgré les 69 millions d’euros de redressement en souffrance – elle était en quelque sorte contributive nette. C’est l’expression la plus parfaite du néolibéralisme des égoïstes, qui remplacent le respect de la loi et les services publics par la charité des riches.

Ce 22 août 2023, le Spiegel a fait exploser une nouvelle bombe : Olaf Scholz a menti. Fabio de Masi l’expliquait déjà, mais peu de médias le reprenait. Nous avions prévenu l’année dernière les risques auxquels s’exposait le gouvernement en l’ayant à sa tête2.

Le cabinet « hambourgeois » de Scholz a prétendu en 2019 avoir retrouvé trace de ce rendez-vous dans son agenda, précisant tout à la fois que le futur Chancelier « a rencontré la banque trois fois, dont une fois en 2017 » mais que « Scholz lui-même ne se souvient d’aucun des rendez-vous ». Le Spiegel annonce qu’en réalité, il n’y a aucune trace de ce rendez-vous dans aucun de ses agendas, ni dans le calendrier de Scholz, ni dans les archives, ni au ministère, ni à la Ville Région. Le cabinet n’a donc jamais pu retrouver de trace de ce RDV pour rafraîchir la mémoire d’Olaf Scholz. Voici donc le scénario qui se dessine : seuls Scholz et le ou les dirigeants de la Warburg savaient que ce RDV avait eu lieu ; seul Scholz a pu donc préciser à son cabinet de Hambourg que le RDV avait eu lieu et qu’il fallait en « redécouvrir » la trace dans ses agendas, tout en affirmant publiquement qu’il ne se souvenait d’aucun RDV. Or, il a raconté ce conte devant deux commissions d’enquête parlementaire, se parjurant deux fois, alors même que le dirigeant de la Warburg tenait journal et notait chaque jour ses différents rendez-vous et activités.

La Warburg pourrait donc devenir le Watergate du Chancelier allemand : si Olaf Scholz a pu mentir sur le RDV, alors les Allemands, leurs médias, leurs parlementaires, peuvent considérer désormais qu’il a aussi pu mentir en affirmant n’avoir jamais garanti à la banque un rescrit fiscal permettant d’effacer leur dette fiscale de 69 millions d’euros, alors même qu’on cherche toujours qui a ordonné cette consigne. En effet, une haut fonctionnaire qui avait tenté de se sacrifier comme fusible a été contre sa volonté disculpée des actes dont elle s’accusait.

C’est un petit fait, mais toute la ligne de défense du Chancelier s’effondre comme un château de carte.

Sous la pression de l’AfD, élections ou nouvelle coalition ?

La presse allemande avait levé le pied sur cette affaire avec avec l’invasion de l’Ukraine par le régime du Kremlin. Mais le gouvernement est dans une situation difficile, avec un Scholz incapable de mener la barque, de faire preuve d’autorité, et de donner – et d’expliquer – le sens d’une action commune.

Comme prévu, les contradictions entre Verts et Libéraux sont de moins en moins solubles ; leur guerre permanente s’accompagne d’erreurs réelles dans la conduite des affaires. Au regard de la désorganisation politique de la coalition, les médias et les observateurs allemands s’interrogent sur les conséquences d’une chute de Scholz : serait-ce une si grave affaire que cela ?

sondage Forsa pour RTL dans l’éventualité d’élections législatives, réalisé entre le 22 et le 28 août 2023 auprès de 2504 répondants

La classe politique allemande est elle aussi en pleine interrogation. De nouvelles élections anticipées suite à une démission du Chancelier social-démocrate bloqueraient sans doute encore un peu plus le Bundestag : l’AfD pourrait rafler 20 % des suffrages et la représentation parlementaire des Linke et de la CSU (conservateurs bavarois associés à la CDU allemande) pourraient disparaître au travers d’une grave défaite électorale pour les premiers, par fusion forcée avec la CDU en raison de l’évolution des règles électorales.

La chute de Scholz pourrait favoriser un renversement d’alliance et la construction d’une nouvelle coalition associant sous la direction de la CDU, les conservateurs, les libéraux et les écologistes.

Pendant ce temps incertain, l’économie patine, le marasme continue, les énormes retards d’investissement public sous Merkel ne sont toujours pas rattrapés sous l’influence du ministre libéral des finances Christian Lindner, ce dernier voulant, sur fond de crise et d’inflation, faire de l’austérité budgétaire : la vie chère jette, elle, chaque jour un peu plus de citoyens allemands dans le rejet de la démocratie.

Mathias Weidenberg

1 Hambourg est une région, un Land. Or, les régions allemandes ont compétences fiscales. Le maire de Hambourg, en tant que président de région, avait donc l’autorité d’exiger de ses services fiscaux de ne pas faire payer la banque.

2 http://g-r-s.fr/allemagne-2022-entre-winter-is-coming-et-le-sparadrap-du-capitaine-scholz/

Le modèle allemand en fin de vie ?

La crise industrielle allemande

Un rapport de la Deutsche Bank met en garde contre une désindustrialisation accélérée de l’Allemagne. En effet, l’un des piliers les plus importants du modèle économique soutenu par Angela Merkel, c’était l’accès constant à une énergie carbonée abondante et peu chère, aidant l’Allemagne à conserver un avantage compétitif et ses usines localement.

Ce n’est plus le cas. L’industrie pourrait reculer de 5 points de PIB en 3 ans.

La première pénurie, c’est la main d’œuvre. Dès 2014 cependant, un facteur de coût apparaissait : le manque de main d’œuvre qualifiée, combiné à une démographie atone et un défaut massif d’investissement dans la formation, entraînait une progressive reprise à la hausse des salaires. Les syndicats patronaux allemands ont imploré le gouvernement de mettre en œuvre des politiques agressives d’immigration de personnels bien formés par d’autres pays pour limiter ces coûts, soit de financement des formations, soit d’augmentation des salaires.

C’est ce qui explique en partie la décision brutale d’Angela Merkel en septembre 2015 de s’asseoir sur un traité international, l’accord de Dublin, pour ouvrir les frontières allemandes. C’est aussi ce qui explique qu’entre 2016 et 2020 l’industrie commence un recul dans la part de la richesse nationale produite, passant de 22,6% à 20% : le manque de main d’œuvre.

Le SPD tenta en 2016 de répondre au besoin de main d’œuvre en revalorisant les salaires par l’instauration d’un SMIC, et cette mesure, loin de coûter “un million d’emplois” comme le prétendait le patronat allemand avant le vote de cette loi, contribua à en créer 200 000 et permettre la poursuite des gains de productivité.

L’industrie en panne de carburant

La Deutsche Bank pense que l’explosion des coûts de l’énergie carbonée, ainsi qu’en corollaire les pénuries menant le gouvernement à privilégier le chauffage des habitations sur le maintien des lignes de production industrielle pourrait entraîner une vague massive de délocalisations et de faillites – qui sont des délocalisations d’emplois vers des concurrents.

La question de l’énergie est au cœur du renversement de paradigme économique en Allemagne.

Dans ce contexte, la décision du chancelier Scholz du 17 octobre 2022 de maintenir les trois centrales nucléaires encore en activité jusqu’en avril 2023 au moins est logique : entre transition énergétique et coupure avec son « allié russe », l’Allemagne n’a pas le choix.

Mais toutes les infrastructures ont été conçues pour une consommation massive de gaz, et non d’électricité nucléaire, ou d’électricité renouvelable. En Allemagne, le nucléaire est une emplâtre, pas une solution pérenne.

En octobre 2021, à la présentation du contrat de gouvernement, la nouvelle coalition SPD-Verts-Libéraux se félicite d’avancer la sortie du charbon à 2035 en fondant toute sa stratégie sur le gaz naturel comme énergie de transition vers une énergie 100% renouvelable. Il était prévu de doubler les capacités énergétiques fondées sur le gaz russe pour supplanter le lignite, très polluant, mais extrait d’Allemagne.

Dès cette date, Poutine organise le débit des pipelines de telle manière que le prix recommence à augmenter. Le dépendance géopolitique de l’Allemagne à la Russie, organisée par Merkel tout au long de ses 4 mandats, en dépit de la crise de 2014 et l’annexion de la Crimée, rendait impensable à Poutine un ralliement de son principal client et partenaire à un front unifié au moment de l’invasion de l’Ukraine. D’ailleurs, l’Allemagne hésita les premiers jours.

Pénurie et Pénurie

Entre mars et septembre 2022, la consommation allemande de gaz est certes en recul de 30% ; et la vague de chaleur tardive de ce mois d’octobre à plus de 20 degrés, s’il est le signe d’une accélération dramatique du réchauffement climatique, va réduire mécaniquement la consommation. Mais cette baisse reflète également une crise larvée de la production en Allemagne, déjà engagée avant même la pandémie.

La crise est structurelle, et antérieure au Covid.

On l’a oublié, mais dès le troisième trimestre 2019, on s’inquiétait d’une récession possible en Allemagne avec la conjonction des problèmes structurels d’approvisionnement en matières premières et en composants de base des produits industriels. La pénurie est antérieure à la pandémie, et touche déjà les puces micro-électroniques, les capacités de stockage des données, les métaux et terre rares.

La pandémie, accélérateur de la crise de la globalisation

La pandémie a profondément bouleversé les équilibres économiques de la période 2010-2019.

En Chine, les fermetures des gigantesques centres de production des composants de base des produits manufacturés de l’économie mondiale, dans le cadre d’une politique de zéro Covid stricte, a exposé la vulnérabilité des capitaux étrangers placés dans ce pays. En fin de compte, c’est le gouvernement de Xi Jinping qui décide de l’ouverture et la fermeture des usines, et non l’investisseur allemand.

La reprise en main idéologique et politique des géants de la haute technologie chinoise reflète également la lutte entre classes dominantes dans ce pays, avec une nouvelle classe qui s’est crue proche de pouvoir prendre une influence politique mais qui a été rappelée brutalement à la réalité des rapports de force d’un régime despotique.

La classe bureaucratique reste en Chine plus puissante que la classe capitaliste qui s’est formée depuis 1978. Cependant, ces nombreuses convulsions chinoises ont aussi des conséquences en Allemagne sur les manufactures spécialisées dans l’exportation.

L’exportation, richesse stérile allemande

Sans marché intérieur – toute la politique d’Angela Merkel consista à restreindre la croissance du marché intérieur pour en expurger toute tentation inflationniste, maintenir la compétitivité extérieure et garantir la paix sociale par la déflation des produits de première consommation – l’Allemagne produisait encore en 2021 un tiers de ses richesses en vue de l’exportation.

Les revenus de ce commerce excédentaire n’étaient pas réinjectés dans l’économie nationale, par l’investissement public, privé, ou la hausse des revenus: non ! Des quantités gigantesques de liquidités ont été accumulées et … stockées dans des trappes improductives, ou empilées dans le marché immobilier, et la dette publique en euros. Près de 1000 Mds € seraient ainsi stockés sur des comptes courants non rémunérés, de quoi financer une transformation énergétique allemande en trois ans. Les Allemands, d’après une enquête de la Bundesbank de 2020, conserveraient chez eux plus de 150 milliards en liquide !

S’il y a un peuple prouvant par l’absurde la justesse du système keynésien, c’est bien l’allemand.

Toutes ces liquidités accumulées ne servent à rien. Cette épargne, contrairement à un présupposé des économistes “dominants” n’a pas créé une croissance d’investissements pas plus, par une consommation accrue, ou une augmentation des salaires, qu’elle a été inflationniste.

Le mercantilisme merkellien, tragédie de l’Europe des années 2010

Merkel a été une mercantile acharnée et obstinée. Début octobre 2022, interrogée au Portugal sur les enseignements tirés depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie en février de la même année, Angela Merkel donna en une phrase toute l’étendue de son mercantilisme : la décision de se rendre dépendant du gaz russe dès 2011 était à ses yeux toujours justifiée “parce que c’était le moins cher”, et la guerre de 2022, enjambant tout ce qui s’est passé entre 2014 et cette date, “une césure”, un changement de paradigme.

Le mercantilisme – par exemple celui des colbertistes conduisant la transition du féodalisme au capitalisme, libéral en Angleterre, encadré par l’État absolutiste en France – suppose une économie produisant des excédents commerciaux pour en financer des investissements publics et privés attributs de puissance d’une Nation.

Merkel a bien produit des excédents, qu’elle a bien utilisés comme attribut de puissance au sein de l’Union Européenne, mais sans jamais passer aux investissements par peur de faire partager les classes populaires à cette prospérité, et de déséquilibrer les ressorts profonds, déflationnistes, du commerce extérieur.

Mais c’est aussi ce mercantilisme, fondé une vision souverainiste de la politique allemande toute cette décennie, qui amène de fait l’Allemagne à s’allier d’abord avec le Royaume Uni de Cameron contre la France et les pays du Sud, puis avec la Turquie contre la Grèce, avec la Hongrie contre le fédéralisme et la mutualisation des dettes, avec les Pays Bas, le Luxembourg, l’Irlande, contre l’harmonie fiscale européenne, et avec toutes les droites contre l’Europe sociale.

Évidemment, la “chancelière climat” comme l’appelaient les éditorialistes conservateurs après sa décision, politicienne et soudaine, de sortir du nucléaire, n’a rien fait pour le climat, le choix d’investir dans les énergies renouvelables étant cohérent avec la vision mercantile d’une industrie énergivore allemande nécessitant un minimum de diversification de l’approvisionnement.

Le triomphe de la raison stupide, taux d’intérêt et commission européenne

L’ancien directeur de la banque centrale américaine Bernanke a été récompensé du “Nobel” d’économie pour ces travaux sur la crise financière de 1929, où il était arrivé à la conclusion que ce n’est pas un excès de liquidité, mais un déficit de monnaie, qui avait accéléré la crise et provoqué l’inflation. C’est ce qui le conduit en 2008 à ouvrir les vannes de la planche à billets, politique menée aussi par la banque centrale européenne depuis 2013, et qui a financé la reprise des années 2010-2020 sans contagion monétaire par l’inflation.

Pourtant, à l’approche d’une inflation structurelle, de production, les banques centrales, l’européenne en tête, montent les taux d’intérêts et pensent qu’il est préférable de plonger l’économie dans une profonde récession plutôt que d’augmenter les salaires. La commission européenne ne cesse, dans ce contexte de crise inflationniste par contagion des pénuries apparues dès 2019 et des prix de l’énergie, de rappeler les nécessités de respecter la “règle d’or” austéritaire.

Or, on sait comment on sort de crises profondes comme celles de 1929 : par le fascisme et la guerre. C’est le triomphe de la raison stupide.

Un mercantilisme infectieux, une Allemagne malade

Ce qui n’a pas été fait, c’est préparer l’industrie allemande à un marché de l’énergie sans carbone, et à une indépendance géostratégique énergétique. Ceci a eu des conséquences politiques dramatiques tant pour les Allemands – les classes populaires allemandes sont parmi les grandes perdantes de la période 2000-2022 en Europe – que pour les Européens.

La paupérisation des classes populaires allemandes est un poison démocratique. Dès lors que l’Allemagne encaissait chaque année plus de 6% de sa richesse nationale en excédent commercial, alimentant en recette fiscale l’État, lui permettant même d’emprunter à taux négatif, les classes populaires auraient été légitimes à réclamer une partie de cette prospérité auxquelles elles contribuaient par leur travail.

C’est l’inverse qui s’est produit : le niveau de vie, le niveau de pouvoir d’achat réel des classes populaires a reculé, au mieux stagné, entre 1998 et 2018.

Le plein emploi obtenu entre 2008 et 2016 ne l‘a pas été en multipliant le nombre d’emplois : le nombre d’heures travaillées en Allemagne a baissé de 5% sur la période, reflet de la crise démographique.

Le nombre d’heures salariées travaillées a aussi baissé. Nous l’avons régulièrement relayé dans nos analyses depuis les élections de 2017, la réduction du chômage en Allemagne est essentiellement le produit d’un double phénomène :

1. Une réduction contrainte du temps de travail et du nombres d’heures rémunérées des emplois populaires. Le temps de travail effectif moyen est passé de 38 à 33 heures pour les emplois en dessous du médian salarial. Les salariés gagnent par tête moins qu’avant parce qu’on les oblige à accepter des contrats à temps partiels. Les cadres et les professions intellectuelles supérieures ont elles maintenues leur temps de travail au delà de 41 heures payées 41 heures, et ont vu leur taux horaire fortement progresser sur la période.

2. La réforme du minimum social conditionné à un contrôle de tous les aspects de la vie intime menée par Schröder et approfondie par Merkel – et qui sert en réalité de modèle à Macron pour ses réformes de l’assurance chômage – a piégé près de 5 millions d’actifs dans des statuts de “prolétariat en guenille”, payés parfois 1 euro l’heure travaillée, pendant plus de dix années consécutives, sans véritable travail de formation professionnelle qui exigerait des investissements publics. En 2020, les estimations du déficit en investissements publics en Allemagne oscillaient entre 250 Mds € (uniquement pour les infrastructures) à 600 Mds € tout confondu.

Crise de l’industrie, pénuries, paupérisation, guerres : le terreau de la bête immonde

La conséquence politique a été visible dès la fin des années 2010 : la défaite du SPD et l’échec des Linke à incarner une meilleure gauche entraîne des comportements électoraux des classes populaires et moyennes inférieures très différents des 50 premières années de la république fédérale.

Ces tâtonnements électoraux ont profité en alternance au NPD néonazi ou aux Pirates (parti laïc et libertaire). L’électorat cherche un débouché, et les Linke, empêtrés dans des débats sur le sexe des anges entre intersectionnalistes, communautaristes, adeptes de la théorie des “milieux” (le terranovisme allemand) et matérialistes marxistes, sabotent eux-mêmes la tentative de Aufstehen de capter cette colère populiste dans un mouvement progressiste. Pourtant, le lancement du mouvement, au printemps 2018, intéressait “36% des Allemands” d’après un sondage du magazine Focus, et enregistrait 100 000 adhésions en ligne. Tout l’été 2018, les apparatchiks du parti vont mener une campagne acharnée qui tuera dans l’œuf le mouvement.

La marche en avant de l’extrême droite en Europe et en Allemagne

Ce sont les néofascistes qui vont sauter sur cette occasion.

Finalement, tous les parlements allemands, dans les Länder comme au Bundestag, vont connaître une weimarisation : explosion des votes pour des petits partis y compris lorsqu’ils n’ont aucune chance d’être élus, multiplication du nombre de partis représentés dans les parlements, émiettement des coalitions majoritaires traditionnelles, multiplication des “Grandes Coalitions”, et, depuis 2017, enracinement d’une extrême droite parlementaire à plus de 10%.

En 2013, manquant encore de peu l’entrée au Bundestag, l’AfD “l’alternative pour l’Allemagne” grossit sur le dos des grandes coalitions pour entrer au parlement européen en 2014, dans des parlements régionaux, et en 2017, pour la première fois depuis 1951, au Bundestag avec 90 députés, conservés en 2021.

L’AfD compte autant de députés que le RN en France, mais la maladie démocratique n’est pas aussi avancée que la septicémie française.

Ce phénomène s’accompagne d’un effondrement des effectifs militants dans les partis comme des effectifs syndicalistes. L’ensemble des corps intermédiaires s’affaiblissent.

L’Allemagne cependant n’a pas eu l’histoire conflictuelle de la France entre 1945 et 1968 : pas de guerre de décolonisation, pas de guerres civiles larvées, pas de tentatives de coup d’État militaire, et une stabilité constitutionnelle autour d’un régime parlementaire.

Les institutions ont mis du temps à s’extraire de personnels formés – et souvent adhérents – sous le nazisme. Mais depuis, elles sont plus solides qu’en France pour limiter le pouvoir exécutif et maintenir le respect du droit et des libertés fondamentales. Cependant, l’Allemagne est aujourd’hui mûre pour une aventure populiste. La crise de l’énergie ne touche pas que l’industrie, mais tous les ménages.

Au début du mois d’octobre, le Land de Basse Saxe, où se trouve Volkswagen, mais aussi les grands éleveurs et abattoirs allemands, l’ancien bastion de Schröder, a voté. Les deux grands partis, SPD (-4%) et CDU (-8%) ont continué de reculer. Les deux partis en progression sont les Verts (15%) et l’extrême droite (11,5% et +5%). Si le SPD peut conserver la présidence du Land dans une coalition avec les verts, les libéraux du FDP ont été éjectés du parlement.

Les Libéraux en tirent la leçon que la coalition nationale au Bundestag ne les sert pas. Le 17 octobre, ils ont poussé la coalition au bord d’une crise existentielle en exigeant l’investissement dans le nucléaire. Le chancelier Scholz a donc tranché la poire en deux entre Verts et Libéraux.

Un gouvernement Scholz affaibli

Les sondages nationaux sont très mauvais pour la coalition, avec une droite menée par un ultra-libéral populiste, Merz, dénonçant un “tourisme social des réfugiés ukrainiens” – un million d’Ukrainiens se sont réfugiés en Allemagne, et les classes populaires allemandes, qui avaient déjà vues en 2015-2016 l’État mobiliser d’importants moyens pour accueillir un million de réfugiés venus du Proche Orient se demandent bien pourquoi ces moyens n’existent pas pour améliorer leur propre situation matérielle – et une extrême droite AfD à plus de 15%.

Or, Scholz est vulnérable : une enquête judiciaire pourrait le lier au scandale Warburg, nom de la banque de Hambourg, ville dont il fut maire, qui a fait déjà tomber le député et chef de l’aile droite du SPD Kahrs.

L’échec moral du mercantilisme merkellien allemand

Wandel durch Handel”: La transformation par le commerce. Le mercantilisme, et la foi dans le commerce comme moteur des transformations positives des relations entre États et Nations, sont autant au cœur de la construction européenne que de la politique allemande, notamment d’Angela Merkel entre 2005 et 2021.

Aujourd’hui, le patron du SPD Lars Klingbeil regrette que même son parti “ait mis l’accent sur ce qui nous reliait” – le commerce – “ et refusé de voir ce qui nous séparait” avec Poutine.

Aucun des régimes avec lesquels l’Allemagne a commercé intensément depuis 2005, cherchant l’alliance mercantile d’abord, puis des accords politiques, ne s’est développé vers des formes plus démocratiques, progressistes, ou tolérantes sur la période, bien au contraire.

Les avantages économiques tirés du commerce avec l’Allemagne ont enrichi des classes corrompues de plus en plus autoritaires.

Russie, Chine, Turquie : comparez les situations politiques intérieures entre 2005 et 2022. En 2005, Merkel explique que Erdogan est un “Musulman-démocrate” comme il existe des chrétiens-démocrates, et salue son libéralisme économique. Elle envisage un rapprochement avec l’Union Européenne. En 2016, malgré les transformations du régime et sa répression des manifestations de 2014, son implication dans les groupes islamistes de Syrie, sa lutte contre nos alliés qui ont battu Daesh, elle choisit la Turquie plutôt que la Grèce pour accorder plusieurs milliards par an pour bloquer les réfugiés, donnant à la Turquie une formidable arme de chantage.

La Chine reçoit l’essentiel des investissements économiques allemands financés par ses excédents. Ils passent de 29 milliards par an en 2010 à 90 milliards par an en 2019. Voilà des milliards qui auraient pu aider l’intégration européenne et faire de l’Allemagne ce consommateur de dernier ressort.

Les joint venture se développent. Dans le même temps, XI Jinping a engagé la répression la plus meurtrière et massive, criminelle et raciste, des Oighours, mets au pas la démocratie à Hong Kong, mets en camp les milliardaires et les leaders d’opinion des classes montantes de la prospérité Chinoise, engage une politique coloniale agressive et hostile à l’Europe en Asie et en Afrique, et finalement, après une politique AntiCovid sans aucun égards pour les conséquences sur l’économie allemande, renforce, en 2022, ses pouvoirs vers le pouvoir absolu, effaçant les ouvertures du régime depuis 1978. Les transferts de technologie et de capitaux préparent son invasion de Taïwan.

En Russie, l’Allemagne a non seulement investie en se liant pieds et poings à Poutine, pour le meilleur et pour le pire, en faisant tout pour affaiblir les sources d’énergies alternatives hors d’Allemagne au gaz russe, et en premier lieu le potentiel de la France tant pour l’électricité nucléaire que pour les pipelines venus d’Afrique du Nord où les terminaux de gaz liquide, et en décidant de sauter l’Ukraine avec les deux pipeline Nord Stream – l’Allemagne a sous Merkel toujours choisie son intérêt à court terme égoïste sur les partenaires européens – que dans l’économie russe. Le régime de Poutine lui est devenu de plus en plus autoritaire, réactionnaire, anti-LGBT, anti droits des femmes, et impérialiste, s’alliant avec Assad, avec le régime iranien, tolérant l’écrasement des Arméniens par les Azéris pour maintenir l’Arménie dans son espace de contrôle, soutenant le pourtant haï Lukashenko pour empêcher un exemple réussi de transition démocratique dans sa zone d’influence.

Entre 2015 et 2020, par exemple, l’industrie de la microélectronique allemande a investi 9 milliards par an en Chine, 2 milliards en Russie, 1,3 milliards en Turquie, et seulement, tendance à la baisse sur toute la période, moins d’un milliard en France.

Il y a quelques années, avant la pandémie, nous nous interrogions sur les raisons pour lesquelles les industriels allemands, tout occupés à pleurer à la chancellerie sur les pénuries de main d’œuvre qualifiée et les difficultés locales pour développer leurs usines, ne venaient jamais, au sein d’un espace monétaire homogène, avec une sécurité d’un droit commun et d’une compréhension du droit commun, investir en France, que la même la Deutsche Bank qualifiait d’attractive, disposant d’une main d’œuvre plutôt formée abondante.

Angela Merkel préférait les incertitudes des régimes autoritaires et les maximisations des gains économiques immédiats. Comme elle l‘a redit encore début octobre 2022, elle ne voit rien de mal à sa politique énergétique entre 2010 et 2021 car “le gaz russe était le moins cher.”

Tout est dit.

En 2020, les Chinois ont ouvert et fermé les usines construites avec des capitaux allemands comme bon leur semblaient : les propriétaires du capital n’avaient rien à dire. Le droit ne protège pas l’investisseur étranger lorsque le régime autoritaire serre les boulons.

Nous n’avons pas besoin de revenir sur la situation russe et les gigantesques transformations que l’absence de commerce imposent à l’Allemagne maintenant. C’est l’ironie tragique du “Wandel durch Handel” : la Russie maintenant transforme l’Allemagne, et non l’inverse.

Notons l’échec moral complet de Merkel : Son mercantilisme a accompagné la radicalisation des formes autoritaires et islamistes des trois partenaires privilégiés, pendant que sa politique concurrentielle en Europe a fait monter l’extrême droite partout, y compris en Suède, en Allemagne même.

C’est une débâcle économique, politique, morale, philosophique et personnelle.Le mercantilisme merkellien restera comme l’épisode le plus frappant et dramatique du triomphe de la raison stupide. Longtemps présenté en modèle pour la France, le mercantilisme merkellien se révèle être fondé sur trop de dépendances à des pouvoirs corrompus autoritaires, et par conséquent sans aucune fiabilité. L’Allemagne, en choisissant systématiquement la Russie, la Turquie et la Chine contre la France, l’Italie, l’Espagne, et la prédation de l’excédent commercial sur la coopération et la solidarité, découvre bien tard avoir été la cigale.

Scholz, la semaine dernière, a ouvert la voie, pour la première fois depuis une déclaration commune de Martine Aubry et Sigmar Gabriel en septembre 2011 laissée sans suite, à une mutualisation des dettes européens pour affronter solidairement, en coopération européenne, la crise énergétique. Ce ne fut pourtant pas le cas pendant la crise pandémique, ni pendant aucune des crises des années 2008-2020. C’est que l’Allemagne y est contrainte. Elle a besoin de la solidarité européenne qu’elle refusait par principe pendant vingt ans.

Il est donc logique que ce soit à ce moment que Grèce et Pologne relancent leurs exigences d’indemnisation pour les destructions de la seconde guerre mondiale.

Un effet d’aubaine ?

Si l’Allemagne est profondément déstabilisée, en doute profond sur les paradigmes des 20 dernières années, c’est une fenêtre d’opportunité pour la France. Malheureusement, celle-ci est gouvernée par des élites encore enivrées à la chimère opiacée d’une “amitié franco-allemande” que Merkel n’a jamais honorée.

Elle refusait encore en novembre 2015 les moyens budgétaires à Hollande pour se protéger du terrorisme islamiste, ne l’oublions jamais, ne lui pardonnons jamais.

Pourtant, jamais les visions françaises, mitterrandiennes, de l’Europe n’ont été aussi proches de trouver un terrain de réalisation. C’est le moment de pousser l’avantage, de l’exploiter sans compromis, sans pitié : Mutualisation des dettes, contrôle politique de la BCE, défense européenne sous leadership technologique et politique français, toutes ces idées pourraient être mises en avant.

Mais Macron, provincialiste tout occupé à améliorer l’argent de poche de Bolloré et Bernard Arnault, préfère cliver son opinion publique sur les retraites, l’assurance chômage, les salaires des employés de l’énergie. Quel gâchis ! Si le mercantilisme merkellien est une tragédie, le libéralisme macronien est une farce. Comme le disait Engels en 1844, il parlait de Saint-Simon, dont la vision de l’Europe continue d’inspirer justement les libéraux français, “tout ce qui en France est touché une fois par le ridicule est perdu à jamais”.

C’est exactement ce qui touche le président actuel, dans l’époque la plus dramatique depuis la chute du rideau de fer.

La République sociale européenne ?

Nous sommes attachés à une vision universaliste ancrée dans l’histoire de France. Nos révolutions ont fondé l’idée républicaine et l’espoir que celle-ci sera l’instrument de la justice sociale, avec le moteur de la fraternité pour surmonter les crises et les agressions extérieures. Ces valeurs et ces principes, autant que la méthode républicaine, sont les inspirations nécessaires pour formuler les réponses aux crises contemporaines.

Il est temps de mettre fin à l’expérience d’une union douanière allemande en confédération d’États germanique, une répétition européenne de 1834 en Allemagne.

Il est temps de porter le flambeau d’une république sociale et européenne, construite sur les principes français d’égalité et de fraternité, et non sur les principes mercantiles d’une Allemagne en échec total.

Allemagne, 2022 : entre « Winter is coming » et le sparadrap du « Capitaine Scholz »

Voici quelques jours,le Chancelier social-démocrate allemand Scholz était convoqué par la commission d’enquête du parlement régional de Hambourg concernant les nouveaux développements de l’affaire Warburg. En Allemagne les commissions d’enquêtes parlementaires régionales ont autant de pouvoir que celles de l’Assemblée nationale ou du Bundestag, mais peuvent aussi interroger sur des enquêtes en cours.

Le parlement régional cherche à comprendre :

  1. Est ce que Scholz lui a menti les fois précédentes où il a déposé devant sa commission d’enquête ?
  2. Quel fut son rôle exact dans la tentative d’effacer le redressement fiscal de 47 millions d’euros de la banque Warburg, qui fut responsable entre 2005 et 2016 de 450 millions d’euros d’escroquerie du fisc et d’avoir massivement créé le mécanisme CumEx, lui-même coûtant au fisc des Etats européens quelques 55 milliards d’euros (!) sur la période – c’est un tribunal en 2016 qui a jugé la pratique illégale depuis le début et comme une forme d’escroquerie à la TVA.

55 Mds€, c’est la moitié de la dette publique grecque en 2011. On se serait épargné cette crise européenne si les riches contribuables n’avaient pas fait s’évader cette somme dans la période.

Le parquet enquête sur les preuves, surgies cette semaine, indiquant que les e-mails du futur Chancelier, alors maire de Hambourg, échangés autour de rendez vous – dont le Chancelier affirme « ne pas se souvenir » – avec les trois personnes ayant mis au point le dispositif assurant une forme d’impunité de la banque, avaient été récemment supprimés.

Là où l’affaire dépasse le simple trafic d’influence, c’est que l’on sait que le député SPD Kahrs, patron à l’époque de l’aile droite du SPD et grand soutien de Scholz, avait obtenu du directeur financier de Warburg 44 000 euros de dons pour sa section de Hambourg, et il y a 15 jours le juge d’instruction a découvert 215 000 euros de liquide dans un cofrre fort non déclaré de Kahrs qui n’explique pas la provenance de l’argent, alors que la loi l’y oblige. Pour ne pas empêcher Scholz de devenir Chancelier, Kahrs avait brutalement démissionné de ses mandats politiques en pleine négociation de coalition.

Plus embêtant pour Scholz : son directeur de cabinet, qui a rang de secrétaire d’Etat en Allemagne, Wolfgang Schmidt, semble au cœur du dispositif. Lors de précédents articles, nous avions déjà alerté sur le potentiel de cette affaire ; en janvier 2018, notre référent à Berlin avait publié une note sur un média depuis disparu, mais son article est toujours accessible1. Le SPD pourrait bien perdre son chancelier cet automne.

1https://librechronique.net/articles-et-entretiens/

L’héritage des contradictions de l’ère Merkel

Les deux partis partenaires du SPD dans la coalition « feu de circulation », Verts et libéraux, sont très discrets sur l’affaire car si Scholz tombe de nouvelles élections seraient convoquées : Verts et FDP ne profiteraient pas d’être vus comme les Lorenzaccio de l’affaire (meurtriers). De plus, il semble aujourd’hui probable que le SPD ne refera pas de coalition avec eux.

La CDU et l’ancien député des Linke Fabio de Masi poussent de leurs côtés les feux politiques.

Cette crise politique est le reflet de toutes les contradictions de l’ere Merkel. Elle a recyclée le SPD schröderien en 3 grandes coalitions :

  • Steinmeier, l’actuel président de la République, vice chancelier au premier mandat Merkel, ministre des affaires étrangères du troisième, était le directeur de cabinet et principal inspirateur de l’agenda 2010 de Schröder.
  • Scholz fut comme secrétaire général du SPD en 2003 chargé de la purge des anti-agenda 2010, conduisant en 2005 à la fusion des dissidents social-démocrates avec les anciens communistes dans die Linke.

Merkel avait dès 2005 montrée son extrême connivence avec le système financier privé allemand en organisant sur fonds publics la fête d’anniversaire du patron de la Deutsche Bank à la chancellerie. L’étude du bilan de la Deutsche Bank, longtemps la banque zombie européenne la plus exposée à un risque de faillite systémique, explique par ailleurs bon nombre de décisions politiques de Merkel, notamment contre labandon des créances grecques. La DB ne fut sauvée d’une faillite que par une prise de contrôle par … la Chine en 2017.

De même tout le système social induit par l’agenda 2010 et prolongé par Merkel supposait une forte déflation intérieure, avec baisse des salaires réels et donc maintien des prix à la consommation le plus bas possible. C’est aussi ce qui explique le choix d’une économie de surproduction permanente cherchant des débouchés extérieurs (les excédents commerciaux). Mais quand 200 Mds€ rentrent chaque année dans une économie sans être employés en investissement ou en salaires (ce qui aurait augmenté l’inflation, réduit les exportations et accru les importations), c’est la spéculation qui sert de trappe à liquidité : l’immobilier a vu une progression des prix exponentielle entre 2011 et 2020, largement supérieure au reste de l’Europe (et pourtant on sait que la France est elle-même particilièrement touchée).

La déflation intérieure signifie aussi que le taux de pauvreté touche également les salariés en emploi, et a toujours été entre 2011 et 2021 supérieur aux taux de pauvreté français. Pire, il a augmenté sur la période malgré la prospérité de l’économie.

Ainsi, le taux de pauvreté est passé de 12% en 1998 à 17% en 2020 ! (en France à 14,5%, plus élevé que les 11% de 2006). Les banques alimentaires ont vu leur fréquentation exploser, la pauvreté et la précarité concernant désormais un quart des Allemands, prisonniers du bas de l’échelle sociale et économique. La paix sociale est achetée avec les discounter et des conditions « d’esclavage moderne » dans les usines de viandes et d’aliments de Basse Saxe (d’après un pasteur de la région, Peter Kossen), devenus en 2020 des clusters pour les ouvriers saisonniers roumains et bulgares importés en camion, repayant leur salaire en loyers sur place à leur employeur…

Merkel a pris à plusieurs reprises des décisions structurantes sous la pression électoraliste conjoncturelle. Sa décision en 2011 de revenir sur la reprise du nucléaire visait à sauver le bastion de la CDU dans la plus riche région d’Allemagne, le Bade-Würtemberg. Raté, les Verts dirigent le Land depuis.

En 2015, la gauche est majoritaire au Bundestag. De « irréconciliable » (l’agenda 2010 jouant le rôle clivant, maus aussi le passé dissident des Verts face aux anciens communistes de l’ex-RDA), la gauche commençait à se retrouver sur la question de la gestion de la crise migratoire en août 2015. Persuadée qu’elle allait être renversée, Merkel décida en panique, et supportée par le syndicat patronal ayant besoin de main d’œuvre qualifiée importée, de s’asseoir sur les traités européens et ouvrir les frontières à un million de réfugiés syriens. Le retour d’expérience permettra d’accueillir dans de très bonnes conditions 500 000 Ukrainiens en 2022, mais ce « succès » est la conséquence de l’échec complet de la politique énergétique et diplomatique allemande depuis 2002.

Schröder, Steinmeier, Merkel, ont toujours privilégiés Poutine sur une solution intégrée européenne à l’accès à l’énergie.

Si Merkel a soutenu le Maidan en 2014 (le renversement du président élu ukrainien et les mouvements nationalistes comme démocratiques nés là, influencée par les boxeurs célèbres en Allemagne Klishko – l’un d’entre eux est depuis maire de Kiev), elle a aussi avalé l’annexion de la Crimee et accepté l’absence de conséquences à l’attaque d’un avion civil néerlandais avec plus de 300 morts ou la guerre civile dans le bassin du Don.

L’absence chronique d’investissement – cumulé sur 16 ans les infrastructures allemandes manquent de 400 à 600 Mds€ – , sans compter l’absence d’infrastructures pour transporter l’électricité des renouvelables produite dans le Nord rural vers le Sud industriel, et les choix énergétiques dépendants au gaz russe entraînent une situation d’échec et mat stratégique depuis le 24 février dernier, l’invasion de l’Ukraine par la Russie handicapant la diplomatique germanique coincée entre un soutien de façade à la démocratie ukrainienne et une retenue peu honorable à la seule fin de ne pas manquer de gaz russe. Rappelons d’ailleurs que le pipeline de gaz Nordstream2 sur lequel était basé toute la stratégie énergétique allemande de transition vers 100% renouvelable en 2050 prévoyait de contourner l’Ukraine jugée trop chère en royalties de passage et … en détournement de gaz illégal.

L’illusion atlantiste perdue des dirigeants allemands

À cela s’ajoute un deuxième échec géostrategique : Schröder, pour se débarrasser de son principal rival Oskar Lafontaine, dont le programme économique keynésien fut l’un des moteurs pourtant de la victoire du SPD en 1998, s’était rallié à la fondation progressiste des Clinton, y retrouvant Blair et D’Alema notamment. Cet alignement idéologique sur le progressisme nord-americain dans son interprétation clintonienne est l’équivalent de ce que nous avons connu avec la « note Terra Nova » 12 ans plus tard (la France est toujours un cycle derrière les autres). En conséquence, cela signifiait que même les forces critiques de l’Otan et des États Unis dans l’opposition, les Verts de Joshka Fischer compris, se ralliaient au consensus atlantiste des libéraux et conservateurs. Fini, l’ouverture à l’est des Brandt ou Schmidt.

Or, renforcer le lien avec Washington tout en se rendant dépendant des exportations et importations chinoises, et de la Russie pour le gaz, tout en traitant l’Union Européenne comme un hinterland obéissant, c’est construire des contradictions insolubles à moyen termes.

Le ralliement atlantiste fut immédiatement conçu par Schröder comme une aspiration à l’Allemagne à la puissance, le faisant intervenir au Kosovo en 1999, première intervention ouest allemande à l’extérieur depuis 1945 (la RDA est intervenue en 1956 et 1968 chez ses voisins, et dans les années 70 et 80 avec Cuba en Angola). La guerre d’Irak devait refroidir cet atlantisme quelques années, jusqu’à l’élection de Merkel qui de suite interpréta l’Otan en termes mercantiles :

  • réduire les importations d’armes américaines ;
  • supprimer le service militaire pour fermer des casernes ;
  • utiliser le budget militaire comme principale variable budgétaire de réduction des dépenses.

C’est ce qui explique l’état de vétusté et de faiblesse de l’armée allemande tel que l’état major ne pense pas pouvoir défendre les frontières, si le conflit ukrainien s’étendait à la Pologne.

Entre temps, Trump a profondément ébranlé les certitudes allemandes. C’est la première phase des contradictions apparentes. En déclarant l’Otan mort, en montrant que le moins atlantiste des membres de l’alliance pouvaient devenir les États-Unis, en retirant l’essentiel des forces américaines encore en Allemagne juste avant la fin de son mandat, en exerçant de fortes pressions et un chantage pour obliger l’Allemagne de compenser son excédent commercial en important du matériel militaire, Trump a fracassé l’illusion de sécurité allemande.

Mais, prisonnière d’une vision qui conduit à vassaliser une partie de l’Europe, sans aucune confiance en la France (il n’y a d’amitié franco-allemande que du côté français – relire les entretiens deMathieu Pouydesseau avec Coralie Delaume publiés sur son site en 2017 et 20181 et ses livres publiés ensuite), acceptant sans sourciller le Brexit et le départ de l’autre puissance nucléaire militaire, l’Allemagne se retrouve telle une reine nue. C’est pourquoi en 2018, à la conférence de sécurité de Munich, on a entendu parler d’un « arsenal nucléaire allemand à concevoir ».

1 http://l-arene-nue.blogspot.com/2017/02/souverainiste-lallemagne-ne-changera.html ; http://l-arene-nue.blogspot.com/2018/10/ou-en-est-lallemagne-apres-chemnitz.html

L’Allemagne est-elle armée pour relever ses défis ?

Ces contradictions géopolitiques, énergétiques, commerciales et sociales ont des conséquences culturelles et politiques.

Sous Merkel, on a assisté à la renaissance du nationalisme allemand, d’abord sous les couleurs festives d’une coupe du monde de football. Mais une petite musique révisionniste s’est installée, différenciant les nazis, espèce extra terrestre disparue le 10 mai 1945, et les Allemands, victimes innocentes des bombardements alliés, des viols par les Russes, des expulsions de l’est (12 millions de réfugiés allemands ont fui la Prusse orientale,la Pologne, la Hongrie, la Roumanie, la Bohême-Moravie, etc. En 1945). Sur ce terreau, l’extrême droite s’empare d’un petit parti libéral et eurosceptique fondé par une bourgeoisie rentière mal servie par l’économie d’exportation : L’AfD, alternative pour l’Allemagne, qui tient aujourd’hui à 10 à 12% de l’électorat sur son agenda d’extrême droite.

Le terrorisme neofasciste est également revenu : il a fait depuis 2010 beaucoup plus de morts que le terrorisme islamiste, s’en prenant tant à des gens dans la rue ou dans des bars, à des synagogues, qu’à des élus.

La droite conservatrice allemande a longtemps été anesthesiée par l’effet « Mutti » – mais suite aux événements de 2018 et au score très médiocre de septembre 2017, la CDU envoie celle-ci en pré retraite en décembre. Elle restait chancelière sans plus dominer le parti. Après l’échec de 2021, la CDU a tranchée pour une ligne ultra-libérale, et populiste, avec Friedrich Merz, rival de Merkel en 2002-2005, passé entre temps par l’entreprise de pillage financier BlackRock.

La gauche, elle, a bien profité suite au gauchissement du SPD du sursaut électoral (limité) de ce dernier. Mais, incapable de renouveler son personnel, il a dû recourir au dernier des Schröder boys, et cela est en train de lui coûter tous les progrès faits depuis 2018 et l’élection d’une présidence du parti très à gauche.

Les Verts engrangent pendant ce temps la crédibilité gagnée par les ministres Habeck et Bärbock. Habeck, ministre de l’économie et de l’énergie, envisage de prolonger les centrales nucléaires comme mesure transitoire. Bärbock paraît plus forte à l’étranger qu’un Scholz : elle a eu un échange violent devant la presse avec son homologue turc, quand Scholz, debout à côté de Abbas lorsque celui évoque « 50 holocaustes » commis par Israël en territoire palestinien, ne remue pas un cil…

Le patron des libéraux, Lindner, ministre des finances, a dû accepter d’énormes couleuvres sous la forme d’une relance keynésienne par le déficit budgétaire. Il tente de contenir l’inflation en résistant aux hausses de salaire et en plaidant pour une hausse des taux d’intérêt, c’est-à-dire pour une récession monétariste. Mais il n’est pas majoritaire au sein du cabinet, et la politique économique actuelle est populaire.

Pour finir, voici l’état des forces sondagiers :tous les récents sondages montrent un SPD plombé par son Chancelier entre 18 et 20%, loin de son score de 26% de septembre 2021, et loin de la droite (26/ 28%) et des Verts (23/25%). La droite n’a qu’un seul partenaire de coalition potentiel avec les libéraux et ne peut pas envisager gagner, sauf à une alliance avec les Verts. Si ceux-ci restent à 24% et le SPD à 20%, si les Linke manquent à nouveau les 5% (ils ne prennent pas le chemin de se rétablir) il peut y avoir un scénario permettant une majorité à deux, verte-noire, sans doute avec un chancelier Habeck.

C’est ce qui explique la modération des attaques des uns et des autres sur l’affaire Warburg : avec tant de contradictions et d’incertitudes, alors que l’Ukraine perd la guerre et voit ses soutiens dans l’opinion se réduire, changer de Chancelier ou revoter ne paraît pas raisonnable. Il est aussi probable que tout le monde préfère que Scholz et le SPD payent la facture des pénuries de cet hiver : il leur paraît préférable de le soutenir comme la corde soutient le pendu encore 6 mois.

Mais c’est la démonstration d’une Allemagne déboussolée, groggy, incertaine sur son avenir, et handicapée par des problèmes pratiques extrêmement concrets et urgents à résoudre. Les 16 années de mercantilisme merkellien ne furent pas qu’une catastrophe pour l’Union Européenne, mais aussi pour les Allemands des classes populaires, et aujourd’hui, la facture exorbitante est présentée à toute l’Allemagne. La cigale, entre 2005 et 2021, c’était l’Allemagne, la voici « fort dépourvue lorsque la bise fut venu ».

Tournants politiques en Sarre à l’occasion des élections régionales

La Sarre a tournée deux pages dimanche 27 mars 2022.

  1. La région allemande à la frontière française a voté et mis fin à 23 années de gouvernement de la droite chrétienne démocrate.
  2. Elle a sanctionnée l’échec des Linke alors que le SPD a progressivement depuis 2015 – et plus nettement depuis l’élection de sa direction très à gauche en 2018 – rompu avec le Schröderisme et redécouvert Keynes et le droit du travail.
    Rappelons qu’en 1999, l’ancien président de la région de Sarre et ministre des finances du premier gouvernement Schröder, le sarrois Oskar Lafontaine, démissionne avec fracas du gouvernement après quelques mois, dénonçant le fait d’être empêché de mener le programme de relance keynésienne promis pendant la campagne électorale.
    C’est l’aile social-libérale du SPD qui s’emparera dès lors des finances et les conservera de 1999 à 2005 ; c’est elle également qui sera architecte de la première grande coalition. Elle dominera encore la seconde grande coalition, mais l’échec de Martin Schulz en 2017, puis la retraite politique de Andrea Nahles et l’affaiblissement de Merkel en 2018 permettrons de changer les équilibres au sein de la « vieille dame » (surnom du SPD, partei en allemand est féminin).

Rappelons que face à l’agenda 2010, annoncé après la campagne électorale de 2002, Oskar Lafontaine quittera le SPD et créera la WASG, avant de fusionner en 2005 avec les anciens communistes de l’Est du PDS dans le parti qui devint les Linke.

Pour autant, la weimarisation des comportements électoraux se poursuit.
Le parlement sarrois paraît revenir aux équilibres d’avant l’explosion politique initiée par le social-libéralisme de Schröder et la scission du SPD avec le départ d’Oskar Lafontaine. Mais en réalité, plus de 22% des suffrages exprimés ne sont pas représentés. Le site Wahlrecht s’en inquiète d’ailleurs en posant la question de la constitutionnalité de la clause des 5% minimum pour avoir des élus au sein des parlements régionaux.
Les Verts (de seulement 24 voix) et le FDP ont manqué de peu l’entrée au parlement, ce qui permet au SPD d’obtenir une majorité absolue en sièges. Mais près de 12% des voix sont allés sur des micro partis qui dès le départ n’avaient aucune chance d’avoir des élus.
Cet émiettement extrême, même avec la présence d’un parti fort, dominant le parlement, est une des caractéristiques des élections de l’ancienne République de Weimar. C’est pour l’empêcher que la Bundesrepublik introduisit le seuil de 5% des voix pour avoir des élus. On pensait alors que l’électeur choisirait des partis susceptibles d’être représentés. Il s’agissait d’éviter de reproduire le phénomène qui, sous Weimar, en l’absence de seuil, permettait à des micro-partis avec des micro-résultats d’obtenir un ou deux députés. C’est faire bien peu de cas des réelles causes de l’effondrement politique de la République de Weimar, que nous avons déjà décryptées dans des articles précédents sur la politique allemande.
Or, hier en Sarre (comme dans d’autres Länder précédemment), la demande politique ne trouvant pas d’offre suffisamment satisfaisante, plus d’un cinquième des électeurs a choisi un vote sans conséquence, d’identité plus que de réalisation politique, alors même que le scrutin a vu une progression de l’abstention (66% de votants).

L’échec des Linke a de nombreuses origines. 2018 fut à plusieurs points de vue une année pivot pour l’Allemagne.
L’échec de Aufstehen, le mouvement que Sahra Wagenknecht (épouse de Oskar Lafontaine et véritable leader politique du groupe parlementaire) espérait pouvoir lancer pour dépasser la structure limitée des Linke et noyer les tendances les plus décolonialistes dans un mouvement social et ouvrier parlant plus de pouvoir d’achat et partage des richesses que de minorités, a débouché une chasse aux sorcières, contre tous ceux qui étaient « soupçonnés » de sympathies pour Aufstehen, qui a profondément affaibli les Linke.
Leur échec aux élections de 2021 sur une ligne à la fois urbaine et prétendûment « réaliste » – pas une seule fois, il ne fut question de l’OTAN, laissant sous entendre que les dirigeants étaient prêts pour participer à un gouvernement de coalition à accepter l’appartenance de l’Allemagne à l’alliance atlantique – signe la déconnexion de la ligne qui gagne du terrain dans d’autres partis de gauche européens des intérêts des classes populaires, des régions péri-urbaines. L’intersectionnalisme ne fait pas une politique de classe, ou plutôt, ne parle qu’à la classe moyenne supérieure urbaine.
Oskar Lafontaine, en quittant le parlement régional il y a deux semaines, annonçait sa retraite politique. Il a aussi annoncé il y a une semaine avoir quitté les Linke, critiquant la ligne actuelle et déclarant que le projet avait échoué.

Le social-libéralisme européiste avait entraîné la décadence du SPD, passé de 42% en 1998 à 20% en 2017.
La rupture avec cette ligne eut lieu avec l’élection de Nowabo et Esken à la présidence du parti (contre Scholz) ; elle a été en grande parti confirmée par l’élection en 2021 au Bundestag de près de 45 députés « jeunes », rassemblés autour de Kevin Kühnert, charismatique président des Jusos, bien plus à gauche que le SPD. Celui-ci sût faire un compromis avec Scholz, qui gouverne en keynésien et laisse réparer au ministère du travail toutes les législations antisociales passées depuis 2000.
Une rupture plutôt franche qui n’a toujours pas eu lieu au PS. Anne Hidalgo ressortant Hollande rappelle un peu Martin Schulz ressortant Schröder en 2017, passant dans la foulée de 33% à 20% d’intentions de votes. Sauf que le PS est tombé beaucoup plus vite beaucoup plus bas.

S’il y a un enseignement allemand pour les gauches européennes, c’est que la reconquête ne peut commencer sans des ruptures idéologiques avec les pratiques au pouvoir entre 1997 et 2017.
Mais elle ne peut avoir lieu sur des lignes idéologiques de classes moyennes supérieures urbaines, loin des préoccupations des classes populaires, des employés et des ouvriers.

Allemagne : Renversement de paradigme ou la fin doctrinale du Merkellat

article publié initialement par Mathieu Pouydesseau

L’Allemagne a procédé à un renversement de ses doctrines géopolitiques en quelques semaines seulement.

Cependant, il faut bien se souvenir que dès décembre 2018, lorsque la CDU refuse que Angela Merkel reste présidente du parti et nomme celle qui devait être la succession, commence une période de révision des doctrines du Merkellat, ainsi que de celles héritées des deux gouvernements Schröder.

Angela Merkel ne devant plus être candidate, elle perd peu à peu de l’influence tout au long de l’année 2019. À ce moment là, l’Allemagne s’interroge, traumatisée par le mandat Trump, sur son atlantisme inconditionnel. On entend des paroles très critiques quant à l’OTAN comme partenaire peu fiable. À la conférence de sécurité de Munich, il y aura des voix pour plaider pour l’acquisition de capacité de dissuasion nucléaire propre, par exemple.

Cela peut avoir comme origine, après le Brexit, le refus de n’être dépendant que de la France pour cela en cas de replis complet des États-Unis en Europe, ou du doute sur la capacité française à étendre son doctrine de dissuasion à l’Union Européenne, et a effectivement délivré la frappe nucléaire en dernier ressort.
Le mandat Trump, qui décide de punir l’Allemagne de refuser de compenser ses excédents commerciaux en achetant des matériels militaires américains en retirant des troupes, s’achève par une tentative ratée de coup d’état, resté impuni, illustrant l’extrême faiblesse de son successeur, Joe Biden.

Au cours de la pandémie, le SPD a également entamé une réelle évolution, progressive, et accéléré après le score terrible de 2017. Dès 2015, des lois travail créent un salaire minimum et des dispositifs visant à mettre fin aux jobs à 1 euro, ainsi qu’à progressivement réduire le nombre de gens piégés par Harz4, le minimum social punitif des pauvres qui sert de modèle aux propositions Macron sur le RSA.
Mais le choc de la défaite de 2017, qui faillit aboutir au retour à l’opposition, oblige le SPD à prendre des mesures internes.

On assiste à deux renouvellements successifs des cadres, avec la mise sur la touche de Sigmar Gabriel puis l’échec de Andrea Nahles. Les militants choisissent deux inconnus portant depuis longtemps des positions très à gauche, dont un spécialiste de la lutte contre la fraude fiscale.
S’ils eurent des difficultés médiatiques – leur absence de notoriété leur interdisait de rêver prendre la chancellerie –, ils se concentrèrent sur le travail de fond dans le parti, ses structures, ses programmes.

Le programme proposé par le SPD en 2021 était le plus à gauche des 20 dernières années.

Olaf Scholz, dernier ministre des finances d’Angela Merkel, apprit sa leçon en perdant la compétition interne pour la présidence du SPD face à ces deux inconnus, qu’étaient Saska Esken et Norbert Walter-Bojans.
Lorsque la pandémie frappa le cœur de l’Europe, il annonça un plan keynésien de relance de la demande nommé « Bazooka ».
C’était déjà une profonde rupture avec la doctrine merkellienne de la règle d’or par dessus tout.
S’éloignant de la doctrine Merkello-Schröderienne de la punition des pauvres, le gouvernement allemand distribua des aides sociales sans conditions pendant la pandémie. La philosophie des réformes Harz est morte pendant le Covid.

De plus, l’Allemagne fut l’un des moteurs pour qu’un plan de relance européen soit conçu, acceptant des mécanismes de solidarité entre États européens. Là aussi, c’est l’un des points cardinaux de la doctrine européenne de Merkel, la concurrence entre Nations dans un espace monétaire et d’échange commun, qui s’effritait.

La chancelière ne joua aucun rôle politique en 2021. Elle subsistait sur la scène internationale, mais son influence s’effondrait avec la conscience que son mandat finissant était son dernier.
La défaite de son parti en septembre 2021 signifie la fin de 16 ans de gouvernement Merkel, de la CDU et de la CSU au niveau fédéral.

La nouvelle coalition, SPD, Verts et Libéraux, rompit avec certaines doctrines Merkel plus secondaires immédiatement : au ministère de l’intérieur, on nomma enfin le danger du terrorisme d’extrême droite, non plus dans des discours mais dans les moyens pour le combattre.
Agriculture et transport sont aussi deux sujets d’importance où la nouvelle coalition donne des impulsions différentes.

La guerre russo-ukrainienne a cependant accéléré ce processus de transformation des paradigmes.

Contrairement à une lecture superficielle, l’Allemagne ne refait pas une confiance aveugle à la doctrine de l’Atlantisme. Biden était le 23 février au soir très faible chez lui, l’hypothèse d’une victoire d’un représentant de la ligne Trumpiste dans 3 ans est possible. Or, si l’OTAN a été mis « en état de mort cérébrale » (comme l’avait dénoncé Emmanuel Macron) une fois, cela veut dire que l’allié principal, de plus en plus préoccupé par l’espace Pacifique et la Chine, n’est plus fiable.

De plus, le Merkellat restera dans l’histoire comme un gouvernement d’une extrême myopie par pur mercantilisme cupide. Merkel n’aura jamais mis en accord ses déclarations de principe et ses actes de gouvernement. Elle aura souvent condamnée l’absence de démocratie en Russie, prétendra « protéger » les opposants, tout en concluant des traités économiques ne cessant de renforcer la dépendance énergétique de l’Allemagne à la Russie, sabotant même les alternatives possibles.
On l’oublie, mais Merkel, tout en se prétendant soutien de l’Euromaidan en 2014, fut d’une grande lâcheté sur la Crimée, et choisit de renforcer le projet Nord Stream 2, dont le principal objectif et de contourner … l’Ukraine pour livrer le gaz russe.
Sa politique peut clairement être qualifiée de « mercantile » parce qu’elle tenait dans une formule fondée sur le commerce : « Wandeln durch handeln », changer grâce au négoce.

Süddeutsche Zeitung 18 mars 2022

Ce choix de l’abondance du gaz russe avait plusieurs conséquences et visait surtout à ne pas investir. Merkel, pendant 16 ans, refusa beaucoup des investissements nécessaires, ses partenaires de coalition ne lui arrachèrent des concessions, notamment sur le renouvelable, uniquement lorsque les industriels les soutenaient.

Depuis, c’est un ministre Vert qui parle de relancer le nucléaire civil pour compenser l’automne prochain une partie du gaz russe.
C’est le ministre Libéral des finances qui annonce un plan d’endettement considérable pour financer tout un ensemble d’investissements structurels, de la construction de ports avec terminaux pour du gaz liquide à la relance de l’équipement militaire de la Bundeswehr.

Car Merkel, en bonne déflationniste à la Daladier, avait aussi économisée, avec von der Leyen comme ministre de La Défense, tout ce qu’elle pouvait sur ce dossier, alors même que l’Allemagne assumait des missions militaires à l’étranger, trouvant cela plus économe que de financer, comme elle le faisait sous Helmut Kohl, les interventions des autres.
Le chef d’état major des armées dut reconnaître que si l’Ukraine tombait en quelques jours, la Défense allemande ne serait pas en mesure de contenir une menace en Pologne.
C’est donc une ministre SPD qui annonce 100 milliards d’euros pour la Défense.
C’est un ministre vert qui se rend au Qatar pour conclure des accords de livraison de gaz liquide.
Car le gouvernement allemand, contrairement à une lecture fainéante de certains cercles d’extrême gauche française, ne veut pas échanger une dépendance au gaz russe par une dépendance au gaz de schiste américain, surtout avec les Verts au gouvernement. Alors, le nouveau gouvernement fédéral cherche des alternatives.
Il est ainsi probable que le gaz iranien revienne sur le tapis international.

Merkel avait bien d’autres dossiers où régnaient la confusion et les contradictions permanentes, la chancelière louvoyant au jugé, le doigt mouillé en l’air. Si elle ouvrit ses frontières en septembre 2015 aux réfugiés syriens, après avoir refusé d’aider les pays européens qui recevaient ces réfugiés, et après avoir massacré la démocratie en Grèce, elle conclut un accord avec la Turquie d’Erdogan pour les refermer.

En refusant les transferts solidaires en Europe, elle a laissé se dégrader une situation humanitaire catastrophique. Elle a augmenté encore la dépendance au bloc russe, le président biélorusse utilisant l’ouverture de ses frontières comme arme de chantage contre l’Union Européenne.

Aujourd’hui, l’Allemagne accueille déjà plus de 300 000 Ukrainiens, la Pologne près de 1,8 millions. 3 des 3,4 millions de réfugiés ukrainiens hors d’Ukraine sont sur le territoire de l’Union Européenne. Il y a en Ukraine même 6,5 millions de déplacés.
Un quart des Ukrainiens ont fui la zone des combats. C’est un exode seulement comparable à celui qu’a connu la France en mai-juin 1940.

Pendant ce temps, alors que l’Allemagne se mobilise jusque dans la société civile pour venir en aide, comme en 2015, la présidence française de l’Union reste muette sur une politique migratoire et d’accueil.

Cela éclaire du coup une erreur de jugement des analystes français sur l’annonce d’un réarmement allemand. Celui-ci pointé vers l’Est, et une fois l’Ukraine neutralisée, sa façade maritime occupée, l’Allemagne redevient le glacis défensif pour la France qu’elle était entre 1945 et 1989.
Si la France n’a plus la volonté d’exercer sa dissuasion nucléaire (ce que laissait entendre les déclarations de Jacques Chirac lorsqu’il était président de la République), ni la capacité de l’exercer, Poutine ne semble pas avoir peur des lanceurs français tant il paraît persuadé de pouvoir intercepter les missiles. Dans ces conditions, la France doit aussi assurer sa défense conventionnelle.

L’Allemagne est donc passée en 3 ans dans un processus profond et radical de transformation de ses doctrines.

Il reste un dossier où des amorces existent, mais où une initiative se laisse attendre. C’est l’Union Européenne.
Or, la présidence de l’Union est exercée par … Emmanuel Macron, et celui-ci ne comprend rien au monde ouvert par la défaite de la droite allemande puis par l’invasion de l’Ukraine.
Il n’y a donc eu encore aucune initiative de solidarité financière ni de construction d’une Union de la Défense plus intégrée, qui rendrait à la fois autonome de l’OTAN tout en protégeant Finlande et Suède. Macron, qui pourtant ne fait pas campagne, procrastine, comme d’habitude, tout en posant dans les journaux en Cosplay.

L’absence de débats de fond en France sur ces sujets alors même que nous sommes en campagne électorale contraste fortement avec les transformations radicales en cours Outre Rhin.

Olaf Scholz, une Chancelière comme les autres ?

La politique allemande serait un sport où les ordolibéraux gagent à la fin…

Aujourd’hui, le Bundestag élu en septembre dernier votera la confiance au gouvernement de coalition proposé par le SPD, les Verts et les Libéraux.

Ces trois partis, réunis en ce qui est appelé « coalition Feu de circulation » (Ampel Koalition) en référence aux couleurs traditionnelles des partis (Rouge, Vert, Jaune), ont négocié deux mois un contrat de gouvernement de 177 pages. Ce contrat est publié, il a également une valeur légale autant que politique. Pendant les 4 années de la législature, en cas de conflit entre partis membres, on reviendra au texte du contrat pour arbitrer. La constitution allemande ne prévoit pas de patron de l’exécutif tout puissant: les ministres sont pleinement responsables de leurs ministères, et ne peuvent recevoir du chancelier que des directives générales, et non des ordres ou des consignes.

Il est impossible au chancelier de dire en conférence de presse « on va faire cela en matière de transport et je vais demander au ministre demain de proposer un texte en ce sens en conseil des ministres » – c’est constitutionnellement dépasser ses prérogatives. Le contrat conclu après l’élection est donc bien plus sacré que tous les programmes communs français conclus avant l’élection.

Après cela, chaque parti a décidé des personnes occupant les ministères.

Le processus a lieu avant l’investiture: pas de chancelier tout puissant, de porte parole devant la chancellerie émoustillé d’être une heure durent l’homme ou la femme le plus écouté du pays, de négociations houleuses et secrètes dans les couloirs de la chancellerie, de poste perdu sur un SMS pas répondu à temps. Le pouvoir est d’essence parlementaire – et sa répartition collective nécessaire.

C’est le parlement ensuite qui décide si l’attelage lui convient.

Ces attributs de la démocratie républicaine allemande contrastent fortement avec la monarchie républicaine – en réalité une démocratie en crise septicémique, infectée de bonapartisme – à la française.

Nous avons déjà analysé ici les tendances de long terme de la politique allemande en étudiant le phénomène sous le terme de Weimarisation. Depuis, le concept est de plus en plus utilisé notamment pour décrire l’évolution parlementaire hollandaise ou dans les pays nordiques.

Nous avons aussi donné notre analyse de ce scrutin là… Nous y disions : «  Il ne faudra pas faire du “molletisme allemand”. Car il faut noter une forme de schizophrénie politique du SPD : le programme a été en grande partie porté par une partie de l’aile gauche (très anti-Schröder) qui contrôle l’appareil du parti depuis leur congrès de 2019, mais les candidats et notamment celui à la Chancellerie sont issus de l’aile la plus sociale-libérale ; dans les listes à la proportionnelle, les rares députés SPD sortants marqués à gauche ont été largement défavorisés.« 

Cependant, et ce point nous avait peut-être échappé, le résultat ayant entraîné une inflation du nombre de députés à entraîner une sur-représentation des jeunes du SPD, les Jusos (les jeunes socialistes allemands), comptant prés de 45 députés de moins de 35 ans. Leur tête de proue historique, Kevin Kühnert, est considéré comme l’architecte de la défaite de … Olaf Scholz en 2019 pour prendre la présidence du SPD.

Et c’est là peut-être l’indice que ce nouveau gouvernement doit être considéré avec une curiosité intéressée autant que par la méfiance due au passé « souverainiste léger » de la chancelière Merkel.

Le carrousel de personnes donne des clés quant aux rôles que se donnent les trois partis dans la nouvelle coalition.

Le SPD a décidé d’assumer le pôle de gauche de la coalition. Olaf Scholz a écarté TOUS les représentants de l’aile droite du parti – les Seeheimers (qui contrôlaient les rouages entre 2003 et 201) : il y a là autant un signe politique que des considérations tactiques sur lesquelles nous reviendrons quant aux risques de cette coalition.

Les Verts ont choisi des représentants réalistes, ou très en pointe sur les questions sociétales, mais rejetés leur personnalité la plus écolo-sociale.

Les libéraux ont tenu á tenir des ministères pour défendre la règle budgétaire, mais n’ont pas non plus choisi leurs personnels les plus Libéraux.

C’est que le contrat de coalition est un compromis à un haut niveau. Même l’aile la plus à gauche du SPD y trouve plus de motifs de satisfaction que de doutes. L’augmentation immédiate du smic horaire de 9,5 à 12 € mais aussi des mesures sur le maintien des retraites, la correction des lois Harz 4 en matière d’allocations chômage et minimum social, de limites à certaines formes de contrats précaires, sont des signes d’un vrai retour de la politique sociale, et de l’intégration économique des classes populaires à une prospérité dont elles n’ont rien vues sous Merkel.

Le plafonnement des loyers fera l’objet d’une loi fédérale, 400 000 logements serons construits chaque année dont 100 000 en main publique. Enfin, la coalition pense investir dans 100GW de capacités énergétiques renouvelables, 30 à 40 GW en gaz naturel et hydrogène, pour se débarrasser dés 2030 des centrales à charbon, et 2040 du gaz naturel. La fin du moteur thermique dans les voitures est prévu également à l’horizon dix ans.

Les trois partenaires ont les plus grands dénominateurs communs sur les questions sociétales : légalisation du cannabis, abaissement de l’âge du vote à 16 ans, suppression des derniers vestiges de criminalisation des LGBTQ dans la législation allemande (loi Transexuel, paragraphe 219a), réforme des législations sur l’immigration,pour l’ouvrir, et l’accès à la nationalité, pour l’étendre.

Il est ainsi paradoxal de voir en France de nombreux candidats vouloir jeter 200 ans d’histoire française pour se rallier à la conception germanique de la nationalité, alors que des allemands en rupture de germanisme nationaliste envisagent d’intégrer de plus en plus d’éléments de la philosophie républicaine française, universaliste, dans son propre code de la nationalité.

C’est que le principal point d’achoppement, ce n’est pas l’immigration, c’est l’argent. Qui et comment financer ?

Avant hier, la présidente du FMI lançait un avertissement paradoxal à l’Europe, et en réalité, au nouveau chancelier : « Ne rétablissez pas trop vite le règle d’or ! »

La crise pandémique n’est pas surmontée : les dangers d’une déflation budgétaire précipitée pourrait, comme en 2011-2013, plonger l’Europe dans une mini récession avant d’être sortie de la crise précédente. Il faut donc maintenir un haut niveau de déficit et d’endettement public, en partie rééquilibré par de l’inflation au dessus de 4%, pour surmonter la crise économique mondiale provoquée par la Covid 19.

C’est le FMI qui le dit !

Un autre danger guette aussi cette coalition: le chancelier, comme son secrétaire d’État Schmidt, sont tous les deux exposés aux conséquences de deux scandales financiers: l’affaire Warburg, du nom de cette banque de Hambourg, convaincue d’avoir participé à l’évasion fiscale et l’escroquerie d’argent public CumEx bénéficiant d’un traitement de faveur de la mairie de Hambourg à l’époque où Scholz en était le maire, et l’affaire Wirecard, du nom de cette startup de la finance cotée dans l’équivalent du Cac40 allemand qui se révéla être une gigantesque escroquerie à 1,9 milliards, un de ses PDG étant depuis en prison, et l’autre en cavale.

Justement, le chef de l’aile des Seeheimers au SPD était député de Hambourg jusqu’en 2020, et la découverte que sa section avait acceptée 45 000 euros de dons de … la banque Warburg. Sa démission surprise semble avoir eu comme objet d’éviter de mettre en danger Olaf Scholz.

D’ailleurs, les Linke, qui espéraient faire plus de 6% et entrer dans la coalition à la place du FDP, s’était bien gardée d’attaquer Scholz sur le dossier alors que son expert budgétaire, le député Fabio de Masi, siégeait à la commission d’enquête parlementaire. Celui-ci, dégoûté par son parti, ne s’est pas représenté en 2021.

Enfin, si la coalition a une confortable majorité théorique, les tendances sont très différentes – un nombre relativement réduit de députés peut mettre en danger des projets qui ne serons pas suffisamment négociés en amont.

Une première alerte a été donnée dès aujourd’hui : il a manqué 15 voix de la nouvelle majorité au vote investissant Olaf Scholz chancelier.

Allemagne : Défaite des conservateurs et Bundestag introuvable

Dimanche 26 septembre 2021 se tenaient les élections fédérales allemandes qui devaient marquer la fin du règne d’Angela Merkel comme Chancelière. Au regard de la Weimarisation (que nous avions déjà caractérisée dans nos analyses antérieures) de la vie politique allemande, elle pourrait rester quelques semaines ou mois de plus tant la constitution d’une majorité gouvernementale risque d’être complexe.

C’est d’abord un record absolu en nombre de sièges avec 735 députés, soit 31 de plus qu’en 2017, et majorité absolue nécessaire de 368, qui vient d’être battu.
Les Linke, comme la CSU, sont à moins de la limite de 5% pour entrer au Bundestag mais réussissent tous les deux à remporter plus de 3 sièges au scrutin uninominal, ce qui leur permet d’être représentés selon leur score proportionnel.
Il n’y a pas de majorité absolue pour la gauche – 363 sièges – ni pour la droite sans l‘AfD – 288 sièges.

Projection en sièges des élections au Bundestag du dimanche 26 septembre 2021

La droite avec l’extrême droite a une majorité parlementaire. L’enjeu de cette législature pour l’aile la plus conservatrice de la droite, qui a pourtant perdu avec Maassen, battu en Saxe, un de ses théoriciens, c’est de dédiaboliser l‘AfD pour permettre la constitution d’un bloc conservateur. Cela sera difficile pour l’aile la plus européenne de la CDU, qui a perdu dans un attentat politique meurtrier de l’extrême droite un de ses élus en 2019.
Car c’est aussi un retour de Weimar : la violence meurtrière politique.

Le SSW est le parti de la minorité danoise, qui, protégée par un statut spécial, retrouve le Bundestag pour la première fois en 60 ans.

Ainsi, avec lui, le Bundestag comptera 8 partis représentés, record absolu de la république fédérale, il faut remonter à … la République de Weimar pour retrouver autant de partis au Bundestag.
L’émiettement se poursuit, aucun parti ne dépasse les 30% pour la première fois également depuis … la république de Weimar. C’est ce que nous décrivons depuis plusieurs années comme la weimarisation de la vie politique allemande.

SPD 206
CDU/CSU 196 (CDU 151, CSU 45)
GRÜNE 118
FDP 92
AfD 83
LINKE 39
SSW 1

Résultats en pourcentage des suffrages exprimés le 26 septembre 2021, avec évolution depuis 2017

Notons que symboliquement, le rejet de la droite est marqué par la circonscription d’Angela Merkel, qu’elle avait remportée huit fois d’affilée directement, au scrutin uninominal.
Hier soir, c’est une candidate SPD qui a remportée ce scrutin. Merkel laisse donc derrière elle un paysage politique en ruines, un Bundestag sans majorité claire, et son parti la CDU avec le pire résultat de son histoire.

Le SPD profite d’abord des erreurs de ses concurrents

Le SPD, dans une campagne marquée par les gaffes de ses adversaires, avec un programme beaucoup plus à gauche qu’en 2017, l’emporte et retrouvé son score de 2013, mais réalise quand même le quatrième plus mauvais score de son histoire.
La chancellerie n’est pas gagnée pour autant. La reconquête cependant d’un électorat venu des Linke avec un programme très matérialiste, concentré sur les salaires, le pouvoir d’achat, la réduction du coût du logement, et de certaines régions tentées par l’extrême droite, montre une voie qu’il faudra confirmer au pouvoir. Il ne faudra pas faire du « molletisme allemand ». Car il faut noter une forme de schizophrénie politique du SPD : le programme a été en grande partie porté par une partie de l’aile gauche (très anti-Schröder) qui contrôle l’appareil du parti depuis leur congrès de 2019, mais les candidats et notamment celui à la Chancellerie sont issus de l’aile la plus sociale-libérale ; dans les listes à la proportionnelle, les rares députés SPD sortants marqués à gauche ont été largement défavorisés.

Les Verts finissent loin de ce qu’il était promis, alors que comme en 2011, ils semblaient avoir la possibilité de s’emparer du pouvoir. Leur choix en cohérence interne de la plus inconnue de leurs dirigeants comme tête de liste leur a fait perdre leur position de leader. Ils ont sous-estimés l’importance d’avoir désamorcé par la présence médiatique antérieure des polémiques destructrices de confiance, et surestimés l’importance des effets d’affichage politiquement corrects. Les Verts ont convaincu les classes bourgeoises citadines, et font le meilleur score de leur histoire, mais 10 points en dessous de leurs sondages il y a six mois.

Les Linke avaient également choisi la cohérence interne plutôt que la synthèse entre leurs deux pôles idéologiques. En éliminant la tendance marxienne, ou matérialiste, incarnée par Sahra Wagenknecht, en laissant démissionner des personnalités reconnues par les autres partis, comme Fabio de Masi, en intriguant enfin contre le projet Aufstehen, qui intéressait 36% des Allemands en 2018 et pouvait créer un mouvement populaire sur le modèle de la campagne Sanders de 2016, les Linke ont perdu les classes populaires de l‘Est sans convaincre les classes urbaines citadines. Les premières se sont reportées au SPD, les secondes sur les Verts. Les Linke perdent 4 points !

Les différentes hypothèses de coalition gouvernementale testée hier soir par les médias allemands…

Libéraux « faiseurs de roi », extrême droite enracinée

C’est le FDP qui se retrouvait faiseur de rois hier soir. Et ils peuvent remercier les Linke comme les Verts pour cela. Il aurait suffi de 2 points de plus aux Linke pour qu’une coalition de gauche ait la majorité.
Le FDP incarne la résistance des classes bourgeoises à toute remise en cause de leur partage des richesses, du pouvoir, des gratifications symboliques, tout en surfant sur une petite musique anti-vaccin et anti-pass sanitaire, anti-Etat, et peu favorable à l’intégration européenne. Ces libéraux là ne sont pas du tout macronistes.
Le FDP rêve d’une alliance bourgeoise avec la droite et les Verts.

L’extrême droite AfD n’a pas autant profité de son rejet des politiques anti-Covid autant qu’elle l’espérait. Incapable de faire monter le sujet de l’immigration sur le devant de la scène (il n’en fut pas question dans cette campagne), de plus en plus droitisé avec d’anciens néo-nazis montant dans les cadres, l‘AfD se tasse et perds 2 points par rapport à 2017.
Cependant, et ceci est inquiétant, l’AfD dispose maintenant d’un socle constant et solide de 10% des Allemands.
Les expériences précédentes de populisme allemand avaient été de courte durée : le parti Republikaner d’extrême droite dans les années 1980 avait disparu en 10 ans, les succès électoraux du parti néonazi NPD n’avaient pas eu de confirmation au début des années 2000 et les Pirates, parti populiste entre gauche et droite, n’avaient aussi duré qu’une saison entre 2009 et 2013.
L‘AfD a donc réussi à refaire surgir une extrême droite pérenne au Bundestag, et cela, c’est un signe supplémentaire de la Weimarisation en cours : jamais, depuis 1949, la République ouest-allemande n’avait connue un tel phénomène, alors qu’il est consubstantiel à l’émiettement de la vie politique sous Weimar, avec deux autres composantes : la répétition de grande coalition gauche-droite, et les élections à répétition. En dehors de 2005, où Schröder força la dissolution du Bundestag et une élection anticipée, c’est la dernière composante qui manque pour retrouver la même dynamique parlementaire que sous Weimar.

Un long intérim en perspective ?

Pour renforcer la pertinence de ce concept de weimarisation, rappelons que sous Weimar, l’émiettement des voix fit survivre des multitudes de partis microscopiques, qui, en l’absence de barrière à 5%, obtenaient des sièges avec 1%.
Malgré la barrière des 5%, pas moins d’un votant sur 12 a choisi l’un de ces petits partis, 8,3% des suffrage ne sont pas représentés au Bundestag, ces électeurs décidant de se porter en parfaite connaissance de cause sur des partis n’ayant aucune chance d’être représenté. Cela démontre une perte de confiance dans le parlementarisme allemand beaucoup plus profonde encore que le vote AfD ou l’abstention (24% hier, comparable aux scrutins précédents à un niveau relativement élevé).
Tous ces micro-partis cependant réussissent à capter du financement public. Ils vont survivre encore 4 ans.

Angela Merkel est toujours chancelière ce matin. Tant que les futurs partis coalisés n’auront pas signé leur contrat de coalition, véritable programme de gouvernement détaillé – la synthèse nécessaire en Allemagne ne se faisant pas sur les postes, mais sur les politiques à mener –, c’est le gouvernement sortant qui expédie les affaires courantes.
Hier soir, les caricaturistes imaginaient déjà Merkel tenir le discours du nouvel an 2022 en chancelière provisoire…

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