“Au niveau européen, la laïcité ne va pas de soi”

entretien accordé à Marianne par Emmanuel Maurel – Propos recueillis par Hadrien Brachet et Jean-Loup Adenor – publié le 10 décembre 2022

A l’origine d’un amendement pour interdire le financement par les institutions européennes de structures concourant au « prosélytisme religieux », le député européen Emmanuel Maurel a répondu aux questions de Marianne.

Dans l’immense arène qu’est le Parlement européen, il est l’un de ceux qui tentent de perpétuer la tradition laïque de la gauche. En octobre, l’eurodéputé GRS Emmanuel Maurel déposait un amendement pour que l’Union européenne ne finance plus d’organisations concourant au « prosélytisme religieux ».

Une réponse aux accusations faites aux institutions européennes d’avoir soutenu des visuels promouvant le hijab ou financé des associations proches des Frères musulmans. Le PPE (Parti populaire européen, la droite européenne) et le groupe Renew, dont fait partie la Macronie, avaient également présenté leurs propres amendements sur le sujet. Si son texte, contrairement aux deux autres, a finalement été rejeté, Emmanuel Maurel revient auprès de Marianne sur la place de la laïcité dans les institutions européennes.

Marianne : Vous avez proposé un amendement pour que les fonds européens ne financent pas des structures concourant au prosélytisme religieux. Qu’est-ce qui a motivé cette initiative de votre part ?

Emmanuel Maurel : C’était une réaction au financement par la Commission européenne d’actions sous influence de l’islamisme politique, ou qui faisaient la promotion des signes religieux en général. Certains découvrent le sujet seulement maintenant mais ce n’est pas nouveau ! Avec plusieurs collègues, je me bats depuis des années pour que le prosélytisme ne soit plus soutenu par les institutions de l’UE. Et c’est un combat de longue haleine.

La France n’est-elle pas isolée dans ce combat ?

Il y a incontestablement des différences d’approche entre les États-membres. Nous, Français, qui sommes imprégnés des principes de laïcité, nous sommes parfois heurtés par des pratiques beaucoup plus permissives à l’égard de la religion. Je me souviens qu’au début de mon premier mandat, mes interlocuteurs d’autres pays européens ne comprenaient même pas de quoi je parlais. Au niveau européen, on est dans un univers culturel et politique où la laïcité ne va pas de soi.

Plus largement, comment expliquez-vous que l’Union européenne soit perméable à des organisations politico-religieuses, notamment récemment des structures proches de l’islam politique ?

Ces organisations jouent de l’idée que la diversité étant une chance pour l’Europe. C’est d’ailleurs sa devise : « unis dans la diversité ». Il faut tout respecter, même ce qui n’est pas respectable, comme les revendications les plus agressives de certains porte-parole autoproclamés des musulmans.

Rappelons que dans ce monde, le voile est utilisé par des pouvoirs réactionnaires et totalitaires pour soumettre la femme ! Il y a une forme d’aveuglement chez ceux qui refusent de voir la contradiction entre le voile et le féminisme. En Europe et en France, ils en viennent à considérer toute position laïque comme islamophobe, et assimilent à du racisme la critique d’une religion et de ses dogmes.

Votre amendement différait de ceux du PPE et de Renew qui mentionnaient respectivement la promotion du « hijab » ou le financement des « Frères musulmans ». Pour votre part, vous ne citiez aucune organisation religieuse. Pourquoi ?

Mon amendement était rédigé pour mettre la politique européenne à distance de toutes les religions. Les entorses à la neutralité de l’État sont en effet légion sur notre continent. On pense par exemple à l’emprise démesurée de l’Église catholique en Pologne, sur son administration, sur ses dirigeants et sur la plupart de ses députés au Parlement européen. J’avais vraiment à cœur de dénoncer le prosélytisme religieux, et pas telle ou telle religion, encore moins tels ou tels croyants. Résultat : j’ai irrité la droite du Parlement, qui a voté contre mon amendement au motif qu’il remettait en cause les racines chrétiennes de l’Europe.

Vous pensez que François-Xavier Bellamy s’oppose à la promotion du voile non pas par attachement à la laïcité mais par défense du catholicisme ?

C’est un collègue pour qui j’ai estime et respect, un des rares intellectuels dans le monde politique. Pour lui, l’Europe fait avant tout face à un enjeu de civilisation. Pour moi, l’Europe doit avancer vers davantage de sécularisation, faute de quoi risquent de prospérer les discours de retour aux superstitions et de négation de la raison, voire de guerre civile. Mes oppositions avec François-Xavier Bellamy sur la place du spirituel sont philosophiques – et elles agitent le débat public en Europe au moins depuis la Révolution française.

Selon vous, comment devrait se positionner la gauche européenne sur cette question ?

On parle beaucoup de l’offensive de l’islam politique, mais la résurgence de la religiosité est un phénomène bien plus large, qui charrie notamment une défiance vis-à-vis de la science. De nombreux penseurs et universitaires s’en inquiètent à juste titre. Parmi eux, je pense à Stéphanie Roza, qui montre dans ses travaux passionnants que les Lumières sont dans le viseur et qu’elles sont menacées, y compris à gauche ! Mais de nos jours, rien que dire cela est devenu « problématique ».

Cela devrait pourtant nous rassembler, car les conséquences sont graves : en témoigne la pression – hélas couronnée de succès – des évangélistes américains, brésiliens, ou des intégristes catholiques polonais contre l’avortement. Toutes les petites compromissions avec les intégrismes, toute complaisance à l’égard de la bigoterie, ont un prix, que les sociétés finissent toujours par payer, au premier rang desquelles les femmes. C’est un combat qui mérite d’être mené et que je porte en essayant de bousculer la torpeur, l’indifférence et les réticences à s’aventurer sur ce terrain.

La situation en Iran ne contribue-t-elle pas à une prise de conscience ?

Bien sûr, mais j’aurais aimé que les Lumières projetées par les femmes iraniennes nous éclairent davantage. Ce qui se passe en Iran témoigne de l’inanité des thèses relativistes : oui, il y a bien des valeurs universelles. Je suis surpris qu’en dépit de cette éclatante démonstration de résistance contre l’obscurantisme, certains progressistes ne fassent pas le lien entre leur combat quotidien et la nécessité de lutter contre l’impérialisme clérical, ici comme ailleurs.

À gauche, ce sont les Verts pour qui la culture laïque à la française semble le moins aller de soi. Ce sont ceux, à gauche, qui ont le moins voté votre amendement…

L’écologie politique abrite effectivement en son sein des grilles de lecture qui ne voient aucun risque dans le différentialisme. On peut l’expliquer par la genèse et l’histoire des mouvements écolos des tout débuts, dans les années 1970 et 1980. À cette époque, le gauchisme sociétal et culturel dominait et les Verts en ont eux aussi subi l’influence, s’obligeant à épouser toutes les causes minoritaires quelles qu’elles soient.

Cela a créé chez EELV des décalages et des contradictions. J’en vois deux principales : la première entre leur féminisme intransigeant et leur relativisme par rapport aux questions religieuses. La seconde entre leur radicalité réformatrice et leur défiance vis-à-vis de l’État, dans lequel ils voient avant tout un système d’oppression, alors qu’il est avant tout, en France, le garant de l’intérêt général et un vecteur d’émancipation.

Que pensez-vous de l’action du gouvernement français qui a écrit à la Commission sur le financement d’organisations proches des Frères Musulmans ?

Le macronisme n’est pas exempt d’ambiguïtés sur la place du religieux, comme en témoigne le discours d’Emmanuel Macron en 2018 devant la Conférence des évêques de France, sur le lien entre l’État et l’Église qu’il faudrait « réparer ». Quant à la droite, elle est tout sauf irréprochable : rappelez-vous Nicolas Sarkozy qui lors du discours de Latran en 2007, avait déclaré que « l’instituteur ne pourra jamais remplacer le curé ou le pasteur ».

Il y a en France un déclin du militantisme laïque. Le relativisme consumériste, selon lequel tout se vaut, est consubstantiel à l’idéologie néolibérale et porte des coups violents à l’humanisme universaliste. La République respecte évidemment les différences, mais elle porte en son cœur l’idéal d’égalité, qui va au-delà de ces différences. Pour faire simple, la République ce n’est pas juste « vivre ensemble », c’est aussi « vouloir vivre ensemble ».

Tensions commerciales Europe États-Unis : la Commission doit riposter

tribune publiée par Emmanuel Maurel dans Libération le 9 décembre 2022

Le «green deal made in USA» constitue une énorme incitation à délocaliser les investissements hors d’Europe. La commission européenne doit sortir de son coma idéologique et protéger ses intérêts, estime le député européen Emmanuel Maurel.

Les relations commerciales entre l’Union européenne et les Etats-Unis se sont subitement tendues, au point d’être portées sur la place publique par la Commission, mais aussi par l’Allemagne et par la France, à l’occasion de la promulgation de l’«Inflation Reduction Act» (IRA). Ce plan d’une ampleur sans précédent prévoit 370 milliards de subventions aux entreprises établies outre-Atlantique pour accélérer la transition énergétique et écologique.

Les Européens ont toutes les raisons de craindre l’IRA. Non seulement ce programme subventionne les entreprises engagées dans la lutte contre le changement climatique, mais il conditionne les aides à la fabrication de composants clés des véhicules électriques et à leur assemblage sur place. Ce «green deal made in USA» constitue donc une énorme incitation à délocaliser les investissements hors d’Europe, au moment précis où elle est frappée de plein fouet par la crise de l’énergie.

L’IRA fera probablement l’objet d’une plainte de l’Union européenne devant l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Mais cette démarche n’a aucune chance d’aboutir. En effet, les Etats-Unis peuvent bloquer toute décision défavorable en faisant simplement appel, car le mandat des juges américains siégeant à l’OMC est expiré et ils refusent de les remplacer.

Comportement unilatéral et dominateur

La seule riposte logique – et efficace – de l’UE serait de faire la même chose que les Américains. Eux savent se donner les moyens de ne dépendre de personne. Sur les grands enjeux – finance, écologie, numérique, innovation technologique, politique industrielle –, les Etats-Unis mènent la course en tête et entendent ne céder aucun pouce de terrain. Pire : leur comportement unilatéral et dominateur montre qu’aux yeux des élites politiques, économiques et technocratiques américaines, il n’y a rien de mal à conserver leur leadership en affaiblissant jusqu’à ses plus proches alliés.

Pour ma part, je ne reproche pas aux Etats-Unis de protéger leurs intérêts… dès lors que nous protégeons aussi les nôtres ! Mais à Bruxelles, la dévotion de certains dirigeants au libre-échange a franchi toutes les limites du fanatisme. Margrethe Vestager, commissaire chargée d’une concurrence qui n’existe plus depuis le vote de l’IRA, s’est empressée de déclarer son hostilité à toute mesure de réciprocité européenne, dénonçant par avance toute «course aux subventions».

Avec Valdis Dombrovskis, commissaire au commerce, elle dit non au «Buy European Act» prôné par la France et soutenu par le ministre allemand de l’Economie, Robert Habeck ; et non à tout programme de subventions européennes équivalant au programme américain. A leurs yeux, tout peut être sacrifié sur l’autel du libre-échange et de la relation transatlantique, notre industrie, nos emplois, nos compétences et par extension «l’autonomie stratégique européenne» dont on nous rebat sans cesse les oreilles.

Paillasson européen

Les Etats-Unis s’affranchissent du libéralisme mercantile si cher à Margrethe Vestager et Valdis Dombrovskis ? Washington acte brutalement la fin de la mondialisation en s’essuyant sur le paillasson européen ? Qu’à cela ne tienne : coopérons avec les Américains, répondent nos commissaires, et acceptons de nous plier à leurs conditions. Ils ont même inventé un endroit pour ça : le Trade and Technology Council (TTC), lancé à Bruxelles en juin 2021 en présence de Joe Biden, deux semaines avant que l’Union européenne «suspende» la taxe sur les Gafa et avalise ainsi leur impunité fiscale. Le «T» de Trade est l’incubateur d’une relance des négociations en vue d’un accord commercial transatlantique. Et sous couvert de «dialogue» et «d’échanges», le «T» de Technology institutionnalise la prédominance américaine sur le numérique. Tout cela sans validation par le Parlement européen.

Dans l’indifférence du public à l’égard du quotidien diplomatique, le TTC avance tranquillement sur des questions essentielles, où l’Europe est en retard : intelligence artificielle, identité numérique, Internet des objets, infrastructures de transmission des données, normes de chargement des voitures électriques, mais aussi contrôle des exportations, etc. Cette instance «supra-supranationale» décide de tout sans que personne n’en sache rien. Le seul dirigeant européen à s’être montré ferme à l’égard de cette anomalie démocratique est Thierry Breton, qui a refusé de participer à la dernière réunion, en protestation contre la politique commerciale américaine. Reste à savoir s’il sera suivi. Cette confusion n’est pas à l’avantage de l’Union européenne, c’est le moins que l’on puisse dire.

Il est grand temps que la Commission mette de l’ordre en son sein, sorte de son coma idéologique et revienne au réel. Accumuler les concessions aux Américains ne nous sera d’aucun secours. Et vouloir à tout prix ressusciter une mondialisation libérale tuée par les Etats-Unis et par la Chine, en s’accrochant désespérément aux règles de l’OMC, se paiera du prix de notre indépendance et de notre liberté.

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