“Non, nous ne laisserons pas tomber les Arméniennes et les Arméniens” – tribune dans Libération

Tribune de Léon Deffontaines, tête de liste de la Gauche unie pour les élections européennes, Emmanuel Maurel, député européen, en 3e position sur la liste de la Gauche unie et Pierre Ouzoulias, sénateur des Hauts-de-Seine, en 73e position sur la liste de la Gauche unie – publiée dans Libération le 20 mars 2024 à 19h48

A quelques mois des élections européennes, Léon Deffontaines, Emmanuel Maurel, Pierre Ouzoulias de la liste de la Gauche unie, dénoncent le contrat gazier signé entre l’UE et l’Azerbaïdjan en 2022. Celui-ci permet au pouvoir azéri de disposer d’une manne financière propice à la conduite d’une guerre inacceptable contre la République d’Arménie.

En juillet 2022, la Commission européenne s’est compromise aux yeux des soutiens de l’Arménie, en signant un contrat gazier avec l’Azerbaïdjan, valable jusqu’en 2027. Chacun a encore en mémoire cette sinistre photo d’Ursula von der Leyen, posant à Bakou, aux côtés du dictateur Aliev, au terme d’une conférence de presse dans laquelle elle plaida pour un renforcement du «partenariat existant» au nom d’un «approvisionnement stable et fiable» en gaz.

Justifié par la guerre en Ukraine et notre accoutumance au gaz russe, cet accord doit prémunir les pays européens d’une rupture d’approvisionnement, tout en pénalisant les rentrées d’argent de Moscou, indispensables à la poursuite des offensives militaires menées par Vladimir Poutine en Ukraine.

Ce dernier point est très contestable, tant de lourds soupçons pèsent sur l’origine russe du gaz fourni par l’Azerbaïdjan à l’Union européenne. Ils ont d’ailleurs été dénoncés par les auteurs de ce texte, mais la Commission européenne s’est bien gardée de donner suite à ces interrogations, estimant qu’il n’y avait pas de doute sur la provenance du gaz.

Prête à tout pour éviter l’effondrement énergétique, Bruxelles a donné vie à ce contrat, offrant à Bakou la charge de prodiguer 3,5 % du total des importations gazières de l’UE en 2022, contre un montant de 15,6 milliards d’euros. Ces proportions devraient être sensiblement les mêmes pour l’année 2023, comme l’a d’ores et déjà indiqué la Commission européenne.

Autant d’argent qui permet aujourd’hui au pouvoir azéri de disposer d’une manne financière propice à la conduite d’une guerre contre la République d’Arménie, dont l’existence est plus que jamais menacée.

Azerbaïdjan a une nouvelle fois violé le droit international

Ce fut le cas dès le 13 septembre 2022, quand l’Azerbaïdjan a une nouvelle fois violé le droit international, en procédant à une offensive militaire contre l’Arménie, causant la mort de près de 170 personnes.

Que dire ensuite de l’invasion du Haut-Karabakh par l’armée azerbaïdjanaise en septembre dernier, entraînant la fuite de plus de 100 000 Arméniens, soit quasiment la totalité de la population, vers l’Arménie. Cet exode forcé a généré des drames humains dont nous mesurons à peine les conséquences.

Pour Aliev, derrière lequel se trouve Erdogan, cette offensive réussie signifie que les velléités de rétablissement de l’Empire ottoman ont toutes leurs raisons d’être, même si elles impliquent une résurgence du génocide arménien.

Conscient de la gravité de la situation, le Sénat a voté à la quasi-unanimité une résolution condamnant explicitement les agissements de l’Azerbaïdjan, tout en demandant des sanctions au niveau européen et international.

Plus récemment, ce fut au tour de l’un des auteurs de cette tribune de déposer un amendement au Parlement européen, exigeant la suspension immédiate de l’accord gazier passé entre la Commission et l’Azerbaïdjan.

A dix-neuf voix près

Hélas, celui-ci fut rejeté, à 19 voix près. Dix-neuf voix contre, dont celle de madame Valérie Hayer, tête de liste Renaissance pour les élections européennes, laquelle n’hésite pas à qualifier de «Munichois» tous ceux qui auraient l’outrecuidance de parler de paix en Ukraine, mais qui, manifestement, n’applique pas les mêmes principes moraux dès lors qu’il s’agit de l’Arménie. Dix-neuf voix contre, dont celles d’une majorité présidentielle, toute à sa gloire de célébrer la panthéonisation de Missak Manouchian, mais qui refuse de rompre ce contrat qui permet à Bakou de mener une guerre infâme à ceux qui lui ont survécu.

Contre ces tergiversations, indignes des Droits de l’homme et du soutien que nous devons à l’Arménie, nous réaffirmons notre volonté de mettre fin à cet accord inique. Cette proposition vaut pour aujourd’hui et pour le 10 juin prochain, au lendemain d’une élection européenne que nous espérons triomphante pour ceux qui, comme nous, ne laisseront pas tomber les Arméniennes et les Arméniens.

L’Ukraine dans l’UE ? Le débat entre Chloé Ridel et Emmanuel Maurel dans Mediapart

entretien croisé – propos recueillis par Fabien Escalona et Ludovic Lamant – publié le 13 mars 2024 à 14h57 dans Mediapart

L’Union européenne doit-elle s’élargir à l’Ukraine ? Alors que la question constitue l’un des clivages de la campagne électorale, Mediapart a organisé un débat entre deux candidats de gauche : Chloé Ridel (PS), favorable à cet élargissement, et Emmanuel Maurel (GRS, liste de la gauche unie pour le monde du travail), qui y est opposé.

Faut-il intégrer l’Ukraine à l’Union européenne (UE) ? Le pays a formulé une demande d’adhésion dans la foulée de son invasion par les troupes russes en février 2022. En décembre 2023, les dirigeants européens ont officiellement ouvert des négociations avec Kyiv.

Pour en débattre, Mediapart a organisé un échange au long cours entre deux candidats de gauche au scrutin européen du 9 juin prochain, en désaccord sur cet enjeu clivant de la campagne. 

Chloé Ridel, porte-parole du Parti socialiste (PS) et dixième sur la liste PS-Place publique emmenée par Raphaël Glucksmann, autrice du livre D’une guerre à l’autre : L’Europe face à son destin (L’Aube, 2022), a ainsi dialogué avec Emmanuel Maurel, élu depuis 2014 à Strasbourg, qui se présente en troisième position sur la liste portée par le communiste Léon Deffontaines au nom de la Gauche républicaine et socialiste (GRS), après avoir figuré sur des listes PS (2014) et LFI (2019).

Mediapart : L’Union européenne a décidé d’ouvrir des négociations d’adhésion avec l’Ukraine, un pays en guerre avec la Russie et partiellement occupé. Est-ce une bonne idée, et pourquoi ?

Chloé Ridel : Opposer un refus a priori d’entrer en négociation, ce serait d’abord renoncer à une ambition internationaliste. Notre rôle ne doit pas être d’opposer les peuples et les travailleurs, mais de réconcilier des ambitions : d’un côté, aider l’Ukraine à rentrer dans l’UE, car c’est son souhait ; de l’autre, réunir les conditions qui permettent de ne pas fragiliser notre industrie, notre agriculture, et l’architecture institutionnelle de l’Union.

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Emmanuel Maurel et Chloé Ridel. © Photos Laurent Hazgui pour Mediapart

S’opposer a priori à une perspective d’adhésion, comme le font aujourd’hui l’extrême droite, La France Insoumise et le Parti communiste, c’est aussi se priver d’un levier de transformation de l’UE. Dans tous les cas, le processus devra en effet être conclu à l’unanimité des États membres. Cela signifie la possibilité d’un veto, et donc d’un moyen de pression pour obtenir des améliorations progressistes. On doit profiter de ce processus pour demander une augmentation du budget européen, une réforme de la politique agricole commune (PAC) et une réforme des traités.

Les Ukrainiens ne meurent pas pour nous rejoindre. Ils défendent surtout leur intégrité territoriale et leur patrie.

Emmanuel Maurel

Emmanuel Maurel : Le problème, c’est qu’on nous présente la chose comme allant de soi. La position de Chloé n’est pas la même que celle des principaux responsables des institutions européennes. Quand on entend Charles Michel [président du Conseil européen – ndlr]Ursula von der Leyen [présidente de la Commission européenne – ndlr] ou Roberta Metsola [présidente du Parlement européen – ndlr], c’est comme si l’élargissement était déjà fait. C’est une logique de fait accompli, contre laquelle je m’insurge depuis dix ans. Car oui, l’élargissement fait débat.

Dans l’esprit de ses promoteurs, il s’agit d’une décision symbolique par rapport à un pays agressé. L’UE le soutient humanitairement, financièrement et militairement, mais elle a le sentiment, parfois justifié, qu’elle n’en fait pas assez. Elle cherche donc une réponse politique pour montrer qu’elle est « vraiment » du côté de l’Ukraine. Mais il s’agit d’une fuite en avant.

L’UE ne va pas bien, est confrontée à des crises dans tous les sens – énergétique, écologique, économique, etc. Or ses dirigeants sont incapables de tracer des perspectives pour conforter l’Union. Ils cherchent une sorte de grand projet qui permettrait d’unifier les opinions et les gouvernements. Le problème, c’est que l’élargissement, c’est quelque chose de concret.

À travers leur résistance, les Ukrainiens nous ont rappelé la raison d’être du projet européen.

Chloé Ridel

D’abord, l’Ukraine ne respecte aujourd’hui aucun des critères pour être intégré à l’UE. Ensuite, il y a déjà des gens dans la salle d’attente depuis de longues années, dans les Balkans notamment, qui n’ont pas encore ouvert tous les chapitres de négociation. Enfin et surtout, on ne nous explique pas le projet. Unifier le continent davantage, mais pour aller où ? Mon refus n’est pas seulement technique, il est d’abord politique.

Est-ce qu’avec cet élargissement, l’UE ne retrouve pas une raison d’être plus vitale que la construction d’un grand marché, à savoir la défense d’un modèle politique ?

Chloé Ridel : La dimension symbolique est évidemment présente. Dès la révolution Euromaïdan de 2014, l’Ukraine a exprimé une volonté de se tourner vers l’Europe. Et c’est parce qu’elle s’est tournée vers l’Europe que Vladimir Poutine a attaqué l’Ukraine. En termes de coût net pour le budget européen, l’Institut Delors a calculé que son adhésion représenterait 0,10% du PIB européen. Si cette somme nous amenait à laisser sur le bord du chemin l’Ukraine, et en son sein des gens prêts à mourir pour nous rejoindre, que penseraient de nous les États-Unis, la Chine, les pays africains… ? Que nous abandonnons les nôtres pour si peu.

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© Photos Laurent Hazgui pour Mediapart

À travers leur résistance, les Ukrainiens nous ont rappelé la raison d’être du projet européen. Nous avions raté notre entrée dans le XXIe siècle, nous nous étions divisés vis-à-vis des grandes puissances de l’argent et des puissance étrangères. Mais depuis la pandémie et la guerre en Ukraine, le projet européen reprend du sens. C’est celui de la solidarité des peuples autour d’un modèle qui repose sur des institutions démocratiques, ainsi qu’une certaine idée de la justice sociale et de l’écologie.

Je rejoins Emmanuel Maurel pour dire qu’il ne s’agit pas d’aligner de grandes phrases creuses. L’élargissement, c’est un immense défi. Mais il vaut la peine et rencontre nos intérêts. Regardons les Balkans : avoir laissé ces pays à nos portes pendant si longtemps a permis à la Chine et à la Russie de les infiltrer. Le Monténégro s’est ainsi retrouvé piégé par un prêt de la Chine pour une autoroute, que nous avons dû racheter au dernier moment. 

Emmanuel Maurel : Que l’on ressente une émotion intense quand on voit l’Ukraine se faire attaquer par la Russie, je l’entends bien. Mais on ne fait pas de la politique uniquement avec des émotions. Par ailleurs je ne dirais pas que les Ukrainiens meurent pour nous rejoindre, ils défendent surtout leur intégrité territoriale et leur patrie. Et enfin, je ne peux pas laisser dire qu’on laisserait l’Ukraine au bord du chemin en n’ouvrant pas des négociations pour l’adhésion. On ne l’a jamais autant aidée qu’aujourd’hui !

Chloé Ridel : Tu penses vraiment qu’ils ne vivraient pas une fin de non-recevoir comme un abandon ?

Emmanuel Maurel : Je ne réagis pas par rapport à ce qu’ils veulent. C’est le risque de dislocation de l’Europe qui m’angoisse le plus.

Je répète qu’on n’en a jamais fait autant, en termes d’aide humanitaire et militaire, pour un pays hors de l’UE. On ne l’a pas fait pour la Bosnie dans les années 1990, et on ne l’a pas fait non plus pour les pays du Maghreb au moment des révolutions arabes dans les années 2010. Je me souviens qu’on ergotait sur des sommes très insuffisantes pour permettre leur développement économique. Au passage, c’est un des effets de l’élargissement toujours plus à l’Est : l’espace méditerranéen n’est plus dans l’agenda de la Commission et du Conseil.

Il faut transformer l’Europe pour accueillir l’Ukraine, parce qu’il est faux de dire que, en l’état, on pourrait l’accueillir.

Chloé Ridel

Quant à l’influence de la Chine, elle ne s’exerce pas qu’auprès des pays non-membres de l’UE, mais aussi en Grèce, au Portugal, en Italie, et même en France. Et pourquoi ? À cause de l’obsession du laissez-faire, et de la concurrence libre et non faussée. Cela me rappelle l’exemple des panneaux solaires. On avait des entreprises européennes qui se constituaient péniblement sur ce marché, on a discuté des moyens de faire face à une concurrence chinoise déloyale, et l’Allemagne d’Angela Merkel a tout bloqué, de sorte que la filière a été détruite.

Chloé Ridel : Tu t’éloignes du sujet. J’alerte moi aussi sur le fait que depuis la crise économique de 2008, la Chine possède 15 % des capacité portuaires européennes. Mais c’est parce qu’on a laissé faire. En quoi est-ce un argument pour nous empêcher de faire bloc, tout en nous élargissant ?

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© Photos Laurent Hazgui pour Mediapart

Emmanuel Maurel : Là où je veux en venir, c’est que je pense que tu as tort sur la communauté intellectuelle qui existerait à propos du modèle européen. À l’Est, nos partenaires envisagent l’UE sous l’angle de leur avantage comparatif dans un grand marché. Je le déplore, car j’ai été élevé dans l’admiration de grandes figures comme Vaclav Havel, avec l’impression que l’unification du continent se ferait autour de la culture, de la démocratie, mais ça ne s’est pas passé comme ça.

La France fait partie des pays qui ont le plus payé l’élargissement de 2004, à travers des délocalisations massives à l’Est.

Emmanuel Maurel

Chloé Ridel : Je te le dis en toute amitié : tu es resté coincé dans les années 1990. J’ai lu les mémoires de l’ambassadeur Claude Martin, qui a conduit au Quai d’Orsay toutes les négociation d’adhésion de ces pays d’Europe centrale et orientale. La seule chose qu’ils souhaitaient à cette époque, effectivement, c’était l’économie de marché et l’Otan. Mais nous sommes 25 ans plus tard. Une partie importante de la jeunesse de ces pays est profondément pro-européenne, et elle tient à l’UE car elle la perçoit comme une façon de lutter contre la corruption, en faveur d’institutions démocratiques.

Les choses évoluent et notre responsabilité n’est pas de dire que “de toute façon, on n’a rien en commun”, mais de donner du sens au projet européen, de rassembler autour d’un modèle qui ressort dès que l’on voyage dans le reste du monde. Il y a trois façons de le définir : le libéralisme politique, une certaine vision de la justice sociale, et demain une certaine écologie européenne qui passe par la sobriété.

Quel bilan tirer du précédent élargissement ? On voit bien, avec le récent malaise agricole, comment l’extrême droite pourrait se nourrir d’un nouvel élargissement vécu comme une menace sur les conditions de vie ?

Emmanuel Maurel : Chloé me renvoyait aux années 1990, mais si je peux me permettre, c’est elle qui y est restée bloquée. J’étais moi aussi dans cet espèce d’idéalisme européen, et je me souviens des socialistes qui faisaient campagne sur l’Europe sociale. Mais cet idéalisme s’est fracassé sur la réalité de l’UE, à savoir la compétition et la concurrence érigées comme fondamentaux absolus.

In fine, dès qu’on débat d’harmonisation sociale, les pays de l’Est mettent en avant leur avantage comparatif, qui passe par des salaires très bas. L’élargissement de 2004 s’est d’ailleurs traduit par un accroissement du PIB des pays qui nous ont rejoint, c’est clair, mais les salaires sont restés très bas car c’est leur avantage comparatif.

Je cherche toujours l’intérêt général européen, mais quand on représente la France au Parlement, on défend aussi l’intérêt français. Or notre pays fait partie de ceux qui ont le plus payé l’élargissement de 2004, à travers des délocalisations massives à l’Est, tandis que l’Allemagne en a été la principale bénéficiaire. En raison de la mauvaise stratégie de nos dirigeants mais aussi de la nature de la construction européenne, la France a été la grande perdante des élargissements successifs.

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© Photos Laurent Hazgui pour Mediapart

Prenons un exemple concret. Il y a un an, on a dit qu’on ferait des facilités d’exportation pour certains produits agricoles ukrainiens. Les pays de l’Est y étaient les plus favorables. Six mois après, les mêmes exprimaient le fait que ça ne leur convenait plus, que leur marché était déstabilisé, et ont demandé une exemption que l’UE leur a accordée. Depuis, les Français, les Espagnols, les Italiens et les Allemands demandent la même chose. Imaginez, en cas d’adhésion, ce qui se passera sur des plus gros volumes !

Notre responsabilité, en tant qu’internationalistes de gauche, c’est de montrer un chemin.

Chloé Ridel

Chloé Ridel : Je partage ton pessimisme de l’intelligence. Mais sans optimisme de la volonté, ce n’est que de la servitude volontaire. Sur la question des salaires, par exemple, rappelons qu’on a obtenu un smic européen. Et dans cette élection, notre liste propose un serpent salarial européen, comme jadis on avait eu un système monétaire européen, pour faire converger les salaires à travers l’UE.

Il faut faire attention à ne pas tout mettre sur le dos des élargissements. La destruction de l’industrie française est en partie liée à des choix politiques néfastes imputables à nos dirigeants, car d’autres pays de l’Ouest ont mieux protégé leur industrie. Elle est aussi liée à la concurrence internationale. C’est pourquoi je suis favorable à ce que l’Europe protège ses frontières, en ajoutant une jambe industrielle au Pacte vert. Pour résumer, je suis pour l’intégration de l’Ukraine à l’UE, mais aussi pour que l’UE se protège vis-à-vis de la Chine.

En ce qui concerne les produits agricoles ukrainiens, Raphaël Glucksmann reconnaît que les choses ont été mal faites et posent problème, pas tant chez nous qu’en Pologne ou en Roumanie. L’Ukraine est une grande puissance agricole, qui exporte d’ailleurs plus en dehors de l’UE qu’à l’intérieur. Il ne s’agit pas de l’empêcher de se développer. Simplement, cela ne doit pas se faire au détriment de l’agriculture française. Une nouvelle PAC, orientée vers une plus juste répartition des revenus en faveur des petites exploitations et la transition écologique, irait dans ce sens.

On partage un constat sur les problèmes à régler, mais de notre côté il y a une volonté, et de ton côté il n’y en a pas. C’est cela que je critique.

Emmanuel Maurel : Aucune volonté ? Ça fait dix ans que je me bats sur une question aussi essentielle que la souveraineté industrielle, sur le refus de certains accords de libre-échange, tout seul au sein du groupe socialiste qui me tapait dessus, car la majorité de ses membres était complètement convertie au libre-échange. Le serpent salarial européen, c’est une super idée, mais le PS la portait déjà en 1989, puis en 1994, puis en 1999… Quant au Smic européen, il n’existe pas ! C’est vrai qu’à force, j’ai développé une forme de lassitude.

Chloé Ridel : Tu ne peux pas ignorer que le contexte a changé depuis la pandémie en Europe…

Emmanuel Maurel : La pandémie, en effet, a été un moment de prise de conscience extraordinaire. Tout d’un coup, ce qui était absolument tabou à Bruxelles – par exemple les concepts de réciprocité commerciale ou de protectionnisme – devenait audible. Le problème, c’est qu’ensuite la politique menée est allée totalement à l’encontre de l’inflexion qu’il y a eu dans le discours. L’activisme libre-échangiste a repris de plus belle.

On est dans un moment décisif pour l’agriculture européenne, qui a été sacrifiée depuis les accords du GATT et de l’OMC. Or la concurrence de l’Ukraine dans ce domaine présente des risques considérables. Parce que ce n’est pas seulement la taille des exploitations qui pose problème, mais aussi les produits concernés, dont certains sont aujourd’hui interdits en Europe. Confortons déjà un certain nombre de secteurs, et après on verra.

Le risque, c’est qu’à force de faire n’importe quoi, de façon précipitée, non concertée, le projet européen se casse la gueule, purement et simplement.

Chloé Ridel : Pour moi, je le répète, il faut transformer l’Europe pour accueillir l’Ukraine, parce qu’il est faux de dire que, en l’état, on pourrait l’accueillir. Ce qui signifie que l’Europe doit devenir une vraie puissance politique et de protection. Il faudrait pour cela doubler le budget européen, et nous avons des idées de nouvelles ressources propres pour atteindre cet objectif. Si l’on ne prend pas ce chemin-là, alors là, oui, je suis d’accord, l’Union se disloquera lentement.

On a beaucoup parlé des défis socioéconomiques de l’élargissement, mais ils seraient aussi institutionnels. Quelle est votre position à cet égard ?

Emmanuel Maurel : Si on élargit à de nombreux pays et que l’UE finit par compter 36 membres, l’ensemble deviendrait ingouvernable et ce serait donc la fin de l’unanimité sur certains votes. C’est un saut fédéral. Et je pense que s’il y a des gens qui décident de ce saut fédéral, il va falloir demander l’avis aux Français, par référendum.

Chloé Ridel : Nous souhaitons faire sauter l’unanimité au Conseil sur les questions fiscales, parce que c’est ce qui empêche tout progrès en la matière. On a aujourd’hui des paradis fiscaux au sein de l’UE qui mettent leur veto à toute initiative d’harmonisation.

Sur les questions de sécurité et de défense, nous proposons aussi le passage à la majorité qualifiée, parce qu’on n’a pas envie que demain, l’Ukraine puisse mettre son veto à des décisions en la matière. Pour autant, nous sommes pour un système d’« opt out », car personne ne peut obliger une nation souveraine à appliquer des décisions de défense ou de politique étrangère avec lesquelles elle serait en désaccord.

En attendant l’adhésion ou son échec, que propose-t-on à l’Ukraine ? Plus largement, quelle politique de voisinage peut-on envisager en dehors du simple libre-échange ?

Emmanuel Maurel : Il y a déjà un accord d’association qui existe avec l’Ukraine. On ne part pas de rien. Ensuite, je pense qu’il y a d’autres solutions politiques pour affirmer sa solidarité avec des pays autour de l’Europe. Le principe d’une communauté politique européenne est intéressant.

Sur la politique de voisinage, on fait du surplace depuis presque dix ans. C’est pourtant un sujet qui mériterait un budget beaucoup plus important et une réflexion stratégique beaucoup plus conséquente. Ceci afin de réintégrer dans le jeu le Royaume-Uni, mais aussi le Sud méditerranéen, pour que les relations avec ces pays ne se résument pas à des accords sur la question migratoire. Parce qu’aujourd’hui, malheureusement, c’est le cas.

Chloé Ridel : Je trouve aussi que l’idée d’une Communauté politique européenne est intéressante. Il s’agit d’un cénacle alternatif permettant de rassembler les pays qui ne sont pas membres de l’Union européenne, pour des coopérations qui n’impliquent pas d’adhésion totale. Le problème, c’est qu’Emmanuel Macron l’a vidée de son sens en ne clarifiant pas le périmètre de cette communauté, d’où la participation d’un régime dictatorial comme celui de l’Azerbaïdjan.

Maintenant, comment doit-on se comporter vis-à-vis de l’Ukraine ? Pour nous, il faut davantage être au rendez-vous du soutien à la résistance ukrainienne. Si on s’arrête là, l’histoire retiendra que la France aura soutenu l’Ukraine à la hauteur de seulement 0,6 % de notre PIB. On a perdu deux ans depuis l’invasion totale à ergoter sur l’envoi d’armes, ce qui a conduit à donner la main à Vladimir Poutine, qui lui parie sur le fait de nous avoir à l’usure.

Nous avons l’occasion, à travers l’élargissement à l’Ukraine, de transformer l’Europe dans un sens progressiste. Notre responsabilité, en tant qu’internationalistes de gauche, c’est de montrer un chemin. Ne renonçons à rien, ni à l’accueil de l’Ukraine dans la famille européenne, ni au progrès social, ni à la protection de nos travailleurs et de notre agriculture.

L’entretien s’est déroulé lundi 11 mars dans les locaux de Mediapart. Emmanuel Maurel et Chloé Ridel ont relu et modifié des points de détail de cette retranscription.

Soutien à l’Ukraine : le gâchis d’Emmanuel Macron

Après avoir réussi à stopper l’invasion russe et à regagner du terrain en fin d’année 2022, l’Ukraine se trouve aujourd’hui dans une situation beaucoup plus difficile. Sa contre-offensive de 2023 a échoué et l’armée de Poutine, sans réaliser de gains territoriaux importants, parvient néanmoins à remporter des victoires et à dégrader les capacités de résistance de l’armée ukrainienne.
 
C’est dans ce contexte qu’Emmanuel Macron a subitement décidé que « l’envoi de troupes françaises n’était pas exclu », provoquant la stupéfaction de tous nos alliés. Dans les minutes qui ont suivi sa déclaration du 27 février, l’Italie, l’Allemagne, le Royaume-Uni, la Pologne, les États-Unis et l’OTAN ont désavoué cette déclaration à l’emporte-pièces.
 
Depuis lors, les macronistes instrumentalisent la guerre en Ukraine à des fins politiciennes, en voulant faire croire aux Français que si l’on n’est pas d’accord avec le Président de la République, c’est qu’on est au mieux un « pacifiste bêlant », au pire un « poutinophile ». Bien des observateurs soupçonnent que cette posture va-t-en-guerre ne sert en réalité que des buts électoraux.
 
Pour parvenir à une paix juste, l’Ukraine a besoin de notre aide, mais pas au point de déclencher une escalade militaire entre puissances nucléaires. Emmanuel Macron n’a pas rendu service à la cause ukrainienne en s’engageant dans cette voie intenable, massivement rejetée par les Français. Et son fiasco diplomatique n’a pas non plus rendu service à la France.
 
Face au rouleau compresseur russe, les soutiens de l’Ukraine doivent faire preuve de responsabilité. En « assumant » ses déclarations insensées, Emmanuel Macron ne fait que donner du grain à moudre à ceux qui veulent laisser tomber l’Ukraine. Le chef de l’État devrait aussi apprendre l’humilité : quand on n’a transféré que 3,8 milliards d’armements à l’Ukraine pendant que l’Allemagne en transférait 25 milliards, on est très mal placé pour donner des leçons.
 
Aujourd’hui, le Parlement a débattu de l’accord de sécurité franco-ukrainien signé le 16 février dernier, qui prévoit des livraisons d’armes, ainsi qu’une coopération plus étroite dans le domaine militaire et du renseignement, mais aussi le soutien de la France à l’adhésion de l’Ukraine à l’Union européenne et à l’OTAN ! Le premier volet de cet accord est positif. Le second volet n’est pas acceptable.

La liste de la “gauche unie” sait où elle va – Emmanuel Maurel, dimanche 10 mars 2024 – France Info

Emmanuel Maurel, député européen GRS, et troisième sur la liste de la gauche unie pour le monde du travail, conduite par Léon Deffontaines, était l’invité de France Info dimanche 10 mars 2024 à 7h45. Il a mis les points sur les “i”.

Le lancement de campagne de la minorité présidentielle se fait sous le signe de la supercherie : les macronistes nous refont le coup de 2017 et 2022 : « NOUS ou le chaos ». Un chiffon rouge agité avant chaque élection. Pas besoin de programme, pas de comptes à rendre sur leur bilan désastreux.

Car les troubles causés par l’orientation néolibérale de la politique européenne – libre-échange, PAC, désindustrialisation – ils en sont les co-responsables même s’ils ne veulent pas l’assumer. La campagne des élections européennes de 2024 mérite mieux que ce storytelling éculé. Nous dénoncerons les tartuffes pour porter notre exigence d’alternative et de choix qui favorisent les intérêts de la France et des travailleurs de notre pays.

De même, Emmanuel Macron et ses soutiens après avoir été d’une grande ambigüité face à Poutine se mettent à divaguer sur la guerre en Ukraine : nous devons aider l’Ukraine, nous devons empêcher qu’elle perde face à la Russie qui l’a envahie… Mais nous ne sommes pas en guerre contre cette dernière. Et les déclarations belliqueuses du président la République ont considérablement isolé notre pays, même au sein des membres de l’OTAN : un comble !

Macron : n’est pas Churchill qui veut !

Les élections européennes approchant, Emmanuel Macron cherche un axe de campagne pour imposer un nouveau storytelling qui motive son électorat traditionnel à se déplacer en juin prochain. Et il a trouvé, ou le pense-t-il…

Il souhaite remettre en scène le duel de l’élection présidentielle, et pour cela il désigne un “combat à mort” entre le Rassemblement National, soutien à peine voilé de Vladimir Poutine, et son camp. Lui-même se pose en chef de guerre : le soutien français à l’Ukraine n’a “aucune limite“, il ne faut plus écarter “l’envoi de troupes” en Ukraine et Gabriel Attal dénonce à l’Assemblée Nationale la présence de la 5e colonne parmi les députés. Si la proximité de Marine Le Pen et du RN avec le Kremlin est connue, Macron a lui aussi beaucoup varié. Trop, en tout cas, pour venir donner des leçons et se composer un personnage à la Churchill dont il n’a ni l’étoffe ni le sens de l’histoire.

Rappelons-le : la Russie est l’agresseur, l’Ukraine a été envahie, il faut l’aider à se défendre et tenter de lui éviter de perdre ! Les conséquences pour les Européens et les Français seraient sinon désastreuses. Mais nous ne sommes pas en guerre avec la Russie et nous n’avons pas les moyens d’entrer dans un tel engrenage : l’équilibre est fragile, mais nous devons le tenir.

Nous devons le tenir d’autant plus que l’OTAN pourrait bien vaciller et déclencher une panique chez nos voisins européens, alors que la menace poutinienne a provoqué l’adhésion de la Finlande et voici quelques jours de la Suède à l’alliance atlantique. La France a un rôle à jouer pour inventer l’après-OTAN.

Mais avec des déclarations politiciennes et empruntes d’amateurisme diplomatique, Emmanuel Macron vient d’isoler spectaculairement notre pays. Rétablir l’ambiguïté stratégique est bel et bien nécessaire, mais elle implique de conserver des alliés.

Poutine désorienté face au “En Même Temps”… l’ambigüité stratégique selon Macron © JD

Un an de guerre de Poutine en Ukraine

Une année s’est écoulée depuis le début de l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Une année terrible et meurtrière où des centaines de milliers de soldats et de civils ont péri et dont les dégâts se chiffrent déjà en centaines de milliards. Une année que Vladimir Poutine s’entête, au mépris des principes fondamentaux du droit international que la Russie avait pourtant participé à créer.

Mais dans leur hubris, Poutine et ses sbires ont rencontré un hiatus: la résistance du peuple ukrainien. Pour les Ukrainiens, l’enjeu est simple : s’ils arrêtent de se défendre, leur pays disparaît.

Pour faire cesser la guerre, la balle est dans le camp du Kremlin. Sa responsabilité est totale.

En apportant son aide pour la défense de l’Ukraine, la France applique le droit à la légitime défense du pays agressé face au pays agresseur. Jamais nous ne reconnaîtrons l’autorité de Moscou sur les territoires envahis et occupés, qui sont Ukrainiens et le resteront.

La Gauche Républicaine et Socialiste apporte son soutien à l’Ukraine et à son peuple. Elle appelle également à réfléchir dès maintenant à l’après et préparer la reconstruction des zones détruites. Cela passera dans un premier temps par l’annulation de la dette ukrainienne et l’octroi d’aides qui doivent permettre à l’Ukraine d’opérer sa transition vers une démocratie pleine et entière, débarrassée de la corruption.

C’est à ce prix que nous montrerons à l’Ukraine que nous nous tenons à ses côtés pour l’avenir.

La France doit agir de toutes ses forces pour l’arrêt de cette boucherie et le retour à une paix fondée non pas sur le fait accompli mais sur le droit international et visant à l’entente entre tous les peuples.

Livraison de chars : jusqu’où entrer dans le conflit en Ukraine ?

Emmanuel Maurel, député européen et animateur national de la GRS, était l’invité samedi 4 février de France 24 et Public Sénat dans l’émission “Ici l’Europe” avec Roza Thun und Hohenstein, députée européenne (Renew, Pologne).
Après des semaines d’hésitations, plusieurs pays alliés de l’Ukraine, dont les États-Unis et la Grande-Bretagne, ont décidé d’acheminer des tanks, tant réclamés par Volodymyr Zelensky. Mais les pays européens ne sont pas en reste. L’Allemagne a ainsi annoncé l’envoi de 14 chars Leopard et la Pologne livrera 60 chars supplémentaires. Le Portugal et l’Espagne sont non seulement aussi disposés à fournir des blindés, mais également à participer à la formation des soldats ukrainiens pour leur utilisation. Les Pays-Bas, quant à eux, réfléchissent à l’envoi d’avions de chasse F16. La course à l’armement des Ukrainiens s’accélère, au risque d’une dangereuse escalade.

“L’historien face à la Guerre en Ukraine” – réflexions d’un étudiant en histoire

Depuis l’invasion de l’Ukraine par l’armée russe en février 2022, la guerre est de retour sur le sol européen. L’article que nous vous présentons ci-dessous est le travail d’un étudiant en histoire, engagé à la GRS, qui propose une vision historiographique du conflit et interroge sur la manière d’appréhender l’histoire qui s’écrit sous nos yeux.

“L’ignorance du passé ne se borne pas à nuire à la connaissance du présent, elle compromet, dans le présent, l’action”.

Marc Bloch cité par Jacques Le Goff

En 1940, comme en 1914-18 Marc Bloch est mobilisé. Dans L’Étrange défaite, l’historien nous fait le récit des premières années de cette guerre qu’il vit, apportant ces réflexions comme un historien non pas du passé mais des temps présents.

Comme Marc Bloch, adoptons une posture historienne face à la guerre. La guerre en Ukraine cette fois et observons ce conflit comme l’historien face à l’histoire qui s’écrit sous ses yeux.

En effet, il est de posture commune que les historiens étudient les évènements historiques après coup et non pas quand ils sont en train de se dérouler. Pour autant, les évènements nécessitant une réflexion historiographique se multiplient. L’objectif de cet article est de proposer des pistes de réflexion sur la manière dont peuvent être appréhendés les évènements contemporains (à l’instar de la guerre en Ukraine) et sur l’importance de les interroger sous le prisme des outils historiques en adoptant une posture universitaire, c’est-à-dire, se questionner, essayer de comprendre les dynamiques à l’œuvre pour tenter de l’expliquer au regard d’une situation passée ou présente.

Alors, quels sont les éléments préalables à l’étude d’un évènement contemporain par l’historien et quel est le rôle de l’historien face à “l’histoire”.

Autrement dit dans quelle mesure peut on appliquer la science historique à l’étude des événements présents ?

Tout au long de cet article, son rôle va être mis en perspective avec l’étude d’une situation contemporaine précise : celle de la guerre en Ukraine.

L’historien peut mobiliser différentes notions pour se questionner : d’abord, la notion de date.

  1. Histoire et temporalité
  2. La date, réflexion sur la notion de « jour historique »

Le 24 février 2022, le jour de l’attaque de la Russie en Ukraine, est qualifié de « journée historique », par Emmanuel Macron, il parle même de « tournant dans l’histoire ». Qu’est-ce que finalement une journée historique ? Finalement, n’importe quelle date et évènement peuvent être historiques, même les choses qui paraissent parfois futiles. Tout est historique en soit, tout est histoire.

Pour Claude Lévis-Strauss, il n’y a pas d’histoire sans date. Pour beaucoup l’histoire, c’est avant tout des dates. L’historien se questionne à la fois sur les dates présentes et les dates passées. Ces dernières permettent d’entrevoir une évolution, et parfois de comprendre comment tel ou tel évènement a pu prendre racine. Par exemple, la guerre en Ukraine peut être étudiée au regard des évènements passés entre l’Ukraine et la Russie. L’historien travaille sur le temps long qui permet d’expliquer un évènement.

Pour revenir sur la notion de « jour ou date historique », une définition est proposée par Marc Bloch, l’historien co-fondateur de l’école des Annales avec Lucien Febvre : « c’est ce qui mérite d’être raconté ».

Cette journée du 24 février 2022 mérite d’être racontée car elle matérialise un tournant, une rupture, une résurgence de l’impérialisme russe du XIXème siècle, bien que ce tournant ait pris racines il y a des dizaines et des dizaines d’années, par exemple dans l’humiliation subie ou supposée lors de la chute du mur de Berlin et l’effondrement de l’URSS. Il s’agit de regarder le passé pour expliquer le présent.

Les dates sont cruciales pour raconter l’histoire, mais elles sont surtout des repères permettant de la structurer, elles ne signifient rien en soi.

En 476, Rome ne tombe pas pour les Romains, c’est une construction historiographique postérieure. En 1492 personne ne réalise qu’un nouveau continent est découvert et qu’une brèche dans l’histoire s’est ouverte.

Tout s’établit sur le temps long, tout est continuité, les dates ne sont rien si ce n’est des repères pour se représenter le monde facilement, elles sont des outils et non pas des réalités objectives. Les dates sont arbitraires, mais elles sont performatives, le sens que nous leur donnons leur donne une réalité.

Nous avons l’impression d’une accélération de l’histoire, l’impression que le temps s’écoule lentement dans la profusion des événements, car la guerre accélère le temps.

Nous comptons les guerres en journée, parfois en mi-journée, parfois encore en heures. Ces fluctuations dans le déroulement du temps historique sont objectives et collectives, elles s’établissent autour des dates. C’est bien le rôle de l’historien de les mettre en musique pour constituer le fil d’une histoire. Sur cette accélération du temps, Fernand Braudel (1902-1985) historien français, figure tutélaire de l’école des Annales de l’après-guerre l’a longuement analysée.

b) Braudel et les temps historiques

Outre les dates, l’historien travaille sur le temps, cette guerre crée un confusionnisme des temps, il est donc primordial de s’interroger sur le concept même de temporalité pour comprendre ce qu’il recoupe.

Fernand Braudel voit trois temps :

  • Le temps long où il n’y a que peu de changement, le temps des traditions et surtout de la géographie.
  • Le temps lent ou court, le temps de la politique, de l’actualité, donc un temps énergique, où tout se passe vite,
  • Le temps intermédiaire, également un temps long mais avec plus de changement, c’est le temps de l’économie, de la démographie.
  • Le temps long et le temps court se rapprochent. Comme les structuralistes, Braudel utilise ces temps pour essayer de trouver des mécanismes aux civilisations. À ceci près que Braudel transfère cela à l’histoire.

La période que nous vivons est marquée par le temps court omniprésent avec l’actualité, la politique et les médias. Il est donc à rapprocher du temps long.

La guerre en Ukraine entraîne en effet une indistinction des temps. Nous avons l’impression de vivre une séquence de temps court avec ces images tous les jours de guerre, de bâtiments détruits, de vies brisées, de civils sous les bombes. Mais nous sommes intimement convaincus également que cette guerre aura des conséquences dans le temps intermédiaire et surtout dans le temps long avec un basculement de la géopolitique, des conséquences économiques, diplomatiques et politiques déjà palpables.

L’actualité nous enferme dans un temps court mais les conséquences de cette guerre seront à mesurer dans le temps long, dans les changements “historiques” dont nous sommes témoins.

La guerre n’est pas un pur domaine de la responsabilité individuelle, elle s’inscrit nécessairement dans le temps long.

Pour conserver à la démarche braudélienne toute sa pertinence l’important est de tenir compte de la temporalité propre à chaque série de phénomènes dans la recherche de leur articulation.

Nous sommes sortis du “temps immobile”, notion pouvant nous induire en erreur car le temps reste une durée qui enregistre des changements lents, non une stabilité. Le temps immobile dans lequel nous étions n’existe pas, l’histoire s’est accélérée avec la guerre mais il existe toujours fluctuations et oscillations.

Aujourd’hui le temps a enregistré un changement brutal.

Les sanctions économiques contre la Russie s’inscrivent dans le temps long de Braudel, elles ne seront palpables et n’auront des effets que bien plus tard. Le temps est le principal acteur de l’histoire.

Cet événement va entraîner des changements irrémédiables dans notre histoire. Nous le savons tous. Car l’histoire est plus que toute autre science, la science du changement.

II. L’Histoire comme science du changement.

  1. L’histoire ne se répète jamais

Que nous raconterons les livres d’histoire sur cette séquence ? Les dates, les manœuvres, la diplomatie, les alliances ? La vieille histoire politique et diplomatique comme on en faisait au XIXème, la vieille histoire des méthodiques ? Ou alors une histoire contemporaine, des millions d’Ukrainiens fuyant, une histoire sociale et économique du conflit.

Car l’inimaginable est devenu réalité, nous sommes sidérés, ce début de siècle ressemble beaucoup au début du siècle précédent entre guerre et pandémie.

Mais comme Marc Bloch soyons également les témoins de notre temps, prenons du recul et réfléchissons dessus, réfléchissons sur le travail d’historien qui voit l’histoire s’écrire sous ses yeux. Et prenons de la distance.

Évitons également de croire que l’histoire se répète, car elle ne se répète pas. Les structures sociales, économiques et politiques évoluent. Pas de régression ni de retour en arrière à la Guerre Froide ou au XXème siècle. L’histoire n’est pas la science du passé nous disait Lucien Febvre, mais l’histoire des Hommes dans le temps. Le présent influence le passé et inversement. Si la France perd en 1940 c’est car elle se croit en 1914. Les généraux de 40 attendent le retour de 14 ils sont sidérés par les Panzers traversant les Ardennes à vive allure et les bombardiers en piqué abattants les derniers S35. Si la Prusse perd en 1806 c’est qu’elle se croit en 1750, or les routes, la technique, la géopolitique et les stratégies de Napoléon sont révolutionnaires, etc. Pas d’éternel retour. Rien ne sert d’apprendre le passé pensant qu’il se répétera. C’est l’inverse même de la science historique. Pas de déterminisme historique n’en déplaise à Karl Marx.

L’histoire ne nous apprend pas via le passé ce que sera le futur. Elle nous apprend que tout change et que la seule continuité est le changement.

Cet événement majeur qu’est la crise en Ukraine invite à réfléchir sur la mise en place réelle de la théorie apprise, une application car le monde va changer plus que jamais. L’historien s’intéresse au temps long, il est fondamental de le comprendre, pour appréhender ce qui se joue en Ukraine.

  1. Continuité et rupture

Comme Marc Bloch dans les tranchées de 1914-1918, l’historien est donc parfois témoin de l’histoire.

Alors maintenant prenons du recul sur la portée historique de cet événement qui s’écrit sous nos yeux.

Nous sommes témoins de l’histoire et acteur à la fois. C’est toute la magie de cette science où le téléspectateur assis sur son canapé peut se rêver en Dicaprio.

Alors, voyons cet événement comme une rupture, l’histoire nous l’avons vu est fait de continuités mais tout autant de ruptures, l’histoire n’est pas un long fleuve tranquille, un ruisseau qui s’écoule lentement, parfois il y a des rochers qui viennent briser la tranquille monter de ce ruisseau jamais réellement paisible.

Cette guerre est une rupture dans l’histoire, une rupture géopolitique dans l’ordre international et économique, nous sommes témoins et actualités, l’émotion apportée par l’aide apportée au peuple ukrainien et les manifestations nous font devenir acteur.

Pour l’historien, quand l’histoire semble s’accélérer, quand des brèches s’ouvrent, quand un moment de ruptures observable survient, il s’agit de mise en pratique technique du savoir enseigné en réfléchissant sur le passé tout en sachant comme nous l’avons vu qu’il ne se répète pas. Comme le disait Arlette Farge, il est impossible d’établir des pronostics en histoire, les choses peuvent toujours se passer autrement il n’y a pas de fatalité.

Sortons de cette tentation de la prophétie, comme le disait Reinhart Koselleck. Pronostiquer l’avenir de cette guerre, c’est déjà transformer la situation, c’est un facteur conscient de l’action politique.

Alors plusieurs questions et remarques, est-ce le véritable début du XXIème siècle ? Ou une résurgence du XXème ? Une nouvelle période ? Mais les périodes, comme le disait Charles Seignobos, ne sont que des “divisons imaginaires”. Toutes les périodes sont des périodes de transition, la période post-soviétique de l’Ukraine est un pont vers une période nouvelle qui s’ouvre. Cela invite à définir sur quels aspects différents deux périodes divergent, à quel moment nous changeons de périodes et sur quels aspects elles se ressemblent. La périodisation identifie continuités et ruptures. Le 11 septembre souvent donné comme véritable passage au XXIème siècle tient de la symbolique mais ne change rien à la puissance américaine, la guerre en cours en Ukraine est-elle un marqueur plus pertinent ?

Car l’Homme n’est parfois pas conscient des ruptures, la chute de Rome, ou 1492 sont des constructions a posteriori, mais certaines non. L’historien réfléchit sur l’histoire sur le passé, le construit et le reconstruit il fait l’histoire mais l’histoire s’écrit continuellement il doit donc se l’imaginer la construire au jour le jour avec des repères, réfléchir sur le temps passé et sur le temps présent. Car l’histoire ne s’arrête jamais.

Face à tous ces questionnements et potentielles bifurcations, l’historien est face à un triple défi.

Conclusion : le triple défi de l’historien

Enfin, tout ce que l’on fait aujourd’hui en étudiant l’histoire semble dérisoire, nous avons tous cette impression. Pourquoi et comment faire de l’histoire quand elle s’écrit sous nos yeux ?

Le présent interroge le passé, avec un regard proche. Qu’est-ce que le travail de l’historien, pourquoi en faire, qu’est ce qui en donne l’envie : C’est la recherche de la vérité, une vérité pas révélée d’en haut mais construite. Construite scientifiquement. Car il est difficile pour l’historien d’analyser une situation présente, l’histoire n’est pas la science du passé mais la science des Homme dans le temps, c’est une science qui a besoin de recul et d’être analysée sur le temps long.

Nous sommes aujourd’hui face à un triple défi :

  • Les faits, le travail premier de l’historien, établir les faits, la réalité à l’heure de l’agression russe qui parle de “dénazification”. L’historien doit y répondre, établir des faits construits. Car Lucien Febvre critiquant les méthodiques dont son directeur de thèse, Charles Seignobos, le disait, les faits sont construits. Et notamment grâce aux archives.
  • Le révisionnisme historique, toute histoire est également construite a posteriori, l’histoire est toujours instrumentalisée et réécrite, Poutine impose un récit d’une Russie victime.
  • Les mots, car ils ont un sens, on ne peut les tordre. La réalité des choses, tordre le sens des mots revient à faire du Orwell, cela mène au totalitarisme. Les mots comme nazi ou génocide ne peuvent être employés à tout bout champs. Soyons vigilants, sur les fables, la réécriture et l’utilisation des mots erronés de la part de Poutine et/ou des médias russes.

L’histoire fabrique des instants mais certains sont plus significatifs que d’autres.

Gurvan Judas

À propos de la Résolution du parlement européen sur l’invasion russe contre l’Ukraine – Emmanuel Maurel

explication de vote d’Emmanuel Maurel

Le Parlement européen était appelé ce jour à se prononcer sur une résolution condamnant dans les termes les plus fermes l’agression de l’Ukraine par l’armée de Vladimir Poutine et son allié Loukachenko. Emmanuel Maurel a voté pour cette résolution.

La sévérité de ce texte n’a d’égale que la brutalité de l’offensive tous azimuts décidée par le Kremlin, au mépris de la souveraineté de l’Ukraine et des principes fondamentaux du droit international. Quelles que soient les raisons ayant conduit à cette funeste décision, qui endeuille le peuple ukrainien et annonce un sombre avenir au peuple russe, sa responsabilité repose entièrement sur l’agresseur : Vladimir Poutine.

La très large majorité recueillie par la résolution sur la plupart des bancs de l’hémicycle s’explique non seulement par l’indignation et la colère que nous éprouvons tous depuis le déclenchement des hostilités, mais aussi par les menaces explicites portées par Moscou contre la sécurité des États-Membres de l’Union, jusqu’au point d’envisager un recours à l’arme nucléaire !

Certes, quelques paragraphes du texte, rédigés dans la très lourde atmosphère qui règne depuis le 24 février, demandent à la Commission et au Conseil d’alourdir plus que de raison les sanctions décidées les 26 et 27 février contre le régime russe. Des formulations ont été introduites par amendement, qui donnent un ton inutilement belliqueux à certains passages.

Je n’approuve pas ces excès de langage et partage le point de vue de ceux qui appellent à la raison. Un train de nouvelles sanctions, s’ajoutant à des mesures déjà très dures, pourraient frapper les Russes dans leur vie quotidienne et se retourner contre nos économies. Un soutien armé inconsidéré à l’Ukraine pourrait donner lieu à toutes sortes de trafics et surtout alourdir les pertes humaines et aggraver les destructions. Il faut toujours veiller à ne pas faire l’inverse de l’objectif recherché.

En revanche, des amendements déposés par mon groupe ont amélioré le texte sur des points clé : l’accueil inconditionnel à tous les réfugiés se présentant à la frontière Est de l’Union Européenne et un plan de soutien aux citoyens européens, qui subiront vite les conséquences du conflit, notamment sur les cours de l’énergie et des matières premières. Plus généralement, le ton de nos amendements était celui de la responsabilité, du dialogue et de la recherche de solutions concrètes pour ramener et garantir la paix.

À cet égard, et contrairement à la majorité des parlementaires européens, je maintiens que l’OTAN n’est pas un facteur de sécurité et de stabilité à long terme pour notre continent. Sa vocation défensive a été démentie par les faits plusieurs fois depuis la fin du siècle dernier ; et surtout, l’OTAN assoit notre sujétion aux États-Unis, puissance non européenne et politiquement volatile, comme l’a montré la présidence de Donald Trump.

L’Europe devra un jour ou l’autre, et quoiqu’en dise le texte voté aujourd’hui, organiser sa sécurité collective en s’appuyant sur d’autres instances, plus légitimes à mes yeux : les Nations Unies et l’Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe.

L’autre sujet majeur est celui de l’élargissement de l’Union Européenne. Le texte ne prend pas parti pour une adhésion immédiate de l’Ukraine et s’en tient à revendiquer pour elle un statut de « pays candidat à l’adhésion ». En l’état des capacités respectives de l’Union Européenne et de l’Ukraine, pays de 45 millions d’habitants, il nous est mutuellement impossible d’aller au-delà, sauf à se résoudre à d’immenses difficultés économiques et sociales, particulièrement pour notre agriculture et notre industrie.

Enfin, notre émotion collective ne saurait effacer les efforts entrepris depuis de nombreuses années par d’autres pays candidats à l’adhésion, au premier rang desquels la Serbie, interpellée dans des termes comminatoires et blessants pour n’avoir pas pris elle aussi des sanctions contre la Russie.

Il revient à présent aux États-Membres et à la Commission de prendre acte de la parole forte du Parlement en veillant à la sauvegarde de nos intérêts communs ; et en se mobilisant pour faire advenir au plus vite le cessez-le-feu, la résolution diplomatique du conflit et in fine, la Paix.

Contre la logique de guerre, ne pas reculer face à Poutine !

Vladimir POUTINE a choisi de déclencher une guerre contre l’Ukraine, son gouvernement élu et son peuple. Cette agression est une violation du droit international qui menace l’existence même d’un État souverain.

Le Président russe justifie son « opération militaire » par une série de prétextes fallacieux : l’Ukraine serait « aux mains des nazis » et entreprendrait un « génocide » contre les russophones du Donbass…
Il réitère aussi ses arguments géostratégiques : l’élargissement de l’OTAN à l’Ukraine menace la Russie ; les accords de Minsk de 2015, validés par le Conseil de Sécurité pour régler le conflit au Donbass, ont été sabotés.

Mais l’heure n’est plus à la comptabilité des torts des uns et des autres. La responsabilité de la spirale guerrière repose à présent entièrement sur le maître du Kremlin.
Il faut tirer les conséquences de cette politique criminelle du fait accompli en aidant l’Ukraine, en soutenant toutes les sanctions économiques adaptées à la situation, mais aussi en prenant des mesures de défense pour sécuriser la frontière Est de l’Union européenne. Il faut aussi obtenir le plus large consensus à l’ONU pour faire respecter le droit international.
Vladimir POUTINE nous oblige à relever le rapport de forces, pour l’instant déséquilibré, qu’il a lui-même créé.

Les Européens et leurs alliés doivent faire comprendre maintenant à la Russie qu’elle ne sortira pas gagnante de cette confrontation. C’est la condition sine qua non pour la faire revenir à la raison, cesser les hostilités, se retirer Ukraine et s’asseoir à la table des négociations. Pour que la paix revienne durablement sur le continent, pour que la sécurité de tous soit assurée, nous ne pouvons plus reculer.

Nous avons besoin de vous !

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