À Agen, le 27 mars 2024 : Reprendre la main sur les mécanismes de marché pour cultiver l’avenir

« Quel projet d’avenir pour l’agriculture et l’alimentation du pays ? »

C’est autour de cette question qu’Emmanuel Maurel a échangé avec Constance Renard, membre de la Commission Agriculture du Parti Communiste Français (PCF), ainsi que Raymond Girardi et Emmanuel Aze, syndicalistes agricoles représentant respectivement le Mouvement de défense des exploitants familiaux (MODEF) et la Confédération Paysanne, le mercredi 27 mars dernier au Passage d’Agen. Cette table-ronde, coorganisée par Vincent Arpoulet (référent départemental de la Gauche Républicaine et Socialiste du Lot-et-Garonne) et Guilhem Mirande (secrétaire départemental du PCF), s’est tenue dans un département dans lequel la colère des agriculteurs se voit récupérée par la Coordination Rurale, syndicat qui, en accordant la primauté à la suppression de toute entrave au libéralisme sauvage, n’est en réalité que le porte-voix des partisans du renforcement du modèle économique qui frappe nos agriculteurs de plein fouet.

Emmanuel Maurel, député européen GRS, intervenait mercredi 27 mars 2024 à Agen devant une salle pleine venue entendre les arguments de la liste de “gauche unie pour le monde du travail”

Dans ce contexte, cet événement visait à favoriser les échanges entre différentes organisations désireuses de proposer un débouché politique et syndical à toutes celles et ceux qui estiment qu’il est temps de sortir l’agriculture des mécanismes de marché qui étouffent tant les consommateurs que nos agriculteurs.

Et c’est ainsi que, prenant le contre-pied de la Coordination Rurale, nos quatre intervenants se sont rapidement entendus autour d’un constat partagé : « Nous ne sommes pas de ceux qui estiment que la crise agricole découlerait d’un excès de normes. Nous estimons au contraire qu’il est urgent de mieux encadrer ces mécanismes de marché pour sortir d’une agriculture productiviste prioritairement orientée vers la maximisation des profits générés par l’exportation au détriment de l’alimentation du pays, des conditions de vie des producteurs d’alimentation et de leurs salariés, ainsi que des conséquences environnementales générées par ce type d’activités ».

Devant près de 80 personnes, dont un certain nombre d’agricultures non syndiqués ni encartés dans aucun parti politique, Emmanuel Maurel est alors notamment revenu sur la manière dont l’ensemble des traités de libre-échange ratifiés par l’Union européenne (qu’il combat sans relâche depuis 2014, souvent dans l’indifférence générale, au sein de la Commission du Commerce International du Parlement européen) exposent nos agriculteurs à une féroce concurrence déloyale. Révélateurs du « double discours européen », des accords tels que ceux qui viennent d’être signés avec le Chili ou le Kenya visent à faciliter l’entrée au sein de l’UE de produits agricoles cultivés à l’aide de traitements qui contreviennent à la réglementation européenne contraignant nos agriculteurs en vue de respecter nos objectifs environnementaux et sanitaires. L’avantage de ces produits est qu’ils sont moins coûteux que leurs équivalents cultivés sur le sol européen dans la mesure où les législations des États dont ils proviennent ne tiennent nullement compte des conséquences environnementales générées par leurs modalités d’exploitation.

Durant ses deux mandats de député européen, Emmanuel Maurel s’est taillé une réputation de bosseur, reconnu comme spécialiste des questions de commerce international, particulièrement en pointe contre le dogme du libre-échange généralisé qui domine au sein de la Commission européenne et dans la majorité de droite du Parlement européen…

De tels traités sacrifient donc nos agriculteurs au nom d’une délocalisation de la pollution et ce, d’autant plus que l’octroi de préférences commerciales en matière agricole au Chili vise en contrepartie à assurer notre approvisionnement en ressources minières stratégiques pour la conception des technologies nécessaires à la transition énergétique, à l’image du lithium ou du cuivre. En d’autres termes, nos agriculteurs sont les variables d’ajustement de notre approvisionnement en ressources minières. Emmanuel Maurel a par ailleurs rappelé que, pour couronner le tout, les éventuels différends entre États et investisseurs privés susceptibles de découler de ce type d’accords sont tranchés devant des tribunaux internationaux composés d’arbitres particulièrement partiaux dont les sentences se révèlent, dans bon nombre de cas, favorables aux multinationales. Pour ne citer qu’un seul exemple, rappelons le cas de l’Équateur, condamné à de nombreuses reprises pour avoir cherché à nationaliser les ressources pétrolières à la suite de l’élection de Rafael Correa en 2007.

Si les États désireux de reprendre la main sur ces logiques de marchés risquent ainsi de se confronter à cette architecture juridique internationale, il est nécessaire de rappeler que ces mécanismes de dumping sont par ailleurs institués à l’échelle même du continent européen. Et c’est la raison pour laquelle Emmanuel Maurel a, tout en réaffirmant sans ambiguïté la nécessité de soutenir l’Ukraine face à l’agression russe, alerté sur les dangers que représenterait l’intégration de cet État au sein de l’UE, en particulier d’un point de vue économique. En effet, un abaissement des droits de douane pour des produits agricoles tels que le blé, le sucre, les œufs ou encore, la volaille, ne conduirait qu’à accroître ces mécanismes de concurrence déloyale au sein même de l’UE, la main d’œuvre agricole étant notamment moins rémunérée en Ukraine et les prix, par conséquent plus avantageux.

Emmanuel Aze, responsable de la Confédération Paysanne dans le Lot-et-Garonne

Ces mécanismes sont en effet inhérents à la construction européenne qui, comme l’a rappelé Emmanuel Maurel, repose sur une sainte trinité dont les trois piliers sont l’austérité budgétaire, la libéralisation des échanges et la concurrence libre et non faussée. Un constat largement partagé par la salle, ainsi que les différents intervenants, en particulier Emmanuel Aze qui a rappelé que le premier traité de libre-échange auquel nous sommes exposés est le marché unique européen.

Il est donc urgent que la puissance publique encadre ces mécanismes de marché, desquels la fixation des prix des produits agricoles doit être extraite, en vue de protéger nos agriculteurs face à la volonté permanente de la grande distribution de rogner sur leur rémunération afin de rester compétitive sans avoir à toucher aux marges de ses intermédiaires.

Vincent Arpoulet, référent départemental de la Gauche Républicaine et Socialiste en Lot-et-Garonne (et grand spécialiste de l’Amérique latine, atout précieux au moment se débattent les accord avec le Mercosur et le Chili) et Constance Renard, membre de la Commission Agriculture du Parti Communiste Français (PCF), sont également intervenus dans les débats

Un certain nombre de propositions ont été avancées en vue de rompre avec ces mécanismes iniques de fixation des prix, qu’il s’agisse des “prix plancher” rémunérateurs défendus par le PCF ou du coefficient multiplicateur proposé par le MODEF, suivant lequel les augmentations des marges intermédiaires (qui sont plafonnées en vue d’éviter une explosion des prix à la consommation) se traduisent obligatoirement par des hausses des prix d’achat aux producteurs. Autant de mécanismes visant à assurer une juste rémunération à nos agriculteurs tout en préservant le pouvoir d’achat des consommateurs.

Rendre accessible à tous une alimentation de qualité, c’est en effet tout l’enjeu de la réorientation de notre modèle agricole. Cela suppose de rompre avec la double dynamique sur laquelle repose le développement de l’agriculture productiviste, à savoir la concentration des terres entre les mains d’un faible nombre d’agriculteurs d’une part, et d’autre part, l’uniformisation des cultures visant à privilégier celles qui sont les plus à même d’être exportées en grande quantité, au détriment de toutes celles qui sont susceptibles d’assurer notre autosuffisance alimentaire. C’est ainsi que nous importons un certain nombre de produits agricoles ne respectant pas nos normes sociales et environnementales qui pourraient pourtant être cultivés localement sur notre territoire.

Raymond Girardi, représentant du Mouvement de défense des exploitants familiaux (MODEF), dans le Lot-et-Garonne

Face à ce constat, deux objectifs s’imposent : redistribuer les terres et rediversifier les productions, ce qui suppose, dans les faits, une augmentation significative du nombre d’agriculteurs. Or, « les vocations existent, les lycées agricoles sont remplis », affirme Raymond Girardi. Si ces vocations ne se concrétisent pas, si bon nombre de tentatives d’installation échouent par ailleurs rapidement, c’est parce que les agriculteurs ne peuvent pas vivre de leur travail. Par conséquent, pas de souveraineté alimentaire sans revalorisation des revenus agricoles, constat là encore largement partagé par la salle, qui a largement contribué à alimenter ces échanges constructifs.

De riches échanges conclus par Emmanuel Maurel sur une note d’espoir : le récent rejet du CETA par une institution réputée aussi conservatrice que le Sénat, sous l’impulsion du groupe communiste l’ayant inscrit à l’ordre du jour de sa niche parlementaire, démontre que nous disposons de leviers institutionnels en vue de rompre avec le cadre économique néfaste à l’origine de la crise agricole. Répondant ainsi aux interrogations d’Emmanuel Aze qui s’est notamment demandé comment réformer démocratiquement un système européen qui ne l’est pas, Emmanuel Maurel a rappelé que le Parlement européen peut avoir un réel poids sur les orientations de la Commission. D’où la nécessité de voter massivement, à l’occasion des élections européennes à venir, pour des élus de combat qui pourront faire primer l’intérêt général sur les logiques de marché. C’est précisément l’objectif porté par la liste d’Union de la Gauche conduite par Léon Deffontaines.

Le Passage d’Agen était plein le mercredi 27 mars 2024… ici lors de la prise de parole de Guilhem Mirande, secrétaire départemental du Lot-et-Garonne du PCF

“L’accord UE-Mercosur serait perdant-perdant des deux côtés de l’Atlantique” – tribune d’Emmanuel Maurel dans Marianne

tribune publiée dans Marianne le vendredi 8 décembre 2023

Après le constat d’échec acté lors du sommet du Mercosur le 8 décembre, l’accord de libre-échange entre l’Union européenne et le bloc sud-américain semble très mal parti.

L’activisme de la Commission, fortement appuyé par l’Espagne, qui préside le Conseil de l’Union européenne jusqu’au 31 décembre, et par l’Allemagne, qui a tenté d’arracher un compromis de dernière minute, n’a pas abouti et il faut s’en féliciter. Car s’il était finalement avalisé, cet accord serait perdant-perdant des deux côtés de l’Atlantique.

UNE MAUVAISE IDÉE

En termes géographique, démographique et économique, la relation entre l’Europe et les pays du Mercosur (Brésil, Argentine, Uruguay et Paraguay – le Venezuela en est suspendu depuis 2017) est tout sauf anecdotique. Nous parlons là d’un ensemble de 15 millions de km², 780 millions d’habitants et 90 milliards d’euros annuels d’échanges bilatéraux.

« Le monde n’a pas besoin qu’on intensifie les échanges entre grands blocs “géopolitiques”. »

La Commission européenne, très friande du terme « géopolitique », n’a pas tort de souligner à quel point l’enjeu est important. Mais faire de la politique dans le « grand jeu » ne se distingue pas fondamentalement de la politique à plus petite échelle : c’est un art de contenu et d’exécution. Et si l’on exécutait le contenu de ce traité commercial, ce ne serait bon ni pour l’Europe, ni pour le Mercosur, ni pour le monde.

Le monde n’a pas besoin qu’on intensifie les échanges entre grands blocs « géopolitiques ». Au contraire : d’après une étude de la Banque de France publiée en 2020, l’accroissement de la circulation des flux de marchandises dans la mondialisation est responsable du quart des émissions supplémentaires de gaz à effet de serre. S’agissant du Mercosur, la donne s’aggrave des produits-phare inscrits dans le texte : il est prévu d’importer d’Amérique du Sud 99 000 tonnes de bœuf, 180 000 tonnes de volaille et 650 000 tonnes d’éthanol par an.

COÛT ENVIRONNEMENTAL ET ÉCONOMIQUE

Or selon différentes ONG, cet accroissement inédit des importations agricoles (pour le bœuf, +63 % d’ici 2035) provoquera entre +5 % et +25 % de déforestation supplémentaire. Mais ce n’est pas tout. L’accord favoriserait également les exportations vers le Mercosur de substances actives fabriquées en Europe et… rentrant dans la composition de pesticides interdits sur notre territoire ! Cela accroîtra en retour l’importation de millions de tonnes de produits agricoles traités avec ces pesticides dangereux pour la santé et pour l’environnement. On mesure au passage la contradiction, pour ne pas dire l’hypocrisie de certains discours écologiquement corrects.

« L’arrivée sur le marché européen de produits agricoles à bas prix en provenance du Mercosur exercera une pression concurrentielle. »

Bruxelles et Berlin ne jurent que par le « green deal » et la décarbonation de l’économie, mais quand on passe aux travaux pratiques, les millions de tonnes de CO2 des voitures allemandes et les millions de tonnes de méthane des bovins argentins ne posent plus problème – à tel point que le Chancelier allemand et le Commissaire européen au commerce étaient prêts à retirer du texte toute clause contraignante sur le respect de l’accord de Paris et sur la lutte contre la déforestation…

Au coût environnemental s’ajoute le coût économique, particulièrement pour l’agriculture européenne et française. L’arrivée sur le marché européen de produits agricoles à bas prix en provenance du Mercosur exercera une pression concurrentielle d’autant plus irrésistible que nos agriculteurs doivent respecter les normes les plus strictes du monde.

DES AGRICULTEURS QUI SOUFFRENT

Les partisans de l’accord rétorquent que ces contingents d’importation ne représentent qu’une faible part de la production et de la consommation de viande en Europe. C’est exact, mais comme l’agriculture est la variable d’ajustement quasi systématique des accords commerciaux négociés par la Commission, à force d’empiler les « faibles parts » les unes sur les autres, ça finit par faire beaucoup.

« Même dans la société civile sud-américaine, nombreux sont ceux qui redoutent la passation d’un accord. »

Beaucoup trop pour des millions d’agriculteurs qui souffrent déjà des conditions actuelles du marché, comme l’a rappelé l’épisode rocambolesque du poulet ukrainien, bloqué à la frontière par les Polonais, les Slovaques et les Hongrois – et comme le rappellent les tendances de fond qui affectent la France. Historiquement grande puissance agricole, elle est passée en 20 ans du 2e au 5e rang des exportateurs mondiaux et ses importations alimentaires ont explosé. En 2022, nous avons importé 63 milliards d’euros de denrées alimentaires : deux fois plus qu’en 2000.

Même dans la société civile sud-américaine, nombreux sont ceux qui redoutent la passation d’un accord qui ferait disparaître les droits de douane sur 90 % des marchandises. Syndicalistes et économistes y voient à juste titre un deal « viande et minerais contre voitures et marchés publics » et s’inquiètent des retombées prévisibles.

DANGER SUR LE MODÈLE DE DÉVELOPPEMENT

Dans un texte commun des syndicats du Mercosur et de l’UE publié en juin, les représentants des travailleurs dénoncent « les dommages causés à la classe ouvrière » et « l’aggravation des inégalités sociales et du chômage », en raison notamment de la « mise en péril de l’industrialisation [du Mercosur] ».

Même son de cloche sous la plume de Paulo Nogueira Batista Jr, économiste et ancien membre du directoire du FMI qui estime, dans une tribune parue le 3 décembre dernier, que signer l’accord serait une « capitulation totale ». À ses yeux les droits de douane actuels sur les importations sont une « compensation partielle d’un ensemble de facteurs défavorables pour les entreprises brésiliennes » et l’« intérêt stratégique » des pays du Mercosur commande de les maintenir.

La sévérité – et la vérité – de ces analyses n’ont d’égales que la légèreté et la désinvolture des institutions européennes. Aux contradictions sur l’écologie s’ajoutent celles, tout aussi graves, sur le modèle de développement. La Commission a renié sa promesse d’une « nouvelle génération d’accords », censés mettre un terme à l’échange inégal entre le Sud et le Nord, où le premier est obligé d’exporter ses matières premières et des biens à faible valeur ajoutée pour pouvoir accéder aux produits sophistiqués du second.

CHANGEMENT DE CAP

À l’été dernier, les eurodéputés membres de la commission du commerce international votaient un texte appelant à partager la valeur entre les pays moins avancés ou émergents et les entreprises européennes, à mettre un terme au pillage de facto de leurs ressources et à promouvoir les plus hauts standards sociaux et environnementaux.

Quelques mois plus tard, la plupart ne trouvent rien à redire au très archaïque accord UE-Mercosur, qui contient exactement le contraire, et approuvent la liste interminable d’accords dans les tuyaux de la Commission : Chili, Philippines, Mexique, Indonésie, Inde…

Nouvelle illustration du « double langage occidental » qui nous est de plus en plus ouvertement reproché par le « Sud Global » ? Incapacité à s’extraire des exigences des grandes multinationales qui auraient, elles, certainement profité d’un tel accord ? L’Europe manque singulièrement de cohérence dans son approche de la nouvelle donne économique, sociale et environnementale.

Pour que sa voix porte à nouveau, elle devra faire son aggiornamento de la mondialisation et ne plus céder aux injonctions néolibérales de sa technostructure et de ses élites économiques et financières.

Milei ou le « tronçonneur de l’État » : voyage au bout du néolibéralisme autoritaire

Suite à l’élection à la tête de la présidence argentine de Javier Milei, Vincent Arpoulet revenait pour Le Temps des Ruptures le 21 novembre 2023 sur la situation qui a permise son élection, ainsi que sur ses engagements de campagne. Nous publions cet article avec leur accord.

« Ce que propose le FMI [Fonds monétaire international] est minuscule au regard du plan d’austérité que je propose ». C’est en ces termes qu’en pleine campagne présidentielle argentine, Javier Milei, libertarien revendiqué fraichement élu le 20 novembre 2023 à la tête du pays, s’engage ni plus ni moins à amplifier dans des proportions considérables l’application d’un projet économique ayant plongé près de 40% de la population argentine sous le seuil de pauvreté. En effet, cette situation résulte notamment de la dette historique contractée par le président conservateur Mauricio Macri qui, en 2018, a obtenu un prêt de 50 milliards de dollars en provenance du FMI. Or, il se trouve que, de même que l’ensemble des prêts octroyés par cet organisme international, celui-ci est conditionné à une réduction drastique des dépenses publiques, ainsi qu’à une reconfiguration des fonctions de l’État au profit du secteur privé, conformément à l’idéologie néolibérale selon laquelle la puissance publique doit se désengager au maximum du marché afin de laisser libre cours à l’initiative individuelle qui est perçue comme la plus à même de permettre une gestion rationnelle de l’économie dans la mesure où elle cherche à maximiser son profit. Si cette théorie économique entre en adéquation avec les conceptions portées par Milei – en témoigne le fait qu’il ait baptisé l’un de ces cinq chiens en hommage à Milton Friedman, l’un des pères du néolibéralisme -, le nouveau dignitaire argentin estime cependant qu’il faut aller encore plus loin.

L’ « ANARCHO-CAPITALISME » : VERSION PAROXYSTIQUE DU NÉOLIBÉRALISME AUTORITAIRE

Se revendiquant de l’ « anarcho-capitalisme », il affirme en effet que : « Chaque fois que l’État intervient, c’est une action violente qui porte atteinte au droit à la propriété privée et, au final, limite notre liberté »(1). C’est là la différence fondamentale entre néolibéraux et anarcho-capitalistes. Là où les premiers estiment que l’État doit être présent en vue d’organiser son propre retrait du marché, les seconds considèrent que le marché est la seule institution à même d’organiser l’ensemble de la société. En d’autres termes, suivant cette conception, la totalité des activités humaines sans exception entrent dans les logiques de marché et aucune instance ne doit pouvoir entraver de quelque manière que ce soit la propriété privée, ce qui conduit Murray Rothbard, l’un des tenants de ce courant, à prôner un « marché libre des enfants », au nom du respect inconditionnel de la propriété des parents. La volonté de libéraliser la vente d’organes prônée par Milei s’inscrit ainsi pleinement dans ce courant qui pousse à son paroxysme l’idéologie néolibérale, ce qui conduit Mark Weisbrot, co-directeur du Centre pour la Recherche Politique et Économique (CEPR), à affirmer que : « Jamais quelqu’un d’aussi extrémiste en matière économique n’a été élu président d’un pays sud-américain »(2). Dans un continent ayant servi de laboratoire à l’idéologie néolibérale, ce n’est pas une mince affaire.

Cependant, de même que son maître à penser qui défend par ailleurs la mise en place d’un « État policier libertaire » dans lequel les forces de l’ordre, là encore débarrassées de toute contrainte institutionnelle, seraient « autorisées à appliquer des punitions instantanées », la défense inconditionnelle des libertés de la part de Milei semble s’arrêter aux frontières de l’économie. En effet, le volet sécuritaire de son projet inclut notamment des propositions telles que l’abaissement de la majorité pénale ou encore, la création d’un système national de surveillance ayant recours à la reconnaissance faciale. Milei affirme ainsi vouloir prévenir l’émergence de toute opposition interne susceptible d’être violente, à l’égard de laquelle il s’est empressé d’affirmer, à peine élu, qu’il serait implacable. Une logique qui n’est pas sans rappeler les propos tenus par Victoria Villarruel, candidate à la vice-présidence à ses côtés, qui a ouvertement affirmé à de nombreuses reprises que les crimes commis par le régime militaire au pouvoir entre 1976 et 1983 s’expliquaient avant tout par la déstabilisation interne provoquée par les mouvements d’opposition à cette dictature, reprenant ainsi en tous points les propos tenus par les responsables de ces exactions à l’occasion de leur procès. Si Milei s’est malgré tout engagé, lors de son discours d’investiture, à respecter toute mobilisation s’exprimant dans le cadre de la loi, une telle conception des oppositions internes ne peut que susciter des inquiétudes du côté des différentes organisations sociales et syndicales argentines. Et ce, d’autant plus que le nouveau dirigeant s’affirme par ailleurs ouvertement favorable à la remise en cause de certains droits sociaux tels que l’IVG, légalisée en 2020 au terme d’un large mouvement social ayant poussé l’Argentine à rejoindre le cercle très réduit des États du continent reconnaissant ce droit de manière inconditionnelle, aux côtés de l’Uruguay, de la Colombie, de Cuba et du Mexique.

Alors comment expliquer l’irruption d’une telle force politique venant mettre un coup d’arrêt à cette vague progressiste qui s’était également caractérisée par un rejet du modèle néolibéral défendu par Macri à l’occasion de la précédente élection présidentielle remportée par Alberto Fernandez, candidat du péronisme en 2019 ?

ENTRE DÉGRADATION DE LA JUSTICE ET DES TERMES DE L’ÉCHANGE

Tout d’abord, nous pouvons constater que cette large victoire de Milei – qui l’emporte avec plus de 10 points d’avance sur Sergio Massa, ministre de l’Économie sortant – traduit avant tout un rejet massif du péronisme. Ce courant est notamment assimilé, au sein d’une grande partie de l’opinion publique, à des pratiques de corruption depuis la condamnation de la vice-présidente sortante Cristina Kirchner, le 6 décembre 2022, à une peine de 6 ans de prison après avoir été accusée d’avoir eu recours à des pratiques d’ « administration frauduleuse » en vue de l’octroi de parts de marché dans la province de Santa Cruz qu’elle a représenté en tant que sénatrice entre 2001 et 2005. Il n’est pas inutile de préciser ici, comme nous le rappelions alors dans ces colonnes(3), que Diego Luciani et Rodrigo Giménez Uriburu, respectivement procureur de l’affaire et président du tribunal, étaient réunis moins de 4 mois avant ce verdict pour un match de football au sein d’une ferme appartenant à Mauricio Macri. Cette proximité avec l’un des principaux opposants au péronisme, combinée à la faiblesse manifeste de l’accusation – Kirchner se voyant condamnée sur la base de simples suspicions de complicité avec son mari dont l’implication dans l’affaire semble plus avérée -, dénote une évidente volonté d’instrumentaliser la justice à des fins politiques. Si cela conduit à discréditer le principal parti de gauche argentin, c’est plus globalement l’ensemble de la classe politique traditionnelle qui en pâtit. C’est ainsi que, pris à son propre piège, le parti Juntos por el Cambio, représenté par Patricia Bullrich soutenue par Macri lors de cette élection, termine aux portes du second tour avec 23,83% des suffrages, loin derrière les 29,98% des voix obtenues par Javier Milei.

Cependant, il ne s’agit pas pour autant d’exempter le gouvernement sortant de toute responsabilité dans ce résultat. En effet, il se trouve que, dans un contexte dans lequel l’inflation atteint 143%, cette campagne s’est quasi exclusivement centrée autour de la question économique. Le fait que Milei se trouve confronté, au second tour de ce scrutin, au ministre de l’Économie sortant     considéré comme comptable de cette situation n’a pu que jouer en sa faveur. Et ce, d’autant plus que, si Massa est issu d’un gouvernement initialement élu sur la base d’un projet de rupture avec le néolibéralisme, celui-ci a finalement tenu à respecter les engagements fixés par le FMI. Cela s’explique notamment par le fait qu’outre l’épidémie de Covid-19 qui survient trois mois à peine après l’arrivée au pouvoir de Fernandez, celui-ci doit également faire face à une sécheresse qui vient porter atteinte à la production agricole, l’une des plus grandes sources de revenus d’un pays qui occupe le 5e rang des producteurs internationaux de soja, de maïs ou encore, de tournesol. Dans un tel contexte, l’obtention de devises en dollars par le biais des exportations se réduit de manière significative. Par conséquent, les réserves de dollars se raréfient à l’échelle nationale. Or, ce type d’économie reposant principalement sur l’exportation de matières premières doit nécessairement disposer de suffisamment de dollars en vue d’importer l’ensemble des biens manufacturés qui ne sont pas produits sur son territoire. Dans un tel contexte, la demande de dollars ne suivant pas la chute de l’entrée de devises, il faut donc plus de pesos – la monnaie nationale argentine – pour obtenir un dollar. Le peso se déprécie alors par rapport au dollar, ce qui signifie que tous les prix en pesos augmentent. Le seul moyen de faire face à l’inflation qui s’ensuit est alors de contracter des prêts auprès d’organismes financiers susceptibles de pallier cette pénurie de dollars. C’est la dégradation des termes de l’échange dont sont victimes la plupart des pays latino-américains dépendants de l’exploitation et exportation de matières premières dont les prix dépendent des fluctuations de la demande internationale. Dans ce contexte, difficile pour le gouvernement péroniste d’engager une rupture frontale avec le FMI.

UN CANDIDAT « ANTI-CASTE » AU SERVICE DE L’ORDRE ÉTABLI

C’est ce scénario qui conduit à l’émergence du projet de dollarisation de l’économie argentine porté par Milei. S’il est vrai que l’adoption du dollar pourrait être à même de réduire cette inflation générée par la dégradation des termes de l’échange, la contrepartie n’est pas négligeable. En effet, elle conduirait à limiter de manière significative les marges de manœuvre monétaires du gouvernement argentin, comme en témoigne l’économie équatorienne, dollarisée en 2000. Dans la mesure où l’ensemble des devises en circulation sur le territoire équatorien sont directement émises par la FED – la Banque Centrale des Etats-Unis -, l’État équatorien n’a pas la possibilité de dévaluer sa monnaie en cas de crise. C’est ainsi que le choc des commodities, qui se traduit en 2015 par une chute subite du prix de la quasi-totalité des matières premières à l’échelle internationale, est d’autant plus dur à encaisser pour l’Équateur qu’il ne peut faire face à la concurrence imposée par ses voisins qui dévaluent leur monnaie de sorte à rendre leurs ressources plus accessibles. Par ailleurs, le fait que l’équilibre des devises en circulation sur le territoire d’un État dépend directement de la FED vient nécessairement limiter sa capacité à prôner un modèle économique alternatif à celui défendu par le gouvernement étasunien, sous peine de se voir privé de liquidités suffisantes.

C’est donc pour faire face à ce double mécanisme de dégradation des termes de l’échange et de dépendance généré par l’hégémonie du dollar dans les échanges commerciaux régionaux qu’un certain nombre de gouvernements de gauche récemment arrivés au pouvoir au sein du continent prônent, sous l’impulsion de Lula, la mise en place d’une monnaie régionale à taux flottants avec les devises nationales. Or, la défaite du parti péroniste qui représentait, aux côtés du président brésilien, l’un des principaux tenants de ce projet, ainsi que l’émergence, au sein de la troisième économie du continent, d’un partisan acharné d’un renforcement des relations diplomatiques et commerciales avec les Etats-Unis, pourrait venir mettre un coup d’arrêt à cette dynamique de constitution d’une nouvelle forme d’intégration régionale.

Seule ombre au tableau pour Milei : avec 37 députés sur 257, il ne dispose d’aucune majorité parlementaire et sera donc contraint de composer avec les 93 élus dont dispose Juntos por el Cambio. Ce rapport de force au parlement peut expliquer la raison pour laquelle Bullrich s’est empressée d’apporter son soutien au candidat libertarien à l’issue du premier tour. En effet, discréditée depuis la fin de la présidence de Macri, la droite traditionnelle a trouvé en ce candidat anti-système un moyen de reprendre le pouvoir sous couvert de rupture avec l’ordre établi. La majorité de Milei dépendra finalement de l’establishment qu’il a tant voué aux gémonies. 

Références :

(1) Entrevista de Tucker Carlson a Javier Milei, 14 de septiembre de 2023 ; https://twitter.com/TuckerCarlson/status/1702442099814342725?t=Ojd1lv5MidxV-vCfTmWgHQ&s=19

(2) https://cepr.net/press-release/elecciones-en-argentina-nunca-alguien-tan-extremista-en-materia-economica-ha-sido-elegido-presidente-de-un-pais-sudamericano-dice-mark-weisbrot-codirector-del-cepr/ 

(3) https://letempsdesruptures.fr/index.php/2022/12/15/les-gauches-argentine-et-peruvienne-face-au-lawfare-et-au-neoliberalisme-par-surprise/

Il y a 50 ans, on assassinait impunément la démocratie

L’Histoire est à nous, c’est le peuple qui la fait”. Ces paroles prononcées par Salvador Allende, premier président socialiste du Chili, lors du coup d’Etat perpétré à son encontre par Augusto Pinochet le 11 septembre 1973 trouvent aujourd’hui un écho particulier. En effet, 50 ans plus tard, c’est sous l’impulsion d’un nouveau président de gauche soucieux de faire toute la lumière sur les crimes commis sous la dictature chilienne que se tient la commémoration de cet événement qui a profondément marqué l’histoire de ce pays et plus globalement, de l’ensemble des mouvements progressistes à l’échelle internationale. Afin de bien comprendre un tel écho, revenons brièvement sur ce qu’incarnait le président déchu ce jour-là.

L’espoir

Le 4 septembre 1970, Salvador Allende remporte l’élection présidentielle chilienne avec le soutien de l’Unité Populaire, une large coalition de gauche, devenant ainsi le premier dirigeant ouvertement marxiste à accéder au pouvoir par la voie démocratique au sein du continent sud-américain. S’il se distingue ainsi de la stratégie prônée par d’autres gouvernements de la région, tels que Cuba qui estime que seule la lutte armée peut permettre l’avènement du socialisme, il n’en reste pas moins porteur d’un ambitieux projet de transformation sociale, comme en témoigne la nationalisation, suite à son arrivée au pouvoir, de près de 90% des banques, ainsi que de la plupart des activités économiques stratégiques du pays telles que l’extraction du cuivre, en vue de réinvestir ces revenus dans des programmes de redistribution sociale.

En pleine guerre froide, Allende prouve ainsi que socialisme et démocratie ne sont pas incompatibles, ce qui fait de lui une référence pour nombre de partis de gauche désireux d’incarner une troisième voie à l’échelle internationale.

La froide préparation du coup d’Etat

Or, les Etats-Unis étant particulièrement préoccupés, depuis la révolution cubaine survenue en 1959, à l’idée de voir se multiplier en Amérique du sud des régimes susceptibles d’entretenir une certaine proximité, ne serait-ce qu’idéologique, avec l’ennemi soviétique, il n’en faut pas plus pour que le président étasunien Richard Nixon affirme que : “Nous ne devons pas laisser l’Amérique latine penser qu’elle peut prendre ce chemin sans en subir les conséquences”. Tandis que la CIA finance massivement le journal d’opposition El Mercurio, Washington va alors arroser les opposants d’Allende en vue de les inciter à “faire crier l’économie chilienne”, pour reprendre là encore les termes de Nixon. L’idée étant, à grand renfort de fake news et de sabotages d’infrastructures stratégiques à l’initiative notamment du groupe de droite radicale Patria y Libertad, de créer un climat suffisamment insécuritaire en vue de justifier une intervention militaire destinée à rétablir l’ordre.

Si, dans ce contexte, Allende tente d’opérer un rapprochement avec le parti démocrate-chrétien, l’une des principales forces politiques d’opposition, lui proposant notamment d’intégrer certains de ses membres à son administration quitte à revenir sur certaines mesures de nationalisation, cette stratégie échoue. Cela peut s’expliquer par les divisions importantes qui traversent l’Unité Populaire à ce sujet. En effet, si les communistes voient d’un bon œil cette tentative d’apaisement de la polarisation politique exacerbée et se veulent intransigeants vis-à-vis de la défense de la stratégie légaliste adoptée par Allende face aux partisans de la lutte armée, son propre parti, le Parti Socialiste chilien, s’oppose à ce qu’il qualifie de compromission avec la bourgeoisie. Il est notamment rejoint en ce sens par le Mouvement de la gauche révolutionnaire (MIR), qui appelle ouvertement à prendre les armes pour défendre le gouvernement face à ces tentatives de déstabilisation.

Cependant, plus que ces fractures internes à la gauche, c’est surtout la volonté assumée par une part significative de l’opposition de profiter d’une rupture de l’ordre constitutionnel afin de rompre par là-même avec le modèle économique adopté depuis les années 1950 sous l’impulsion de la Commission Économique pour l’Amérique latine (CEPAL), qui prône un processus d’industrialisation encadré de manière significative par l’Etat en vue de permettre aux économies latino-américaines de sortir de leur dépendance à l’exportation de matières premières non renouvelables, une dynamique renforcée par Allende.

Dictature et néolibéralisme

C’est ainsi qu’en amont du coup d’État, les « Chicago Boys », un groupe d’économistes formés au sein de l’École de Chicago qui constitue alors le laboratoire de la pensée néolibérale, rédigent un rapport intitulé El Ladrillo censé servir de feuille de route à un gouvernement alternatif à celui d’Allende. Ce manifeste, imprégné par cette idéologie selon laquelle l’État doit se désengager au maximum du marché économique, afin de laisser libre cours à l’initiative individuelle perçue comme la condition d’une gestion adéquate de l’économie, est alors appliqué à la lettre par le régime militaire qui s’installe à la suite du coup d’État du 11 septembre, faisant du Chili l’un des principaux laboratoires du néolibéralisme. Cela conduit à une réduction drastique des dépenses publiques faisant notamment exploser la part de la population chilienne vivant sous le seuil de pauvreté, qui s’élève à près de 40% à la sortie de la dictature.

Une donnée qui traduit le fait que le prétendu « miracle économique chilien » ne l’est que pour une infime minorité, qui échappe par ailleurs à la répression massive opérée par ce régime dont le bilan fait état de près de 30.000 prisonniers politiques et 3.065 morts victimes de la doctrine de guerre subversive qui part du postulat que tout chilien est susceptible de chercher à déstabiliser le régime et qu’il est donc nécessaire d’avoir recours à toutes les mesures de répression et torture susceptibles de court-circuiter ces éventuelles oppositions internes. Une logique édifiante qui rend indécent le postulat de Milton Friedman, l’un des pères de l’idéologie néolibérale, selon lequel « le capitalisme est une condition nécessaire à la liberté politique ».

Difficile et incomplète transition démocratique

Si le Chili sort finalement de la dictature en 1990, l’héritage du régime pinochetiste reste on ne peut plus prégnant à l’heure actuelle. Cela s’explique par le fait que les forces politiques qui impulsent cette transition démocratique ne remettent pas en cause la Constitution adoptée en 1980 par souci d’assurer une cohésion nationale susceptible de pacifier la société chilienne. Cependant, un tel consensus autour d’un ne peut émerger qu’à condition de réduire les inégalités économiques qui fracturent la société à la sortie de la dictature.

Or, dans la mesure où un certain nombre de principes néolibéraux ont été intégrés au texte constitutionnel adopté sous Pinochet, à l’image de l’interdiction de toute nationalisation économique qui limite considérablement les marges de manœuvre dont dispose tout gouvernement en vue de s’appuyer sur les revenus issus des secteurs économiques les plus stratégiques du pays pour les réinvestir dans des programmes de redistribution sociale, il apparaît indispensable de rompre avec cette Constitution pour refermer définitivement la brèche creusée par la dictature au sein de la population chilienne.

Or, si 78,31% des Chiliens se déclarent favorables à un changement de Constitution lors du référendum organisé en octobre 2020 à la suite de mobilisations massives visant à dénoncer la perpétuation des logiques économiques et sociales issues de l’ère Pinochet, le texte constitutionnel rédigé par l’Assemblée Constituante élue en conséquence est finalement rejeté par près de 62% de la population 2 ans plus tard.

Cette résilience du pinochetisme se voit par la suite confirmée par les élections organisées dans la foulée de ce référendum en vue de désigner les membres de la nouvelle Assemblée Constituante chargée de proposer un nouveau texte constitutionnel à soumettre une nouvelle fois au suffrage populaire au mois de décembre prochain. Il se trouve que c’est le Parti Républicain, formation de droite radicale ouvertement nostalgique du régime de Pinochet, qui remporte ce scrutin au mois de mai 2023, obtenant 23 élus sur 51, soit une majorité absolue des sièges au sein de cette instance. Autrement dit, l’institution chargée de rédiger un nouveau texte constitutionnel est paradoxalement dominée par une force politique ouvertement favorable au maintien du texte en vigueur.

Le Chili n’est pas sorti d’affaire

Un coup d’arrêt à un processus constitutionnel pourtant soutenu activement par le président Gabriel Boric, qui avait rassemblé une majorité de suffrages autour d’un projet de transformation sociale de grande ampleur à l’occasion du scrutin présidentiel qui s’est tenu en décembre 2021, soit moins d’un an avant le rejet de la nouvelle Constitution. Comment expliquer un tel revirement de l’opinion publique en si peu de temps ?

L’une des explications peut résider dans l’impopularité croissante de Gabriel Boric dont l’action est jugée par une part significative de la population comme n’étant pas à la hauteur des importants espoirs de changement suscités par son élection. Dans ce contexte, le scrutin référendaire, puis l’élection à l’Assemblée Constituante qui a suivi, ont pu cristalliser ces désillusions. Et ce, alors que paradoxalement, celles-ci s’expliquent justement par le fait que les marges de manœuvre de ce gouvernement sont limitées de manière significative par ce cadre constitutionnel, ainsi que par la composition du Parlement, dominé par la coalition de droite Chile Vamos qui y dispose de 75 sièges au total – contre seulement 42 pour la majorité gouvernementale –, ce qui représente notamment une entrave à la volonté de Boric de faire adopter une réforme destinée à accroître l’imposition du patrimoine.

Cependant, un autre élément d’importance est le fait que, contrairement au référendum de 2020, le vote sur le nouveau texte constitutionnel proposé l’année dernière était obligatoire. Au vu du fort rejet suscité par cette hausse de la participation, force est de constater qu’une forme de nostalgie du pinochetisme reste encore présente au sein de la société chilienne. Nostalgie alimentée notamment par un discours actuellement martelé par la droite, et en particulier le Parti Républicain, selon lequel c’est en réalité la radicalité du projet porté par Allende qui a précipité et rendu nécessaire ce coup d’État. Si ce discours est infondé d’un point de vue historique, il a suscité une crainte de voir un processus constitutionnel présenté comme étant trop radical aggraver les fractures sociales, avant de venir alimenter la campagne menée par le Parti Républicain à l’occasion du scrutin suivant, centrée autour de la nécessité de garantir la sécurité de la population, de sorte à mieux occulter son absence de propositions relatives à la rédaction d’un nouveau texte constitutionnel. Si ce type de discours ne détonne pas du côté droit de l’échiquier politique, il est en revanche frappant de constater que ces débats se retrouvent au sein même de la coalition gouvernementale.

En effet, si Boric a fait du devoir de mémoire et de réparation des crimes commis sous la dictature l’une des priorités de son projet de rupture avec l’intégralité de l’héritage pinochetiste, ses proches se déchirent autour de cette question. En témoigne la démission, ce mercredi 5 juillet, de Patricio Fernandez, son conseiller spécial pour les commémorations du 50e anniversaire du coup d’État, qui a suscité l’ire de ses partenaires communistes après avoir affirmé, dans un entretien : « L’Histoire (…), les historiens, les politologues (…) pourront continuer à discuter sur les raisons du coup d’État ».

Cette incapacité à aboutir à un consensus autour de la qualification et condamnation du coup d’État traduit ainsi une difficulté persistante à enterrer définitivement Pinochet.

Vincent Arpoulet

Les Colombiens toujours mobilisés contre le président Ivan Duque

La crise politique et sociale qui secoue le pays depuis la fin avril continue de mobiliser les Colombiens. Des milliers de personnes protestaient de nouveau, mercredi 9 juin, contre le président Ivan Duque, en Colombie, où des manifestations d’une ampleur inédite ont fait des dizaines de morts et alors que les négociations avec le gouvernement ne progressent pas. Les manifestants exigent la fin de la répression policière et des politiques publiques plus solidaires face à l’impact économique de la pandémie de Covid-19 qui a plongé 42 % des cinquante millions d’habitants du pays dans la pauvreté.
Il y a 4 semaines, David, expatrié français en Colombie, témoignait et expliquait les causes de ce mouvement profond en répondant aux questions d’Emmanuel Maurel sur sa chaîne YouTube.

Chili : Venceremos, vencemos, hemos vencido

Hier 16 mai se tenaient les élections constituantes du Chili. L’héritage de Pinochet a vacillé et semble sur le point de sombrer définitivement, libérant enfin les forces populaires et démocratiques de décennies de néolibéralisme.

Il n’est pas possible de comprendre la portée historique du vote d’hier sans le replacer dans le long processus du mouvement social chilien, qui a nagé d’espoirs en déroutes depuis les années 1970. Une fois le gouvernement socialiste de Salvador Allende renversé par un coup d’État, les libertés publiques furent suspendues pour imposer au Chili le néolibéralisme. Si le référendum de 1988 chassa Augusto Pinochet du pouvoir, la Constitution léguée au pays par celui-ci laissait les crimes de la dictature impunis, et empêchait toute remise en cause du modèle d’accaparement des richesses par une minorité hérité du colonialisme et renforcé par les Chicago Boys au service de la dictature.

Ainsi, les classes laborieuses du Chili n’avaient pas pu récupérer avec la démocratie ce que la dictature leur avait retiré : un système social juste, une éducation accessible pour tous, des salaires dignes, la lutte contre la grande misère, la possession commune des richesses naturelles du pays. Poussé à bout par une énième mesure néolibérale, l’augmentation du prix des transports en commun décidée par le président de droite Sebastián Piñera, le peuple chilien se souleva contre un régime dont il ne reconnaissait plus la légitimité. Malgré la répression policière, les Chiliens descendirent dans la rue et obtinrent un référendum décidant de l’avenir constitutionnel du Chili. Son issue fut sans appel, 78% des suffrages se portèrent pour abroger la Constitution actuelle et appeler une assemblée constituante.
Tout l’enjeu de cette élection était de savoir si les forces de droite allaient atteindre le seuil de blocage, fixé à un tiers des sièges. Ce seuil atteint, il aurait fallu composer avec une classe politique récalcitrante dont l’unique objectif est de protéger les privilèges de la minorité qui accapare les richesses et qui n’a toujours pas fait le deuil de la dictature. Mais le peuple chilien en a décidé autrement.

Les résultats sont clairs, le pouvoir sortant a été balayé.

La droite obtient à peine 20 % des suffrages, moins que le score du « non » au référendum constitutionnel. Alliée à l’extrême droite, elle n’obtient que 37 représentants, loin des 52 sièges dont elle avait besoin pour obtenir une minorité de blocage.
La gauche institutionnelle, divisée, obtient 53 sièges et un tiers des suffrages. En son sein, la coalition construite autour du parti communiste et de révolution démocratique, un mouvement socialiste radical, obtient 28 sièges et près de 18% des voix. Elle dépasse ainsi la coalition socialiste et chrétienne démocrate, jusqu’alors majoritaire à gauche, qui obtient 13,8% des suffrages et 25 représentants.

Les grands gagnants de cette élection sont les indépendants issus du mouvement social spectaculaire de ces deux dernières années. Ils obtiennent 38,4% des voix et 48 sièges. Les candidats indépendants étaient eux-mêmes partagés entre la coalition « Liste du peuple », ancrée à gauche mais rejetant les partis traditionnels, les centristes plus modérés de la coalition des « indépendants non neutres », et d’autres candidatures totalement autonomes. Là encore, les forces réclamant un changement social radical dominent largement. La liste du peuple obtient 15% des voix, soit plus que les socialistes, et 25 sièges. Les indépendants non neutres obtiennent 8% des suffrages et 11 représentants, les 12 sièges restants provenant d’autres listes et candidats indépendants éparpillés ayant obtenu au total 15% des suffrages.

Il faut rajouter à cela les sièges réservés aux peuples natifs, 17 au total. Cette représentation était nécessaire du fait que les populations autochtones ont été, comme les Mapuche, ouvertement marginalisés et souffrent d’un plus grand déficit de représentativité que les Amérindiens péruviens ou boliviens. Ils ont par ailleurs largement contribué de longue date au combat contre la dictature et le système social inégalitaire. Ils ne manqueront pas de relayer les revendications d’une partie négligée et bafouée du peuple chilien.

L’éducation, les droits sociaux, la protection de l’environnement, l’État-providence (avec un système de santé et de retraite plus solidaire), le droit au logement devraient donc trouver des débouchés progressistes dans la constitution que cette assemblée doit rédiger en un an. Mais La grande inconnue est maintenant celle de la voix que vont porter les élus indépendants et les Amérindiens sur des sujets qui ne sont pas ceux des droits humains, mais qui relèvent de l’organisation de l’État : vont-ils promouvoir un État décentralisé ? Un système semi-présidentiel ? Le bicamérisme ? Beaucoup de questions restent ouvertes. Cette Assemblée, quasiment paritaire, sera aussi l’occasion de défendre le droit à l’avortement, toujours inaccessibles à de nombreuses femmes chiliennes du fait des blocages répétés du camp conservateur et de la sous représentativité des femmes depuis longtemps dans la politique chilienne.

Le vent du changement qui souffle sur l’Amérique latine semble inarrêtable. Le peuple bolivien a résisté au putsch organisé contre Evo Morales et élu un candidat de son parti comme président, Lula est libre et menace sérieusement Jair Bolsonaro au Brésil, la Colombie s’enfonce dans la répression militaire mais la gauche radicale semble être en mesure de gagner les élections et de mettre fin à la dérive autoritaire en cours. Le Pérou, jusqu’alors hermétique à la gauche par héritage de la violente guerre civile des années 80-90, a porté en tête du premier tour un syndicaliste marxiste qui pourrait bien l’emporter au second tour début juin. Au Chili, hier, une communiste a été élue maire de Santiago, et l’Assemblée Constituante est clairement dominée par des forces de gauche réclamant un renversement institutionnel et social.

C’est tout un continent qui semble (re)devenir favorable à la gauche sociale et populaire. La question qui se pose maintenant est celle de la concrétisation de ces formidables espoirs. Comment satisfaire les attentes de peuples laminées par des années de néolibéralisme ?
Un des chants de ralliement des opposants à la dictature d’Augusto Pinochet clamait « Venceremos, la miseria sabremos vencer », qu’on peut traduire par « Nous triompherons, nous saurons vaincre la misère ». Aujourd’hui nous assistons au « Vencemos », nous triomphons. Tout doit être fait pour que demain, nous puissions chanter « Hemos vencido », nous avons triomphé.

Annulation de la condamnation de Lula : l’espoir renaît au Brésil

Lundi 8 mars, la cour suprême du Brésil a annulé la condamnation pour corruption de l’ancien président Lula. S’il ne s’agit pas à proprement parlé de l’innocenter en bonne et due forme, la cour suprême a conclu que le tribunal qui avait condamné Lula était incompétent pour le faire.

La manipulation de la justice est, depuis la fin de la période des coups d’État de la fin du XXème siècle, le levier d’action régulier de la bourgeoisie libérale sud-américaine pour se soustraire à la démocratie et à la volonté populaire. C’est une manipulation de ce type qui avait conduit à la déposition de Dilma Roussef et à la prise du pouvoir de la droite brésilienne en dehors de tout cadre démocratique en 2016. En 2018, c’est la condamnation à l’emprisonnement et l’inéligibilité qui avait empêché Lula, favori de l’élection, à se présenter, amenant à la victoire du candidat d’extrême-droite Jair Bolsonaro.

Présenté à tort par certains médias comme un candidat populiste dans la lignée de Donald Trump et Matteo Salvini, le président brésilien partage certes leurs idées, mais pas le même électorat. Son accession au pouvoir a été pilotée par l’élite économique brésilienne, pour laquelle il ne peut y avoir d’alternative démocratique au néolibéralisme.

Le président Bolsonaro avait alors pu dérouler les lubies classiques des libéraux: privatisation à tour de bras, destruction du service public, dépossession des indigènes, austérité forcée, sortie de la banque centrale du contrôle démocratique. Mais comme toujours quand les méfaits du libéralisme ne sont pas acceptés par la population, le libéralisme économique s’accompagne d’un illibéralisme politique le plus total, et d’un obscurantisme forcené: suppression des dotations aux sciences, commémoration du coup d’État de 1964, et surtout négation de la dangerosité du covid 19, qui a mené à une catastrophe sanitaire inédite. Le Brésil est le deuxième pays au monde avec le plus de morts, les morgues étaient débordées, et des tensions étaient apparues à la frontière avec la Guyane, sur lesquelles nous avions déjà alerté

(voir notre article sur la politique inconséquente de Bolsonaro)

A l’approche des prochaines élections présidentielles, l’incapacité de Jair Bolsonaro de maintenir Lula en prison – il avait été libéré en 2019, déjà sur décision de la cour suprême – et de confirmer son inéligibilité trahissent une perte de contrôle sur le pays. Lula est le seul candidat que les enquêtes d’opinion donnent vainqueurs face à Bolsonaro. Les députés du parti présidentiel semblent fébriles, et annoncent déjà la victoire des « communistes et des antifas ».

Si cette décision apporte un peu d’espoir pour le peuple brésilien et pour la stabilité de la frontière franco-brésilienne, il ne faut pas oublier que l’extrême droite sera prête à user de tous les moyens pour accéder et se maintenir au pouvoir. Les charges contre Lula ne sont pas abandonnées, et la victoire du Parti des Travailleurs n’est pas assurée.

Toutefois, la Gauche Républicaine et Socialiste se réjouit de l’annulation de la condamnation de Lula. Nous faisons le vœu d’une victoire de la gauche aux prochaines élections brésiliennes, afin de sortir de l’obscurantisme que l’extrême droite proche des milieux évangéliques fait vivre au Brésil, afin de rétablir une relation franco-brésilienne fondée sur le partenariat économique et démocratique, afin de venir en aide à la population malmenée par le néolibéralisme et l’aveuglement sur la COVID.

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