Emmanuel Macron, de la disruption à la banalisation – par Rémi Lefebvre

tribune de Rémi Lefebvre publiée le 7 juillet 2021 dans la Revue Esprit

Élu à gauche en 2017, Emmanuel Macron a progressivement réorienté sa ligne politique, que ce soit sur le terrain économique ou régalien. Aujourd’hui, il vise explicitement une réélection à droite, favorisée par l’affaiblissement des identités politiques traditionnelles.

À quelques mois de l’élection présidentielle, il est temps d’analyser la cohérence et la consistance du macronisme. Existe-t-il d’ailleurs ? Il est permis d’en douter. Le président de la République n’a produit, hormis quelques longs entretiens dans la presse, aucune réflexion d’ampleur qui pourrait s’apparenter à un travail doctrinal. Son mouvement, La République en marche, a vite renoncé à remplir la fonction idéologique qu’on pourrait attendre d’un parti, surtout quand celui-ci a surgi de nulle part. David Amiel et Ismaël Emelien, deux proches conseillers du président, ont bien publié en mars 2019 un « manifeste », Le progrès ne tombe pas du ciel 1, qui esquisse une définition du macronisme comme « maximisation des possibles ». Mais la pensée ou le positionnement politique d’Emmanuel Macron ont surtout été définis de l’extérieur 2.

Pour analyser le macronisme, on peut alors s’appuyer sur ce que nous en dit l’exercice du pouvoir depuis 2017. Élu par effraction, Emmanuel Macron s’est construit sur la disruption (rappelons le titre de son ouvrage d’entrée en campagne, Révolution 3). À l’épreuve de cinq ans de présidence, que reste-t-il du projet de bousculer le « système » et de subvertir les codes et règles de la politique 4 ? À bien des égards, le « nouveau monde » reste très proche de l’ancien.

L’irrésistible droitisation du macronisme

Sur le terrain économique, le « en même temps » (et de gauche et de droite) de la campagne électorale de 2017 a été de courte durée. Le macronisme de 2017 pouvait encore être lu comme une entreprise de modernisation de la gauche. Il s’est rapidement révélé comme un néolibéralisme continué et exacerbé. Le dessein du président ne souffre pas l’ambiguïté : l’approfondissement du programme néolibéral et l’adaptation du modèle social français à la mondialisation. Rhétorique du « ruissellement », loi travail, suppression de l’impôt de solidarité sur la fortune, instauration de la flat tax sur les dividendes, réforme des retraites (quoique suspendue) : les grands marqueurs socio-économiques du quinquennat ne trompent pas. Les emblèmes ou « flotteurs » de gauche sont quant à eux peu nombreux : dédoublement des classes en CP en zone de Réseaux d’éducation prioritaire, « zéro reste à charge » pour le remboursement de lunettes et de prothèses auditives ou dentaires… Dans bien des domaines, comme le logement ou la santé, l’action publique s’inscrit dans la continuité des politiques antérieures.

Cette droitisation sur le terrain économique était prévisible, si l’on se souvient que le président de la République avait été l’artisan du Crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE) sous François Hollande. L’évolution sur la question des libertés ou du régalien est plus étonnante. Emmanuel Macron s’était construit à gauche en 2016-2017 contre le républicanisme aux accents sécuritaires de Manuel Valls. Il louait alors en matière d’immigration la politique d’Angela Merkel dont il saluait le mélange « de lucidité, de courage et d’humanité admirable ». Le glissement à droite est très net. Restriction sans précédent des libertés publiques qui indigne jusqu’aux soutiens libéraux de la première heure comme les avocats François Sureau ou Jean-Pierre Mignard, répression des Gilets jaunes, tournant sécuritaire aux accents sarkozystes avec Gérald Darmanin : le macronisme aujourd’hui est aussi une forme d’illibéralisme. On lisait dans Révolution : « Nous devons nous désintoxiquer du recours à la loi et de la modification incessante de notre droit criminel. » Les lois sur la sécurité se sont pourtant multipliées, les dernières en date concernant le « séparatisme » ou la « sécurité globale ». Quatre lois sur l’antiterrorisme ont été votées depuis 2017. Est-ce vraiment une surprise ? La trajectoire du macronisme pose une question plus générale : le néolibéralisme ne peut sans doute conduire qu’à une forme d’autoritarisme avec lequel il fait système.

La base électorale d’En marche s’en est trouvée modifiée. L’électorat de 2017 était, selon le politiste Pierre Bréchon, « un précipité composite à l’avenir incertain ». Dès les élections européennes (et même législatives), il s’est droitisé. Élu à gauche en 2017, Emmanuel Macron vise sans ambiguïtés, cinq ans plus tard, une réélection à droite. Agile, il a utilisé les politiques publiques pour fabriquer un nouveau socle électoral.

Le macronisme est aussi un pragmatisme. Confronté à deux crises majeures, sociale et sanitaire (les Gilets jaunes et la pandémie), le pouvoir a d’ailleurs démontré une certaine capacité d’adaptation. En 2020, Emmanuel Macron a su imposer aux « budgétaires » de Bercy un « quoi qu’il en coûte » en rupture avec l’orthodoxie dont il était pourtant un gardien. La crise sanitaire a certes quelque peu brouillé son image de réformateur, mais le cap est tenu : le gouvernement a maintenu la réforme du régime de l’assurance chômage en mars 2021.

Entre présidentialisme et proximité

La pratique du pouvoir institutionnel ne marque pas non plus de rupture. Emmanuel Macron s’inscrit pleinement dans le présidentialisme de la Ve République qu’il a poussé encore d’un cran. L’horizontalité de la campagne de 2017 a fait long feu. La concentration des pouvoirs s’est accentuée. Rarement une majorité parlementaire n’aura été aussi docile et disciplinée (malgré le départ de 29 députés entre 2017 et février 2021). Les corps intermédiaires ont été méthodiquement court-circuités. Si la démocratie participative a été mobilisée (débat public post-Gilets jaunes, convention citoyenne sur le climat), elle a été largement instrumentalisée. Pendant la crise sanitaire, le conseil de défense réuni à l’Élysée a supplanté le conseil des ministres 5.

Au fil du quinquennat, le président en exercice a compensé sa verticalité et ce surplomb « jupitérien » par une symbolique et une mise en scène de la proximité et du « terrain » qui renvoie, là encore, à un répertoire de légitimation politique traditionnelle 6. Une forme de conversion aux territoires s’est opérée. Sans expérience locale, à la différence des présidents de la République qui l’ont précédé, Emmanuel Macron a d’abord cultivé une certaine distance, voire condescendance, à l’égard des élus locaux. À partir de la crise des Gilets jaunes, qui révèle le caractère hors sol de La République en marche, il multiplie les signes d’attention à la France des territoires. En bras de chemise, des heures durant, il est au milieu des maires dans les « débats publics ». En 2017, La République en marche était « dégagiste » et opposée à la professionnalisation de la politique : lors des élections municipales de 2020, elle soutient largement des maires de droite installés. Le choix de nommer Jean Castex à Matignon équilibre ainsi la légitimité technocratique d’un commis de l’État avec la légitimité provinciale d’un petit maire rural.

En juin 2021, le président entame dans le Lot un tour de France pour « prendre le pouls du pays ». Ce retour au peuple s’inscrit également dans une pratique très ancienne et enracinée dans la République 7. Emmanuel Macron a peu à peu adopté les codes du métier politique. Le style transgressif du début de mandat n’est plus de mise, un polissage sémantique s’est opéré : finis les mots blessants et les outrances verbales, le « pognon de dingue », l’idée qu’il suffit de « traverser la rue » pour trouver du travail, ou l’interpellation des « fainéants et [des] cyniques ». Tout se passe comme si le président autrefois inexpérimenté avait appris la maîtrise de soi et la langue de bois constitutive du métier politique.

« La poutre travaille encore »

Si le macronisme s’est banalisé et normalisé, les conditions « disruptives » qui ont assuré son succès sont toujours réunies. Emmanuel Macron est toujours fort des faiblesses de ses adversaires. Les partis traditionnels continuent à se désagréger malgré la résilience (essentiellement territoriale) des Républicains et du Parti socialiste. La gauche ne s’est pas relevée ; à bien des égards, ses contradictions et divisions se sont même exacerbées. Emmanuel Macron peut d’autant plus assumer sa droitisation que la gauche ne représente pas une menace réelle : il n’y a toujours pas de débouché crédible pour l’électorat de gauche modéré. La droite connaît aussi une crise identitaire, renforcée par une absence de leadership clair. Son espace politique est asséché, elle est déchirée entre la tentation de rejoindre l’extrême droite et l’attraction idéologique de La République en marche. La fusion des listes LR et LREM en région PACA en avril dernier a donné à voir cet écartèlement. Emmanuel Macron s’emploie toujours à jouer de la décomposition des identités politiques et à poursuivre le « dépassement » engagé en 2017. Loin d’être affaibli, le Rassemblement national est en passe de devenir la principale opposition au pouvoir en place. Malgré les dénégations, le couple Macron-Le Pen est autant un duo qu’un duel.

Il n’y a toujours pas de débouché crédible pour l’électorat de gauche modéré.

C’est tout le paradoxe du macronisme. Alors qu’il présente de nombreuses faiblesses, ses chances de l’emporter en 2022 sont réelles. Jamais une entreprise politique sous la Ve République ne s’était appuyée sur des ressources aussi faibles et sur la personnalité exclusive d’un homme. Le président dispose d’une base électorale fidèle mais étroite, et il concentre une forte défiance sur sa personne. Aucune réelle personnalité n’a émergé depuis 2017 à LREM ou dans le gouvernement (à l’exception peut-être d’Édouard Philippe, à qui le président ne renouvelle pas sa confiance en juillet 2020). La majorité parlementaire n’a été qu’une chambre d’enregistrement. Le « parti-mouvement » du président est fantomatique ou inexistant. Il n’a gagné aucune région en 2021 comme il n’avait gagné aucune grande ville en 2020. Au terme du quinquennat, Emmanuel Macron est un président aussi faible qu’omnipotent. Il était une réponse possible à la crise démocratique en 2017. Depuis lors, elle s’est encore approfondie.

  • 1.David Amiel et Ismaël Emelien, Le progrès ne tombe pas du ciel. Manifeste, Paris, Fayard, 2019.
  • 2.Voir Myriam Revault d’Allonnes, L’Esprit du macronisme ou l’art de dévoyer les concepts, Paris, Seuil, 2021.
  • 3.Emmanuel Macron, Révolution, Paris, XO éditions, 2016.
  • 4.Voir Bernard Dolez, Julien Fretel et Rémi Lefebvre (sous la dir. de), L’Entreprise Macron, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 2019.
  • 5.Voir Brigitte Gaiti, « La décision dans la crise sanitaire ou la logique du désordre », The Conversation, 21 avril 2021.
  • 6.Voir Christian Le Bart et Rémi Lefebvre (sous la dir. de), La Proximité en politique. Usages, rhétoriques, pratiques, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2009.
  • 7.Voir Nicolas Mariot, Bains de foule. Les voyages présidentiels en province, 1888-2002, Paris, Belin, 2006.

20 ET 27 JUIN : UN GRAND CRASH DE LA DÉMOCRATIE

Les deux tours de scrutin des élections départementales et régionales ont représenté un crash démocratique. Au moins sur cela, nous pourrons nous accorder avec tout le monde. Pour le reste ce sera bien difficile. En effet l’importance même de l’abstention rend fragile toute analyse et extrapolation sur l’état d’esprit de nos concitoyens et les conséquences éventuelles sur les scrutins nationaux de l’année prochaine.

Pourtant travailler à comprendre est une tâche essentielle.

Il ne s’agit pas d’un coup de tonnerre dans un ciel bleu mais plutôt d’un point culminant dans une évolution longue sur 20 à 30 ans. La cause première est celle de l’impuissance des politiques tout particulièrement ressentie à travers les volte-face des derniers présidents de la République (Chirac et la fracture sociale, l’agressivité bling-bling de Sarkozy, Hollande et « mon ennemi c’est la finance » ou Macron et son monde nouveau…) même si le contexte n’est pas seulement français avec la victoire idéologique du discours sur la « seule politique possible ».

Nous retenons quelques enseignements nécessaires.

PAS DE GRANDE BASCULE GÉNÉRALE

On peut retenir du second tour des élections régionales une carte de France des exécutifs quasi-inchangée. Mais c’est oublier un peu vite des mouvements dans les Régions et Collectivités d’Outre Mer : la Réunion, la Martinique et la Guyane basculent en effet à gauche. Deuxièmement, c’est également passer par pertes et profits des changements significatifs dans les conseils départementaux : le Tarn-et-Garonne, la Charente et les Côtes-d’Armor reviennent à gauche, quand plusieurs départements longtemps très ancrés à gauche basculent à droite, comme le Finistère, l’Ardèche, le Puy-de-Dôme, les Alpes-de-Haute-Provence, et surtout le plus emblématique, le Val-de-Marne, dirigé depuis 1976 par le Parti communiste français et l’union de la gauche.

Malgré tout il n’est pas exagéré de considérer que la « prime au sortant » a fonctionné : dans le contexte d’une très faible participation la mobilisation des réseaux d’élus locaux et d’animateurs locaux fidélisés a fonctionné à plein. Et pour les départementales, les sortants quand ils sont élus de terrain peuvent échapper au « tous pareils, tous impuissants ».

UNE ABSTENTION MASSIVE MAIS NON HOMOGÈNE

Les chiffres accablants (66,7% le 20 juin) cachent des réalités diverses : ce sont les jeunes et les catégories populaires qui ont boudé le plus fortement les urnes.

Depuis le soir du 20 juin 2021, journalistes et responsables politiques dissertent trop souvent entre eux des conditions accessoires qui permettraient le retour de l’esprit civique. Ainsi, la solution à l’abstention, notamment celle des « jeunes », serait le numérique. Le problème serait le caractère désuet des bureaux de vote et évidemment les millenials et leurs prédécesseurs immédiats se seraient précipités pour faire leur devoir civique s’il avait existé une application pour smartphone… Pour les « moins jeunes », il faudrait donc se replier sur le vote par correspondance (interdit – rappelons le – en 1975 en France car il y était une cause massive de fraude électorale) ou le vote obligatoire… en fonction des périodes, certains trouvent chez nos cousins ou chez nos voisins des grâces qu’ils considéraient jusqu’ici avec mépris. Le malaise est bien plus profond et la tendance ancienne.

Il existe plusieurs raisons à la fois conjoncturelles et structurelles qui participent de l’échec de ce scrutin comme de la dépression civique de notre pays et de nos concitoyens.

DES RAISONS CONJONCTURELLES … TRÈS POLITIQUES !

Choix des dates (deux week-ends de juin juste après la « libération » et en début d’été), absence inédite de campagne civique télévisée et sur les réseaux sociaux, confusion de deux scrutins très différents, nationalisation sans frais des enjeux, scandaleuse désorganisation de l’envoi des documents officiels… Tout a contribué à l’échec de ce scrutin et au doute (pour dire le moins) sur la légitimité des résultats.

En les listant on a le sentiment soit d’un sabotage volontaire soit d’une grave incompétence : dans les deux cas le ministre de l’intérieur doit être démis de ses fonctions. L’absence de principe de responsabilité des soit disant responsables politiques aggrave, épisode après épisode, la crise de confiance des électeurs et électrices.

Confier, pour partie, la distribution des professions de foi et des bulletins de vote à une entreprise privée est l’événement le plus grave et le plus marquant dans les défauts d’organisation de cette élection. Elle dénote un imbécile aveuglement idéologique : « plus efficace et moins cher, le privé » ! A contrario, elle valide l’attachement réitéré du peuple français à ses services publics et à leur qualité.

UNE DÉCENTRALISATION EN SOUFFRANCE

La démocratie locale est fortement impactée par les conséquences problématiques des réformes de la décentralisation engagées depuis 2004 et surtout depuis 2012.

La régionalisation excessive et la fusion souvent absurde des régions a ainsi déstabilisé notre édifice territorial : les électeurs peinent à saisir la pertinence des choix qui leurs sont proposés, des enjeux qu’il faut arbitrer, des compétences qui sont concernées. Plus personne ne comprend bien ce qui relève du département ou de la région, plus personne ne comprend bien dans quelle région il est et pourquoi le pays basque pourrait être géré avec la Haute-Vienne. L’absence d’information civique avant le scrutin n’a pas aidé.

Le mal s’étend à l’échelle communale car il faudrait être fou pour croire que seule la crise sanitaire avait fait fuir l’électeur au moins pour le second tour de juin 2020 : malgré l’inscription de la décentralisation dans la constitution, les simples communes ont vu leur pouvoir être de plus en plus contraint et limité par le développement de l’intercommunalité, la métropolisation, la complexification de l’action locale ou le saccage de la fiscalité locale. Les élections municipales n’attirent plus que des publics restreints et parfois motivés par les seuls enjeux de personnes ou de combats très spécifiques du type NIMBY [« not in my backyard », « pas dans mon jardin » en bon français].

Les déçus d’une action publique de plus en plus empêchée et ceux qui ne maîtrisent plus les enjeux ne se déplacent plus.

On peut tenter de résoudre certains de ces problèmes par des correctifs : séparation des scrutins, correction des excès de l’intercommunalité et de la métropolisation, abrogation des fusions régionales absurdes…

ÉVITER LES EXPLICATIONS SIMPLISTES

À ce titre, attention aux interprétations hâtives que certains, à l’orée du congrès de leur parti, sont tentés de présenter comme l’explication de la réussite de certains présidents de région… Ainsi, si dans le sud-ouest Alain Rousset et Carole Delga ont pu se payer le luxe de rejeter toute alliance à gauche au second tour, c’est peut-être moins parce que la gauche écologiste ou radicale serait un repoussoir que parce que le maillage des territoires par les élus locaux, les militants, les réseaux associatifs « amis » y a été moins atteint que dans le reste de la France.

A fortiori, dans une élection marquée par une très faible participation, la mobilisation optimum de ses réseaux est plus que jamais déterminante. Si cela n’explique pas tout, on peut croiser la carte de France des cantons au soir du 27 juin pour constater à quel point le réseau politique dans le sud-ouest du pays est resté puissant et relativement monocolore, alors qu’il est plus diffus partout ailleurs.

LE PROBLÈME PRINCIPAL OU QUAND « L’OFFRE POLITIQUE » NE RÉPOND PAS À LA DEMANDE

Pardonnez nous cette incursion dans un langage marketing. Depuis une grosse trentaine d’années, le débat politique s’enfonce dans la médiocrité intellectuelle et idéologique. La montée de l’extrême-droite et de l’abstention en sont en partie la conséquence. Depuis toutes ces années, si l’abstention s’élève inexorablement c’est que les partis politiques de droite comme de gauche ne parlent plus aux électeurs, ne parlent plus aux préoccupations concrètes mais aussi « imaginaires » des citoyens.

Il y a pour expliquer cela des raisons de structures qui vont de pair avec une forme de dépossession de la souveraineté populaire au travers d’une mondialisation supposée « heureuse » et d’une technocratisation ordo-libérale dans laquelle a dérivé la construction européenne. Les partis n’ont plus rien de conséquent à proposer aux Français car ils ont largement capitulé face à cela. Mais il y a aussi une médiocrité du discours politique et de la réflexion : il n’est qu’à regarder la faiblesse des propositions programmatiques à droite (qui se réfugie sans réflexion sur l’immigration et la sécurité car LREM lui a volé le libéralisme technocratique) ou à gauche. Déficit de réponses concrètes aux aspirations matérielles des Français, déficit de discours permettant de comprendre le monde et la direction qu’on veut lui donner ou capable de (re)construire un imaginaire collectif.

Que la gauche française se soit volontairement laissée submerger ces derniers temps par des concepts politiques anglo-américains (qui répondent essentiellement à la réalité sociologique des États-Unis d’Amérique) en dit long sur la médiocrité de l’état de réflexion idéologique et la paresse intellectuelle à gauche en France aujourd’hui. Une bonne partie de nos concitoyens nous regardent éberlués et il ne faut pas leur demander de faire le tri en cherchant ceux qui à gauche relèveraient le niveau s’ils ne sont pas invités sur les plateaux TV. L’emploi, la localisation, la nature et l’avenir de l’activité économique, les salaires, les conditions de travail, la garantie d’un logement décent et d’une santé publique accessible … mais aussi d’une tranquillité publique et d’une justice pour toutes et tous, voilà des sujets qui paraissent correspondre aux préoccupations quotidiennes et essentielles de nos concitoyens : il serait peut-être temps d’y répondre !

Personne ne viendra voter si les électeurs ne perçoivent pas les enjeux et s’ils considèrent qu’il n’y a pas de propositions politiques qui s’adressent à eux. Ce n’est pas le smartphone et des techniques de scrutin qui pallieront ces défaillances. Dans ce contexte, l’élection présidentielle est la seule dont les citoyens perçoivent encore les enjeux ; mais sans proposition politique de qualité le choix qu’ils feront sera par défaut. Alors que les scrutins des 20 et 27 juin n’ont mobilisé que le tiers le plus politisé des Français, il serait bien prétentieux de tirer des éléments signifiants sur l’évolution nationale des rapports de force politiques et sur l’ouverture de la campagne des élections présidentielle et législatives à venir.

QUELQUES DONNÉES TERRITORIALES

La carte des départementales : la gauche renforce ses positions dans le Sud-Ouest et entame la reconquête de plusieurs cantons du Nord, la droite domine de plus en plus en région parisienne, Centre, PACA et Est.

Notons que partout où au sein de la gauche la stratégie consistait pour une composante à attaquer l’autre, c’est la droite qui s’empare des départements, le basculement du dernier département communiste de la petite couronne en étant l’illustration. Le PCF connaît depuis les années 1980 une décrue politique largement analysée, qui a des causes internes et internationales… Mais il faut convenir qu’il a existé également depuis 15 ans une stratégie du PS en Île-de-France visant à accélérer cette chute en espérant remplacer le PCF. La décrue a donc été hâtée, mais on sait aussi que souvent le remplacement ne fut que superficiel. En définitive, cette logique de confrontation et de concurrence aura été un désastre pour toutes les gauches. Cette élection régionale francilienne, qui a démontré que l’électorat était bien plus unitaire que ce que prévoyaient sondages et certains états majors, marque surtout la fin de la chute, le début d’une reconstruction. Parallèlement, dans un certain nombre de cantons de centre ville, comme à Lille ou Rennes, par exemple, les candidats écologistes remplacent désormais les candidats du PS auprès des catégories professionnelles moyennes et supérieures.

Pour LREM, comme pour le RN, et ses alliés, la défaite des élections régionales est amplifiée aux départementales. LREM entraîne le MoDem dans cette déroute, et le RN perd un nombre important de cantons. C’est autant de moyens de structuration qui disparaissent. Il serait également faux de dire que LREM partait d’une page blanche : depuis 2017, le parti présidentiel pouvait compter sur le ralliement de conseillers départementaux issus du centre gauche et du centre droit. Si la majorité présidentielle prétend aujourd’hui avoir accumulé une centaine de conseillers régionaux et départementaux, il est un peu facile d’oublier qu’une bonne moitié de ces transfuges a été sanctionnée par les urnes et que le MODEM va perdre la présidence des Pyrénées-Atlantiques. Enfin, la majorité présidentielle comptait quelques 120 conseillers régionaux LREM-Modem-Agir-divers Centre sortants : ils n’en ont plus que 76.

En réalité, le gros des classes et milieux sociaux qui formaient la base des succès historiques de la gauche est resté à la maison. C’est aussi une des causes du recul du Rassemblement National, victime majeure et pour lui inédite de l’abstention…

La France et les Français méritent mieux…

Il y a un potentiel considérable à mobiliser les abstentionnistes, et il sera faux de croire que cette mobilisation sera garantie par la résolution d’une simple « équation personnelle », homme ou femme. Nous restons convaincus que nos concitoyens attendent que l’on réponde à leurs préoccupations réelles et non une mise en scène de détestations réciproques et de débats hors sol. La gauche doit donc s’atteler de manière urgente à un travail de fond et démontrer ensuite qu’elle peut proposer une alternative crédible aux différentes nuances de droite, libérale, conservatrice ou extrême.

Cela vaut pour l’élection présidentielle comme pour les élections législatives qui la suivront. Sans cela, qu’elle puisse se maintenir ou non au second tour de l’élection présidentielle, il y a fort à parier que c’est toute la gauche, dans toutes ses sensibilités, qui aura des difficultés à maintenir des groupes parlementaires à l’Assemblée Nationale. La reconduction d’exécutifs départementaux ou régionaux en 2021, avec des taux de participation allant de 25 à 36 %, ne garantit pas contre la Berezina en 2022 si nous ne prenons pas le sujet à bras le corps.

La Gauche Républicaine et Socialiste n’a jamais pratiqué un discours d’exclusive, interdisant à une partie de la gauche en soi de discuter avec les autres ; elle a participé avec volontarisme à toutes les rencontres visant à engager la gauche dans l’échange, avec une priorité, travailler aux convergences d’idées pour construire le socle possible d’une unité. La GRS a gagné des cantons, obtenu des élus régionaux. C’est bien sûr le propre des soirées électorales de voir aussi des camarades échouer, parfois de peu, et cela paraît toujours injuste quand on connaît leurs engagements et leur sincérité. Mais les scores sont encourageants, ils progressent. La GRS poursuit donc son ancrage dans les territoires et nous continuerons à plaider pour la construction d’une plateforme gouvernementale des gauches. La France et les Français le méritent et surtout l’attendent.

Régionales : la mélancolie démocratique de l’assesseur – tribune de Rémi Lefebvre

tribune de Rémi Lefebvre, professeur de science politique, université de Lille, publiée dans Libération le lundi 28 juin 2021 à 17h46

Moins il y a d’électeurs, plus il y a de notables élus, moins il y a d’électeurs… Pour notre camarade politologue Rémi Lefebvre, cette spirale censitaire et mortifère déforme socialement le corps électoral. L’heure d’un «choc de démocratie» est toujours différée, jusqu’à quand ?

Rien n’y a fait. Le sursaut démocratique n’a pas été au rendez-vous du second tour des élections régionales, donnant à l’abstention un visage plus militant. Malgré les appels à la participation unanimes des partis, la culpabilisation des électeurs ou les explications bienveillantes des politistes, les gronderies de Marine Le Pen, les bureaux de vote sont restés désespérément vides, arpentés par une minorité d’électeurs âgés aux réflexes légitimistes. Les assesseurs qui y officient sont devenus les symboles de la désertion et de la désolation démocratiques. Plus d’électeurs pour les occuper les dimanches d’élection et tromper leur désœuvrement. Plus assez de bénévoles aussi pour assumer leur tâche, vouée à être rémunérée alors qu’elle relevait d’un noble bénévolat démocratique et d’une forme de rétribution symbolique du militantisme. Mais les militants eux aussi se font rares et désertent la scène. C’est toute la démocratie électorale qui semble désinvestie. La salle de vote se désacralise à mesure que l’acte électoral se démonétise.

La montée de l’abstention s’inscrit dans une tendance longue et le dernier scrutin n’est qu’un palier franchi dans une série d’érosions régulières et implacables. A chaque scrutin un record de démobilisation est battu (législatives de 2017, municipales de 2020, régionales de 2021). C’est peut-être le vote qui désormais fait énigme… A quoi bon aller voter quand on se prononce de plus en plus par défaut et que le vote perd sa légitimité à force d’être devenu «utile» ou simplement «républicain» ? Quand se succèdent les alternances sans alternative, la même impuissance nourrissant toujours plus de défiance et d’indifférence ? Quand l’offre politique devient illisible, quand la confusion idéologique règne et que les partis, en décomposition, ne fournissent plus de repères ? Quand les territoires (régions ou cantons) ne font plus sens ? Quand les enjeux du scrutin sont détournés et parasités par des enjeux perçus comme politiciens ?

Un discrédit démocratique cumulatif

Pour une part croissante des électeurs, voter c’est cautionner un système de délégation qu’ils réprouvent et qu’ils anticipent comme une trahison de plus à venir. La légitimité du vote est indexée sur la confiance qu’on accorde au candidat censé nous représenter. Quand elle s’évanouit, la procédure électorale apparaît comme un blanc-seing accordé à des élus sur lesquels on n’a aucune possibilité de contrôle. C’est sans doute en donnant plus de pouvoir aux électeurs entre les élections, grâce à une démocratie plus participative et continue, que l’on réhabilitera le vote lui-même. En ne réduisant pas la participation à la sphère électorale, on donnerait plus de prises et de respirations démocratiques et on décrisperait le jeu électoral.

Pour l’heure, le discrédit démocratique est cumulatif. Les élections régionales se soldent par une double peine démocratique : l’abstention traduit une aspiration au renouvellement et un rejet du système en place mais conduit aussi, faute de participation, à consacrer les notables déjà installés. La fameuse «prime aux sortants» est celle donnée par les derniers votants. Moins il y d’électeurs, plus il y a de notables et moins il y a d’électeurs à terme… Cette spirale censitaire qui déforme socialement le corps électoral est mortifère. Seule l’élection présidentielle échappe (encore) à cette sécession démocratique. L’abstention n’est pour l’instant qu’intermittente. Mais la présidentialisation a dévoré la vie politique : non seulement elle ne cesse d’entraîner des cycles d’enchantement et de désillusion autour d’un homme providentiel voué à décevoir mais elle vide tous les autres scrutins de leur signification. Les élections «intermédiaires» portent de mieux en mieux leur nom, sauf que les électeurs les enjambent de plus en plus.

Une ventriloquie qui confine à l’indécence

Depuis dimanche soir, commentateurs et responsables politiques mettent en garde : il n’y a pas d’enseignements nationaux à tirer d’une élection sans électeurs. Irrésistiblement pourtant, ils ne cessent de les faire parler en dépit de leur silence, se projetant, comme si de rien n’était, dans la prochaine échéance. Cette ventriloquie confine à l’indécence. A chaque élection se reproduit la même sidération devant les signes de l’alerte ou de l’affaissement démocratiques. Et les déplorations rituelles sont vite oubliées. Le déni reprend le dessus comme la vie politique son cours, repliée sur les jeux et enjeux propres d’un personnel politique animé par sa reconduction et sa reproduction.

L’heure d’un «choc de démocratie» est toujours différée. Ses contours possibles sont pourtant connus. Depuis des années, intellectuels, associations, mouvements citoyens ou think tanks multiplient les propositions et rivalisent d’innovations. Réhabilitation du Parlement, développement de l’offre de participation en évitant son instrumentalisation, limitation du cumul des mandats dans le temps, réforme du financement des partis encourageant la diversité sociale des candidats, vote au jugement majoritaire, référendum d’initiative citoyenne délibératif, nouvelle inversion du calendrier présidentiel… des alternatives à notre système institutionnel épuisé sont disponibles. Elles supposent un peu de courage et de volonté politiques. Il n’est peut-être pas encore trop tard.

Réindustrialisation : « la domination des idées libérales empêche de mener le rapport de force », entretien à Alternatives économiques

entretien accordé à Alternatives Economiques, publié le jeudi 24 juin 2021 – propos recueillis par Justin Delépine

La désindustrialisation du pays est-elle inéluctable ? Persuadée que non, la sénatrice Marie-Noëlle Lienemann, rattachée au groupe communiste, souhaite que la France cesse d’être naïve dans la compétition internationale et européenne. Pour cela, l’élue a déposé fin mars, une proposition de loi pour la création d’un programme national d’intelligence économique. Elle revient ici sur les ambitions, la philosophie et les propositions de son texte.

La France et l’Europe se montrent-elles naïves dans la compétition internationale ?

Dans tous les marchés stratégiques, l’Europe n’a pas fait de percée, que ce soit l’automatisation, le Big Data, le cloud ou les systèmes cyberphysiques. Même si elle est encore la première puissance commerciale, sa part dans les échanges mondiaux ne cesse de reculer. Si nous ne nous adaptons pas, nous serons progressivement disqualifiés dans les échanges internationaux. Les acteurs européens sont encore trop peu présents dans les technologiques émergentes.

Concernant la France, la situation est encore pire, notamment parce que les stratégies de l’UE avec la Chine et les USA nous défavorisent clairement. Nous perdons des places dans le commerce international mais aussi dans le commerce intra-européen qui représente presque 70% nos échanges.

Notre pays a été particulièrement percuté par les règles de l’Europe libérale : concurrence libre et (prétendument) non faussée, dumping fiscal et social important, interdiction des aides d’État alors même que notre pays connaissait un secteur public important et des interventions de l’État. Tout cela sur fond de passage à l’Euro avec un franc surévalué et une monnaie commune qui sert d’abord les exportations de nos concurrents européens…

La désindustrialisation et les délocalisations se sont accélérées. D’où l’importance pour notre pays et bien d’autres de réorienter radicalement l’UE, en particulier pour combattre les déséquilibres qui se sont accrus en son sein.

C’est vrai avec l’Allemagne, mais on ne peut plus tolérer non plus que les Pays-Bas soient la porte d’entrée européenne des produits chinois à travers ses ports et qu’ils se développent via une concurrence fiscale déloyale, totalement scandaleuse. Nos gouvernants ont laissé faire au nom de l’unité européenne. Qui peut croire qu’elle durera si de tels écarts et de telles pratiques demeurent !

Mais au-delà de l’urgence de créer un vrai rapport de force au sein de l’UE pour changer la donne et faire entendre les intérêts français, notre pays doit agir dans le cadre existant et utiliser tous les moyens disponibles afin de mettre en place une stratégie offensive de développement industriel pour empêcher les prédateurs de capter nos entreprises et d’affaiblir notre tissu.

Nous avons laissé se faire de multiples délocalisations vers l’Est du continent sans aucune stratégie pour les empêcher

Plus globalement, nous avons laissé se faire de multiples délocalisations vers l’Est du continent sans aucune stratégie pour les empêcher ou pour organiser la complémentarité entre ce qui pourrait encore se faire en France et ce qui peut être produit dans d’autres territoires. C’est souvent ce que font les Allemands, notamment au travers de leur « Ostpolitik ».

En parallèle, il y a eu toute une série de scandales industriels autour de grands fleurons français. Comme la vente de la branche énergie d’Alstom à General Electric en 2016 : nous avons ainsi laissé partir le savoir-faire français dans la fabrication de turbines. Idem avec la fusion entre le français Technip et l’américain FMC. Le soi-disant mariage entre égaux n’aura même pas duré quatre ans, TechnipFMC s’est scindé et l’activité de forage en fonds marins a été laissée aux Américains, alors même que la France est le deuxième territoire maritime au monde. Ces exemples sont nombreux, on pourrait également citer le cas Nokia, Arcelor avec Mittal, Lafarge avec Holcim, etc.

Il n’y a d’ailleurs pas que les multinationales qui se font racheter, mais aussi de nombreuses PME qui passent sous contrôle étranger. Juste parfois pour éliminer un concurrent d’ailleurs.

A quels défis votre proposition de loi cherche-t-elle à répondre ? Protéger notre industrie d’éventuels rachats ou alors identifier les transitions à venir pour investir ?

Les deux ! Identifier les menaces en fait partie.

Par exemple dans l’affaire Alstom, quand un cadre de l’entreprise se fait arrêter aux États-Unis puis emprisonner, tout cela au moment où General Electric préparait son offensive sur l’industriel français, et que personne dans l’État ne réagit, ce n’est pas acceptable. On peut même s’interroger sur d’éventuelles collusion au plus haut niveau de l’administration.

L’objectif de l’intelligence économique est d’identifier les menaces pour réagir rapidement et les rendre visibles un peu plus largement que ce qu’il se passe aujourd’hui.

Comment définiriez-vous le concept d’intelligence économique ?

Elle peut l’être autour de trois principales fonctions. Tout d’abord la veille et l’anticipation, avec une collecte de l’information et une coordination de ce travail pour que les différentes données remontent.

Ensuite, la réactivité dans l’action. Par exemple, pouvoir identifier quand les États-Unis se préparent à changer un point de leur fiscalité ou de leur droit qui va nous impacter et donc modifier rapidement telle loi ou règlement pour se défendre. Où quand l’Europe signe un accord de libre-échange, mesurer nos vulnérabilités, prévenir les acteurs potentiellement impactés et les préparer à y faire face.

Le troisième volet est l’influence ou ce qu’on pourrait appeler le « soft power ». Cela se joue en partie dans les instances internationales, dans les comités où sont définis les normes par exemple. L’objectif est que les intérêts français puissent peser à ce niveau dans une optique de servir une vision plus large. La francophonie aussi peut être un point d’appui.

Les chinois actuellement sont très offensifs pour accroître leur influence dans des organisations comme l’OMS et la FAO. S’y joue de véritables rapports de force politiques et économique. Cela se joue aussi dans la guerre informationnelle et les réseaux sociaux.

Que proposez-vous donc concrètement ?

Tout d’abord, d’élaborer un programme national d’intelligence économique qui définirait les priorités et un plan d’action. L’idée est de créer un Service général d’intelligence économique (SGIE) rattaché au Premier ministre.

Cette administration ne doit pas être là pour faire de la bureaucratie, nous avons besoin de personnes qui ont travaillé dans les entreprises, les grandes et les petites. Mais ces fonctionnaires ne pourront pas faire d’allers-retours avec le privé dans des secteurs qu’ils ont gérés.

Ensuite, il faut un référent intelligence économique dans chaque ministère : agriculture, éducation nationale, affaires étrangères, etc. Que ces derniers concourent avec le service du Premier ministre à diffuser cette culture et à veiller dans chaque domaine à identifier les opportunités et les menaces. Ils auront également pour travail de faire échanger les différents acteurs entre eux. Idem dans les ambassades pour veiller aux cyberattaques, aux contrefaçons, mais aussi pour identifier les produits et technologies émergentes. Arrêtons de croire que la compétitivité ne vient que le baisse du coût du travail !

Nous proposons également des agents du SGIE dans chaque département au sein des préfectures afin qu’ils soient les interlocuteurs privilégiés des collectivités territoriales. Leur mission consistera en la remontée des informations de terrain au SGIE et aussi en la transmission des informations pertinentes rassemblées au niveau national à leurs correspondants au sein des collectivités ou des entreprises.

Il est important qu’il y ait une bonne articulation entre les services déconcentrés de l’État, les collectivités territoriales et les entreprises pour que les apports de l’Intelligence économique soient intégrés dans des plans d’action concrets. Par exemple, quand un syndicaliste voit venir une menace, il faut qu’il puisse trouver rapidement et facilement un interlocuteur.

Au sein des entreprises, nous gagnerons à ce que les syndicalistes soient davantage écoutés. Ils disposent d’un savoir considérable en matière de prévision des risques

Au sein des entreprises, nous gagnerons à ce que les syndicalistes soient davantage écoutés. Ils disposent d’un savoir considérable en matière de prévision des risques. Par exemple, les cadres qui remplissent les appels d’offre observent très bien comment évoluent les concurrents et donc les potentielles menaces.

C’en est assez de voir les syndicalistes, les élus, constatant une prédation ou une fermeture d’entreprise, revenir bredouille d’un rendez-vous avec les services de Bercy où ils se sont entendu dire que tout cela est terrible, qu’ils regrettent, alors qu’ils laissent faire, n’ont pas voulu agir, ou n’ont pas pu agir car c’était trop tard. C’est aussi une des raisons pour lesquelles, le SNIE doit être directement sous l’autorité du Premier ministre.

Le Parlement doit également être associé, car les élus ont vécu le saccage économique dans leurs territoires et ils pourront jouer leur rôle de pression. Le texte propose donc que le gouvernement vienne faire devant les parlementaires un compte rendu annuel de la mise en œuvre du plan d’intelligence économique.

Toutes ces missions ne sont-elles pas justement le rôle de Bercy, du ministère de l’Économie ou de l’Industrie ? En quoi ce que vous proposez est-il différent ?

La haute administration a renoncé pour une large part d’elle-même. L’impuissance est quasi-théorisée. Quand on interroge les haut-fonctionnaires de Bercy, ils répondent que c’est compliqué de réindustrialiser la France. Oui c’est compliqué, mais justement attelons-nous y !

La domination des idées libérales chez les élites françaises les empêche de penser et de mener le rapport de force. Il n’y a plus de culture de résistance dans les affaires économiques. Quand l’État ne donne plus le la, ni les élites, alors c’est le marché qui fait la loi.

Je plaide pour l’intelligence économique, mais le second pilier est l’instauration d’un véritable ministère de l’Industrie. Et que celui-ci soit beaucoup plus autonome de Bercy. Par exemple les consignes données à l’Agence de participation de l’État (APE) sont de ramener des liquidités et pas d’avoir une politique industrielle. Un contre-sens !

Le troisième pilier serait le Plan, avec une planification de l’évolution des différents secteurs industriels. Mais dans tous les cas , c’est mettre en œuvre une capacité collective de faire agir ensemble, le tissu économique, les forces syndicales, les collectivités locales et l’État dans un cadre pérenne avec des objectifs partagés et non des structure dirigistes venant du haut.

C’est pourquoi les agents de l’État ne doivent avoir ni la culture dominatrice des technocrates, ni celle du renoncement devant l’adversité ou les blocages qui se présentent à eux. Ils doivent acquérir une culture de l’intérêt général convaincant.

En tout cas, les Allemands, eux, font de l’intelligence économique. De notre côté, nous ne nous donnons pas les moyens d’être performant. Un programme national d’intelligence a pour objectif de cesser de travailler en « silos », d’associer tous les acteurs économiques au niveau de l’État comme dans les territoires, en associant toutes les expertises scientifiques, techniques, juridiques, économiques… ensemble pour défendre et valoriser les intérêts de notre pays.

En suivant cette logique, ne faudrait-il pas tout simplement s’orienter vers davantage de protectionnisme ?

Il faut davantage de protections, davantage de régulation et dans certain cas du protectionnisme ciblé. Mais une stratégie de repli général ne fonctionnerait pas.

L’enjeu de rééquilibrer nos échanges ne se situe pas seulement avec l’Inde ou de la Chine, mais avec nos voisins immédiats car l’essentiel de notre commerce est intra-européen. Dans les échanges mondiaux, l’idée d’une taxe carbone aux frontières de l’Union, qui est beaucoup discutée en ce moment, est très séduisante, mais on en parlait déjà dans les années 1990 quand j’étais au Parlement européen. Donc continuons à avancer dans cette direction. En attendant il faut bouger plus rapidement à notre niveau.

La France a besoin d’échanges et ne peut, ni a intérêt à se replier sur elle-même. Ainsi le « fabriqué en France » est essentiel ; il a vocation a s’exporter dans le cadres de relations équilibrées avec d’autres États. Notre pays doit développer une culture de la défense de ses intérêts afin de s’adapter à la pluridisciplinarité des enjeux. C’est un impératif pour sortir de l’appauvrissement collectif actuel – toutes nos régions (sauf l’Île-de-France) ont un PIB par habitant inférieur à la moyenne européenne – et pour retrouver un pacte républicain, une concorde sociale, qui fonctionnent entre tous les Français.

La France a énormément d’atouts. Il doivent être recherchés, encouragés et accompagnés à commencer par le potentiel humain : les Français ! De la formation post bac à la protection et la valorisation des activités publiques comme privés du pays, l’intelligence économique est défi commun.

« Misère de la démocratie territoriale » – tribune de Rémi Lefebvre

tribune publiée dans Libération, le 15 juin 2021

L’illisibilité des règles du scrutin et la nationalisation des enjeux risquent d’accroître le désintérêt des citoyens pour les élections régionales et départementales, regrette Rémi Lefebvre, professeur de science politique à l’université de Lille.

L’abstention a battu un record historique aux élections municipales, scrutin pourtant de «proximité» (55,34 % au premier tour, trois points de plus au second). Les maires de 2020 sont les plus mal élus de l’histoire de la République. Au premier tour, 30 maires de plus de 50 000 habitants l’ont été avec moins de 25 % des inscrits. Le contexte sanitaire n’est pas seul en cause. La participation baisse de scrutin en scrutin au niveau local, tout particulièrement dans les quartiers populaires. Les élections régionales et départementales, a priori moins mobilisatrices, vont renouveler dans quelques jours le reste du personnel politique local. Sa légitimité sera elle aussi problématique. Atonie de la campagne, illisibilité des règles du jeu et de l’offre politiques, nationalisation des enjeux : les citoyens peinent à s’approprier ce double scrutin. La démocratie territoriale donne l’impression de tourner à vide.

Elle est d’abord d’une grande complexité. Les Français éprouvent toujours des difficultés à comprendre une répartition des compétences à la fois évolutive et byzantine. Le même jour, les électeurs votent à la proportionnelle mais sur des listes départementales pour leurs conseillers régionaux et au scrutin binominal pour un duo de conseillers départementaux. La fusion des régions, décrétée sans concertation par François Hollande, a créé des ensembles immenses et sans pertinence (comme la Nouvelle-Aquitaine ou le Grand Est) et a déstabilisé un cadre territorial auquel les Français s’identifient mal depuis 1986. Pour féminiser les départements, les candidats au scrutin départemental se présentent désormais en binôme. Mais le prix de cette salutaire parité a été le redécoupage de cantons qui ont souvent désormais la taille de circonscriptions législatives.

En milieu urbain, ce territoire d’élection ne renvoie à aucun espace vécu pour les électeurs et, en milieu rural, il a perdu une large part de sa dimension de proximité. Les partis entretiennent une forme de confusion en présentant sur les affiches les deux candidats titulaires avec leurs suppléants. A gauche, les alliances électorales aux deux scrutins régionaux et départementaux sont souvent désarticulées. On dénombre seize types de configurations à gauche aux élections départementales ! Dans les Hauts-de-France, la gauche est rassemblée aux régionales derrière l’écologiste Karima Delli mais aux élections départementales les diverses forces qui la composent partent dispersées (ce qui incite les militants à ne faire campagne que pour ce second scrutin). Les vocations départementales sont au demeurant en baisse : on dénombre 14 % de candidats en moins par rapport à 2015. Les vieux partis, à l’implantation militante déclinante, comme les nouveaux sont parfois à la peine. Dans le Maine-et-Loire, le Parti socialiste (PS) ne présente qu’un candidat. La République en marche (LREM) n’est présente que dans 10 % des cantons.

Des enjeux territoriaux détournés à des fins partisanes nationales

Mais peu importe puisque la focalisation des médias comme des partis politiques sur les élections régionales a complètement occulté le scrutin départemental. Le couplage des deux scrutins n’est pas nouveau mais on n’a jamais si peu traité des départements qui dépensent pourtant deux fois plus que les régions chaque année (70 milliards d’euros). Les enjeux régionaux sont-ils pour autant vraiment discutés et mis en débat ? Que nenni. Ils sont eux-mêmes écrasés par les considérations politiques nationales qui prennent toute la lumière médiatique et politique, la proximité de l’élection présidentielle renforçant la nationalisation du scrutin. Ce n’est pas, là encore, un phénomène inédit mais il est particulièrement marqué en 2020. Le Rassemblement national (RN) fourbit ses armes présidentielles et cherche à gagner en respectabilité territoriale, le scrutin est censé faire office de primaire à droite (sans que ses règles soient claires…), La République en marche utilise la consultation pour poursuivre la décomposition du jeu politique et fracturer ses adversaires.

Bref, les enjeux territoriaux sont détournés à des fins partisanes nationales. La nationalisation actuelle présente une originalité : traditionnellement, ce sont les partis dans l’opposition qui politisaient le scrutin quand le pouvoir en place, souvent impopulaire, cherchait à le localiser. Il n’en va pas de même en 2020. La République en marche peut se permettre de conférer une dimension nationale au scrutin parce qu’elle n’a pas d’élus sortants et parce qu’elle instrumentalise les élections locales qui ne sont pour elle qu’une variable d’ajustement national. Comme on l’a vu en région Paca, LREM est essentiellement une machine présidentielle. On peut émettre l’hypothèse que ce cadrage national aura d’autant plus d’impact que la crise sanitaire a réduit le travail de démarchage électoral. La campagne de terrain est atone : peu de porte-à-porte ni de réunions publiques et de meetings.

Quand les enjeux spécifiquement régionaux sont abordés, ils le sont principalement sous l’angle de la sécurité… qui n’est pas une compétence régionale. La droitisation du débat public a gagné l’échelle territoriale et rend peu audible les propositions de la gauche comme la gratuité du train et des transports. Les candidats surenchérissent sur la question de la sécurité, proposant l’aide à l’armement des polices municipales ou plus de tranquillité dans les trains ou les lycées. Le candidat LREM en Ile-de-France promet même de créer une police régionale ! Globalement, les programmes proposés présentent peu de différences et d’alternatives. C’est un dernier aspect de l’affaiblissement de la démocratie territoriale. Les marges de manœuvre dont bénéficient départements et régions sont de plus en plus faibles. La réduction des dotations de l’Etat ces dernières années et la perte d’autonomie fiscale en font de plus en plus des collectivités techniques de gestion. Alors à quoi bon voter ? Malgré la progression de la vaccination, les mairies peinent même à trouver des assesseurs pour organiser le scrutin. Le vote aux élections locales ne devient un rituel, souvent désinvesti, que pour une minorité d’électeurs qui ont encore suffisamment de repères pour y sacrifier.

Débat public en danger, le symptôme de la gifle au chef de l’Etat

Détérioration du débat public en France, la gifle infligée à Emmanuel Macron, est-elle un tournant ou un symptôme.

On a beaucoup entendu, depuis 24 heures, que cette gifle constituait un « tournant » ; si la dimension symbolique de cet acte ne fait pas de doute, en plus de sa violence physique évidemment inacceptable, c’est oublier la lente montée en tension de la vie politique française ces dernières années.

En ce sens, c’est plutôt un aboutissement ou un palier qu’un tournant. Car cette violence ne touche pas seulement le chef de l’État. Chaque échelon se voit menacé, frappé, humilié. Combien de maires menacés, frappés, insultés ? et parfois certains en sont morts… Des violences qui passent sous les radars médiatiques nationaux, mais qui corrodent l’engagement public. On peut y inclure toute la cordée républicaine, les parlementaires, les ministres, les chefs de l’opposition. Jean-Luc Mélenchon a porté plainte après la vidéo d’un youtubeur d’extrême-droite qui simule l’exécution de militants insoumis, communistes et dit “gauchistes”. La baffe d’hier n’est donc que l’épilogue de cette rage diffuse, ciblant cette fois le « premier de la cordée républicaine ».

On observe que cette banalisation de la violence politique ne touche pas seulement les responsables politiques. Qui a oublié les images de la CGT, le syndicat attaqué le mois dernier à la fin d’une manifestation ? Aujourd’hui, ce sont ceux qui avaient autrefois pour tâche de bousculer l’ordre établi au service du Capital qui deviennent les cibles de groupuscules violents dont on peine parfois à saisir les motivations réelles et les rattachements idéologiques.

L’idéal démocratique, celui de débattre pour ne pas se battre, lui, est donc mal en point.

La République romaine prêtait dit-on à la religion une valeur essentiellement civique : religare, soit lier plus fortement. La démocratie n’est certes pas une religion, mais les agressions contre les élus sont autant de signes que le lien civique est attaqué. L’expression « Blasphème démocratique » a d’ailleurs été s utilisée à propos de l’invasion du Capitole par les partisans de Donald Trump.

Bien sûr, la violence politique n’est pas nouvelle. L’anarchisme à la fin du XIXème siècle, qui tua le président Sadi Carnot ; les Ligues des années 30, qui menacèrent le Palais Bourbon, l’attentat raté au Petit-Clamart sur le Général de Gaulle ; il y eut aussi la dérive d’une certaine ultra-gauche a-soixanthuitarde entre la tentation du terrorisme de la « Gauche prolétarienne » et le passage à l’acte assumé d’Action Directe ; ou plus récemment, le militant d’extrême-droite qui voulait assassiner Jacques Chirac sur les Champs-Élysées… Tous ces échos historiques montrent que l’agression d’hier ne marque pas un tournant.

Elle provoque cela dit une rupture, à onze mois de la présidentielle. Une rupture car après cette gifle, comment imaginer l’an prochain une campagne de proximité ? Quel candidat se risquera à la rencontre fortuite et spontanée avec des citoyens ? Mais là nous avions connu par le passé des secousses particulières : le saccage rituel des préfectures par les manifestations d’agriculteurs, très légèrement encadrées par la FNSEA pourtant représentante de l’ordre établi, s’était à la fin des années 1990 en expéditions punitives orchestrées par Chasse Pêche Nature & Traditions contre certains élus de gauche : les ruines de la permanence électorale de Vincent Peillon, alors député PS de la Somme, sont là pour nous le rappeler.

L’on risque plutôt d’assister à un long huis-clos, déjà esquissé, d’ailleurs, par les risques sanitaires et terroristes. L’on verra de rares sorties médiatiques, protégées par les escouades des services d’ordre, et des prétendants, renfermés sur leurs fidèles, qui communiqueront essentiellement via les réseaux sociaux : la crise sanitaire et les confinements ont sans doute accru cette logique d’enfermement et de repli sur des bulles, sans offrir grâce à cette retraite forcée des exercices d’introspection qui auraient entre temps débouché sur de nouvelles propositions intellectuelles. Le risque est grand d’accroître encore un peu plus les effets de bulles idéologiques, où chacun réduit ses interactions numériques à ceux qui pensent comme soi-même.

D’où une perte d’altérité. Tous vos contacts sont férocement anti-Macron, ou anti-Mélenchon, ou anti-Le Pen… Le risque est grand de percevoir cet échantillon personnel comme une réalité. Et de tomber des nues, quand le candidat que vous détestez arrive en tête au premier tour, alors qu’autour de vous, personne n’a voté pour lui.

Il existe cependant une réalité politique indéniable, camouflée par une actualité surchargée depuis 20 ans par l’offensive djihadiste (bien réelle), c’est la montée en puissance – repérée plus précocement en Allemagne – d’une extrême droite groupusculaire mais violente. Les effectifs de cette mouvance et de son aura sont assez proches des chiffres prêtés aux djihadistes. Les tribunes de « militaires » complaisamment publiées par Valeurs Actuelles – qui s’est permis le mardi 8 juin au soir d’offrir sa chaîne YouTube au fameux Papacito, qui se promettait d’exécuter Insoumis et Communistes – sont le relais de personnages qui ont frayé avec des divers groupes ultra-minoritaires mais dont sont également issus des individus qui avaient projeté l’organisation d’attentats, mal ficelés certes… Ce sont souvent des déçus du Front National puis du Rassemblement National. Ce qui est marquant dans la gifle infligée à Emmanuel Macron, c’est qu’elle reprend les codes de la provocation traditionnelle de l’extrême droite. On l’aura sans doute oublié mais la gifle est aussi, en soi, un geste politique ancré du côté de l’Action française. Ou, parfois, sa variante : la fessée. Ainsi, en 1910, un certain Lucien Lacour a-t-il giflé Aristide Briand. Cette année-là, le 20 novembre exactement, Briand est président du Conseil depuis moins d’un mois tandis qu’il inaugure dans le Jardin des Tuileries un monument à la mémoire de Jules Ferry. Le contexte de la gifle n’a vraiment rien du hasard : Briand, l’ancien élève boursier de Saint-Nazaire, est républicain et radical-socialiste. A lui tout seul, une incarnation de la République, pour ainsi dire.

C’est donc bien la République et la capacité d’établir un « vouloir vivre ensemble » qui sont bel et bien en cause dans cette agression, plus que la personne d’Emmanuel Macron, même si celle-ci concentre toute une charge de haine conséquence du caractère désastreux de sa politique mais aussi des fantasmes antisémites de certains individus. La stratégie du Président de la République, probable candidat à sa réélection, qui vise à mettre en scène son duel exclusif avec l’extrême droite,  comporte donc un danger pratique d’abaisser jour après jour le débat public dans l’affrontement a-démocratique et l’hystérie.

Entre ceux qui mettent en scène la mort de militants politiques, ceux qui sont ambigus sur le terrorisme et sont incapables de reconnaître une erreur, ceux qui appellent ouvertement à voter pour l’extrême-droite en faisant des leçons de républicanisme à tout va, ceux qui mettent des contrats à mort sur la tête d’un syndicaliste, ceux qui appellent l’armée à intervenir dans le débat public et maintenant ceux qui agressent physiquement le Président de la République. Rien ne justifie ni n’excuse la violence, contre qui que ce soit. Les factieux et les violents se réveillent, on leur trouve des excuses, on fantasme des complots, et la spirale infernale se poursuit.

Défendre une démocratie apaisée envers et contre tout, rejeter la violence en bloc devrait être un consensus. Avoir le courage de la nuance est un impératif politique urgent. La période que nous vivons est inquiétante, et en tant que militant de gauche, républicain et démocrate, nous avons peur de la détérioration du débat public en France.

Loi Terrorisme et Renseignement : pérennisation de mesures contestables

Le projet de loi relatif à la prévention d’actes de terrorisme et au renseignement a été examiné mardi 1er juin et mercredi 2 juin 2021 en séance publique à l’Assemblée nationale. Il avait été présenté lors du Conseil des ministres du 28 avril 2021 par Gérald Darmanin et par Éric Dupond-Moretti quelques jours après le meurtre d’une fonctionnaire de police à Rambouillet. Malgré la concomitance des faits, le texte n’est toutefois pas une réponse à ce drame : le ministère de l’Intérieur a d’ailleurs indiqué que le texte n’aurait en rien permis de l’empêcher.

Ce projet, sur lequel les ministères de l’Intérieur et de la Justice « travaillent depuis plusieurs mois », était programmé de longue date, car deux lois votées en juillet 2015 sur le renseignement et en octobre 2017 sur le terrorisme étaient frappées d’une forme d’obsolescence programmée, car il était prévu d’évaluer les mesures « expérimentales » qu’elles avaient instaurées et qui, sans ce projet de loi, seraient tombées. Le gouvernement en profite donc pour pérenniser des mesures contestées dès l’origine et qui pour certaines n’ont pas même démontré leur efficacité (si l’on se réfère à ce qu’en attendaient leurs promoteurs) et même les amplifier. Le renforcement du contrôle parlementaire reste par ailleurs à un niveau très décevant.

Que propose le projet de loi ?

Les mesures de lutte antiterroriste

Quatre mesures de la loi du 30 octobre 2017 renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme, dite SILT, qui a pris le relais de l’état d’urgence instauré à la suite des attentats de Paris et de Saint-Denis de novembre 2015, sont pérennisées.

Leur expérimentation avait été prolongée par une loi du 24 décembre 2020 jusqu’au 31 juillet 2021. Le ministre de l’Intérieur jugeait alors leur pérennisation « prématurée ». Il est donc étonnant que 5 mois plus tard ces mesures soient devenues subitement pérennisables.

Ces mesures de police administrative concernent les périmètres de protection, la fermeture des lieux de culte, les mesures individuelles de contrôle et de surveillance (MICAS) et les visites domiciliaires.

Elles sont complétées par :

  • la possibilité de fermer des lieux dépendant d’un lieu de culte ;
  • l’interdiction, pour une personne sous surveillance et assignée dans un périmètre de résidence, d’être présente lors d’un évènement exposé à un risque terroriste particulier ;
  • la possibilité d’allonger jusqu’à deux ans cumulés les mesures de surveillance pour les sortants de prison condamnés à des peines de prison lourdes pour terrorisme ;
  • la création, pour ces mêmes sortants de prison, d’une mesure judiciaire de réinsertion sociale antiterroriste. Elle concernera des individus particulièrement dangereux. Elle pourra être décidée en l’absence de mesure de suivi judiciaire et sera cumulable avec les mesures de surveillance. Sa durée sera d’un an maximum, renouvelable dans la limite de cinq ans. Cette nouvelle mesure judiciaire, qui sera prononcée par le tribunal de l’application des peines, doit remplacer les mesures de sûreté voulues par la loi du 10 août 2020, dite Braun-Pivet, que le Conseil constitutionnel a censurées.
  • Toujours au titre de l’arsenal antiterroriste, les préfets et les services de renseignement seront désormais destinataires des informations sur la prise en charge psychiatrique d’une personne radicalisée.

Les mesures sur le renseignement

La loi du 24 juillet 2015 relative au renseignement est révisée afin de tenir compte de l’évolution des technologies et des modes de communication utilisés par les terroristes, selon le gouvernement.

L’article 27 de la loi relative au renseignement du 24 juillet 2015, dite Rance, dispose que ses dispositions « font l’objet d’une évaluation de leur application par le Parlement dans un délai maximal de cinq ans après son entrée en vigueur », c’est la raison pour laquelle le présent projet de loi est mobilisé.

Les services de renseignement disposeront de nouvelles possibilités : conserver des renseignements au-delà de la durée normalement applicable pour des travaux de recherche et de développement ; intercepter, des communications satellitaires grâce à un dispositif de captation de proximité. Les dispositifs existants sont aussi adaptés : possibilités élargies de concours des opérateurs de communications électroniques du fait notamment du déploiement de la 5G ; durée d’autorisation de la technique de recueil de données informatiques portée d’un à deux mois.

Le texte fluidifie, tout en les encadrant, les échanges de renseignements et d’informations entre services de renseignement et avec les autorités administratives.

Il autorise enfin le brouillage des drones, pour prévenir les menaces lors de grands événements ou à l’occasion de certains convois ou en cas de survol d’une zone interdite.

Une lettre rectificative au projet de loi a été présentée en Conseil des ministres afin de tenir compte de la décision « French Data Network » du Conseil d’État du 21 avril 2021 rendue par l’assemblée du contentieux – la formation la plus solennelle – du Conseil d’État, le 21 avril dernier. Le juge enjoint au gouvernement de revoir sa copie en matière de conservation généralisée des données de connexion par les services de renseignement.

Le gouvernement a donc dû tenir compte de ce camouflet du Conseil d’État en adjoignant une « lettre rectificative » au projet de loi présentée en conseil des ministres, le 12 mai dernier, ce qui a d’autant plus entamé les capacités des députés à examiner le texte avec un temps nécessaires. D’autant que les modifications sont substantielles.

Elle vise d’abord à pérenniser la technique de renseignement dite de « l’algorithme ». Cette technique voit en outre ses modalités de mise en œuvre modifiées pour intégrer aux données traitées par l’algorithme les adresses complètes de ressources utilisées sur internet (URL). Il en va de même pour les données susceptibles d’être recueillies par le biais d’une autre technique de renseignement, le recueil en temps réel, et qui ne peut être mise en œuvre, comme l’algorithme, que pour les besoins de la prévention du terrorisme.

La lettre rectificative tire également les conséquences législatives de la décision de l’assemblée du contentieux du Conseil d’État du 21 avril 2021 « French Data Network ».

En conséquence, elle prévoit d’abord des modalités de conservation spécifiques pour les données relatives à l’identité civile, aux adresses IP et aux informations autres que l’identité fournies lors de la souscription d’un contrat. Elle prévoit ensuite qu’en cas de menace grave sur la sécurité nationale, le Premier ministre peut enjoindre aux opérateurs de conserver les données de connexion des utilisateurs, pour une durée maximale d’un an. En outre, elle introduit, pour les besoins des autorités disposant en vertu de la loi d’un accès à ces données (autorité judiciaire, autorités administratives indépendantes ou non), un mécanisme de « conservation rapide » de ces données leur permettant, aux seules fins de prévention et de répression de la criminalité grave et des autres manquements graves dont elles ont la charge d’assurer le respect, d’y accéder. Enfin, la lettre rectificative prévoit, lorsque le Premier ministre autorise la mise en œuvre d’une technique de renseignement d’accès aux données de connexion après avis défavorable de la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement, qu’elle soit subordonnée, sauf urgence dûment justifiée, à une décision de la formation spécialisée du Conseil d’État saisi de la légalité de cette autorisation.

Les dispositions de la lettre rectificative permettent au procureur de la République de Paris ou au juge d’instruction, comme c’est déjà le cas en matière terroriste, de transmettre aux services de renseignement des éléments figurant dans certaines procédures judiciaires en matière de criminalité organisée d’une très grande complexité et dans les procédures en matière de cybercriminalité, de même que, pour cette seule dernière possibilité, aux services de l’État compétents en matière cyber.

Enfin, la lettre rectificative prévoit la déclassification automatique des documents couverts par le secret de la défense nationale lorsqu’ils deviennent communicables en vertu du code du patrimoine, c’est-à-dire généralement à échéance d’un délai de cinquante ans à compter de la date du document ou, pour certaines catégories spécifiques de documents, à compter de la fin de la sensibilité des informations qu’ils comprennent. Les documents non classifiés déjà communicables le resteront, quels que soient les nouveaux délais d’incommunicabilité.

Pourquoi ce projet de loi est-il contesté et contestable ?

Notons qu’une fois de plus le débat parlementaire est tronqué à plusieurs titres.

D’une part, l’abus permanent de la procédure accéléré de la part des différents gouvernements Macron est à nouveau reproduit ; sur un sujet aussi grave est complexe, on aurait pourtant pu imaginer que les parlementaires disposent d’un temps important pour aborder avec sérieux et sérénité les dispositifs proposés. S’il n’est en rien une réponse aux actes de violences, meurtres et tentatives de meurtres qui ont émaillé douloureusement l’actualité des dernières semaines, on ne peut cependant s’empêcher de remarquer que le Président de la République et son ministre de l’intérieur ont « intérêt » à afficher le vote d’une nouvelle loi sécuritaire dans un tableau de chasse à présenter à l’opinion à moins d’un an de l’élection présidentielle, ce qui s’intègre totalement dans leur stratégie de duettiste avec l’extrême droite.

D’autre part, le dépôt d’une lettre rectificative au projet de loi, déposée le 12 mai, a entravé également le travail des députés : les rapporteurs de la commission des lois avaient été nommés 4 mai ; leur rapport a été rendu le 20. La Commission des lois de l’Assemblée nationale a donc été confrontée à une modification majeure du projet de loi en plein milieu de son travail. Sérénité et sérieux, là aussi, ont donc totalement disparu. Enfin, ce texte a été examiné en commission concomitamment à l’examen de la réforme de la justice, en séance publique. Ce chevauchement de deux textes importants et dépendant de la même commission des lois n’a pu que nuire à la qualité du travail des députés.

Ce texte s’inscrit à la suite d’une multiplication de lois sécuritaires, dérogatoires au droit commun, votées sans véritable évaluation préalable des dispositifs existants, de leur nécessité et de leur efficacité. La cohérence entre les mesures existantes et la coordination entre les différents acteurs sont pourtant des éléments essentiels à évaluer et à améliorer dans le cadre de la lutte contre le terrorisme.

Les dispositifs de prévention du terrorisme de la loi SILT qu’il s’agit aujourd’hui de pérenniser sont des instruments de police administrative : les périmètres de protection ; la fermeture temporaire des lieux de culte ; les mesures individuelles de contrôle administratif et de surveillance (MICAS) ; les visites domiciliaires et saisies. Ces dispositifs ont ancré dans le droit commun les pouvoirs spéciaux de l’état d’urgence. Nos parlementaires avaient dès 2017 dénoncé cette loi de normalisation de l’état d’urgence.

Nous avions également refusé la prolongation de l’expérimentation de la technique de recueil de renseignement dite de l’« algorithme » destinée à détecter d’éventuelles menaces terroristes dans les données de connexion.

L’utilité de ces mesures de durcissements de l’arsenal répressif et administratif en matière de lutte contre le terrorisme interroge alors même que notre législation en la matière est déjà importante et que ces renforcements n’ont pas fait la démonstration de leur efficacité !

Ainsi dans son rapport de 2020, la délégation parlementaire au renseignement avait fait une évaluation clairement mitigée s’agissant de l’efficacité ou de la pertinence de l’utilisation de ces algorithmes en matière terroriste. Personne n’est capable d’affirmer que ce dispositif a permis d’empêcher un ou plusieurs attentats. Mais on se rend compte que, malgré ces doutes, tous les dispositifs de surveillance acceptés par le législateur de manière expérimentale finissent par être pérennisés. Cette une accoutumance dangereuse à court, moyen et long termes pour nos concitoyens et leurs représentants à des atteintes de plus en plus fortes aux libertés individuelles et droits fondamentaux et à la mise en cause de la séparation des pouvoirs.

En pérennisant les mesures de la loi SILT, il ne s’agit pas de rétablir le fonctionnement régulier des institutions mais d’ancrer dans le droit commun des dispositifs de renforcement du pouvoir exécutif avec l’extension des pouvoirs de police administrative et une anticipation de la répression de comportements considérés comme potentiellement, possiblement dangereux.

A contrario, il conviendrait de se donner les moyens humains et matériels d’agir par l’amélioration et le renforcement des services de renseignement, par le renforcement de la coopération entre services, avec nos partenaires européens et internationaux, par le travail de terrain avec une police de proximité au plus près de la population et des observateurs du quotidien présents en nombres au plus près des publics les plus fragilisés (éducateurs spécialisés, animateurs, intervenants sociaux, responsables associatifs…).

Trois algorithmes sont déjà en fonction : ils scannent les données de connexions des Français à la recherche de certains comportements suspects prédéfinis. Le texte prévoit d’étendre la surveillance algorithmique sera aux URL. Or l’URL sécurisé (https) est de plus en plus fréquent chez les usagers. Pour exemple, en France 95% des pages vues par Chrome sont en https et donc plus difficilement déchiffrables par les boîtes noires. Sur 59 attentats déjoués en France, 58 l’ont été par le biais du renseignement humain. On peut donc légitimement s’interroger sur l’efficacité réelle de ces boîtes noires.

Le texte prévoit aussi l’extension des relations avec les opérateurs de télécommunications électroniques, qu’il s’agisse de l’usage des IMSI-catchers à la faveur du déploiement de la 5G puisque les identifiants des terminaux mobiles deviennent temporaires, tout comme l’interception des données satellitaires de proximité étant donné la difficile réquisition des opérateurs étrangers.  

Les services de renseignement bénéficieront aussi d’un régime dérogatoire de conservation des données afin d’améliorer les outils d’intelligence artificiels dont ils disposent. Il s’agit de pouvoir tester les outils de big data et les algorithmes. Un alignement de la durée de conservation des données informatiques recueillies (30 jours) sur celle des données captées (2 mois) est proposé.

Le texte prévoit également l’échange de renseignement entre les différents services, y compris s’ils relèvent d’une finalité différente de celle qui a justifié son recueil. Ainsi, une personne pourra être surveillée pour prévention du terrorisme et d’éventuels renseignements transmis à un autre service si l’information relève des intérêts économiques majeurs de la France. Il s’agit d’une atteinte au principe de l’individualisation de la surveillance, qui était l’un des fondements de la loi de 2015, « une personne n’est surveillée par un service que pour une finalité ». Par ailleurs, les services de renseignement pourront se faire communiquer, par une autre administration, toute information, même si elle est couverte par un secret protégé par la loi. Le texte autorise également une nouvelle technique de renseignement : l’interception de correspondances émises ou reçues par la voie satellitaire.

Enfin, l’article 18 permettra le brouillage des drones. Une disposition initialement prévue dans la loi Sécurité globale mais qui avait été refusée car jugée hors champ du texte. Il s’agit d’une mesure complémentaire à la stratégie « offensive » des drones (avec usage par la police municipale sur autorisation du préfet) prise dans le projet de loi sur la sécurité globale  (disposition censurée par le Conseil constitutionnel).

Le contrôle parlementaire progresse faiblement

Symbole de la faiblesse du Parlement sur ces sujets, on ne trouvait à l’origine rien dans le projet sur l’extension des pouvoirs, aujourd’hui très limités, de la délégation parlementaire au renseignement (DPR). Le gouvernement avait choisi une stratégie sournoise disant préférer que la DPR agisse d’elle-même par voie d’amendement lors du débat, en s’assurant qu’elle bride toute ambition émancipatrice. C’est ce qui s’est produit.

La Commission des Lois a ainsi ajouté par amendement un article 17 bis sur la DPR, qui précise sa mission, étend les modalités de son droit à l’information et renforce son pouvoir d’audition. Il élargirait le champ d’action de la DPR en lui reconnaissant explicitement la possibilité de traiter des enjeux d’actualité liés au renseignement. Il est également prévu l’obligation faite au Gouvernement de transmettre à la DPR, chaque semestre, la liste des rapports de l’Inspection des Services de Renseignement (ISR) et de ceux des services d’inspection générale des ministères portant sur les services de renseignement qui relèvent de leur compétence. En effet, pour pouvoir en demander la communication, encore faut-il que la DPR ait connaissance de leur existence. Il ouvre également à la DPR la faculté de demander la communication de tout document, information et élément d’appréciation utiles à l’accomplissement de sa mission (possibilité encadrée par le besoin d’en connaître de la délégation. Cette limite vaut également pour les rapports de l’ISR et ceux des services d’inspection générale des ministères).

S’agissant du Plan National d’Orientation du Renseignement (PNOR), si la délégation ne reste destinataire que « d’éléments d’informations », il est dorénavant prévu que le coordonnateur national du renseignement et de la lutte contre le terrorisme puisse effectuer chaque année devant la délégation une présentation du PNOR et de ses évolutions. S’agissant enfin des personnalités susceptibles d’être auditionnées par la DPR, l’article élargit ce pouvoir d’audition à toute personne exerçant des fonctions de direction au sein des services, au-delà des seules personnes occupant un emploi pourvu en conseil des ministres. Les auditions de ces personnes devront se tenir en présence de leur hiérarchie sauf si celle-ci y renonce : c’est une limitation assez sérieuse de la portée de la mesure envisagée.

Les avancées existent donc mais elles restent limitées. Le groupe parlementaire LFI a donc déposé un amendement pour muscler encore la DPR dans sa composition, ses moyens et son fonctionnement. Commune à l’Assemblée nationale et au Sénat, elle est toutefois seulement composée de quatre députés et de quatre sénateurs… De par ce faible nombre de membres ainsi que le fait que les présidents des commissions permanentes chargées des affaires de sécurité intérieure et de défense en sont membres de droit, l’opposition et les groupes minoritaires ne sont dans les faits pas représentés : c’est d’ailleurs la raison pour laquelle le nouvel article intégré en commission était aussi timide. Sauf à considérer qu’en soi les oppositions parlementaires seraient irresponsables ou suspectes de faire fuiter les informations confidentielles auxquelles la DPR a accès, l’ouverture de la DPI aux parlementaires d’opposition renforcerait le caractère démocratique de cet organe et raffermirait l’effectivité de son contrôle, voire le consensus nécessaire dans la lutte contre les actes de terrorisme. L’amendement LFI propose également de doter la DPR d’un pouvoir d’injonction pour donner des instructions générales aux services de renseignements et d’une capacité à auditionner directement un agent des services de renseignement. D’une manière générale, ces capacités sont souvent absentes de nombreux domaines de l’action publique et témoignent de la marginalité du parlement français comparativement à ses homologues européens.

Un sujet ne peut enfin être traité dans l’examen du projet de loi, du fait des limites imposées par l’article 40 de la constitution sur l’aggravation des charges financières : celles des moyens donnés à la DPR. Elle ne dispose aujourd’hui en tout et pour tout que d’un demi-poste de fonctionnaire pour l’assister. Lui affecter des postes supplémentaires serait jugé irrecevable… Pour mesurer l’absurdité de cette situation, nous rappellerons que la commission similaire du congrès américain dispose d’un staff de 50 personnes aguerries.

« La renaissance d’une gauche conséquente et sincère, seule solution contre le RN » – tribune de Bastien Faudot

Bastien Faudot, animateur national de la Gauche républicaine et socialiste , tête de liste pour les régionales en Bourgogne Franche-Comté, estime que le clivage qui oppose LREM et le RN est mortifère.

Tribune publiée dans Marianne le 26 mai 2021

L’annonce de l’alliance entre En Marche et Renaud Muselier (LR) en région PACA est un événement politique dont il faut comprendre le sens et anticiper les conséquences. La recette de cuisine favorite d’Emmanuel Macron est une réduction de sauce. On monte d’abord la température, on fait bouillir la marmite RN, puis on réduit le débat à une nouvelle polarité de type : les démocrates-libéraux-républicains contre l’extrême droite.

On nous joue cette partition depuis près de vingt ans. À gauche, nous avons le « privilège » d’en connaître les conséquences : la gauche s’effrite, perd ou renonce à combattre, puis appelle à « faire barrage au Front ». Les « modernes », les « raisonnables », les modérés du PS sont venus par centaines prêter main-forte à Emmanuel Macron. Avec le succès que l’on sait : au bout de l’histoire, ce n’est pas le RN qui régresse, c’est la gauche qui risque la disparition…

L’équation de la gauche castor « qui fait barrage contre le Rassemblement national » ne fonctionne plus. Et Macron sait compter : s’il veut gagner contre Marine Le Pen l’an prochain, il entend désormais récupérer les voix de droite qui entend elle aussi jouer le barrage. Nous y voilà : c’est le rôle dévolu à Monsieur Muselier qui prend la suite de Manuel Valls, Jean-Yves Le Drian, Christophe Castaner, Richard Ferrand et une centaine de députés LREM venus tout droit de Solférino. Jusqu’ici, quelques renifleurs de type isolés avaient eu le nez plus précoce que les autres à droite, tels que Gérald Darmanin, Bruno Le Maire ou Édouard Philippe.

« Les succès du RN procèdent pour l’essentiel des échecs des politiques libérales que tout ce petit monde s’évertue à poursuivre imperturbablement »

Demain, ils afflueront, de sorte que les deux grands partis qui ont structuré notre débat public depuis cinquante ans seront de fait digérés dans la nébuleuse d’En Marche. Et tous ceux qui, hier encore, ferraillaient sur les sujets économiques et sociaux, bataillaient gauche Capulet contre droite Montaigu, débattaient nationalisations contre privatisations, se tiendront la main en tenant un discours unique – le fameux « en même temps ».

Ces adversaires d’hier, devenus compagnons de déroute, vont expérimenter la redéfinition du clivage entre une droite nationaliste et un centre mondialisé. Jusqu’au jour où inévitablement la bascule adviendra. Pour une raison : les succès du RN procèdent pour l’essentiel des échecs des politiques libérales que tout ce petit monde s’évertue à poursuivre imperturbablement.

D’ailleurs, il faut anticiper une chose : le renfort de la droite, dont l’épisode Muselier est le prologue, loin de contenir le RN, va accélérer sa conquête du pouvoir. Car si les barrages de la gauche castor contre le RN ont, un temps au moins, permis de maintenir la République hors d’eau, il est certain que les digues de la droite ne vont rien retenir du tout : ce sera une voie d’eau et écoper ne servira plus à rien.

« Une partie non négligeable des électeurs LR orphelins opteront pour le RN plutôt que pour LREM. La blague du « plafond de verre du RN » aura tôt fait de se fissurer. »

Si l’électorat de gauche a longtemps suivi les consignes du front républicain de manière assez disciplinée, c’est parce que le RN représente pour lui à la fois l’adversaire ultime et l’ennemi intime. Pour l’électorat de droite, il en ira très différemment : une partie non négligeable des électeurs LR orphelins opteront pour le RN plutôt que pour LREM. La blague du « plafond de verre du RN » aura tôt fait de se fissurer.

Il reste un espoir pour empêcher ce scénario : la renaissance d’une gauche conséquente et sincère. D’une gauche qui ne tergiverse ni ne transige avec les dogmes libéraux. D’une gauche qui ne pactise « sous aucun prétexte » avec l’oligarchie macroniste. D’une gauche qui devra faire le tri entre les diversions sociétales et sa mission sociale. D’une gauche qui aura appris de ses errements passés, qui fera de la reconquête des classes populaires et des territoires abandonnés la priorité absolue vers laquelle tendra son projet.

D’une gauche qui devra se réconcilier avec l’idéal républicain et laïque. D’une gauche qui comprendra que le véritable internationalisme du XXIe siècle passe par la démondialisation des échanges et du pouvoir. D’une gauche qui posera l’écosocialisme comme un compromis fécond entre la nécessité impérieuse de protéger notre écosystème sans abandonner la grande aventure du progrès, y compris technologique, au service de l’humain.

« Il faut toujours se référer au peuple » – Entretien d’Emmanuel Maurel à Reconstruire

Emmanuel Maurel a reçu Reconstruire dans les bureaux de la Gauche Républicaine et Socialiste pour évoquer avec ce média le contexte politique actuel. Propos recueillis par Sacha Mokritzky, photographies de Manon Decremps.

La crise sanitaire empêche la mobilisation. Croyez-vous que la sortie de crise épidémique pourrait aboutir à une mobilisation populaire ?

Le premier sentiment que suscite une crise sanitaire, c’est évidemment la peur. Et la peur, en politique, peut déboucher sur des formes de mobilisation, de manifestations aussi diverses qu’imprévisibles. Ce qu’il y a de singulier en France, depuis le premier confinement, c’est une colère sourde qui s’était déjà exprimée avec la crise des Gilets jaunes. Cette colère est liée à la fois aux mensonges et contre-vérités du gouvernement, à ses échecs manifestes (Étape des tests, l’étape des masques, l’étape des vaccins), mais aussi à une forme d’humiliation nationale : nous sommes le seul pays du Conseil de sécurité de l’ONU à n’avoir même pas mis au point de vaccin. Si l’on ajoute à cela les restrictions en termes de libertés publiques depuis le début de la crise, cela fait un cocktail explosif. Mais ce qui risque d’aggraver les choses, ce sont les conséquences économiques et sociales de la crise, augmentation du chômage de masse et faillite d’entreprises. Les mesures gouvernementales sur, l’assurance chômage, indignes, mais aussi les propos de Bruno le maire promettant de durcir la « réforme des retraites », ne manqueront pas de faire réagir un monde du travail qui a souffert et qui voit que certains « profiteurs de la crise » ne sont même pas mis à contribution. 

Ce qui est probable, c’est que l’enjeu principal des prochains mois, dans la tête des gens, sera à la fois d’échapper aux conséquences de la crise, et de redresser le pays. Il y a, je crois, un enjeu autour de cette idée de réparation. Réparer ce qui a été cassé, redresser un pays durement éprouvé. Ce sera soit une mobilisation sociale, soit une mobilisation politique, soit les deux. Ce qui est certain, en tout cas, c’est que dans des périodes de crise, par définition très anxiogènes, il est difficile de parier sur un mouvement social organisé et déterminé. Il nous appartient aussi à nous, militants politiques, de susciter en sortie de crise des mobilisations, car il y a de nombreux points sur lesquels les Français auraient raison d’être en colère. Il faut, comme toujours, transformer cette colère, lui donner un débouché politique. C’est le rôle des dirigeants de gauche.

Sur cette question de la gauche, justement, le parti que vous avez fondé, et que vous présidez, la Gauche Républicaine et Socialiste, a toujours appelé à une convergence des gauches pour la prise de pouvoir. Néanmoins, la période montre un désintérêt des Français pour la gauche, qui peine à convaincre. 

Le paradoxe de la période, c’est que les Français plébiscitent des réponses qu’on peut aisément associer à la gauche : intervention de l’Etat dans l’économie, soutien aux services publics, relocalisation des activités industrielles, politique salariale favorable aux travailleurs invisibles sur-sollicités pendant la crise du Covid, etc.

Le plus préoccupant, le plus grave, c’est le décrochage spectaculaire des couches populaires dans la sociologie de l’électorat de gauche.

Mais ces aspirations ne se traduisent pas électoralement, c’est une évidence. L’affaiblissement de la gauche n’est pas un phénomène nouveau, et pas spécifiquement hexagonal, même si chez nous c’est exacerbé. 

Le plus préoccupant, le plus grave, c’est le décrochage spectaculaire des couches populaires dans la sociologie de l’électorat de gauche. Si l’on en croit les chiffres, une très forte proportion d’ouvriers et d’employés ne se reconnaissent plus dans la gauche. On évoque souvent la démographie (assimilant vieillissement de la population et tendance conservatrice) ou l’atténuation des frontières de classe (consécutive aux mutations dans le monde du travail) pour expliquer ce phénomène. 

La vérité, c’est qu’une partie de ce qu’on appelait « la gauche de gouvernement » a trop souvent versé dans la résignation, voire la capitulation. L’exemple le plus frappant, c’est le quinquennat Hollande, qui  n’a pas amélioré les conditions de vie matérielles et morales des gens les plus modestes. Au contraire, il les a détériorées. Le point d’orgue, si vous me passez l’expression, fut la loi Travail. C’est d’ailleurs une chose assez inouïe pour tous ceux qui ont vécu ces cinq années. Il y avait un effet de sidération ; nous avions une équipe dite de gauche, mais qui « en même temps » reprenait absolument tous les arguments patronaux ! Et toutes ces mesures annonçaient celles prises ensuite par Emmanuel Macron.

Aujourd’hui, en dépit des résultats piteux du macronisme, la gauche n’est pas attendue. Elle n’est pas entendue non plus. 

D’abord parce qu’elle donne l’impression de ne pas s’intéresser suffisamment aux problèmes quotidiens des gens. Passer deux semaines à s’écharper sur les réunions non mixtes à l’UNEF, quoiqu’on pense du sujet, c’est absurde et dérisoire. Pour raisonner en termes marxistes, il s’agit de « contradictions secondaires » par rapport à la contradiction principale, qui est celle du capital et du travail. La gauche donne le sentiment de se cantonner, de manière plus ou moins maîtrisée, à ce type de débats, alors qu’il y a un énorme obstacle au milieu du chemin, qui s’appelle le chômage, la précarité, la misère sociale.

Emmanuel Maurel, au siège de la GRS, à Paris. ©Manon Decremps pour Reconstruire

Ensuite, nous restons, collectivement, intoxiqués par les institutions de la V° République. Il faut sortir du crétinisme présidentialiste. Notre code génétique, c’est la délibération collective et la promotion du parlementarisme.  Cette croyance dans la « rencontre d’un homme avec un peuple », cette personnalisation des débats, c’est quand même curieux pour nous qui avons longtemps clamé qu’il n’y avait ni César ni Tribun. 

Autre paradoxe : nous contestons le bien-fondé de la « concurrence libre et non faussée » dans la vie économique, mais nous en sommes les défenseurs fanatiques en matière électorale. Je me mets à la place de certains électeurs de gauche : trois, quatre , parfois cinq listes lors d’un scrutin local, il y a de quoi être paumé. 

Le morcellement, la division systématique, ne contribue pas à notre crédibilité. D’autant que les électeurs sont beaucoup plus unitaires que les organisations. Je sais qu’il est de bon ton de dire que l’unité de la gauche est un concept dépassé, qui ne représente pas la majorité de l’électorat. Mais en réalité, quand tu discutes avec une personne un tout petit peu politisée, le rassemblement, s’il n’apparaît pas comme une condition suffisante, apparaît néanmoins comme une condition nécessaire. 

Voilà ce qui compose le cocktail : il y a des facteurs sociologiques, des facteurs conjoncturels, et des facteurs quasi-comportementaux qui aboutissent aujourd’hui au fait que les gens se détournent massivement de la gauche. Est-ce inéluctable ? Évidemment, non. Regardons ce qu’est capable de faire Joe Biden, notamment grâce à la pression de son aile gauche. Il est capable de mettre en place l’un des plus grands plans de relance de l’Histoire, de distribuer de l’argent aux foyers les plus modestes, d’investir dans les infrastructures publiques. Cela montre bien qu’il y a des inflexions possibles. Et de l’espoir. Pourvu que l’on parte des préoccupations quotidiennes des gens ordinaires. 

Ces débats identitaires montrent l’accélération du tempo polémique. Est-ce que la politique-twitter impose un rythme qui empêche à la nuance d’exister ?

Même lorsque l’on plaide pour une transformation radicale de la société, même lorsque nous avons des désaccords très forts avec des interlocuteurs, à gauche et, à fortiori, dans le reste de l’échiquier politique, nous ne sommes pas obligés de nous mettre au diapason des chaînes d’info en continu et des réseaux sociaux qui ne fonctionnent que sur le clash. L’écrivain Christian Salmon explique que nous sommes passés de l’ère du storytelling à l’ère du clash, dont Donald Trump, avec d’autres, comme Salvini, sont les parangons. Désormais, pour imprimer dans ce monde du flux d’info en continu, il faut surjouer la conflictualité. J’estime que le fait de privilégier systématiquement l’invective ou la vitupération nuit à la qualité du débat démocratique . Certains diront que c’est un point de vue « petit bourgeois », de quelqu’un de policé. Je rappelle quand même que la République, qui est notre bien commun, part du principe qu’elle exige un débat rationnel, donc respectueux. Cela n’empêche pas d’avoir des idées fermes, des idées originales, des idées clivantes, mais elles doivent être à mon avis servies dans un tempo qui n’est pas celui qui nous est imposé.

Nous ne sommes pas obligés de nous positionner systématiquement sur l’Islam, l’UNEF, sur je-ne-sais-quelle déclaration d’un maire écologiste. C’est nous qui devons rester maîtres de nos combats. Or, précisément, ce n’est plus le cas aujourd’hui. Je pense que la nuance a sa grandeur et sa nécessité lorsqu’on est confronté à des situations de crise aussi graves que celle que l’on vit aujourd’hui. 

Le peuple est aujourd’hui fantasmé. Il est vu à gauche comme une abstraction magnifique, et différents clivages se font face pour le définir politiquement. Où placez-vous le curseur ? Quels clivages distinguez-vous ?

D’abord, je trouve ça bien que le peuple soit vu comme une entité magnifique. C’est la vision contraire qui serait préoccupante ! Cela prouve notre attachement à la démocratie, à la souveraineté populaire.

Nous parlons ici d’abstraction magnifique. Comme s’il n’était qu’une fiction.

Il y a des fictions et des abstractions nécessaires. Le peuple est, par définition, hétérogène et insaisissable. Mais il est important de s’y référer toujours. 

Emmanuel Maurel, au siège de la GRS, à Paris. ©Manon Decremps pour Reconstruire

Vous parliez de clivages structurants dans la société. Il y a une césure, qui s’élargit depuis plus de deux décennies, entre les cercles dirigeants économico-médiatico-politiques, et la masse des gens ordinaires, dont les aspirations sont ignorées et méprisées. Cela a culminé, en France avec le mouvement contre le TCE en 2005, et en Grèce les sanctions abominables contre le gouvernement Tsipras et la mise à genoux de tout un peuple. Il y a une coupure, entre une toute petite minorité qui estime savoir distinguer le bien et le juste, qui discrédite toute parole divergente en affublant de qualificatifs de type « populiste » les prises de position qui lui sont alternatives. Ces gens sont tout-à-fait en phase avec les mutations du capitalisme contemporain. Ils se moquent assez des règles, des normes, des frontières, des protections. À contrario, la masse des gens, au contraire, se rattache à des repères, des règles, et attendent justement de la politique qu’elle les conforte.

Mais le clivage le plus important de la société française est toujours le clivage de classe. Même si toute une littérature sociologique et économique nous explique que les frontières de classes se sont estompées et que la conscience de classe s’est étiolée, il y a néanmoins des classes sociales, les ouvriers, les employés, la classe moyenne précarisée, qui auront intérêt à lutter ensemble si elles veulent arracher des compromis dans le cadre d’un monde capitaliste. 

De la même façon, je maintiens le clivage gauche-droite. Même s’il est battu en brèche, remis en cause, il correspond toujours à des aspirations qui continuent à exister, qui sont contradictoires dans la société française, et je ne veux pas les abandonner sous prétexte que François Hollande a fait une politique de droite.

Enfin, il y a un clivage géographique. Nous voyons d’un côté se dessiner une France métropolitaine, intégrée à la mondialisation. D’un autre, une France plus rurale, périphérique, qui souffre de la désindustrialisation et de la fuite des services publics. Il faudrait affiner ce modèle, car au sein des métropoles, il y a aussi de fortes inégalités. Il y a des décrochages entre un habitant de l’Est du Val-d’Oise pince Seine Saint Denis, et un habitant des Hauts-de-Seine.

Tous ces clivages se superposent, se juxtaposent. Cela donne une société assez fracturée, divisée. Il est donc difficile d’apporter une réponse uniforme.  Mais nous savons où est notre camp. C’est celui de tous les gens qui vivent de leur travail, difficilement, qui aspirent à en vivre, même modestement, ou qui ont travaillé – je pense notamment aux retraités. Jadis, nous disions que c’était le salariat. Les choses sont plus compliquées aujourd’hui, mais je vois bien les gens à qui l’on s’adresse, que nous voulons représenter. Il ne faut pas seulement définir le camp social que nous voulons représenter, il faut aussi être à l’écoute de ses attentes et de ses aspirations, les prendre en compte. Il faut une vision du monde, une grille de lecture de la société, mais il faut aussi entendre ce qu’ils nous disent. Ils veulent des protections, de nouvelles conquêtes sociales. La restauration d’un certain modèle social qui est un mode de vie, une qualité de vie. Ils veulent aussi, par exemple, que nous donnions des réponses claires sur la sécurité, que nous ne fassions pas mine de croire que ce n’est pas un problème. Il faut trouver un message unifiant et des mots d’ordres fédérateurs dans une France profondément clivée. 

Nous sommes à quelques mois de l’élection présidentielle, et ce début de campagne se tient dans un contexte inédit. Peut-on s’attendre à l’émergence d’une « candidature champignon » qui vienne bouleverser le jeu politique ? 

Nous ne pouvons pas faire le reproche aux militants et aux dirigeants politiques d’avoir été, comme tout le monde, saisis par une forme de sidération au moment où la pandémie est arrivée. Par définition, la politique suppose le contact humain, y compris dans ce que ça a de chaleureux, de tangible, de concret. Et là, c’est interrompu, figé. Il a fallu se réadapter à cela, s’adapter à une emprise du numérique, qui est un problème idéologique en soi, voire anthropologique. 

Est-ce que cela va profondément bouleverser la donne politique ? C’est le pari du pouvoir. Ils font le pari que la colère qui existe va se tourner vers un réceptacle naturel qui est l’extrême droite. Toute la stratégie d’Emmanuel Macron est d’expliquer que les autres n’auraient pas fait mieux, et, surtout, que l’issue est un duel inéluctable avec le Rassemblement national. C’est le scénario tel que le pouvoir le raconte, et tel qu’il désire qu’il soit raconté, et pour l’instant ça fonctionne. Il suffit de regarder n’importe quel débat télévisé pour s’en convaincre. 

Je fais le pari qu’un programme d’intérêt général peut être construit.

Nous voyons bien que les partis traditionnels n’ont plus la main, et il apparaît que les aventures type « En Marche ! » ont donné  l’impression de fonctionner. Il faudrait en réalité être vigilant sur « En Marche ! » . C’était un syndicat de défense des intérêts économiques qui s’est mis en place pour soutenir un homme. Il ne faut jamais croire à ce récit un peu héroïque d’un homme qui, à la faveur d’audace et de circonstances particulières, s’impose dans le pays. 

La candidature-champignon est possible car nous sommes dans une phase de très grande défiance, de grande désillusion, d’indifférence aussi parfois, à l’égard du politique. Cela favorise des mouvements peu structurés qui s’imposent dans le débat public. Je crois quand même que, candidat-champignon ou pas, ce qui compte, c’est de préparer, sur le long terme, un programme de redressement. Je fais le pari qu’un programme d’intérêt général peut être construit. Avec différentes formations de gauche, avec des syndicats, des associations, des citoyens. Je crois que nous pouvons aussi écrire un contrat de gouvernement, des grandes mesures qui permettent de contribuer au redressement du pays. C’est ce travail-là, un peu méthodique, fastidieux, sérieux, qu’il faut entreprendre maintenant. C’est une tentation facile de n’en rester qu’à la préparation de la présidentielle.

Vous parliez tout à l’heure des échecs sur la stratégie vaccinale et de production industrielle sanitaire. Dans quelle mesure l’Europe en est-elle responsable ? Y a-t-il  une remise au centre du jeu politique de la question de souveraineté ? 

Lors du premier confinement, les ravis-de-la-crèche libéraux se sont rendus compte que d’avoir mis en place des  « chaînes de valeur complexes » , des délocalisations, le libre-échange, nous avait rendus extrêmement dépendants par rapport à une partie du monde. Et ils jurent à présent avoir pris conscience des impasses de ce système.

La vérité, c’est que très peu de choses ont changé. Je siège à la commission du commerce international, et nous continuons à négocier des accords de libre-échange comme si de rien n’était. On prétend tendre vers l’autonomie stratégique, on parle même de relocalisations, mais dans les faits, rien ne va dans ce sens. A la fin de l’année, nous avons signé un accord d’investissement avec la Chine, comme s’il n’y avait pas une remise en question radicale du système d’échange qui aujourd’hui est celui de la globalisation financière. De ce point-de-vue là, il y a de la part de l’Union européenne beaucoup de paroles mais très peu d’actes. De la même façon qu’il y a eu une humiliation française, il y a eu un échec européen que les dirigeants vont devoir largement étudier sous peine que les peuples se détournent encore plus de l’Europe. 

Génération 81 : qu’en reste-t-il ?

Quarante ans après, que reste-t-il de l’espoir suscité par la victoire de François Mitterrand à l’élection présidentielle ? Quelle force la gauche actuelle représente-t-elle sur l’échiquier politique tandis que l’élection de 2022 se profile peu à peu à l’horizon ? Marie-Noëlle Lienemann, sénatrice Gauche Républicaine et Socialiste et ancienne ministre du logement de François Mitterrand (1992-1993), Georges-Marc Benhamou, écrivain, Jean-François Kahn, journaliste et fondateur de Marianne, et Malek Boutih, ancien président de SOS Racisme et député PS de 2012 à 2017, en débattaient mardi 11 mai 2021 après la diffusion sur France 2 du documentaire de Cécile Amar « 10 mai 81 : changer la vie ? » Débat animé par Julian Bugier

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