Marie-Noëlle Lienemann invitait fin octobre 2024 pour « Les Jeudis de Corbera » Jérôme Durain, sénateur socialiste de Saône-et-Loire, et Hélène Franco, magistrate et ancienne secrétaire générale du syndicat de la magistrature, pour échanger sur la lutte contre les narcotrafics qui pourrissent le quotidien de nos concitoyens.
L’ensemble de l’entretien dure environ 1 heure et 10 minutes et nous l’avons découpé en trois parties : bonne écoute de vos podcasts.
Un état des lieux inquiétant
des organisations de narcotraficants qui se sont accaparées tous les vices du capitalisme ;
les chiffres de l’économie parallèle ;
des enfants esclaves…
Les failles du système de lutte contre le narcotrafic
l’absence d’une réelle stratégie pour lutter contre le narcotrafic ;
l’absence de réponse coordonnée au niveau national, européen et international ;
la dégradation de l’investigation policière et financière ;
une loi de 1970 totalement obsolète ;
les failles de la lutte contre le blanchiment…
Des préconisations d’urgence
consolider les outils juridiques ;
renforcer les services publics au service de la lutte contre le narcotrafic ;
repenser la protection de l’enfance…
Conclusion : la gauche doit réinvestir le sujet de la prévention et de la lutte contre l’insécurité.
Alors que le gouvernement français retient comme hypothèse « raisonnable » une hausse de 4°c à l’horizon 2050 (d’ici 25 ans) le dérèglement climatique bat son plein, la terre brûle et les eaux créent le tumulte avec la hausse du niveau des mers, des orages et tornades de plus en plus violents, des inondations de plus en plus meurtrières…
« Les zones sèchent s’assèchent, les zones humides s’humidifient, la Méditerranée est un hot spot du changement climatique. Sur l’arc méditerranéen, on constate déjà un réchauffement marqué avec un assèchement l’été » expliquait Hélène Corréa, climatologue à Météo France dans le quotidien La Provence. 1°c dans l’air c’est 7% d’humidité en plus.
Et, malheureusement les exemples foisonnent de mauvaises nouvelles : inondations dévastatrices de Nîmes 1989, Vaison-la-Romaine 1992, du Gard 2002, Arles 2003, tempêtes KLAUS 2009 pour la région Occitanie, Draguignan 2009, Var 2011, Cannes 2015, Givors et Rive de Giers octobre 2024, mais aussi des incendies massifs au Portugal, en Grèce et en Espagne, en France aussi notamment dans l’ancien Languedoc-Roussillon et la Corse, sans oublier l’actuel processus de désertification de la plaine du Roussillon… Cette longue liste n’oublie pas le reste du territoire national régulièrement frappé par des tempêtes et inondations ; mais ce qui peut être analysé et fait pour la sauvegarde des biens, des personnes et de la biodiversité sur l’arc méditerranéen pourra pour partie se transposer et ralentira ponctuellement le réchauffement climatique vers le nord.
Présenter le bassin méditerranéen comme un « spot » du dérèglement climatique, cela signifie que l’année 2022 la plus chaude enregistrée depuis 1947 y sera la norme en 2050. Toulouse, Montpellier, Nîmes, Aix, Marseille connaîtront durablement le climat andalou, climat se tempérant jusqu’à Lyon qui connaîtra, elle, le climat de Rome. Des étés de plus en plus secs (jusqu’à 2 mois de canicules au lieu de 20 jours en 2024), des automnes de plus en plus pluvieux sur les hauteurs méditerranéennes du système Ibérique ou des Pyrénées, des Cévennes ou des Alpes maritimes : goutte froide, épisode méditerranéen ou cévenol balayant les terres asséchées ou urbanisées entre monts et mer, mer au niveau plus élevé d’au moins 50 cm à la moitié du siècle faisant rétention des eaux pluviales.
Au-delà de l’incrédulité des climato-sceptiques partisans du laisser-faire et affirmant que la terre a déjà connu cela (Oui ! il y a 125 000 ans pour les niveaux de température et 3 millions d’année pour le même taux d’oxyde de carbone !), d’ élus sans imagination brossant leur électorat dans le sens du poil dont le Président LR de la Région Auvergne-Rhône-Alpes remettant en cause le dispositif ZAN (Zéro artificialisation nette) en 2023 avant de faire marche arrière sur des motifs purement administratifs, de responsables économiques de l’agriculture, du bâtiment et des travaux publics, il faudra afficher un volontarisme sans faille, soutenu par une planification de court moyen et long terme, pour inverser la cap, là où c’est encore possible. Et ce n’est pas le Plan d’adaptation au changement climatique, rustine gouvernementale publié cet automne, à peine visible sur la réalité, qui peut suffire.
La planification attendue doit évoquer la souveraineté de la France sur ce sujet (comme sur d’autres). Quand on songe que la loi de restauration de la nature1 adoptée au niveau européen est le texte pour la biodiversité le plus important depuis 30 ans, notre pays doit se montrer offensif pour préserver les intérêts de la France et des Français.
Transformer l’agriculture
Deux grands chantiers doivent servir de fil conducteur aux décideurs pour les deux décennies à venir : l’agriculture et la préservation des risques naturels et techniques.
Pour ce qui est de l’agriculture, l’agro-climatologue serge Zaka nous prévient une nouvelle fois « Les printemps et les hivers seront très pluvieux, de plus en plus. En contrepartie, les étés, les fins de printemps et les débuts d’automne seront plus secs. Ce n’est pas le climat qui nous dira si l’agriculture s’en remettra. C’est notre réaction. Si on ne change rien à nos cultures, à nos pratiques, on ne va pas s’en sortir. Il faut anticiper ». Pour cela, la mobilisation coordonnée des syndicats agricoles, des assemblées consulaires, des collectivités locales et de l’État est nécessaire, dans le cadre d’une solidarité nationale mobilisant la redistribution fiscale où les plus fortunés contribuent significativement plus.
Il y a quelques années nous riions à l’évocation de boire un vin de Bordeaux vendangé en Bretagne ou un « Costières de Nîmes » délocalisé dans les pays de Loire2, voire un rosé de Provence en Alsace. Aujourd’hui chaque grand viticulteur cherche des terrains en Bretagne, dans le Nord, en Cornouailles anglaise, voire en Belgique … pour y implanter des exploitations viables pour la deuxième partie du siècle. Ceci vaut pour le maraîchage et l’arboriculture. Cette évolution doit être accompagnée pour veiller à ne pas assécher les sols de ces futurs terrains (labourage intense et produits phytosanitaires), à conserver haies et arbres qui apportent de l’ombrage en été, limitent le vent qui dessèche, captent de l’eau en hiver, pour apprendre de l’agroforesterie des pays du sud, pour préserver la diversité des productions…
La puissance publique doit accompagner les agriculteurs en transition sur la question des revenus, le soutien du système bancaire, la formation, l’aide à la conversion, par filière, permettant de transformer l’agriculture méditerranéenne traditionnelle (vigne, maraîchage et arboriculture) pour de nouvelles exploitations (oliviers, amandiers, grenadiers, agrumes, eucalyptus…) tout en conservant ce qui pourra s’adapter à une hausse majeure de température, tel l’élevage ovin et caprin, où les vignes aux cépages andalous ou marocains… Ceci doit tenir compte de la ressource en eau qui va en s’étiolant avec la réutilisation des eaux usées, l’optimisation du réseau d’approvisionnement et la création de petites retenues collinaires. Dans ce cadre, le projet AquaDomitia 2 devra évaluer l’évolution de l’agriculture dans une zone en cours de désertification (dans les Pyrénées Orientales notamment) à l’aune de la raréfaction de l’eau du Rhône dans les décennies à venir pour ne pas rater son but en pénalisant les dessertes d’eau du Gard et de l’Hérault sans satisfaire les agriculteurs catalans.
Adapter nos sociétés aux risques
L’autre axe d’importance est la préservation des risques naturels et techniques des zones habitées.
La France doit prendre sa part de la lutte contre le dérèglement climatique en limitant l’émission de gaz à effet de serre mais aussi en prenant des mesures immédiates sur son territoire de protection des biens et des personnes.
L’urbanisation est un facteur aggravant des inondations. Forêts, broussailles, garrigues, exploitations agricoles ont trop souvent laissé place aux ZAC, voies diverses, zones urbaines plus ou moins denses… Et l’eau, sans tampon, dévale, ravageant tout sur son passage comme dans la région de Valence cette semaine, après Nice, Cannes, Nîmes, Vaison…
Nous devons repenser notre conception actuelle du cycle de l’eau et sortir du modèle de gestion des eaux pluviales hérité de la politique du « tout tuyau », inadapté au contrôle des inondations et ayant tendance à saturer les réseaux d’assainissement. Chaque catastrophe pousse les pouvoirs publics à entreprendre de nouveaux travaux gigantesques : bassins de rétention, détournement de cours d’eau, tunnels souterrains traversant les villes… Mais il faut également modifier nos PLU, amorcer un verdissement général de l’activité humaine, et nous tourner vers l’application des grands principes de la GIEP (Gestion Intégrée des Eaux Pluviales), notamment en ce qui concerne la perméabilisation des surfaces urbaines. Remplacer nos revêtements imperméables par des surfaces absorbantes et intégrer davantage de végétation permet non seulement de réduire les risques d’inondation, mais également de générer d’autres externalités positives sur la vivabilité de nos environnements. Le modèle de la « ville éponge » peut constituer un exemple vers lequel nous devrions tendre pour limiter les ravages de nouvelles catastrophes. Autres axes de travail indispensables : lutter contre le réchauffement dû aux transports, appliquer drastiquement un dispositif ZAN rénové (la méthode actuellement choisie est pleine d’incohérences, répartit mal l’effort et empêche à bien des égards les processus de réindustrialisation), élargir à l’ensemble des départements méditerranéens la procédure initiée par le préfet des Alpes-Maritimes en juillet 2024 qui a publié un DIRE3 conditionnant son feu vert à la fourniture d’éléments prouvant que les communes disposent de la ressource en eau nécessaire à leur extension. Ce DIRE doit être élargi à l’ensemble des questions liées à l’eau.
Et, dans le bassin méditerranéen, la question de la hausse du niveau des mers s’impose car elle promet d’impacter durement nos côtes exposées à la submersion marine. Il est ainsi de la Camargue, de l’étang de Berre, et d’une grande partie des cotes sablonneuses de Marseille ou du Languedoc directement menacées pour une hausse supérieure à 50cm. Quelle protection assurer pour les activités industrielles entre Arles et Marseille, les activités économiques, dont le tourisme avec le premier port de plaisance d’Europe à Port-Camargue et l’ensemble des activités balnéaires, les activités agricoles avec la production du riz de Camargue, les salines d’Aigues-Mortes et de Saint-Louis-du-Rhône ainsi que les élevages de taureaux et chevaux. Doit-on envisager la construction, ici ou là de polders ?
Enfin, la nécessité d’une planification peut s’entendre aussi dans le modèle économique des catastrophes qui s’enchaînent avec des factures qui flambent pour les assureurs, les collectivités territoriales et les habitants : la France, les Français peuvent-ils continuer à s’assurer quand « France-Assureurs » estime à 6,5 milliards d’euros en 2023 le coût annuel des catastrophes et sinistres climatiques ? Et combien d’emplois pourront être maintenus et créés, combien de richesses anciennes conservées et de nouvelles créées en évitant le traumatisme né du déchaînement de la nature ?
Alain Fabre-Pujol, Sophie Camard et le pôle « écologie républicaine » de la GRS
1 Le texte vise à préserver la biodiversité de 20% des terres et des mers et à restaurer au moins 30% des habitats (zones humides, forêts, etc.) en mauvais état. Il doit permettre à l’Union Européenne de respecter les engagements pris dans le cadre de l’accord Kunming-Montréal en 2022.
2 Des vins de même facture sont dès aujourd’hui en train d’être expérimentés sur les terrils du Nord-Pas-de-Calais…
3 Document qui précise les obligations des collectivités locales souhaitant ouvrir de nouveaux secteurs à l’urbanisation
La Martinique vit depuis début septembre au rythme des blocages, barrages, manifestations et échauffourées. Et ce n’est pas la première fois. Une grogne qui s’est étendue depuis à la Guadeloupe où des phénomènes comparables en termes de coût de la vie créent les mêmes effets. On se souvient d’ailleurs que voici 15 ans le collectif Liyannaj Kont Pwofitasyon (LKP ou « Collectif contre l’exploitation outrancière » en français)1 avait animé un des plus longs mouvements sociaux de Guadeloupe contre la vie chère.
Pourtant, le 16 octobre, l’État, la collectivité territoriale, le transporteur CMA-CGM, le grand port maritime de Martinique et les distributeurs locaux ont trouvé un accord pour baisser de 20% les prix de 6 000 produits. Mais dans une île où les prix de l’alimentation sont 40% plus élevés que dans l’hexagone, cela ne suffit pas à apaiser la colère et, le 28 octobre encore, le couvre-feu a dû être prolongé.
Plusieurs rapports pour l’observatoire de la formation des prix, des marges et des revenus sur le coût de la vie dans ces territoires indiquent ainsi que ni le coût du transport, ni celui de la logistique, ni même l’octroi de mer ne justifie le niveau des prix aux Antilles ; ils n’auraient qu’un impact secondaire. Il ne s’agit pas ici d’affirmer que l’insularité ou les frais d’approche ne contribuent pas à la vie chère, mais ces rapports montrent que tout ce qui s’attache au transport participe entre seulement entre 5 et 10%: on est loin des 40%. Il est donc faux d’affirmer que, comme le dit le préambule de l’accord signé par l’État et la collectivité de Martinique, 67% de la cause de ce différentiel serait liée aux frais d’approche et à l’insularité. Même l’octroi de mer est marginal dans la formation des prix : la fondation pour les études et la recherche sur le développement international l’a démontré, sa suppression théorique ne permettrait de baisser les prix que de 4,6%. En effet, pour contrebalancer l’octroi de mer, la TVA est plus faible dans les Outre-Mer que dans l’hexagone (le taux de TVA dans l’alimentaire varie de 5 à 20% dans l’hexagone, alors qu’en Martinique, il varie de 2,1 à 8,5%).
Aveuglement volontaire face à l’hyper-concentration du marché
Le constat posé en préambule à l’accord du 16 octobre n’est donc pas le bon.
Cet accord porte essentiellement sur les frais d’approche, frais de logistique, frais de transport ; il n’y a pas forcément que des choses inutiles, mais il se focalise sur ces frais d’approche, sur les transporteurs, sur la critique territoriale de l’État, de l’octroi de mer et le différentiel de TVA.
L’accord pose un certain nombre d’engagements de la part des distributeurs, mais ces engagements ne sont pas assortis de contraintes et d’éléments de contrôle. Ainsi il prévoit que les distributeurs vont faire des efforts pour baisser leurs marges ; ce n’est évidemment pas suffisant, car on est là au cœur du problème : l’organisation de la grande distribution. Et c’est l’une des raisons pour laquelle le collectif qui anime aujourd’hui le mouvement social martiniquais – le rassemblement pour la protection des peuples et des ressources afro-caribéens – n’a pas signé l’accord et continue à organiser différents barrages, manifestations, avec des débordements violents incontrôlés assez fréquents.
La grande distribution aux Antilles françaises est organisée dans un marché hyper concentré, qui permet à ses acteurs d’imposer leurs prix. D’une certaine manière, les Outre-Mer en général, et la Martinique en particulier, ne sont pas réellement d’une logique d’économie de comptoir, c’est-à-dire la possession par un acteur ou trop peu d’acteurs de l’ensemble des richesses ou de tout ce qui arrive dans un territoire insulaire. En Martinique, le principal distributeur est le groupe Bernard-Hayot, un groupe présent dans la distribution, avec des parts de marché à hauteur de 25 à 40% ; mais le groupe Hayot et ses comparses sont également organisés en structure conglomérale : ils possèdent les magasins, mais aussi une partie de la production, y compris la production locale, et sont présents sur plein d’autres marchés. Le groupe Hayot est ainsi présent dans la distribution, dans la vente de voitures, dans la réparation de voiture, la vente de camions, les équipements de sport, le bricolage : donc l’ensemble des courses et des activités de nos compatriotes martiniquais se passent au sein de quelques entreprises très restreintes.
L’enjeu de la fabrication du taux de marge des distributeurs
Leur taux de marge, du fait du caractère oligopolistique et congloméral du marché ultra-marin, est donc quasiment impossible à chiffrer ; ces groupes multiplient les sociétés qui brouillent les pistes et créent une totale opacité. Or, au-delà de la concentration du marché, c’est bien la fabrication du taux de marge de ces groupes qui est en elle-même inflationniste et exacerbe le phénomène de vie chère en Outre-Mer.
On comprend la formation du taux de marge avant : c’est la différence entre le prix auquel on achète un produit et le prix auquel on va le revendre, cela semble normal. Mais le problème porte sur les « marges arrières » : c’est le fait pour un distributeur de faire payer la « coopération commerciale » (une forme polie pour habiller ce qu’on pourrait appeler plus crûment du racket économique). Les hypermarchés deviennent des médias qui favorisent la mise en valeur de tel ou tel produit : l’industriel devra payer pour avoir une « tête de gondole » qui met en valeur ses produits. Mais en plus, les distributeurs vont exiger du producteur des remises de fin d’année ou des bonifications de fin d’années. : profitant de sa position dominante, le distributeur facture en fin d’année, voire en cours d’année, connaissant le chiffre d’affaires atteint par l’écoulement des produits d’un industriel, un coût supplémentaire pour le producteur, qui doit lui reverser ainsi une partie significative, de 5 à 20% des gains.
Et ces marges arrières ne sont pas restituées sur le ticket de caisse : le modèle inflationniste est amplifié puisque le producteur qui sait qu’il va devoir payer en plus le distributeur anticipe ce surcoût dans le prix de son produit. Évidemment, si on ajoute à ce tableau l’importance des Békés dans le système de distribution, et le ressentiment historique qui est derrière, on mesure le cocktail explosif d’une situation sociale particulière tendue, tendue en permanence, avec des éruptions de violence comme celles auxquelles nous assistons aujourd’hui.
Il est donc temps de poser le principal problème qui génère la vie chère en Outre-Mer : le système économique oligopolistique de distribution. Faut-il interdire des grandes surfaces, aujourd’hui, aux Antilles et plus largement ? Selon Christophe Girardier, président de la société de conseil Bolonyocté, auteur de plusieurs rapports sur le marché de l’alimentation en Outre-mer, auditionné à de multiples reprises à l’Assemblée Nationale et au CESE, il ne faudrait plus accepter la moindre ouverture dans les Outre-Mer d’une surface commerciale de plus de 1000/1500 m² ; celles qui existent, il faudrait les taxer au profit d’une redistribution des parts de marché au profit de l’économie locale. La GRS propose de réfléchir à une action directe sur le contrôle et la réduction de ces trusts privés, c’est-à-dire agir sur la structure du marché elle-même sans mettre à mal les entreprises locales : la situation est effectivement délicate car ces groupes aujourd’hui peuvent facilement arguer qu’ils créent de l’emploi local. Enfin, il faudra aborder la question de l’importation de biens depuis l’Union Européenne au détriment de produits issus du bassin géographique de ces territoires, du fait des normes européennes comme le marquage CE.
Frédéric Faravel
1Le LKP est un collectif guadeloupéen qui regroupe une cinquantaine d’organisations syndicales, associatives, politiques et culturelles de la Guadeloupe. Ce collectif est à l’origine de la grève générale de 2009 qui a touché l’île entre le 20 janvier et le 4 mars
La cession d’un peu plus de 50% du capital d’Opella, filiale du groupe Sanofi à un fonds d’investissement américain a soulevé une tempête politique de plus en France. Elle risque de se perdre comme les autres dans le brouillard des indignations successives.
Alors faut-il s’indigner de cette vente d’un actif industriel français, après bien d’autres dont nous avons pu mesurer les conséquences désastreuses, ou y a-t-il d’autres motifs d’indignation plus sérieux que la vente elle-même dans cette affaire ?
La cession d’Opella au fonds américain CD&R représente l’aboutissement de la stratégie des dirigeants du groupe Sanofi, arrêtée depuis plusieurs années, qui s’est traduite d’abord par la constitution d’une filiale au sein de laquelle ils ont logé tous les produits grand public, délivrés sans ordonnance, afin, assuraient-ils, d’en permettre le développement… avant de décider de la vendre.
Un des produits phares de cette filiale de Sanofi est le Doliprane, l’antalgique le plus consommé par les Français (538 millions de boîtes délivrées en pharmacie l’an dernier) qui domine largement le marché français du paracétamol, mais il y en a bien d’autres (Mucosolvan, Dulcolax, Maalox…), des vitamines, des anti-allergiques…
Opella a réalisé un chiffre d’affaires mondial de 5,2 milliards d’euros en 2023. Elle a été valorisée 16 milliards d’euros pour son rachat par le fonds américain CD&R, soit environ 14 fois son EBITDA (acronyme anglais qui en français signifie : bénéfice avant intérêts, impôts, dépréciations et amortissements) estimé pour 2024. C’est un ratio élevé pour un rachat d’entreprise, mais pas forcément dans le secteur de la santé/ pharmacie pour lequel la valorisation moyenne retenue pour l’acquisition d’une entreprise est de 13,7 fois l’EBITDA. Ce chiffre traduit surtout la forte rentabilité des capitaux investis dans les secteur de la santé (cela aurait-il un lien avec le déficit de la sécurité sociale ?). Mais la rentabilité des investissements dans les nouveaux médicaments de lutte contre le cancer ou dans les nouveaux vaccins est infiniment supérieure à celle d’un médicament comme le Doliprane dont la commercialisation a commencé en 1964. En résumé, le doliprane ça rapporte, mais pas assez, alors Sanofi s’en débarrasse.
SANOFI, un groupe français : vraiment ?
C’est la première question que l’on doit se poser pour mesurer la perte éventuelle de souveraineté économique liée à une telle opération, puisque le capital d’Opella est détenu jusqu’à maintenant par sa maison mère, SANOFI. Cette dernière est la lointaine héritière d’une société créée par le groupe Elf Aquitaine (racheté par Total) pour diversifier ses activités.
SANOFI est un groupe pharmaceutique dont le siège social est à Paris, mais c’est avant tout un groupe multinational dont les attaches avec la France sont de plus en plus ténues.
Le capital de Sanofi, valorisé à environ 125 milliards d’euros, est détenu à hauteur de 67% par des « institutionnels étrangers », 10,8% par des « institutionnels français », 9,4% par L’Oréal, 5,3% par des actionnaires individuels, 2,6% par les employés, 4,9% par divers actionnaires.
Les « institutionnels étrangers » qui détiennent plus de 2/3 du capital de Sanofi, sont des banques, des fonds de pensions, des fonds d’investissement publics ou privés, tous en quête d’actifs financiers rentables. Ils ont pris une place croissante dans la détention des grandes entreprises françaises et dans le fonctionnement du capitalisme qui se trouve de ce fait de moins en moins national.
Parmi les actionnaires institutionnels étrangers, les actionnaires américains occupent une place prépondérante avec 44,1% du capital de Sanofi, suivi par les Britanniques avec 16%. Les actionnaires américains pèsent donc d’un poids déterminant dans les décisions du groupe Sanofi, bien avant la cession d’Opella.
Le directeur général du groupe est un britannique, Paul Hudson, c’est lui qui dirige l’entreprise et non le président du conseil d’administration, Frédéric Oudéa qui a trouvé là un moyen rémunérateur de passer sa retraite après son départ de la direction de la société générale.
Dans les entreprises comme ailleurs, celui qui possède commande.
On rappellera, de ce point de vue, que Paul Hudson expliqua en 2020 qu’il était normal que son groupe serve prioritairement les États-Unis en vaccins contre le Covid, avant la France. Il dut se rétracter après le tollé provoqué par ses déclarations.
Dépendant de l’étranger par les détenteurs de son capital, Sanofi l’est également par son activité puisqu’il réalise plus des trois quarts de son chiffre d’affaires hors de France
Les États-Unis représentent par exemple près de 25% du chiffre d’affaires d’Opella tandis que la France n’en représente qu’environ 10%.
Un fait montre plus que tout autre combien le cœur des intérêts du groupe Sanofi ne se trouve plus en France, ni même en Europe, mais ailleurs. Selon le « Center for Responsive Politics » (organisme à but non lucratif basé à Washington, fondé en 1983 par un démocrate et un républicain, dont un des objectifs est d’évaluer l’impact du lobbying sur les décisions politiques), les dépenses de lobbying de Sanofi en 2019 se sont élevées à plus de 5 millions de dollars (5 117 000 $) aux États-Unis ; dans le même temps, selon la Haute autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP), elles n’ont guère dépassé 10 000€ en France. Cela témoigne soit de l’incorruptibilité des élus français, soit de l’indifférence de Sanofi quant aux décisions prises par les autorités publiques dans notre pays en matière de santé publique.
Qu’en est-il de sa filiale Opella ?
Opella ne produit pas le principe actif du doliprane, ce qui est quand même le plus important. Celui-ci est importé, essentiellement de Chine, comme il l’était avant la crise du COVID. Les usines françaises d’Opella ne font que pratiquer l’opération d’enrobage de ce principe actif et la mise en boîte du médicament avant sa distribution.
Il est donc difficile, dans ces conditions, de présenter l’acquisition de la société Opella par un fonds d’investissement américain, comme la perte d’un élément essentiel de notre souveraineté économique et sanitaire. Dans l’état actuel des choses, même si l’acquisition de la filiale de Sanofi était bloquée par le gouvernement, nous pourrions tout aussi bien nous retrouver privés de Doliprane faute de principe actif permettant de le fabriquer, si les Chinois ou les Américains qui en produisent également, décidaient d’arrêter de nous en vendre.
C’est donc plutôt de ce côté-là que se trouve le problème essentiel que les Français et les Européens doivent résoudre rapidement, celui de reconstruire une industrie chimique permettant de produire chez nous les principes actifs des principaux médicaments.
C’est là que le bât blesse.
La difficile relocalisation de la production en France et en Europe de principes actifs…
Sanofi, n’en est pas à sa première cession d’actifs. En février 2020, les activités commerciales et de développement de principes actifs de six de ses sites de fabrication (Brindisi, Francfort Chimie, Haverhill, Saint-Aubin-lès-Elbeuf, Újpest et Vertolaye, soit 3 450 salariés, ont été regroupés dans une entité dont Sanofi ne restait actionnaire qu’à hauteur de 30% du capital.
Cette nouvelle entreprise, dénommée EUROAPI, a été retenue en juin 2024 parmi les 13 sélectionnées pour bénéficier des aides publiques au titre des Projets Importants d’Intérêt Européen Commun (PIIEC) consacrés au secteur pharmaceutique. Cependant, depuis son lancement en fanfare en 2020, elle accumule les déboires. En 2023, ses pertes se sont aggravées pour atteindre 190 millions d’euros. Le titre a perdu 60% de sa valeur en une seule journée le 10 octobre 2023, à l’annonce de ses perspectives financières revues nettement à la baisse. Les difficultés s’accumulent malgré le soutien public. Euroapi a commencé à développer ses activités alors que les coûts de l’énergie et les coûts de production en général explosaient en Europe, compromettant sa rentabilité déjà mal assurée. Un plan de restructuration est en cours. Treize principes actifs seront abandonnés, deux des six usines du groupe (Haverhill et Brindisi) pourraient être vendues. L’État, qui détient, à travers Bpifrance, 12 % du capital d’Euroapi, assure, quant à lui, suivre « de très près » le dossier… comme toujours, mais n’a pas été très efficace pour éviter d’en arriver là.
Des observateurs et les syndicalistes du groupe considèrent que ces difficultés étaient prévisibles, au-delà des aspects conjoncturels qui les ont aggravées. Sanofi avait regroupé dans l’ensemble Euroapi des sociétés dont certaines étaient déjà faiblement rentables ou déficitaires, en utilisant le discours sur la relocalisation de la production de principes actifs en France et en Europe pour nettoyer ses comptes et se débarrasser d’activités peu rentables, avec le soutien des fonds publics, après avoir sous-investi pendant les années précédant cette réorganisation.
… et du paracétamol
Les Français se sont aperçus en 2020 que les médicaments qu’ils consommaient, y compris les plus banals comme le paracétamol, n’étaient plus produits ni en France ni en Europe et que l’interruption des courants commerciaux (soit en raison d’une catastrophe sanitaire comme ce fut le cas, mais ce pourrais l’être également pour d’autres raisons : catastrophes naturelles, guerre, etc.) ne nous permettait plus de trouver dans nos pharmacies notre Doliprane, ou tout autre médicament contenant du paracétamol.
Emmanuel Macron et son gouvernement, qui semblent avoir découvert cette réalité en même temps que l’ensemble des Français, on alors engagé des négociations avec les groupes pharmaceutiques. En 2020, l’État accepta d’arrêter de baisser le prix du paracétamol en échange d’engagements des groupes pharmaceutiques de relocaliser la fabrication du principe actif de ce médicament.
Le groupe Seqens, spécialiste français de la fabrication de principes actifs est devenu l’acteur majeur de cette relocalisation de la production du paracétamol. Il a entrepris la construction d’une usine de production de 10 000 tonnes /an de paracétamol, dont le coût devrait être de 100 millions d’euros, à Roussillon dans l’Isère. La livraison du médicament devrait commencer en 2026.
Mais Seqens n’est pas une PME française qui invente tout à partir de rien. C’est un groupe mondial très présent aux USA, en Inde et en Chine et qui occupe une position importante sur le marché des principes actifs, notamment celui du paracétamol. Son président, Robert Monti, explique les conditions de la reprise de production du paracétamol en France (interview sur le site internet de l’entreprise) : « Nous allons investir environ 100 millions d’euros, dont 30 à 40 % d’aide publique sous forme de subventions et d’avances remboursables, pour la construction d’une nouvelle unité haute performance de production de paracétamol sur le site de Roussillon, en Isère. Cette unité va nous permettre d’enrichir notre dispositif de production avec 10 000 t/an de capacités à Roussillon qui viendront s’ajouter à nos 8 000 t/an de capacités à Wuxi, en Chine.
Nous partirons du para-aminophénol ou PAP pour la production de paracétamol. C’est un intermédiaire que nous produisons déjà à Tanxing, en Chine, pour lequel nous sommes leader mondial. Cette capacité de PAP sera largement suffisante pour alimenter, en toute sécurité et en nous appuyant sur les meilleures techniques disponibles, nos deux usines de Wuxi et de Roussillon. Nous sommes donc très engagés dans ce domaine et nous allons continuer d’investir. Nos clients UPSA et Sanofi ont pris des engagements très importants sur le long terme pour que le nouvel atelier soit nourri durablement en termes de volume. La production de Roussillon sera réservée pour les Français et les Européens. Et nous nous positionnerons aussi sur le marché américain depuis Roussillon. Les autres territoires seront desservis depuis Wuxi. Les deux usines disposeront donc d’une complémentarité géographique mais également technologique, puisque les deux sites seront équipés de technologies de granulation différente. »
C’est donc la combinaison des forces d’un groupe international, s’étant développé en Chine d’abord, du soutien de l’État français à l’investissement et de l’engagement d’un volume d’achat des groupes pharmaceutiques français que résulte la possibilité de relancer la production en France. Au passage, Robert Monti indique que si l’usine de Roussillon travaillait avec les mêmes procédés de fabrication que ceux de ses usines chinoises, les coûts de production seraient de 20% supérieurs à ce qu’ils seront dans l’usine de Roussillon, pour laquelle Seqens a développé de nouvelles technologies différentes de celles utilisées en Chine et permettant de faire des économies. Cela fait réfléchir sur ce qui constitue la compétitivité de l’industrie chinoise et sur la difficulté à soutenir la compétition.
Seqens n’est pas le seul à relancer le paracétamol made in France. A Toulouse, une start-up, Ipsophène, s’engage dans la construction d’une usine pour démarrer « la production en 2025, en montant progressivement en puissance, pour atteindre une capacité de 4 000 tonnes à partir de 2027», selon Jean Boher, son président. Le succès dépendra du soutien de l’État et des acheteurs potentiels, car le produit sera plus cher que les produits concurrents bien que moins polluants.
On peut sérieusement se demander s’il ne serait pas plus utile que BPI France dépense son argent (c’est-à-dire le nôtre) à soutenir les entreprises qui investissent pour relocaliser la production de principes actifs en France, plutôt qu’en prenant une part de capital dérisoire dans Opella, devenue propriété d’un fonds d’investissement américain.
La cession d’Opella est-elle grave ?
Bien qu’Opella ne puisse pas être considérée comme une entreprise stratégique pour les raisons indiquées plus haut, sa cession à un fonds américain n’est pas une bonne nouvelle.
L’activité d’encapsulage et de mise en boîte du doliprane est complémentaire de la production de principe actif qui pourrait se développer en France dans les prochaines années. Elle pourrait faire défaut le moment venu si cette activité est démantelée par les nouveaux propriétaires des installations industrielles françaises d’Opella.
Le développement de la production de principe actif en France dépend d’engagements à long terme d’achat pris par Opella et son actionnaire majoritaire, Sanofi, dont rien ne peut garantir qu’ils seront tenus dès lors que le groupe passera sous contrôle américain.
Le fonds américains CD&R n’est pas une institutions philanthropique. Son objectif est d’acheter des sociétés, de les rendre plus rentables en jouant sur tous les leviers qui peuvent le permettre, avant de les revendre avec profit. La réduction des effectifs est un des leviers et aucun ne sera négligé. Les inquiétudes pour l’emploi des salariés français d’Opella sont donc légitimes. Que deviendront les 1 700 emplois en France, notamment à Lisieux et Compiègne ?
Les exemples passés de rachats de sociétés françaises par des sociétés américaines ont laissé un goût amère. Personne n’a oublié le rachat de la branche énergie d’Alstom par General Electric, les promesses qui l’ont accompagné, notamment en termes d’emplois et la suite, c’est-à-dire les fermetures de sites, le transfert de ce qui intéressait GE et la perte du reste, notamment d’une partie du savoir-faire, l’organisation d’un coûteux rachat imposé à EDF par Emmanuel Macron devenu président après qu’il avait permis le dépeçage d’Alstom comme ministre de l’économie.
Un des membres du Conseil d’administration de Sanofi au moins sait tout des conditions de vente aux Américains d’une grande entreprise française et de ses conséquences ; il s’agit de Patrick Kron, qui a organisé le bradage de la branche énergie d’Alstom dans le dos du gouvernement français, sans oublier de se faire grassement rémunérer au passage pour ce haut fait d’armes (6 609 912 € de rémunérations en tant que PDG d’Alstom en 2016 – deuxième position des patrons français les mieux payés à l’époque, 4 millions de bonus quand il quitte Alstom en janvier 2016 et une retraite chapeau de 10 millions). C’est sans doute en raison des compétences acquises à cette occasion qu’il fait partie du Conseil d’administration de Sanofi.
Le rachat d’Alcatel Lucent par Nokia, auparavant, avait obéi au même scénario.
L’accord tripartie protège-t-il Opella et ses salariés ?
D’après le journal Le Monde du 21 octobre 2024, l’accord passé entre Sanofi, CD&R et le gouvernement français prévoit les garanties suivantes :
La pérennité des usines de Lisieux et Compiègne et le maintien « d’un niveau minimum de valeur ajoutée produit sur ces sites pendant cinq ans »(On appréciera le flou de la formulation). Une sanction financière, pouvant s’élever jusqu’à 40 millions d’euros, s’appliquerait en cas d’arrêt de production sur ces deux sites ;
Une assurance sur le maintien de l’emploi en France, prévoyant « une pénalité de 100 000 euros par emploi supprimé par licenciement économique contraint » ;
Un objectif d’investissement à hauteur de 70 millions d’euros sur cinq ans ;
« Un maintien des volumes de production pour les produits sensibles d’Opella : Doliprane, Lanzor, Aspégic » ;
Le maintien des engagements pour l’achat du principe actif du Doliprane (le paracétamol) auprès de l’entreprise Seqens, qui est en train d’en relocaliser la production en France, sous peine, en cas de non-respect de cette clause, d’une sanction de 100 millions d’euros ;
Pour compléter le tout, l’entrée de BPI France au capital d’Opella, à hauteur de 2% du capital.
L’expérience montre que ce type d’accord ne représente jamais un engagement réel du groupe étranger acheteur de l’entreprise française. Les promesses faites ne résistent jamais à l’évolution de la situation économique et aux plans de restructuration conduits pour améliorer la rentabilité de la société acquise, dans des délais rapides, ceux des affaires dans lesquelles interviennent des fonds d’investissement, créés pour générer des plus-value rapides sur les acquisitions et non pour financer une stratégie de développement à long terme.
Enfin, les sanctions financières prévues sont dérisoires pour un fonds d’investissement qui gère 57 milliards de dollars d’actifs financiers en 2023.
Le gouvernement aurait-il dû interdire la cession d’Opella au fonds américain ?
Les moyens législatifs et réglementaires permettant au gouvernement de s’opposer à une telle acquisition existent (article L 151-3 et R 151-3 du code monétaire et financier). Ils lui donnent la possibilité de refuser une autorisation d’investissement étranger si celui-ci peut avoir pour effet de menacer la protection de la santé publique (entre autres cas de figure). Ce point de vue aurait pu être défendu dans le cas d’espèce, même s’il pouvait être contesté compte tenu de ce que nous avons indiqué plus haut.
L’offre alternative au fonds américain, présentée par un fonds d’investissement français PAI Partners, n’était en réalité pas tellement plus nationale que l’autre puisque le fonds français présentait son offre d’achat en consortium avec le fonds souverain d’Abou Dhabi ADIA, le fonds de pension canadien BCI et le fonds souverain singapourien GIC.
On notera au passage la place croissante prise par les fonds souverains contrôlés par des États dans le fonctionnement du capitalisme mondial. Nous sommes décidément de plus en plus loin de la libre concurrence entre agents économiques faisant valoir sur la marché libre leurs propositions pour répondre à la demande de consommateurs atomisés. Jamais les États par l’intermédiaire de leurs fonds souverains n’ont joué un rôle aussi important dans l’économie, en même temps qu’ils semblent impuissants face au pouvoir croissant des entreprises multinationales.
La seule solution véritablement française aurait donc été un rachat par l’État de l’entreprise mise en vente par Sanofi, Mais on voit mal ce qui aurait pu justifier la prise en charge par le contribuable français, pour plus de 8 milliards d’euros, d’une entreprise dont le contrôle ne représente pas un intérêt vital pour le pays. C’est d’ailleurs une solution que je n’ai guère vue proposée par tous ceux qui se sont indignés de cette vente.
Et la responsabilité de Sanofi dans tout ça ?
Ce qui mériterait sans doute d’être passé au peigne fin à l’occasion de la crise créé par cette nouvelle session, c’est le management du groupe Sanofi et la responsabilité de sa direction dans le déclassement progressif de ce groupe au niveau mondial. En quelques années, Sanofi est passé du 3e rang au 7e rang mondial des groupes pharmaceutiques.
Sanofi a arrêté ses recherches sur l’ARN messager deux ans avant la crise du COVID, ce qui montre la grande prescience de ses dirigeants. Il s’est fait doubler par les vaccins lancés par le duo Pfizer-BioNTech et par Moderna. Dans le cancer du sein, son candidat-médicament, l’Amcenestrant, sur lequel le laboratoire fondait une partie de ses espoirs, a été abandonné en 2022, faute de résultats probants.
Paul Hudson justifie la vente d’Opella par la nécessité de recentrer l’activité de son groupe sur des médicaments nouveaux à forte valeur ajoutée et ce qu’il appelle « le retour à la science ». Il n’est lui-même pas un scientifique, mais on espère que les équipes de Sanofi ne se sont pas trop éloignées de la science au cours de ces dernières années, malgré l’orientation de leurs dirigeants qui ont multiplié les plans de restructuration du groupe et réduit continûment le nombre de chercheurs.
En attendant de trouver de nouvelles sources de profits grâce aux molécules qui permettront de faire progresser l’immunothérapie et la lutte contre le cancer, Sanofi vend des actifs. Il préparerait maintenant la session de ses centres de distribution à l’allemand DHL. Et il programme une nouvelle réduction des coûts de 2 milliards d’euros en 2024.
Mais rassurons-nous, les actionnaires ne souffriront pas trop. Paul Hudson indique dans une interview au journal Le Monde du 23 octobre, qu’une partie des revenus tirés de la vente d’Opella leur sera destinée et le groupe a consacré 600 M€ au rachat de ses actions pour en faire monter le cours et mieux rémunérer ses actionnaires, plutôt qu’à financer la recherche.
Plus fondamentalement encore, cette affaire montre la difficulté qu’il y a à construire ce que l’on appelle couramment « des champions nationaux », qui ne peuvent être que des compagnies multinationales, tout en s’assurant que ces entreprises gardent un lien fort avec leur pays d’origine, lorsqu’il s’agit d’un pays ayant une population de 68 millions d’habitants, un PIB de 3 000 milliards d’euros, et en conséquence un marché de consommation et une puissance financière forcément limités. Leur expansion généralement saluée à son commencement et soutenue par les pouvoirs publics, finit par les couper de leur base nationale française et les décisions stratégiques ne coïncident plus nécessairement avec l’intérêt national du pays.
C’est à cette question de l’insertion d’une économie de taille limitée, comme celle de notre pays, dans l’économie mondiale, sans aliéner totalement notre souveraineté, qu’il faut répondre, au lieu de se focaliser sur la vente d’une entreprise, aussi importante soit-elle.
Elle devrait occuper une place importante dans tout projet politique.
Samedi 12 octobre 2024 vers 16h, David Cayla puis Mathieu Pouydesseau intervenaient dans le cadre des universités de la gauche républicaine qui se tenaient à la Maison de la Mutualité à Lyon.
David Cayla vient de sortir un nouveau livre dans la continuité des précédents intitulé « La gauche peut-elle combattre le néolibéralisme ? », il a décrit devant les militant(e)s et les sympathisant(e)s de la GRS les doctrines et les mécanismes du néolibéralisme, son échec et pourtant la difficulté de la gauche à proposer une alternative en se perdant dans des impasses. A nous désormais d’inventer cette alternative et de la promouvoir.
Mathieu Pouydesseau observe depuis 25 ans les évolutions de la société allemande. Il nous prévient depuis plusieurs années des fourvoiements néolibéraux allemands qui se sont achevés par le mercantilisme merkellien et son échec : l’Allemagne est en récession depuis deux ans et les excédents commerciaux allemands ont nourri l’appauvrissement du tiers de la population allemande ce qui alimente le vote d’extrême droite. C’est dans ce cadre qu’il faut apprécier l’émergence de l’Alliance Sahra-Wagenknecht et sa capacité à faire reculer l’AfD : une situation non transposable en France mais dont il faut discuter ouvertement pour penser notre stratégie et nos propositions.
Le dimanche 13 octobre 2024 à midi, Emmanuel Maurel, député et animateur national de la Gauche Républicaine et Socialiste, prononçait l’intervention de clôture des Universités de la Gauche Républicaine qui s’étaient déroulées pendant 2 jours à Lyon.
Après avoir rappelé l’importance de notre engagement pour la Paix, il a fixé une feuille de route, une mission à la Gauche Républicaine. Alors que la droite et l’extrême droite s’accordent pour faire vivre un gouvernement Barnier, l’un des plus conservateurs des dernières décennies, comme syndic de faillite du macronisme crépusculaire, nous devons offrir une alternative de gauche aux Françaises et aux Français.
Le Nouveau Front Populaire doit enfin se donner comme objectif d’avoir une vocation majoritaire et pour cela il faut élargir sa base sociologique, parler à toutes les classes populaires et les rassembler. Il faut donc ancrer dans nos programmes les attentes de nos concitoyens modestes pour retrouver la voie de l’amélioration des conditions de vie matérielle et morale des Français, allant de pair avec la transition écologique. Rétablir une politique industrielle, des emplois durables, garantir la souveraineté alimentaire et sanitaire, cesser d’être les dindons de la farce d’une économie mondialisée où tous nos concurrents se protègent, restaurer enfin l’égalité territoriale : tout cela doit être intégrer dans un programme pour la République sociale et écologique.
Voilà notre notre feuille de route pour les mois à venir face à un gouvernement sous tutelle du Rassemblement national, qui peut le faire tomber à chaque instant, pour faire oublier sa compromission actuelle.
La semaine dernière, Marie-Noëlle Lienemann recevait Mathieu Pouydesseau, chef d’entreprise en Allemagne et ancien conseiller au commerce extérieur, pour échanger sur la situation politique, économique et sociale de l’Allemagne dans le cadre des « Jeudis de Corbera ». Vivant depuis 24 ans à Berlin, notre camarade dispose d’un poste d’observation privilégié sur la société allemande et décrypte le « miroir aux alouettes » qui a conduit à sur-estimé le « modèle allemand » sans mesurer les contradictions du système.
Nous vous proposons d’écouter en podcast cette grosse heure d’entretien en trois parties :
la situation économique ;
la situation politique ;
la relation franco-allemande.
Nous vous proposons également dans la foulée un long article d’analyse très référencé signé par Mathieu Pouydesseau. Bonne écoute et bonne lecture.
Les revers de l’embellie allemande – partie 1 : la situation économique
Les revers de l’embellie allemande – partie 2 : la situation politique
Les revers de l’embellie allemande – partie 3 : la relation franco-allemande
Entre Weimar et Bonn : la république allemande « de Berlin » à la croisée des chemins
Pendant 15 ans, la droite et le centre français ont proclamé l’Allemagne comme un modèle à suivre. Les élites éditoriales, économiques et politiques étaient fascinées à la fois :
par un pays à la démocratie « apaisée » par de grandes coalitions associant les deux grands partis de la gauche et de la droite,
par les succès de la « compétitivité » allemande lui permettant d’être massivement exportatrice,
par le maintien de son tissu industriel,
et enfin par l’équilibre de ses comptes publics.
Sur chacun de ces points, le « naïf » idéalisme des cadres intellectuels, administratifs et entrepreneuriaux français vis-à-vis de l’Allemagne s’accompagnait d’un mépris profond pour les Français, l’État-providence, les syndicats français, la culture du débat raisonné entre positions contradictoires, les libertés publiques d’un peuple considéré comme « réfractaire ».
Pourtant, chacun de ces points est un « miroir aux alouettes », une imposture, un « village Potemkine »1 dissimulant une société de plus en plus inégalitaire, fracturée, violente. Nous allons donc reprendre chacun de ces quatre points, en démontrant la crise de la démocratie allemande, qui rappelle les trois dernières années de Weimar2. Nous allons passer en revue les conséquences sociales délétères de l’économie d’exportation, la courte vue d’un modèle fortement dépendant de l’énergie russe qui entraîne aujourd’hui une crise industrielle. Nous présenterons également les problèmes insolubles que la Nation-comptable par excellence rencontre pour concevoir un budget juridiquement conforme à sa constitution. Nous esquisserons enfin les conséquences pour la France et pour l’Europe.
La weimarisation de la République fédérale allemande
En l’absence de débouchés politiques aux convulsions de la société, gauche et droite refusant pendant 20 ans de s’opposer et donc de construire un espace démocratique de gestion des conflits profonds traversant la société, le peuple allemand a choisi de reproduire au Bundestag, à partir de 2021, et dans les parlements régionaux, les structures du parlement de la première république allemande, dite de Weimar.
Absente du parlement entre 1951 et 2017, l’extrême droite y fait cette année-là son retour à un niveau immédiatement élevé avec plus de 90 sièges.
Sept ans plus tard, en 2024, les élections régionales partielles voient désormais le parti Alternative pour l’Allemagne (AfD en allemand) caracoler au dessus de 30%, arrivant première en Thuringe. La démocratie semble ne plus convaincre près d’un tiers des Allemands.
Un parti créé fin 2023, « l’alliance Sahra Wagenknecht, pour la justice et la raison » (BSW) – rassemblant des députés dissidents de la gauche radicale ayant formé leur propre groupe, l’ancien maire social-démocrate de Dusseldorf, des dirigeants écologistes en rupture de leu parti – forme un axe de résistance à la progression de l’extrême droite. Les positions de ce parti ne se retrouvent pas en France. Ce qui s’en rapprocherait le plus serait une synthèse de « Picardie debout » de François Ruffin, de la ligne Roussel au sein du PCF et de la GRS, avec – différence majeure – cependant un soutien plus affirmé pour la Russie que pour l’Ukraine.
Les gouvernement de grande coalition de 2005 à 2021, interrompus entre 2009 et 2013 par une coalition droite-centre droit, ont ainsi abouti à un paysage politique en ruine.
Panorama politique de 2024 : élections européennes, élections régionales et sondages
En plus des élections européennes du 9 juin dernier, trois Länder ont voté en septembre 2024. Passons en revue ces scrutins.
Les élections européennes de juin 2024
La coalition gouvernant actuellement à Berlin a subi un désastre électoral avec seulement 31% des suffrages exprimés :
le SPD (une social-démocratie dont l’équivalent français pourrait être Raphael Glücksmann) recueille 13,9% ;
les écologistes (avec une forte division interne entre néolibéraux et critiques de l’ordre économique) 11,9% ;
les Libéraux du FDP (alliés de Macron arque-boutés sur le refus de l’augmentation des impôts des riches et des propriétaires d’entreprises) ont « sauvé leur peau » avec 5,2%.
Cette coalition en échec en Allemagne est ce qui se rapproche le plus de ce qu’aurait pu souhaiter mettre en place Bernard Cazeneuve si Macron avait sérieusement pensé le nommer à Matignon – ce qui n’était pas le cas.
Le SPD à moins de 14% retrouve les scores catastrophiques qu’il avait connu du temps de la domination complète des sociaux-libéraux en son sein. Ce n’est pas une surprise : la reconquête d’une partie de son électorat en septembre 2021 s’était appuyée sur une direction plutôt à gauche, avec un expert de la lutte contre la fraude fiscale ; mais coalition « feu de circulation »3 est dirigée par Olaf Scholz. L’actuel Chancelier fut l’un des piliers de l’agenda de Gerhard Schröder, et, maire de Hambourg, un représentant de l’aile droite du parti qui s’est opposé à la lutte contre la fraude fiscale et, à ce titre, est mis en cause par la justice. Incapable de s’imposer dans sa coalition gouvernementale, Scholz est très impopulaire, les voix se multiplient pour le remplacer en 2025 par le populaire ministre de la défense, Boris Pistorius.
Les écologistes ont perdu 42 % de leur électorat de 2019 (3 millions d’électeurs, -8,6 points) dans un scrutin qui leur était jusqu’ici plutôt favorable. C’est une évolution européenne : les droites ont réussi à faire des agendas climatiques les boucs émissaires des difficultés des classes populaires et moyennes. Les écologistes allemands sont cependant également infectés de néolibéralisme : l’individualisme dominant et la critique de l’État fort les a conduits à sous estimer les rapports de force économiques et à surévaluer la morale chrétienne, bigote, de l’acte individuel rédempteur dans la lutte pour le climat – ils semblent incapables de concevoir un discours alternatif et socialement prometteur. Promettre l’apocalypse ne séduit que les illuminés de la foi.
Les Libéraux du FDP ont aux élections européennes de 2024 résisté en surnageant à 5%, mais tous les sondages promettent depuis leur effondrement, et ils ont perdus leur représentation dans quasiment toutes les élections régionales intermédiaires. Le ministre libéral des finances, Christian Lindner, qui tente actuellement de faire de la France un nouveau bouc émissaire de ses propres difficultés budgétaires, défend également avec le même déni du réel et les mêmes mensonges que messieurs Attal et Darmanin en France le refus de toute augmentation des impôts des riches. Alors que l’Allemagne en récession souffre d’un déficit de demande, il préfère proposer une consolidation budgétaire encore plus récessive. C’est un suicide économique par sectarisme idéologique. Les Allemands n’en veulent pas – ou en tout cas n’en veulent plus.
Si les Unions chrétiennes – la droite chrétienne démocrate – réussissent à maintenir leur position de 2019, c’est à un niveau historiquement bas. 30% n’a rien de glorieux pour ce courant politique. Les Allemands de la classe moyenne, les retraités des classes populaires, continuent d’assimiler la droite à une image de sérieux budgétaire, alors même que l’échec du merkellisme est à l’origine des difficultés européennes actuelles.
Les partis anti-système, qu’ils soient d’extrême droite, de gauche radicale ou de « gauche conservatrice »4, ou d’intérêts particuliers, ont un score cumulé supérieur à celle de la coalition gouvernementale. Les deux principaux partis qui ont le plus progressé sont d’un côté l’AfD – l’extrême droite néofasciste – passant de 10 à 15%, et « l’alliance Sahra Wagenknecht » (BSW), un parti de « gauche conservatrice » créé l’an dernier, passant du premier coup à 6,2%. Les deux partis sont critiques de l’UE, du soutien massif à l’Ukraine et des ouvertures répétées des frontières, mais pas pour les mêmes raisons. Là où l’AfD recycle les contenus racistes de l’extrême droite des années 1920, BSW met au cœur de son agenda les questions économiques et sociales. C’est là-dessus que BSW convainc un électorat hésitant entre abstention et vote anti système. Les Linke (héritiers lointains des communistes allemands) ont pris la voie d’une stratégie « Terra Nova », qui se rapprochent de celle adoptées par LFI depuis 2021 ; ils se sont effondrés à 2,7%. Les partis satiriques ou n’ayant aucune chance d’avoir des élus cumulent quand même 8,9% des voix!
La déroute électorale des européennes a aggravé la crise interne de la coalition gouvernementale. D’autant plus qu’en parallèle, à la suite d’un recours des Unions chrétiennes, le Conseil d’État allemand a jugé le budget 2024 « contraire à la constitution » : la « règle d’or » constitutionnalisée par Angela Merkel en 2010 empêche le gouvernement de s’endetter pour financer la relance économique nécessaire face aux crises de l’inflation et de l’énergie. Le piège merkellien est parfait.
Dans ce contexte, tout le monde attendait un tremblement de terre dans les trois élections régionales de septembre 2024. Il a bien eu lieu.
Les Régionales en Thuringe, Saxe et Brandebourg, triomphes de l’extrême droite et de la « gauche conservatrice »
La Thuringe a offert un triomphe pour le parti d’extrême droite AfD, premier avec 33,4% des voix. L‘AfD de Thuringe est conduite par Björn Höcke ; elle n’est pas comparable au RN ou aux Fratellid’Italia de Georgia Meloni : c’est beaucoup plus radical, ce parti assume d’être catalogué « néofasciste » par la,justice allemande et « catégorie Sé par les services de sécurité intérieure. Björn Höcke assume avoir milité dans sa jeunesse au sein d’un groupe néonazi et de présenter des candidats néonazis. Aucun autre parti ne souhaite s’associer avec eux.
Les Linke avaient la présidence de région : ils perdent 18 points (!) passant de 32% à 13% des suffrages exprimés et de première force à quatrième, loin derrière la droite conservatrice (23,6%) et BSW (15,8%). Pour BSW, c’est aussi un triomphe – presque personnel : Sahra Wagenknecht est née en Thuringe. La coalition régionale la plus probable pour gouverner devra rassembler BSW et … la droite conservatrice, CDU.
Le SPD sauve sa présence dans le parlement régional avec 6,1%, perdant 2 points, pendant que les Verts et les Libéraux passent tous les deux sous la barre des 5%. La coalition gouvernementale ne totalise que 10,4% des voix dans cette région.
En Saxe, les chrétiens démocrates sont arrivés en tête de justesse avec 32%. Mais là aussi l’AfD jouera un rôle important avec ses 30,6%.
C’est le nouveau parti de Sahra Wagenknecht, BSW, qui emporte l’électorat abandonné par les Linke, empêchant leur dérive vers l’AfD. Sans le BSW, l’AfD aurait probablement dépassé les 40%. En Saxe, les Linke passent sous la barre des 5% (ils perdent plus de la moitié de leur électorat au scrutin de liste) mais ils conserveront leur représentation au parlement régional en emportant deux circonscriptions territoriale à Leipzig, ce qui leur ouvre droit à une représentation proportionnelle dans le Landtag. Les Linke ont choisi une stratégie en impasse qui ne leur ouvre plus que l’électorat des centres urbains, à la manière de la gauche française actuellement dominée par LFI. Les écologistes ont le même problème : vote urbain bourgeois, ils sont ratiboisés en Saxe mais passent juste au-dessus du seul de 5% et sauvent deux circonscriptions de Leipzig.
Dans le Brandebourg, le SPD, porté par un président de région très populaire faisant campagne sur son nom, gagne presque 5 points et finit de justesse devant l’extrême droite (30,9% contre 29,2%). BSW est le troisième parti avec 13,5% suivi des Unions chrétiennes à 12%. Tous les autres partis finissent en dessous de 5% et disparaissent du parlement. Les Verts perdent presque 7 points passant de 11 à 4% dans une région entourant Berlin avec de grandes villes, comme Potsdam qui leur étaient traditionnellement favorables. L’échec de la stratégie des milieux urbains face aux enjeux de classes et de territoire est là-aussi patent.
Les Linke payent là-encore leur stratégie ultra-urbaine et post-moderne avec un terrible prix, passant de 10,72 à 2,98% dans une région qui fut pourtant un de leur bastion.
Les Libéraux sont insignifiants dans cette région et continuent d’y perdre des voix.
Dans les trois Länder qui ont voté en septembre 2024, BSW pourrait être associé aux exécutifs régionaux et à la majorité régionale, avec les Unions chrétiennes en Thuringe et Saxe et le SPD en Brandebourg.
La crise de la coalition et les perspective de futures coalitions
La coalition « raisonnable » actuelle, constituée depuis la fin de l’année 20215 par des social-démocrates et des écologistes, aux positions économiques plutôt libérales, et les Libéraux, est un échec. Les sondages situent aujourd’hui la somme des trois partis à moins de 33%; le parti allié de Emmanuel Macron, le libéral FDP devrait passer en 2025 sous le seuil pour être représenté au Bundestag6.
La coalition va tenir jusqu’aux élections de 2025, dans moins de 11 mois maintenant. Mais elle est paralysée.
La crise de leadership au SPD (son jeune et charismatique secrétaire général, Kevin Kühnert, vient de démissionner « pour raisons de santé » et renonce à se représenter), le rejet croissant des écologistes par une partie de l’opinion publique (s’expliquant en partie car leur écologie punitive ne rappelle pas assez à leurs responsabilités les classes riches allemandes et s’en prend trop facilement aux comportements contraints des classes populaires) et la crise du FDP (combattant pour sa survie électorale) empêcheront toute action concrète allemande.
Alors que, suite à la dissolution irresponsable de Macron, la France a également un exécutif extrêmement faible, dépendant du RN pour survivre, les deux États les plus puissants de l’UE sont politiquement handicapés. L’absence de vision politique pour l’Allemagne et l’Europe laisse la myopie budgétaire dominer les débats. Les appels à une consolidation budgétaire massive est pourtant contestée par tous les économistes européens : ceux-ci font le constat que l’Allemagne a contribué à la crise de ses six partenaires sous procédure de l’UE parce qu’elle a massivement refusée d’investir, accumulant plus de 1000 milliards d’euros de retard dans ses infrastructures. Ces retards ont enfin un coût sur la compétitivité des industries du pays, qui ne peuvent être rattrapés par de nouvelles baisses de salaires.
Regarder les réalités en face, c’est donc reconnaître l’absurdité de la « règle d’or », la profonde injustice de la répartition de la prospérité des années 2009-2019, et les profonds traumatismes des années 2015-2023, avec deux vagues de réfugiés de un million de personnes chacune, suscitant plus de solidarité que les 17% de pauvres, dont 10% de salariés pauvres, brutalisés éaglement par la crise du Covid et l’impact de l’inflation sur les ménages populaires. Pendant ce temps, les grandes entreprises augmentaient leurs dividendes selon un modèle que nous avons observé en France : il conduit à la perte de l’industrie, à la hausse des inégalités, à l’asphyxie des services publics et à l’agonie de la démocratie.
L’exportation, c’est la surproduction d’un côté, la pauvreté des Allemands de l’autre
L’ensemble du système économique exportateur au cœur de la prospérité des classes riches allemandes est fondé sur l’accès abondant et peu cher à l’énergie, la déflation salariale pour les catégories populaires et moyennes et la protection du niveau de salaire des catégories intellectuelles supérieures et d’encadrement chargées de consommer.
Car une économie exportatrice sur une aussi longue période à de tels niveaux – plus de 6% du PIB en excédents pendant plus de 10 ans, contrevenant d’ailleurs aux critères de Maastricht – peut aussi être décrite sous un aspect plus négatif.
C’est une économie nationale en surproduction, mais qui refuse l’augmentation du pouvoir d’achat intérieur qui permettrait à sa population de consommer la surproduction, obligeant dès lors à écouler le surplus produit par le travail des Allemands à l’international.
Cela a deux conséquences :
1- Plus une économie exporte en points de PIB, plus ses travailleurs s’appauvrissent
C’est la conséquence logique et inévitable. La compétitivité est également la pauvreté, ce sont deux termes équivalents.
C’est la raison pour laquelle les gigantesques excédents commerciaux, par peur de créer une tension inflationniste par un regain de demande intérieure, n’ont pas été investis dans le pays, dans la transformation de l’économie, de l’énergie ou dans les infrastructures publiques.
Si les travailleurs bénéficiaient des excédents commerciaux, leur consommation augmenterait, ce qui mécaniquement réduirait l’ampleur du déficit commercial. Si l’Allemagne avait accepté de redonner à sa demande une partie des excédents, elle aurait, dans un premier temps (tout en conservant le même volume d’exportations,) augmenté ses importations. Une partie de sa production destinée à l’exportation aurait été absorbée par son marché intérieur. L’objectif désirable – revenir à un équilibre du commerce extérieur (en tout cas revenir en dessous des 6% de PIB tels que fixés dans les traités européens) – aurait été atteint tout en favorisant la cohésion sociale et en permettant aux économies des partenaires commerciaux d’en bénéficier.
Les élites allemandes ont fait un autre choix : alimenter l’inflation spéculative de l’immobilier et du foncier, ainsi que celle des valeurs cotées en bourse, et accumuler le capital sous forme d’augmentation du patrimoine de ses millionnaires et milliardaires. Tout cela sous couvert de « sérieux budgétaire »…
2. Les partenaires commerciaux de l’Allemagne exportatrice sont en sous-production
Les surplus allemands empêchent les économies de ses voisins de développer les activités nécessaires pour répondre à leur demande intérieure et la dépression de la demande allemande empêche ces économies de développer des produits pour couvrir les besoins allemands.
L’économie exportatrice allemande, « compétitive », appauvrit par force ses voisins qui, pour payer leurs déficits, sont obligés de s’endetter. La France a ainsi été l’un des pays européens les plus maltraités par l’économie exportatrice allemande.
La déflation salariale et la transformation de l’État providence en État de surveillance, avec création d’une trappe à main d’œuvre improductive découlant des réformes de l’assurance chômage dites « Hartz I à IV » ont piégé 5 millions de personnes pendant plus de 10 ans dans ce statut. Pour le faire accepter, l’Allemagne a pesé en faveur d’une déflation des produits de consommation populaire, quitte à faire baisser la qualité alimentaire et tuer les réseaux de distribution locaux au profit des grandes surfaces à rabais.
La déflation salariale supposait aussi une déflation sur les prix à la consommation. Il fallait donc réduire toutes les frictions à la hausse de coûts pouvant justifier des revendications sociales unissant des classes et catégories maintenues séparées.
Pour cela, il fallait désorganiser la politique agricole commune, empêcher les politiques de production durable et biologique, les modes de distribution près des marchés et circuits courts, les jachères et les petites exploitations « jardiniers de la nature » au profit de la concentration, des usines d’élevages de grande taille, des traités de libre-échange avec des pays pauvres pour qu’ils mobilisent leur capital naturel à la production et exportation de nourriture pas chère. La crise pandémique a ainsi permis de mettre au jour chez l’un des principaux producteurs de saucisse allemand, le groupe Tonnies, un véritable système « d’esclavage moderne »7.
La recherche de la baisse des coûts et le maintien des marges en rendement décroissant ne laissait pas d’autres alternatives au tenants de la loi du marché et des politiques de compétitivité que l’épuisement des ressources gratuites d’un point de vue financier de la nature, par l’épuisement des sols et la déforestation des forêts primaires, la surpêche avec des techniques extrêmement dispendieuses en plastique8.
L’autre épuisement de la nature c’est l’épuisement démographique
Depuis 1975, les deux Allemagne sont en crise démographique : il meurt plus d’allemands qu’il n’en naît. Ce choix, jamais remis en cause sérieusement, a deux avantages déflationnistes :
En l’absence de croissance démographique, les services publics croient plus lentement que la croissance économique. Si l’on calcule par exemple la différence de coût social de la croissance démographique française entre 1975 et 2024 et celle de l’Allemagne, le choix nataliste de la France lui a coûté 2000 milliards d’euros de plus sur la période. Les besoins en service public en France ont été logiquement bien plus élevés et croissant à un rythme supérieur à la croissance – du fait même de la croissance démographique – entraînent par force une augmentation du poids des dépenses publiques rapportées au PIB.
L‘Allemagne a besoin d’un afflux permanent de travailleurs adultes, déjà formés au coût d’économies nationales lointaines, pour maintenir sa population active. Si l’on veut s’essayer à une métaphore footballistique : la France est restée au niveau des grands États-Nations un club formateur, l’Allemagne a choisi de puiser dans les autres clubs pour recruter ses joueurs productifs – sans payer de transfert au club formateur cependant. À la fin, les clubs de football français sont en faillite pendant que le Bayern Munich remporte la coupe d’Europe – ce qui est en jeu ici ce sont les secteurs industriels des deux pays.
Le patronat allemand a donc applaudi l’arrivée des réfugiés en 2015 et en 2022 ; en toute logique, l’Allemagne, même si elle a un peu verrouillée ses frontières suite à des attentats islamistes en 2024, a besoin de la liberté de circulation des personnes. Cela contribue, malgré un taux de chômage à 4% ou moins, à maintenir les salaires vers le bas pour les emplois de service et de l’économie intérieure.
Pour maintenir un taux de fécondité bas, l’Allemagne a refusé de copier le système français où la femme active bien formée est aussi un acteur économique autonome. La femme allemande est moins émancipée économiquement comparée à sa voisine française9. Son taux de pauvreté en retraite est plus élevé. Son taux d’activité est à temps plein de seulement 45% contre 53% en France. Les femmes allemandes qui travaillent le font en temps partiel, plus court que les Françaises en temps partiel, avec de grosses pertes de revenu. Les taux d’emplois des hommes sont cependant comparables entre les deux pays. C’est un choix politique, avec des habitus à la fois culturels et sociaux, et des lois fiscales décourageant les épouses mères de travailler, et discriminant les mères seules.
Ce système supposait une chaîne logistique spécialisant pour un coût toujours décroissant des économies nationales éloignées. Ainsi, on a découvert avec la pandémie que la Malaisie, pour se spécialiser dans l’agriculture d’exportation, avait perdu sa position de producteur de poulets, pourtant plat national de base, et qu’avec les pénuries logistiques de 2021, le pays n’arrivait plus à importer de poulets… Les surplus agricoles malaisiens servaient à importer des machines et des voitures… allemandes. C’est une autre illustration que la « globalisation heureuse » n’aboutit pas à un équilibre global tendant à la victoire des valeurs démocratiques, mais à des inégalités de plus en plus fortes, et des violences internationales de plus en plus marquées.
La pénurie est programmée par nature dans le système
L’abondance d’une énergie peu chère est devenue une priorité pour l’Allemagne, tout en se libérant de toute contrainte au sein de la zone monétaire. Il était important d’importer en devises faibles et de limiter les importations en Euro. Toute la stratégie européenne de Angela Merkel se résumait en deux mots : mercantilisme allemand10.
Contrairement à une lecture dominante française, Merkel n’a jamais joué l’Europe ou l’amitié franco allemande11. Elle a poussé à l’extrême les logiques de compétition et de concurrence, c’est à dire le jeu égoïste et individualiste, et trouvée des alliés en Europe bien décidés à jouer aussi ce jeu-là : le Benelux, les pays du pacte de Visegrad, la Grande Bretagne de Cameron. L’échec du système était visible dès fin 2019, et fut accéléré par la crise pandémique.
La guerre d’agression russe en Ukraine a cependant révélé l’échec du mercantilisme merkellien, présentant la facture à la coalition qui a succédé à son gouvernement12.
La désindustrialisation, conséquence des choix de long terme et d’erreurs à court terme, s’accélère en Allemagne
La Deutsche Bank a publié fin 202213 une étude prévoyant une perte de point d’industrie du PIB de 1 à 1,5 par an et la disparition de l’industrie allemande, actuellement à 20% – du moins sa réduction à un poids marginal, comparable à la France ou le Royaume Uni à 7% du PIB – d’ici 2030.
Un rapport publié cet été14 a constaté qu’alors que l’index de production industrielle reste largement en dessous de 2019, la part de l’industrie dans la balance commerciale progresse. Si l’auteur allemand se réjouissait de ce ratio, il en concluait que les entreprises allemandes montaient en gamme pour protéger leurs marges et continuer d’exporter, on peut surtout y voir que le grand problème allemand, c’est sa demande ! Car si l’Allemagne produit moins, et exporte plus, c’est qu’elle consomme encore moins ! Et ceci est sans doute le signe le plus manifeste de la crise sociale profonde de la société allemande dans son ensemble.
En effet, les Allemands n’ont pas réduit leur consommation suite à une formidable prise de conscience écologiste décroissante : la haine à l’égard des écologistes que nous avons décrit plus haut est aussi la conséquence d’une vie matérielle de pénurie pour les Allemands des classes populaires qui n’en peuvent plus de ne jamais bénéficier de l’économie. Leur parler de décroissance est ici un chiffon rouge.
Les experts américains autour du ministère de l’économie du gouvernement Biden disent d’ailleurs que malheureusement « l’Allemagne est dominée par un tas de comptables » sans vision. Cela fait écho aux propos de Thomas Geithner, le ministre américain du budget sous Obama pendant la crise financière, désignant comme « stupides » les idées de Merkel, Sarkozy, Cameron, Trichet et Barroso pour créer leur traité budgétaire « Merkozy ».
Le rapport Draghi publié15 en août 2024 démontre d’ailleurs combien l’absence de volonté d’investissement public et industriel a contribué, au nom des « règles d’or », au décrochage de l’Europe. Il défend l’idée d’un nouveau « Plan Marshall » sous stéroïde pour rattraper le retard accumulé depuis 2005 : 3 fois plus d’investissement que dans le plan de reconstruction américain des années 1950 !
Mais la désindustrialisation allemande a aussi d’autres raisons.
D’abord, de nombreuses entreprises ont tout misé sur la Chine sans comprendre que le régime, communiste, signifiait que les capitaux investis passaient sous contrôle du parti. Au plus fort de la crise pandémique, c’est le gouvernement chinois qui a fait rouvrir des usines allemandes contre la volonté même des propriétaires allemands. En bonne règle comptable, les capitaux en question devraient être effacés des bilans…
De plus, la Chine a su copier, et créer sa propre demande intérieure, qui alimente sa propre production nationale. Le marché mondial est ainsi inondé de voitures électriques au point que tout le secteur automobile allemand s’enrhume.
L’une des sociétés ayant ainsi misé sur des modèles électriques « haut de gamme » à forte marge, c’est Volkswagen. Mais ces berlines font face à une forte concurrence, et surtout, le marché européen va être au début dominé par la demande des classes moyennes et certaines classes populaires. La conséquence : VW négocie en ce moment avec la représentation syndicale un énorme plan de restructuration avec fermeture d’usines à la clé16.
Le problème est cependant présent également pour les machines outils, la robotique ou les centrales énergétiques. L’Allemagne n’arrive pas maintenir sa production industrielle parce qu’elle n’arrive pas à stimuler sa demande intérieure. Alors que les marchés internationaux deviennent plus concurrentiel et inabordables suite aux crises géopolitiques, l’Allemagne devrait pouvoir compter sur sa demande intérieure. Mais la logique déflationniste cependant s’y oppose.
L’Allemagne préfère ainsi perdre son industrie et sa démocratie plutôt que de massivement investir dans le pays.
Les conséquences en France et en Europe
La France et les pays du Sud de l’Europe avaient une vision à la fois romantique et idéaliste de l’Union Européenne comme un espace de coopération entre alliés.
Les Flamands, les Néerlandais, les Allemands, les Danois, les Britanniques, les Suédois et, dans une certaine mesure, les Hongrois et les Polonais avaient eux une autre vision de l’Union Européenne où il y aurait des gagnants, et donc des perdants, et ces perdants, il fallait les plumer.
L’Irlande, un temps assimilée aux pays du Sud comme pays problématique pendant la crise financière de 2010 a accélérée la mise en place d’instruments lui permettant de pirater elle aussi les ressources de l’espace européen.
En 2024, même Le Monde est obligé d’ouvrir les yeux sur ces actes de piraterie fiscale. C’est l’Union Européenne qui est obligée de forcer l’Irlande à faire respecter les lois fiscales de l’Europe, forçant Apple à payer 13 milliards d’euros de manque à gagner fiscal. Mais l’Irlande consolide un tel niveau de plus value réalisé ailleurs dans l’Union que les statistiques européennes en sont faussées17 !
La France elle a longtemps cru à son propre récit d’une Europe solidaire, construisant ensemble, par la coopération et la réconciliation des peuples, une économie au service d’intérêts communs.
La crise financière de 2008 et la présidence Sarkozy ont été le moment d’un réveil des élites les plus riches de France : une grande fête avait lieu en Europe, et ils n’en étaient pas encore pleinement – participer à la fête supposait de sacrifier l’industrie française, de détruire son État social de marché issu du compromis historique de 1944 entre résistances nationalistes, communistes et socialistes, et de se nourrir sur la bête : le peuple français. C’est la grande trahison des élites, qui, abandonnent leur rôle de contre pouvoirs internes, dissolvent ceux-ci pour rejoindre les intérêts des classes dominantes européennes.
Les élites françaises, toutes occupées à s’enrichir qu’elles soient, ont bien conscience que la fête ne va durer que le temps de la mise aux enchères du patrimoine national, et qu’après, il faudra bien un autre modèle.
La facture est là : le budget 2023 adopté sans débat parlementaire s’est révélé être mensonger, et très mal exécuté ; le budget 2024 est une farce tragique. Le gouvernement Barnier se retrouve, tant dans sa composition, la tolérance de son existence par l’extrême droite, et son programme profondément austéritaire, être une mauvaise copie du gouvernement Von Papen de juillet 1932.
La crise économique et budgétaire française est cependant indissociable du comportement prédateur des élites allemandes en Europe, au détriment de sa propre population, et de ses partenaires européens18.
Emmanuel Macron ne s’est pas seulement entouré de gens médiocres ne le concurrençant pas qui ont mal exécutés les plans conçus sur des fausses théories, il a également sous-estimé le trou noir que constitue l’économie exportatrice allemande sans investissement dans sa demande intérieure. C’est un trou noir absorbant les énergies extérieures, puis ses propres énergies, et son peuple même, dans une implosion mortelle pour la démocratie.
La solution: la relance européenne, la baisse des taux de la BCE, la fin du traité budgétaire et de la « règle d’or », et l’Allemagne en consommateur de dernier ressort
Le rapport Draghi a présenté la note de l’échec du merkellisme : 6 fois le plan Marshall des années 1950 en investissements publics nécessaires !
L’économie européenne menace de subir un troisième décrochage massif en 25 ans et de devenir une région sans importance dans le monde.
La crise économique et sociale s’accompagne d’une crise morale. En l’absence de grand projet, les peuples européens se rebellent contre une démocratie dont ils sont les perdants.
Il faut rétablir l’économie sociale, l’État architecte d’un pacte social et lieu de modération des conflits d’intérêts, casser la logique de la loin du marché toute puissante, et retrouver une fiscalité juste mettant à contribution les classes gagnantes de la période 2005-2024.
L’alternative, c’est de connaître la même fin que la République de Weimar.
Mathieu Pouydesseau
1 En 1787, le premier ministre russe a fait fabriquer des façades de en trompe l’œil dans de faux villages pour faire croire à l’impératrice Catherine visitant l’Ukraine à la prospérité des paysans.
2 Weimar : surnom donné à la première république allemande, proclamée en novembre 1918 mais dotée d’une constitution adoptée par le Reichstag à Weimar en 1919. Bonn : surnom donné à la seconde république fédérale, ouest-allemande, créée sous la domination des occupants occidentaux avec le vote de la loi constitutionnelle (Grundgesetze, GG en abrégé) en 1949 et l’établissement de la capitale à Bonn. Depuis la réunification et le retour de la capitale à Berlin, on parle parfois à partir de 1995 de « République de Berlin » pour différencier le régime après la réunification des cultures politiques propres à l’Allemagne de l’Ouest. De 1949 à 1990, la souveraineté allemande sur les territoires de l’Est sous occupation soviétique est assurée par le régime de la « République démocratique allemande » qui disparaît le soir de la réunification.
4 Faute de mieux, pour catégoriser ce parti, nous utiliserons le vocable de « gauche conservatrice », afin de caractériser son indifférence relative, tout du mieux le fait que BSW considère les questions sociétales comme secondaires ou accessoires voire dilatoires.
8 80% de la mer de Plastique du Pacifique Nord a comme origine, non le plastique consommé sur le continent, mais celui jeté par dessus bord par la pêche industrielle et les activités maritimes.
11 Mathieu Pouydesseau avait développé abondamment cette idée en février 2017 dans un entretien avec Coralie Delaume (repris en partie dans son ouvrage L’amitié franco-allemande n’existe pas) L’arène nue : « Souverainiste, l’Allemagne ne changera pas sa politique européenne », entretien avec Mathieu Pouydesseau : https://l-arene-nue.blogspot.com/2017/02/souverainiste-lallemagne-ne-changera.html Pour approfondir sur la montée de l’extrême droite avant déjà le Covid, voir ce deuxième entretien réalisé en octobre 2018 : L’arène nue : Où en est l’Allemagne après Chemnitz ? Réponses avec M. Pouydesseau : https://l-arene-nue.blogspot.com/2018/10/ou-en-est-lallemagne-apres-chemnitz.html
Lorsque la crise économique et financière de 1929 se déclenche, l’Allemagne connaît en seulement 4 années une véritable désintégration de la république. Sans culture démocratique enracinée, avec des forces sociales lui ayant été opposées dès ses débuts, la première République n’avait pas d’instruments pour résister.
Cependant, l’analyse de son suicide – car c’est bien cela qu’il s’est passé – est plein d’enseignement quant à la crise démocratique actuelle. Elle est aussi pertinente pour analyser la crise démocratique française, où la constitution de la cinquième république permet un haut niveau d’autoritarisme et de pouvoir personnel, expliquant que la crise sociale n’a toujours pas eu de conséquence sur les politiques économiques menées.
Que s’est-il passé entre 1929 et 1933 ?
Tout d’abord, notons l’accélération du rythme politique : entre décembre 1928 et mars 1933, dernier scrutin pluraliste, ce sont pas moins de 5 élections générales qui ont lieu. Sans dissolution, le rythme aurait pris normalement 20 ans.
Ensuite, c’est la seconde caractéristique du régime : c’est une « grande coalition » qui gouverne de la chute de l’empire en 1919 à 1930. Les partis représentés sont le SPD, le parti du centre catholique libéral Zentrum et le parti conservateur DDP. S’il fallait comparer avec des partis d’aujourd’hui, imaginons un gouvernement du socialiste Cazeneuve en coalition avec Attal, Bayrou, Wauquiez et Philippe.
Le clivage est entre le cercle de la raison rassemblant centre gauche et centre droit, et les extrémistes, du Parti communiste à l’extrême droite, en passant par la droite national-populiste antisémite, non encore unifiée par le NSDAP de Hitler. En 1929, le parti nazi est marginal, à 4,5%, comme l’AfD en 2013 (4,9%).
Cependant, rapidement, les politiques de baisse des salaires du centre droit ne sont plus compensées pour les classes populaires par une réindustrialisation, promesse de solution au chômage, dans le contexte d’une économie d’exportation, l’Allemagne devant dégager un énorme excédent pour rembourser ses dettes de guerre et ses réparations aux pays qu’il a agressé et détruit.
À partir de 1930, effrayés que le SPD puisse se rapprocher du Parti communiste sur l’antifascisme, la droite confisque le pouvoir et constitue des gouvernements minoritaires, s’appuyant sur le président de la République pour passer les textes législatifs par ordonnances, ou par l’équivalent des votes bloqués que nous connaissons sous le nom de 49.3. La rupture se fait sur la réforme de l’assurance chômage.
Voyant que le vote ne sert à rien, les électeurs allemands votent contre celle-ci, choisissant de plus en plus soit des micro partis soit des partis considérés comme « hors du champ républicain » et donc non associés au pouvoir.
Entre 1928 et juillet 1932, on passe de 10 à 15 partis représentés au parlement. Surtout, la gauche, oscillant entre 41% en 1928 et 36% en juillet 1932 est profondément divisé en « gauches irréconciliables ». La diabolisation du Parti communiste entraîne dès juin 1932 une tolérance accrue à l’extrême droite.
C’est le moment que choisit un dirigeant du centre catholique, Von Papen, pour renverser la coalition précédente et gouverner avec une coalition minoritaire libéral-conservateurs et la tolérance de l’extrême droite. Le soutien sans participation du NSDAP ne lui réussit pas : en janvier 1933, la gauche progresse un peu, le parti nazi recule. L’émiettement se poursuit. Après l’échec à construire une nouvelle coalition d’union nationale avec un soutien sans participation du SPD, Von Papen, chancelier de juin à décembre 1932 avec la tolérance du parti nazi, organise une coalition rassemblant à la fois les élites technocratiques, une partie du centre libéral catholique, la droite antisémite et le parti nazi, avec Hitler chancelier.
L’arrivée à Matignon de l’ancien commissaire européen Michel Barnier coïncide avec une surveillance accrue du budget français par la Commission européenne, qui a initié en juillet une procédure concernant le déficit public excessif de la France. Afin de comprendre l’influence de l’Union européenne (UE) sur le budget de notre pays, nous avons interviewé l’économiste David Cayla, qui vient de publier La gauche peut-elle combattre le néolibéralisme ? Propos recueillis par Fabien Rives et publiés dans Off Investigation le jeudi 19 septembre 2024
Annoncé par la Commission européenne au début de l’été, le retour de la France dans une procédure pour déficit excessif rappelle que la gestion du budget fait partie des domaines où, de droite comme de gauche, le pouvoir français s’est, depuis des décennies, volontairement engagé à rendre des comptes à Bruxelles. Imprégnée d’une constante néolibérale, cette complicité entre notre gouvernement et l’exécutif européen est à l’origine d’orientations politiques massivement rejetées par la population.
Michel Barnier, c’est la garantie du respect scrupuleux des règles européennes par la France
Autant de questions autour desquelles Off-investigation a souhaité s’entretenir avec l’économiste David Cayla, auteur d’un récent ouvrage aux éditions Le Bord de l’eau : La gauche peut-elle combattre le néolibéralisme ?
Dans le contexte politique actuel, comment interprétez vous l’arrivée à Matignon de Michel Barnier, qui a servi pendant plus d’une décennie et demie l’exécutif européen ?
David Cayla : Clairement, Emmanuel Macron entend donner des gages. Il a choisi un Premier ministre qui ne risquait pas de remettre en cause ses réformes, notamment la réforme des retraites, mais il a aussi désigné un Européen convaincu qui a été membre de la Commission et a conduit les négociations du Brexit. Michel Barnier, c’est la garantie du respect scrupuleux des règles européennes par la France, notamment des règles budgétaires. Comme, en même temps, le RN menace de censurer le gouvernement en cas de hausse d’impôt, le Premier ministre sera contraint d’engager une politique d’austérité dans la droite ligne de ce qu’a fait Macron depuis 2017. La précarité de l’assise parlementaire du gouvernement est la garantie que ce dernier s’inscrira davantage dans la continuité que dans la rupture.
Lors de sa dernière audition à l’Assemblée nationale, Bruno Le Maire a expliqué avoir observé sur les recettes de 2023 un décalage de 20 milliards d’euros qu’il résume comme un « accident ». Que pensez-vous de cette formule dans la bouche de celui qui vient de quitter ses fonctions ? Et comment résumeriez-vous son mandat au regard de la procédure dont la France fait désormais l’objet ?
L’effondrement des recettes publiques qu’on a constaté dans les derniers budgets est un phénomène inédit et inquiétant. C’est inédit parce que, même si les budgets votés à l’automne sont rarement exécutés comme prévu, les écarts sont dû en général à des différences entre la croissance économique anticipée et la croissance réelle. Ainsi, on peut avoir des écarts dans les deux sens en fonction de la conjoncture économique. Là, c’est différent.
Le Parlement a, intentionnellement ou non, été trompé. Il a voté un budget en trompe-l’œil
La croissance française était en ligne avec les prévisions et si les recettes se sont effondrées c’est clairement parce que les rendements de certains prélèvements ont été très mal évalués par les services de Bercy. Cela pose deux questions inquiétantes. La première est démocratique. Le Parlement a, intentionnellement ou non, été trompé. Il a voté un budget en trompe-l’œil en comptant sur des ressources fiscales qui ne se sont jamais réalisées. L’exemple de la taxe sur les énergéticiens est symptomatique.
Comment peut-on se tromper à ce point sur les recettes attendues ? Est-ce de l’incompétence ou de la malhonnêteté ? La seconde question est liée à la source de ces pertes. Ce n’est pas l’impôt sur le revenu ou la TVA qui ne rentrent pas, ce sont les recettes fiscales des entreprises qui s’effondrent. Il y a donc sans doute derrière ce phénomène des stratégies d’optimisation ou de fraude. Comment savoir ce qu’il en est réellement ? Il faudrait une enquête des services du ministère des finances, mais ces derniers la mènent-elle ? On n’en a aucune idée.
Et ce ne sont pas les paroles lénifiantes de l’ancien ministre de l’Économie qui peuvent nous rassurent. Evoquer un « accident » comme il le fait est proprement irresponsable.
Votre livre pose la question de la capacité de la gauche à s’opposer au néolibéralisme inscrit dans les traités européens. Vous rappelez qu’au pouvoir, elle s’est volontairement soumise aux injonctions du marché et de la finance. Pourriez-vous résumer en quoi la « gauche de pouvoir » a contribué à façonner le néolibéralisme au sein de l’UE, et quelle en a été la conséquence pour la France ?
Dans les années 1980, le Parti socialiste a dû choisir entre son projet de transformation économique et son appartenance à la CEE et au respect de ses traités. Comme on le sait, il a fait le choix de l’Europe.
Pour éviter toute dévaluation et réduire l’inflation, le gouvernement arrime le franc au mark. Cette politique du franc fort coûte très cher à l’industrie française et au budget de l’État. Les taux d’intérêt explosent et les usines ferment, notamment la sidérurgie. Face à cette catastrophe, les socialistes font un pari : celui de réorganiser l’économie européenne et mondiale autour de nouvelles règles collectives pour rendre ce tournant néolibéral irréversible. Ils vont alors investir des organismes internationaux influents : la Commission européenne, le FMI et l’OCDE, et engager le monde dans un processus de mondialisation financière et commerciale.
Les mouvements de capitaux sont libéralisés, ce qui accentue la concurrence entre les économies et alimente les paradis fiscaux. En Europe, la Commission Delors engage la création du marché unique, acté en 1986, dont l’objectif est de créer et d’organiser les marchés européens du travail, du capital et des services publics. Quelques années plus tard, c’est encore un socialiste Pascal Lamy, ancien directeur de cabinet de Jacques Delors, qui prend la tête de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) et accompagne la grande vague de libéralisation commerciale des années 1990-2000.
Vous évoquez dans votre ouvrage « l’impuissance économique d’Emmanuel Macron, prisonnier d’un carcan idéologique dans lequel il a enfermé la France ». Pour illustrer ce propos, quelles postures et/ou décisions de notre actuel président vous viennent à l’esprit ?
Toute la stratégie d’Emmanuel Macron est fondée sur le principe de l’attractivité territoriale. En économie ouverte, si l’on n’agit pas de manière interventionniste et si l’on ne mène pas de politique industrielle et commerciale, on en est réduit à attirer les investissements productifs privés pour se développer. Mais on est alors confronté à la concurrence des autres économies.
Pour gagner ce genre de concours de beauté il faut apparaître « attractif », c’est-à-dire promettre des avantages fiscaux et autres en assurant aux industriels un taux de profit supérieur à celui qu’ils pourraient obtenir dans un pays voisin. C’est la raison pour laquelle Macron a diminué la fiscalité des entreprises, réformé le code du travail et allégé les cotisations sociales.
Emmanuel Macron essaie, sans succès, de faire de la France la meilleure élève de la mondialisation
On retrouve cette même philosophie lorsqu’il organise chaque année le forum « Choose France » qui s’adresse aux capitalistes internationaux pour les convaincre d’investir en France. Il a ainsi dressé le tapis rouge à Elon Musk en 2023 et a accordé la nationalité française au fondateur russe de la messagerie Telegram. Sans succès dans les deux cas. L’usine géante de Tesla a été construite en Allemagne, près de Berlin, et Pavel Durov n’a jamais rapatrié ses locaux opérationnels de Dubaï.
En créant le marché unique, on a dû transférer à Bruxelles des pans entiers de la souveraineté nationale
Le Président essaie, sans succès, de faire de la France la meilleure élève de la mondialisation au lieu d’user de son influence politique pour la transformer ou en contourner la logique. Il mène finalement la même politique que ses prédécesseurs ; une politique dogmatique qui a plombé les ressources fiscales du pays et qui explique en grande partie les problèmes budgétaires actuels. Quant à la réindustrialisation promise, elle n’arrive jamais. Les nouvelles usines s’installent en Pologne, en Espagne ou au Vietnam, mais très peu en France. Et celles qui le font sont gavées de subventions publiques.
Vous notez dans votre livre qu’au sein de l’Union européenne, « les gouvernements nationaux perdent les capacités d’orienter leurs économies nationales ». Vous utilisez le terme d’« impuissantisation des politiques économiques ». Vous estimez encore que « les traités européens cadenassent toute politique économique ambitieuse ». Pourriez-vous synthétiser ce processus qui, comme vous le décrivez dans votre livre, éloigne les citoyens de décisions qui les concernent directement ?
En créant le marché unique on a dû transférer à Bruxelles des pans entiers de la souveraineté nationale. Un marché unique signifie des règles uniques et uniformément appliquées. Cette uniformisation aurait dû faciliter le commerce et libéraliser les flux pour rendre l’économie européenne plus productive. Mais ce n’est pas vraiment ce qui s’est passé. Le rapport Draghi publié récemment montre le décrochage économique de l’UE par rapport aux États-Unis.
Les politiques monétaires et de concurrence sont décidées à l’échelle de l’UE et non pas par les États
En pratique, le marché unique conduit à une concentration des pouvoirs à l’échelle communautaire. C’est au niveau de l’Union que sont négociés et ratifiés les traités commerciaux ; c’est à cette échelle que se décident les normes sur les moteurs thermiques, par exemple, ou le cadre réglementaire de l’industrie numérique. De même, les politiques monétaires et de concurrence sont décidées à l’échelle de l’UE et non pas par les États. Il ne reste en fin de compte aux États que les politiques budgétaires et fiscales. Mais, comme on l’a vu plus haut, en économie ouverte la politique fiscale peut difficilement se départir de la stratégie d’attractivité qui consiste à déplacer la charge fiscale des entreprises (qui peuvent investir partout dans le monde) vers les ménages (qui eux sont attachés à leur territoire). Quant à la politique budgétaire, elle est elle-même très contrôlée par les autorités européennes qui surveillent de près tout déficit.
Un gouvernement élu n’a plus la main sur presque rien
En fin de compte, le citoyen a du mal à se faire entendre. Il peut s’amuser à voter à gauche ou à l’extrême droite en espérant « envoyer un message », mais le fait est qu’un gouvernement élu n’a plus la main sur presque rien et est condamné à réinventer sous une forme ou une autre des politiques de pure gestion incapables de répondre aux attentes populaires et d’inverser le cours des choses.
Vous évoquez à la page 118 le fait que « la France insoumise a proposé en 2022 un blocage des prix sans compensation ». Vous interrogez l’applicabilité d’une telle mesure puisque vous expliquez qu’elle serait sanctionnée à la fois par le Conseil constitutionnel, mais aussi par les autorités européennes. De façon générale, quelles sont les principaux moyens de pression de l’exécutif européen pour influencer les politiques nationales d’un Etat membre ? Avez-vous un exemple qui permette d’illustrer cette influence ?
La principale limite qui encadre les politiques économiques nationales est le droit. Les traités s’appliquent en France et la loi française leur est subordonnée. La France ne peut donc pas revenir sur la libéralisation du marché de l’électricité, par exemple ; ce serait renoncer à ses engagements européens. La justice administrative et le Conseil d’Etat rendraient une telle loi inapplicable dans le cas improbable où elle échapperait à la censure du Conseil constitutionnel. De même la France ne peut imposer qu’une partie de la commande publique soit réservée à ses entreprises nationales, comme cela existe aux États-Unis par exemple. Ce serait contraire aux règles du marché unique et une telle loi serait immédiatement considérée comme nulle, non pas par la justice européenne, mais par les tribunaux français.
A l’automne 2018, le projet de budget du gouvernement italien a été retoqué par la Commission européenne car il prévoyait un avancement de l’âge de départ en retraite. [L’Italie] à dû se soumettre alors même que le déficit prévu par son budget était inférieur à la barre des 3%.
En somme, la Commission européenne n’a pas besoin d’intervenir pour que les règles européennes les plus fondamentales soient respectées par les États. Elle doit juste vérifier que les principes d’indépendance de la justice soient garantis. Dans certains domaines néanmoins, les États gardent leurs prérogatives. C’est le cas de la politique budgétaire ou de la politique sociale, par exemple. Les gouvernements nationaux peuvent alors plus ou moins coopérer avec Bruxelles. Dans ces domaines, la Commission peut intervenir pour imposer la coopération des gouvernements récalcitrants. Si un pays est soumis à une procédure de déficit excessif, il peut être sanctionné financièrement. S’il ne respecte pas les principes de l’État de droit, ses aides peuvent être bloquées.
C’est ainsi que la Hongrie n’a pu bénéficier dans l’immédiat des fonds européens qu’elle était censée recevoir dans le cadre du Grand emprunt. De même, à l’automne 2018, le projet de budget du gouvernement italien, soutenu par des partis dits populistes, a été retoqué par la Commission européenne car il prévoyait un avancement de l’âge de départ en retraite. Le gouvernement de Giuseppe Conte à dû se soumettre alors même que le déficit prévu par son budget était inférieur à la barre des 3%.
Page 158, vous expliquez : « Les traités garantissent à la BCE une totale indépendance dans l’application d’un mandat dont l’élément principal est la stabilité des prix. Aucun pouvoir politique ne peut la contraindre à agir contre sa volonté. » Pourriez-vous expliciter ce que cela peut induire pour la France ?
Cela signifie que la France ne peut imposer quoi que ce soit à la Banque centrale européenne. Au cours de la crise Covid, la BCE a mis en place une politique monétaire qui a permis aux États d’emprunter sans coût ou presque. Cela a sauvé l’économie européenne en permettant aux gouvernements nationaux de compenser les pertes liées aux mesures sanitaires.
En vertu de son indépendance garantie par les traités européens, personne en Europe ne peut imposer quoi que ce soit à Christine Lagarde
Aujourd’hui, alors que tous les économistes insistent pour que l’Europe engage une politique d’investissement massive afin de rattraper son retard sur les États-Unis et d’accélérer la transition écologique, la BCE maintient des taux d’intérêt élevés et renonce à aider les États à investir. Or, en vertu de son indépendance garantie par les traités, personne en Europe ne peut imposer quoi que ce soit à Christine Lagarde, même pas la Commission. De fait, la BCE est limitée dans son action par un mandat très restrictif centré sur la stabilité des prix. Ainsi, tant que l’inflation reste supérieure à 2% elle ne peut rien faire d’autre que d’appuyer sur le frein pour espérer limiter la hausse des prix. Pendant ce temps, l’économie européenne prend du retard et n’investit plus, notamment dans la construction immobilière, car le coût de l’argent est trop élevé.
Dans son dernier ouvrage, La gauche peut-elle combattre le néolibéralisme ? (éditions du Bord de l’eau), l’économiste David Cayla analyse les faiblesses de la gauche dans son combat face au néolibéralisme, tout en esquissant des pistes. Entretien réalisé par Kévin Boucaud-Victoire et publié le 18 septembre 2024 dans Marianne.
Le 15 mai 2012, François Hollande entre à l’Élysée, au terme d’une campagne qui l’a amené à affirmer que « [son] ennemi, c’est la finance » et à proposer de taxer à 75% les revenus supérieurs à 1 million par an. Cinq ans plus tard, le bilan du président socialiste est tout autre, tant il a mené la même politique que ses prédécesseurs. Depuis, la gauche est cantonnée à l’opposition. Le camp qui entendait « changer la vie » est-il condamné à l’impuissance ?
Dans son dernier ouvrage1, l’économiste David Cayla analyse ce qu’est le néolibéralisme et met en lumière ses échecs. Pour lui, malheureusement, le « populisme de gauche », incarné par Jean-Luc Mélenchon est encore loin du compte et ne constitue pas une alternative crédible…
Marianne : Pouvez-vous revenir sur la définition du néolibéralisme ?
David Cayla : Le néolibéralisme est une doctrine visant à aider les gouvernants dans leurs choix politiques. Son idée centrale est que les prix de marché doivent guider les comportements économiques. Par exemple, pour savoir quoi acheter ou dans quel secteur investir il faut observer les prix et faire un calcul économique. Ainsi, si un État ou une entreprise se mettait à contrôler les prix, il serait capable d’influencer les comportements et les choix. Voilà pourquoi les néolibéraux insistent pour que les prix soient le résultat des dynamiques concurrentielles et ne soient en aucun cas sous l’influence des États.
Cela ne signifie pas que l’État doit être passif. Les néolibéraux s’opposent au laissez-faire ; c’est ce qui les distingue des libéraux classiques. L’État doit favoriser les institutions qui permettent au marché de fonctionner correctement. Ainsi, ils recommandent d’organiser le libre-échange via des traités commerciaux, de mettre en place des autorités de régulation de la concurrence, une politique monétaire favorisant la stabilité des prix et insistent sur l’équilibre des comptes publics. Ce n’est pas qu’ils craignent la dette publique, mais ils veulent éviter que son financement ne détourne une partie de la sphère financière du secteur privé.
En quoi celui-ci est-il en train d’échouer ?
Il n’y a qu’à voir l’actualité ! Il échoue sur pratiquement tous les plans. D’abord, la régulation de la concurrence s’avère bien plus compliquée que prévu. De Microsoft à Google, en passant par Amazon, Apple, Uber… la révolution numérique a vu l’émergence d’une multitude de plateformes qui sont capables d’imposer leurs prix aux consommateurs et à leurs partenaires. Ces plateformes démontrent que, dans de nombreux secteurs, il est vain de chercher un prix de marché, surtout quand le marché lui-même est remplacé par des espaces privés détenus par les géants du numérique.
La neutralité de la politique monétaire n’existe plus depuis la crise financière de 2008. L’idée d’une banque centrale neutre et dépolitisée a vécu. En mettant en œuvre des politiques « non conventionnelles » elles sont devenues de véritables acteurs politiques qui n’hésitent pas à intervenir au sein des marchés financiers.
Enfin, il est devenu pratiquement impossible d’atteindre l’équilibre des comptes publics. Le problème ne se limite pas à la France. Aux États-Unis, la dette publique atteint des sommets et le déficit dépasse systématiquement les 5 % du PIB depuis 2020. Les économies développées ont en permanence besoin de stimulus budgétaires pour absorber l’excès d’épargne mondiale.
En quoi lutter contre l’inflation n’est pas en soi de gauche ?
Comme je l’ai souligné, la lutte contre l’inflation constitue l’un des piliers de la doctrine néolibérale. Les néolibéraux ont fini par convaincre les populations que lutter contre l’inflation, c’était défendre leur pouvoir d’achat. Mais il n’y a rien de plus faux ! L’inflation est neutre sur le pouvoir d’achat car les prix des uns sont les revenus des autres. Le problème ne vient pas de l’inflation mais des rapports déséquilibrés qui se jouent sur les marchés. Si l’inflation pèse sur le pouvoir d’achat des ménages, c’est uniquement parce que ces derniers ne parviennent pas à négocier des hausses salariales.
Pour répondre aux problèmes de pouvoir d’achat, la gauche devrait mettre en avant, non pas la lutte contre l’inflation – ce qui légitime l’austérité salariale, la hausse des taux d’intérêt et avantage en fin de compte les détenteurs de capital financier – mais défendre la cause des services publics, de la gratuité et des logements accessibles. Le combat politique prioritaire ne devrait pas être le niveau d’inflation mais de limiter la sphère marchande et de mieux répondre aux besoins fondamentaux du plus grand nombre.
Selon vous, le « populisme de gauche » n’arrive pas à mettre en échec le néolibéralisme, parce qu’il s’appuie sur un agrégat de luttes et de colères et qu’il a substitué les affects à la raison. En quoi cela est-ce problématique ?
Pour sortir du néolibéralisme, il faut proposer un autre modèle de société et convaincre de sa faisabilité. Ce modèle doit avoir des éléments positifs, il doit tracer un chemin crédible vers une nouvelle société. Le danger avec la stratégie populiste telle qu’elle ait été définie par la philosophe Chantal Mouffe est qu’elle part du principe que toutes les revendications sont légitimes ; c’est la thèse de la « chaîne d’équivalence ». Mais si on veut bâtir un nouveau modèle il faut être capable de discriminer entre les revendications qui émanent du mouvement social. Par exemple, il faut savoir si on priorise l’émancipation des femmes ou si l’on tolère les pratiques religieuses qui tendent à les inférioriser.
Choisir ses luttes ne peut pas se faire en se reposant sur les affects, car toute lutte est, d’une certaine manière, légitime. S’opposer à la construction d’un barrage qui menace un écosystème peut sembler tout autant légitime que de le construire pour favoriser la production d’électricité renouvelable. Alors comment décider ? C’est là qu’intervient la rationalité politique. Puisqu’on ne peut pas contenter tout le monde il faut bâtir une doctrine qui permette de trancher. Le populisme de gauche ne dispose pas d’une telle doctrine du fait de son refus de prioriser les luttes. C’est une stratégie utile dans l’opposition pour rassembler les mécontents, mais elle ne peut permettre de gouverner.
Vous pointez la critique virulente des institutions… Mais cela n’est-il pas consubstantiel à la gauche, à l’instar de Karl Marx qui qualifie l’État d’« avorton surnaturel de la société » et de « parasite », « qui se nourrit sur la société et en paralyse le libre mouvement »(dans La guerre civile en France) ?
Le néolibéralisme s’incarne dans nos institutions. Les règles budgétaires ou la libéralisation des services publics sont inscrites dans les traités européens et le droit français. Pour sortir du néolibéralisme, il faut donc repenser en profondeur nos institutions et les critiquer. Marx avait parfaitement compris que le capitalisme s’appuie sur l’État. D’ailleurs, l’État moderne est né avec l’avènement du capitalisme.
Néanmoins, je crois qu’on ne peut limiter l’État au capitalisme. D’ailleurs, tous les régimes socialistes qui se sont historiquement développés au XXe siècle l’ont fait à partir de l’État et de son renforcement. Inversement, le régime nazi a lui organisé un dépérissement de l’État tout en préservant une forme de capitalisme. Donc on ne peut pas tirer un trait d’égalité entre État et capitalisme.
Quoi qu’il en soit, ni Marx ni les marxistes ne rejettent le principe des institutions sociales (qu’elles soient légales ou non). Les seuls théoriciens qui s’en méfient par principe sont les libertariens, lesquels ne croient qu’aux individus et aux marchés. Aussi, la gauche ne peut se contenter de critiquer les institutions, car cela risque de nourrir la défiance et de renforcer l’extrême droite.
Vous relevez néanmoins qu’il y a de bonnes choses dans le programme économique du NFP. Lesquelles ?
Le programme du NFP a été conçu en quelques jours en réponse à la dissolution surprise du Président. Dans ces conditions, il ne pouvait être parfait. Pour autant, j’ai noté de nombreuses avancées par rapport au programme de la NUPES. D’abord, il est beaucoup plus court et n’a pas hésité à hiérarchiser ses priorités, au contraire du programme de 2022 qui était un indigeste catalogue de mesures.
Ensuite, il ne se contente pas d’en appeler à davantage de redistribution sociale. Certaines propositions impliquent de véritables ruptures, comme celle consistant à engager un bras de fer avec les autorités européennes pour sortir du marché européen de l’électricité et rétablir un monopole public. Enfin, il affiche sa volonté de mettre fin aux traités de libre-échange et de modifier le droit de la concurrence. Il conteste donc des éléments importants de la doctrine néolibérale.
La gauche peut-elle combattre le néolibéralisme ?, David Cayla, Bord de l’eau, 168 p., 15 € ↩︎
Voici les nouveaux résultats pour les élections en Thuringe et en Saxe, deux régions d’Allemagne de l’Est qui votaient aujourd’hui. La participation fut convenable. C’est en Thuringe un triomphe pour le parti d’extrême droite AfD, premier avec 33,4%.
L‘AfD menée ici par Björn Höcke n’est pas comparable au RN ou à Fratelli d’Italia de Meloni : c’est beaucoup plus radical, assumant d’être catalogué « néofasciste » par la justice allemande, et « catégorie S » par les services de sécurité intérieur. Björn Höcke assume avoir milité jeune dans un groupe néonazi et avoir des candidats néonazis.
Aucun autre parti ne souhaite s’associer avec eux. Mais ayant obtenu 33,4% des suffrages ils obtiendrons plus de 33% des sièges et auront un rôle de blocage, ainsi que la présidence du parlement du Land. L’AfD vient d’annoncer qu’ils regarderaient très en détail les nominations de juges et enseignants – compétence parlementaire et qu’ils peuvent bloquer avec le niveau qu’ils ont atteints.
En Saxe, les chrétiens démocrates de la CDU sont de justesse devant. Mais là aussi l‘AfD va jouer un rôle important.
Dans les deux régions, les Linke, le parti issu des anciens communistes de l’Est (le SED, puis le PDS), s’effondrent. En Thuringe, la popularité du président de la région, issu des Linke, n’a rien pu empêcher. En Saxe, les Linke manquent le score minimum de 5% mais vont gagner directement deux circonscriptions à Leipzig, illustrant à merveille l’impasse de la stratégie qu’ils ont choisi depuis quelques années et que suit également La France Insoumise en France. Ils sauveront une présence minimum au parlement. Les écologistes ont le même problème : vote urbain bourgeois, ils sont ratiboisés en Saxe mais emportent les deux autres circonscriptions de Leipzig.
C’est le nouveau parti de Sahra Wagenknecht, BSW, gauche conservatrice sur les questions sociétales, qui emporte l’électorat abandonné par les Linke, empêchant leur dérive vers l‘AfD. Sans le BSW, l‘AfD serait au dessus de 40%.
La coalition au gouvernement à Berlin est sanctionnée lourdement. En Thuringe, où le FDP local (le parti libéral allié à Renaissance) avait un temps fait alliance avec l’AfD de Höcke, ils sont balayés, seulement 1,2%. Les libéraux ne serons plus représentés. Le SPD est le parti qui résiste sur un socle très bas. En Saxe, la coalition gouvernementale rassemble 15%, les libéraux n’aurons pas de sièges, les écologistes en sauvent deux à Leipzig, le SPD revient de très loin…
Rappelons qu’à Berlin gouverne, plutôt mal que bien, la coalition rêvée d’Emmanuel Macron : un social-démocrate libéral comme Chancelier, un ministre des finances libéral-centriste, des verts libéraux. C’est un désastre.
La CDU a annoncé dès ce soir vouloir établir un front républicain avec un cordon de protection contre l‘AfD. Il a donc proposé une coalition à l’alliance de Sahra Wagenknecht. Celle-ci l’a accepté, écartant catégoriquement toute collaboration avec l’AfD « néofasciste ». En Thuringe, les Linke soutiendrons, en Saxe, le SPD serait d’accord. Mais cette alliance va devoir traiter au fond les échecs de la République fédérale allemande depuis 2003 et l’agenda 2010 de Schröder, suivi des années erratiques et sans investissement d’avenir d’Angela Merkel, dont le gouvernement actuel paye les factures cachées, guerre Russie-Ukraine incluse.
Regarder les réalités en face, c’est reconnaître l’absurdité de la règle d’or, la profonde injustice de la répartition de la prospérité des années 2009-2019 et les profonds traumatismes des années 2015-2023, avec deux vagues de réfugiés d’un million de personnes chacune, suscitant plus de solidarité que les 17% de pauvres, dont 10% de salariés pauvres, mais aussi la crise du Covid et l’impact de l’inflation sur les ménages populaires.
Pendant ce temps, les grandes entreprises augmentent leurs dividendes selon un modèle que nous avons observé en France : il conduit à la perte de l’industrie, des inégalités, et l’asphyxie des services publics.
Il est minuit moins le quart.
Fin septembre, la région du Brandebourg, qui encercle Berlin, est la prochaine à voter.
Mathias Weidenberg (GRS, Berlin)
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