Progressions, limites et échec des gauches au premier tour de l’élection présidentielle de 2022

Le premier tour de l’élection présidentielle de 2022 se déroulait le 10 avril dernier. Il a vu arriver en tête Emmanuel Macron, président de la République sortant, et Marine Le Pen, sa challenger d’extrême droite… immédiatement derrière se situait Jean-Luc Mélenchon à 425.000 voix de l’accession au second tour. La gauche (puisque le candidat populiste avait redécouvert la nécessité d’afficher cette couleur dans les dernières semaines de la campagne) était à nouveau écartée du second tour de l’élection présidentielle.

Dès le lendemain du premier tour, Frédéric Faravel a commencé à regarder les résultats en détail ; il a creusé les chiffres et croisant les échelles géographiques, pour comprendre les dynamiques qui expliquent le vote du 10 avril 2022. Jean-Luc Mélenchon aurait-il pu atteindre le second tour ? Les autres candidatures à gauche, notamment celle de Fabien Roussel, étaient-elles responsables du fait qu’il trébucha encore si près du but ? Quelles ont été les dynamiques à gauche ? Quels ont été les électeurs de Gauche ? Nous publions aujourd’hui cette analyse.

cet article rédigé entre le 14 et le 21 avril 2022 a été publié pour la première fois sur http://www.fredericfaravel.fr/2022/05/progressions-limites-et-echec-des-gauches-au-premier-tour-de-l-election-presidentielle-de-2022.html

Le score de Jean-Luc Mélenchon au soir du dimanche 10 avril 2022 constitue un succès indéniable – bien que terriblement frustrant pour le candidat et ses sympathisants, puisqu’il se retrouve à nouveau exclu du second tour de l’élection présidentielle. Il lui manquait en effet quelques 430 000 voix en avril 2017 pour dépasser Marine Le Pen (l’accès au second tour s’était fait dans un mouchoir de poche, Jean-Luc Mélenchon n’étant que quatrième du scrutin derrière le candidat LR, François Fillon) ; il arrive cette fois-ci troisième, clairement détaché de tous ses poursuivants, avec seulement 421 308 voix d’écart avec la candidate d’extrême droite Marine Le Pen.

Le candidat de la France insoumise – même si le mouvement s’est fondu artificiellement dans un « rassemblement » qui se veut plus large et baptisé « Union populaire » – a fait mentir les différents pronostics : ayant rompu avec tous ses partenaires politiques de manière relativement brutale, ayant vu son image durablement abîmée (en grande partie sous l’effet de la séquence des perquisitions de novembre 2018, dont on continue encore aujourd’hui à interroger les véritables causes), ayant raté les différentes étapes que représentent les élections intermédiaires (européennes, municipales, régionales et départementales), ayant rejeté toutes les aspirations au rassemblement exprimées dans le « peuple de gauche » et, enfin, étant accusé d’avoir fortement altérée son orientation politique sur la question républicaine, le mouvement populiste de gauche ne paraissait pas en mesure au début de la campagne présidentielle de renouveler son « exploit » de 2017. C’était un peu vite oublier que la France insoumise était toute entière à la fois tournée vers l’élection présidentielle et (du fait de son orientation populiste) vers la personne de son leader : les équipes de campagne du candidat insoumis ainsi que les militants encore engagés dans LFI ont été malgré les obstacles en permanence « habités » de la certitude qu’ils allaient gagner, ce qui – n’en doutons pas – les mettaient dans des dispositions plus dynamiques – dans l’adversité – que leurs concurrents qui s’étaient rapidement convaincus que la gauche (du fait de sa division) ne pouvait rien espérer de mieux que de poser des jalons pour l’avenir…

D’une certaine manière, les deux postures étaient justes : la marche pour le second tour était trop haute et on peut comprendre que différents candidats de gauche aient souhaité profiter de l’élection présidentielle pour faire entendre un autre son de cloche ; mais, bien qu’il soit resté longtemps dans les sondages à son étiage de 2012, Jean-Luc Mélenchon a toujours largement distancé ses concurrents à gauche (y compris Yannick Jadot et les écologistes qui ont un temps rêvé de lui ravir la primauté) et dans les deux ou trois dernières semaines de campagne a cristallisé sur sa candidature le « vote utile » d’une part non négligeable d’un électorat de gauche exaspéré de voir arriver la reproduction du duel Macron/Le Pen de 2017. De très nombreux électeurs ont donc utilisé le bulletin Mélenchon pour faire barrage à la répétition de 2017, y compris certains de ceux qui n’appréciaient ni l’orientation ni la personnalité du candidat. Différents sondages de « sortie des urnes » ont été publiés pour mesurer cette importance du « vote utile » ou « efficace » en faveur de l’Insoumis ; les sympathisants du candidat prétendront que l’adhésion au programme motivait 80 % des suffrages, les personnes plus critiques affirmeront que l’utilitarisme en représente 50 %… la vérité est sûrement entre les deux, mais nier la dimension « vote utile » pour Jean-Mélenchon, en 2017 comme en 2022, serait absurde.

Toujours est-il que la force de la dynamique du député de Marseille est bien réelle : il passe de 19,58 % en 2017 à près de 22 %, repoussant de beaucoup son plafond de verre. Mais surtout, dans un contexte où l’abstention a fortement progressé (+4,08 points, sans atteindre le record de 2002), il gagne à l’échelle du pays près de 655 000 voix supplémentaires – plus que Marine Le Pen (+455 337) … mais moins que Jean Lassalle (+666 086). Osons le dire, au regard des obstacles auxquels il faisait face, c’est un tour de force…

Pourtant, il existe des faiblesses dans le résultat de Jean-Luc Mélenchon ; comme François Ruffin l’a exprimé dans son entretien accordé à Libération et publié le 13 avril 2022 « Jusqu’ici, nous ne parvenons pas à muer en espoir la colère des “fâchés pas fachos” ». Rémi Lefebvre, politologue qui avait pris position pour le candidat insoumis dans une tribune collective quelques jours avant le 1er tour, ajoute dans un article publié par AOC le même jour « La dynamique de 2022 ne s’est pas nourrie des abstentionnistes (sauf les jeunes) mais du siphonnage des électorats de gauche rivaux (l’enquête du CEVIPOF et de la Fondation Jean-Jaurès l’a bien montré bien tout au long de la campagne). Jean-Luc Mélenchon parle d’un « pôle populaire » installé grâce à lui dans la vie politique mais la sociologie de ses électeurs reste centrée dans l’électorat de gauche classique, diplômé, urbain, inséré ou déclassé. » Enfin, à bien des égards, le procès fait par l’équipe et les sympathisants de Jean-Luc Mélenchon aux communistes et à Fabien Roussel d’avoir empêché leur candidat d’accéder au second tour est, si ce n’est infondé, tout du moins spécieux…

Nous allons essayer de montrer dans la partie qui suit un certain nombre de limites du vote Mélenchon (évidemment tous les tableaux de résultats et de comparaisons seront tenus en annexe).

évolution du vote Mélenchon entre 2017 et 2022

UNE BASE DE PROGRESSION TERRITORIALEMENT ET SOCIOLOGIQUEMENT ÉTROITE

Jean-Luc Mélenchon a donc gagné entre 2017 et 2022 (malgré une participation en baisse de plus de 2,2 millions d’électeurs) 654 623 suffrages. En 2017, sa progression était générale ; Jean-Luc Mélenchon avait alors retenu une partie importante de l’électorat de gauche classique (la majorité des 33 % d’électeurs de François Hollande qui avaient hésité jusqu’au dernier moment entre le futur « président normal » et lui), mais il avait également drainé malgré une abstention en hausse (+1,7 point) une partie des abstentionnistes, dont des jeunes et un électorat populaire qui aurait pu être tenté par Marine Le Pen.

En 2022, sa progression en voix est extrêmement concentrée territorialement : près de la moitié de la hausse correspond à la banlieue parisienne avec près de 327 000 suffrages, soit 49,92 % de sa progression. L’Île-de-France représente à elle-seule 66,3 % des voix gagnées par le candidat insoumis entre 2017 et 2022 ; symptomatiquement, ses deux plus fortes progressions se font à Paris (+107 266) et en Seine-Saint-Denis (+82 509)…

Les Départements ou anciens départements d’Outre Mer représentent presque un quart des gains en voix de Jean-Luc Mélenchon, dont près de 15 % pour les seules Antilles et la Guyane.

Si on ajoute à ces deux catégories territoriales, les métropoles lyonnaises et marseillaises (départements du Rhône et des Bouches-du-Rhône pour faire vite), on atteint 99,4 % des voix supplémentaires conquises par le député de Marseille, concentrées sur 16 départements et Collectivités d’Outre Mer (en comptant Saint-Martin et Saint-Barthélémy). Pourtant c’est dans son département d’élection que le candidat insoumis progresse tendanciellement moins qu’ailleurs (on ne peut pas dire d’ailleurs qu’il y écrase le match, puisqu’il ne rassemble « que » 23,6 % – +1,5 point – des suffrages exprimés, derrière Marine Le Pen 26,2 %)… car il est également intéressant de regarder les progressions de Jean-Luc Mélenchon relativement au poids réels de l’électorat et des votants dans les ensembles concernés :

  • Paris représente 16,4 % des gains alors qu’elle pèse 2,8 % des inscrits et 3 % des votants ;
  • le reste de l’Île-de-France compte 49,9 % des gains pour 12,3 % des inscrits et 12,6 % des votants ;
  • les Antilles et la Guyane représentent 14,8 % des gains pour 1,5 % des inscrits et 0,9 % des votants (!?!) ;
  • plus largement, l’ensemble des DOM et anciens DOM comptent 23,85 % des gains pour 3,1 % des inscrits et 2 % des votants (différentiel de participation terrible entre l’Hexagone et l’Outre Mer) ;
  • le département du Rhône représente 8,25 % des gains pour 2,4 % des inscrits et 2,6 % des votants ;
  • enfin, le département des Bouches-du-Rhône ne compte que 1 % des gains de son député le plus célèbre pour 2,89 % des inscrits et 2,86 % des votants.

La conclusion est limpide : la progression de Jean-Luc Mélenchon se réalise essentiellement au cœur des Métropoles et des quartiers populaires, avec une percée massive et une sur-représentation en Outre Mer. Voilà la dynamique qui conduit Rémi Lefebvre et François Ruffin, au lendemain du premier tour de l’élection présidentielle, à la même analyse :

« Jean-Luc Mélenchon parle d’un « pôle populaire » installé grâce à lui dans la vie politique mais la sociologie de ses électeurs reste centrée dans l’électorat de gauche classique, diplômé, urbain, inséré ou déclassé. La géographie électorale le démontre : les zones de force se situent dans les grandes métropoles. Le député des Bouches-du-Rhône a réuni 31 % des suffrages dans les villes de plus de 100 000 habitants, loin devant le chef de l’État (26 %) et Marine Le Pen (16 %).

Certes Jean-Luc Mélenchon a réussi à mobiliser à nouveau les jeunes (35 % des 18-24 ans contre 25 % pour Emmanuel Macron et 17 % pour Marine Le Pen) et a gagné des parts de marché dans les quartiers populaires (Roubaix, Saint-Denis…), en partie grâce à l’évolution stratégique de son discours sur la laïcité et l’islamophobie, […]. Son électorat s’est comme embourgeoisé depuis 2017 : 25 % des cadres ont voté Mélenchon […]. » – Rémi Lefebvre, in AOC 13 avril 2022, La tortue, le trou de souris et Sisyphe : Mélenchon et l’élection présidentielle

« On ne peut pas, par une ruse de l’histoire, laisser triompher la logique de « Terra Nova ». Je ne sais pas si vous vous souvenez ? En 2011, ce think tank proche du Parti socialiste recommandait une stratégie « France de demain », avec « 1. Les diplômés. 2. Les jeunes. 3. Les minorités ». » – François Ruffin, Libération, 13 avril 2022

Si l’on en restait à l’analyse des territoires qui lui ont apporté des suffrages supplémentaires, malgré une abstention en hausse, on pourrait considérer que la déduction manque un peu d’arguments. Mais le poids relatif dans la progression de Jean-Luc Mélenchon de ces différents départements est d’autant plus important que dans 54 départements sur 108 (départements, COM, DOM ou ex-TOM), ou même 109 (si on tient compte des Français établis hors de France), le candidat insoumis perd des voix par rapport à 2017 … et l’analyse de ces pertes nous dit quelque chose de plus du mouvement électoral autour du leader populiste de gauche.

QUE NOUS DIT LA CARTE DES DÉPARTEMENTS OÙ JEAN-LUC MÉLENCHON PERD DES VOIX ?

Dans la moitié des territoires de la Républicaine française – la majorité des départements hexagonaux –, Jean-Luc Mélenchon recule… Ce n’est pas qu’il y fasse forcément toujours un mauvais score, mais il y perd des suffrages rapport au 1er tour de l’élection présidentielle en avril 2017. Deux explications logiques – sans examen approfondi – viennent immédiatement en tête : 1- alors que l’abstention a progressé de 4,08 points, il faut bien que dans certains territoires le candidat en question perde aussi quelques électeurs ; 2- en 2012 et 2017, le candidat insoumis était soutenu par le Parti Communiste Français (PCF), alors qu’en 2022 il a décidé de présenter la candidature de son secrétaire national, Fabien Roussel, Mélenchon aurait donc logiquement perdu le vote des plus irréductibles communistes.

L’examen attentif de la carte départementale aboutit à une situation beaucoup plus complexe.

Dans certains départements (ou territoires) où l’abstention progresse plus fortement que la moyenne nationale, le candidat Jean-Luc Mélenchon progresse et parfois fortement : les Bouches-du-Rhône (+5,3 points), la Loire-Atlantique (+6 points), le Maine-et-Loire (+6,2 points), l’Oise (+5 points), Paris (+5,5 points), La Réunion (+5 points), ou les territoires de l’Océan Pacifique (même si la faiblesse des suffrages pour le candidat concerné ne les rend pas particulièrement signifiants).

Dans d’autres départements, comme l’Aube, la participation chute fortement (-6,4 points), mais Jean-Luc Mélenchon reste stable (13 voix en moins, -0,06 points) ou en tout cas ne connaît des pertes de voix relativement limitées ; 14 départementaux hexagonaux appartiennent à ce profil. Dans certains départements, la hausse de l’abstention est supérieure à la moyenne nationale, comme l’Aisne (-5,7 points), et Jean-Luc Mélenchon subit une perte de suffrages beaucoup plus forte (- 15,7%, 7679 voix perdues) : c’est le cas de 11 des 54 départements hexagonaux où Jean-Luc Mélenchon perd des voix. Enfin, dans certains départements, la baisse de participation est inférieure à la moyenne nationale et Jean-Luc Mélenchon y connaît des baisses de suffrages également fortes, comme l’Allier où l’abstention grimpe de 2 points mais où le candidat insoumis perd 7298 voix soit 19 % de ses suffrages de 2017 ; c’est le cas de 12 départements hexagonaux. Enfin, dans certains départements, comme les Alpes-de-Haute-Provence, la hausse de l’abstention est inférieure à la moyenne nationale (-3,65 points) et Jean-Luc Mélenchon y limite la casse (-592 voix, soit 2,6 % des suffrages de 2017) ; au moins 4 départements rentrent dans cette catégorie.

On ne peut donc pas tirer d’enseignements sur la baisse du vote Mélenchon dans certains départements hexagonaux au regard de la baisse de participation.

Ces départements répondent à deux caractéristiques distinctes qui parfois se sur-imposent l’une et l’autre. D’une part, Jean-Luc Mélenchon perd des voix dans l’hexagone dans les territoires qui sont à l’écart des principales métropoles : ce sont les territoires ruraux et péri-rubains déclassés ; d’autre part, Jean-Luc Mélenchon perd des voix dans les anciens bassins ouvriers. Ainsi le candidat insoumise perd moins de 5 % de ses suffrages de 2017 dans les départements suivants : les Alpes-de-Haute-Provence, l’Ariège (où il détient les deux sièges de député), l’Aube, le Calvados, la Charente-Maritime, les Côtes-d’Armor, le Gard, le Jura, le Loir-et-Cher, la Haute-Loire, le Lot, la Lozère, la Marne, la Mayenne, la Meurthe-et-Moselle (où est élue Caroline Fiat), le Nord (où sont élus Adrien Quatennens et Ugo Bernalicis), le Puy-de-Dôme, les Pyrénées Atlantiques, la Haute-Saône, la Sarthe et la Vendée – il n’y a pas d’unité particulière dans cette liste, certains départements sont très ancrés à droite, mais on y trouve aussi des territoires avec une tradition de gauche ancienne, des bassins ouvriers, ce qui peut rassembler la plupart d’entre eux c’est d’être à l’écart des grandes aires métropolitaines ; il perd entre 5 et 10 % de ses suffrages de 2017 dans les départements suivants : l’Aude, l’Aveyron, la Charente, la Corrèze, la Corse-du-Sud, la Haute-Corse, la Creuse, l’Eure, le Gers, le Lot-et-Garonne, la Manche, l’Orne, les Pyrénées-Orientales, la Saône-et-Loire, les Deux-Sèvres, le Var, la Haute-Vienne – évidemment tous ces départements n’ont forcément pas une tradition de gauche (le Limousin, si), mais ce n’est pas le cadre de référence ici, puisqu’on mesure la perte de voix par rapport à 2017 ; il perd entre 10 % et 15 % de ses suffrages de 2017 dans les départements suivants : les Ardennes, le Cantal, la Dordogne, les Landes, la Haute-Marne, la Nièvre, la Seine-Maritime (où est élu Sébastien Jumel, soutien communiste de Jean-Luc Mélenchon), la Somme (où est élu François Ruffin), les Vosges – plusieurs d’entre eux ont une tradition de gauche avérée, les bassins industriels y marquent encore certains territoires, ils sont tous concernés par une forme d’éloignement (voire d’isolement) des métropoles régionales ; il perd entre 15 et 20 % de ses suffrages de 2017 dans les départements suivants : l’Aisne, l’Allier, le Cher, l’Indre, la Meuse et les Hautes-Pyrénées (même remarque que dans la catégorie précédente) ; enfin, le Pas-de-Calais se détache des autres avec la perte de 34 583 suffrages par rapport à 2017, un recul de 21,7 % – pas besoin de faire la description de ce département, de son histoire ouvrière et politique !

Examinons maintenant l’hypothèse que le vote pour le candidat communiste Fabien Roussel aurait pénalisé Jean-Luc Mélenchon, soutenu en 2017 par le PCF, notamment dans ces territoires… Il faut noter que les cas où le vote Roussel correspond peu ou prou à la perte de suffrages de Jean-Luc Mélenchon sont rares. Il s’agit d’abord et avant tout du Cher (où Roussel fait moins de voix que Mélenchon n’en perd) et des Vosges – dans ces deux départements, on peut considérer que l’électorat Roussel est repris directement sur l’ancien électorat Mélenchon ; on peut ensuite ajouter les départements où le différentiel entre les votes Mélenchon et Roussel fait moins de 25 % du vote Roussel : il s’agit de l’Allier, la Dordogne et de la Seine-Maritime, la Somme – dans ces quatre départements il existe une tradition communiste, qui a pu jouer sur la redistribution de l’électorat entre 2017 et 2022 ; les départements où ce différentiel se situe entre 25 % et 50 % du vote Roussel sont l’Aude, le Cantal, la Charente, le Gers, les Landes, la Manche, la Nièvre, les Pyrénées-Orientales et les Deux-Sèvres – on voit mal dans ces départements lesquels disposent d’une tradition communiste, ceux qui ont une histoire politique de gauche (l’Aude, les Landes, la Nièvre) versaient plutôt du côté le SFIO, de l’UDSR puis du PS… Dans les 33 autres départements où le vote Roussel dépasse largement les pertes de suffrages de Jean-Luc Mélenchon que le rapatriement des électeurs communistes de 2017 à la maison Roussel ne suffit pas à expliquer son résultat. Il a donc fallu que Fabien Roussel aille chercher des électeurs ailleurs que dans l’électorat de Jean-Luc Mélenchon en 2017 (voire en 2012) – vraisemblablement dans l’ancien électorat socialiste, mais pas seulement, et chez les abstentionnistes malgré la baisse de la participation. Dans certains cas « extrêmes », le différentiel dépasse 90 % : l’Aube (3094 suffrages pour Roussel), la Charente-Maritime (10 002) et le Lot (3559) – dans l’Aube et le Lot, Mélenchon ne perd quasiment pas de voix. Il a donc fallu que Fabien Roussel compte sur bien plus qu’un électorat anciennement acquis à Jean-Luc Mélenchon. On peut s’interroger fortement sur le fait que ces « nouveaux roussellistes » se soient déplacés pour Jean-Luc Mélenchon en cas d’absence de candidature Roussel.

Mais il existe une dernière catégorie de département où Jean-Luc Mélenchon perd des voix, et c’est une mauvaise nouvelle pour toute la gauche ! Dans 7 départements, Fabien Roussel fait moins de voix que Mélenchon n’en perd. Il s’agit de l’Aisne, des Ardennes, du Cher (cité précédemment), de l’Indre, de la Meuse, du Pas-de-Calais et des Hautes-Pyrénées… La plupart de ces départements appartiennent à ce que certains géographes ont « délicatement » baptisé voici quelques décennies « la diagonale du vide »… Le Pas-de-Calais est l’archétype du département « bastion ouvrier » largement déclassé, qui connaît cependant des reconversions industrielles récentes et également des territoires très ruraux. L’Indre, mais surtout le Cher, l’Aisne et les Ardennes peuvent aussi revendiquer un passé ouvrier et industriel, plus ou moins épars – le Cher dispose aussi d’une implantation communiste ancienne ; quant à l’Aisne et aux Ardennes, elles ont fait partie ces dernières décennies de la chronique, souvent dramatique, des effets de la désindustrialisation massive. On a déjà considéré plus haut que le transfert de l’électorat communiste de Mélenchon vers Roussel était probable pour le Cher, l’écart étant faible entre les pertes de voix du candidat insoumis et le résultat du candidat communiste. Ce n’est pas le cas dans les 6 autres départements concernés : le déficit est de 1694 suffrages dans l’Aisne, 882 dans les Ardennes, 504 dans la Meuse, 1160 dans les Hautes-Pyrénées (entre 25 de 30 % dans ces quatre cas), 282 dans l’Indre (7 %)… l’écart monte à 8431 voix (soit plus de 32%) dans le Pas-de-Calais !

Où sont passés ces électeurs Mélenchon du 1er tour de 2017 puisqu’ils ne sont pas partis chez Fabien Roussel suite à la fin d’alliance avec le PCF ? Nous avons vérifié si ces 7 départements faisaient mentir les résultats nationaux concernant le champ social-écologiste, à savoir celui que couvraient Benoît Hamon, Yannick Jadot et Anne Hidalgo… L’affaire est vite entendue, ce champ politique perd encore plus de voix entre 2017 et 2022 : 2173 dans l’Aisne, 2047 dans les Ardennes, 1544 voix dans le Cher, 1596 dans l’Indre, 305 dans la Meuse, 1748 dans les Hautes Pyrénées et … 12 170 dans le Pas-de-Calais ! Ces sept départements sont une bérézina pour la gauche, quelle que soit sa sensibilité.

Quelles sont donc les autres possibilités ?

La plus évidente c’est que l’essentiel des pertes de voix de Jean-Luc Mélenchon et de la gauche se retrouve dans l’abstention puisque celle-ci est en hausse dans le pays de 4,08 points. La progression de l’abstention est légèrement plus forte que la moyenne dans l’Aisne, le Cher, l’Indre, la Meuse et le Pas-de-Calais… mais cette progression est légèrement inférieure à la moyenne nationale dans les Ardennes et les Hautes-Pyrénées… donc l’abstention ne peut expliquer à elle seule cette perte de suffrages. On pourra considérer qu’un partie des électeurs social-écologistes de 2017 ont pu voter directement Emmanuel Macron en 2022, mais il est fortement probable qu’ils aient également rejoint en nombre Jean-Luc Mélenchon, ce qui renforce l’interrogation sur la perte de voix du leader insoumis dans ces sept départements.

Le cas des Hautes-Pyrénées est intéressant : Emmanuel Macron y perd un peu plus de 1000 voix, mais Marine Le Pen en gagne près de 4000 et Jean Lassalle plus de 7800… quand Jean-Luc Mélenchon en perd 5699. Le plus probable dans cette configuration c’est qu’une partie de la gauche dont les électeurs de Mélenchon en 2017 participent fortement à la progression du vote Lassalle dans ce département et dans une moindre mesure à celle du vote Le Pen. Les Hautes-Pyrénées permettent d’interroger les dynamiques politiques dans le Sud-Ouest rural : Lassalle gagne près de 20 000 voix dans les Pyrénées-Atlantiques (Le Pen 15 000), près de 6700 dans le Gers (Le Pen 2600) et près de 14 000 dans les Landes (idem pour Le Pen) : dans ces départements, Jean-Luc Mélenchon perd des voix mais Fabien Roussel y fait beaucoup plus que les pertes du premier, or si, comme cela s’est passé dans tout le pays, des électeurs communistes, socialistes et écologistes ont choisi de « voter utile », l’hypothèse pour expliquer ces baisses de suffrages de Mélenchon c’est un transfert vers un vote Lassalle

Examinons les cas de l’Aisne et des Ardennes… la hausse de l’abstention est soit légèrement au-dessus, soit légèrement en-dessous de la moyenne nationale… en nombre de voix, la progression de Marine Le Pen n’est pas mirobolante, respectivement +1572 et +664. Sans même considérer qu’une partie de l’électorat communiste, socialiste et écologiste ait voté Mélenchon dès le premier tour, on peut faire raisonnablement l’hypothèse que le différentiel négatif de voix des électorats Mélenchon et Roussel s’explique donc d’abord par un transfert assez direct vers Marine Le Pen : -1694 et -882…

Enfin il faut explorer le Pas-de-Calais… Dans ce département longtemps emblématique d’une classe ouvrière organisée, objet d’une concurrence (parfois violente) pendant des décennies entre socialistes et communistes, terrain de chasse désormais du Rassemblement National et terre d’élection de Marine Le Pen où Jean-Luc Mélenchon s’était cassé les dents en 2012, la gauche et Jean-Luc Mélenchon essuient une défaite sévère. Jean-Mélenchon perd 34 583 voix par rapport à 2017 ; Fabien Roussel ne récolte que 26 152 suffrages, il y a donc une perte sèche de 8 431 suffrages par rapport à 2017 ; en additionnant les scores de Yannick Jadot et d’Anne Hidalgo, c’est là aussi une perte plus sèche encore de 12 170 suffrages. La gauche accuse donc un retard cumulé de 20 601 voix. La progression de l’abstention est très légèrement supérieure à la progression nationale moyenne. La perte en voix de Jean-Luc Mélenchon représente près de 22 % de son électorat de 2017. Si on prend en compte que, comme partout en France, des électeurs séduits ou attachés initialement à Roussel, Jadot et Hidalgo sont finalement allés voter dès le 1er tour pour Mélenchon et Macron, on ne peut aboutir qu’à une seule conclusion possible : il y a eu un large transfert d’électorat directement de Jean-Luc Mélenchon vers Marine Le Pen qui gagne elle dans le même temps 19 669 suffrages par rapport à 2017.

Ainsi, dans ces départements et dans quelques autres, percevoir les traces ou ressentir la gifle d’un transfert d’électorat de Jean-Luc Mélenchon vers Jean Lassalle et Marine Le Pen devrait interroger toute la gauche et au premier chef les Insoumis, plutôt que de perdre notre temps à déterminer si Fabien Roussel est responsable de l’élimination du député de Marseille au soir du 1er tour, ce qui n’est nullement démontré par les relevés de terrain.

Cette analyse à l’échelle départementale pourrait s’avérer insuffisante ; or nous avons avec François Ruffin et Rémi Lefebvre postulé l’hypothèse selon laquelle la dynamique Mélenchon était essentiellement portée par les Métropoles et leurs zones d’attraction immédiate et que les anciens bassins ouvriers, les zones périurbaines et rurales plus ou moins « déclassées » s’en détachaient : il faut donc vérifier cette hypothèse à l’échelle des circonscriptions.

L’ANALYSE DES RÉSULTATS PAR CIRCONSCRIPTION CONFIRME LE POSTULAT DE DÉPART

Le titre de cette partie « divulgâche » sans doute son contenu, mais nous ne sommes pas là pour faire un récit et rien n’y est de nature à procurer du plaisir. Nous nous emploierons donc seulement à en faire la démonstration. Nous examinerons les circonscriptions en fonction de deux grandes catégories de départements et territoires que nous avons définis dans la seconde partie : celle où il gagne des voix ; celle où il en perd… il y en a autant d’un côté comme de l’autre. Il y a par contre 244 circonscriptions où Mélenchon perd des suffrages contre 322 où il en gagne (hors Français résidant hors de France). L’idée est de vérifier à l’échelle infra-départementale si l’hypothèse de l’interprétation sociologique et territoriale de l’évolution du vote Mélenchon perçue à l’échelle départementale se vérifie. Nous verrons que c’est le cas, parfois jusqu’à la caricature.

​Commençons par les départements où Mélenchon progresse (parfois très fortement) de 2017 à 2022.

Premier constat : il n’y a pas une seule circonscription de Région parisienne ou d’Outre Mer où Mélenchon ne progresserait pas… et c’est la même chose pour le Rhône (Métropole lyonnaise).

Les Bouches-du-Rhône sont un premier exemple de résonance à l’échelle infra-départementale de ce que nous avons décrit à l’échelle départementale. Marseille apporte l’essentiel des suffrages qui permettent à Mélenchon de progresser entre 2017 et 2022. Il perd cependant des voix dans les circonscriptions au passé ouvrier – Aubagne/La Ciotat, Gardanne, Marignane/Vitrolles, Istres/Martigues – ou plus conservatrices – St.-Rémy, Berres/Salons… toutes sont d’ailleurs devenues depuis longtemps le terrain de chasse du Rassemblement national. On peut considérer que Fabien Roussel reprend l’électorat communiste dans la circonscription d’Aubagne, analyse qui ne tient pas pour Berres, Marignanne ou St.-Rémy où il agrège un autre électorat… par contre, Communistes et Insoumis (et toute la gauche) doivent s’inquiéter durablement du décrochage des anciens fiefs communistes de Gardanne et Martigues où toute la gauche perd des voix de manière relativement importante.

Si on regarde les départements qui sont parties prenantes d’une dynamique de métropolisation, on retrouve là-aussi une dichotomie marquée dans le territoire. En Haute-Garonne, la circonscription de St.-Gaudens – la plus rurale – est celle où Mélenchon perd des voix. En Gironde, seules les circonscriptions bordelaises font progresser Mélenchon. En Loire-Atlantique, ce sont les circonscriptions nantaises qui jouent ce rôle, il recule ailleurs. Dans l’Hérault, ce sont les circonscriptions directement dans l’orbite de Montpellier où il gagne des voix ; on ne sera pas étonné qu’il puisse régresser à Béziers (où Robert Ménard a même pu mordre sur l’électorat mélenchoniste de 2017), et les informations de terrain sur les bureaux de vote de Sète indique clairement un basculement d’une partie de l’électorat insoumis de 2017 vers l’abstention et Marine Le Pen.

Dans des départements à effet métropolitain plus réduit, c’est la même chose : en Indre-et-Loire, seules les circonscriptions tourangelles le font progresser ; dans la Loire, les circonscriptions rurales et ouvrières de Roanne et Feurs voient Mélenchon reculer ; en Moselle, c’est Metz qui apporte des suffrages supplémentaires à Jean-Luc Mélenchon, il recule sinon dans le rural et les bassins ouvriers de Florange, Hayange, Thionville et Cattenom, dans celui de Bitche/Rohrbach Roussel ne compense pas les pertes et la gauche recule globalement ; dans le Vaucluse, seule Avignon fait progresser Jean-Luc Mélenchon ; dans la Vienne, ce sont les deux circonscriptions pictaviennes ; en Ille-et-Vilaine, Rennes fait l’essentiel des suffrages supplémentaires, Mélenchon recule dans les circonscriptions de Fougères, Cancale/Dol/St.-Malo. En Alsace, Mélenchon régresse dans les circonscriptions rurales. Là encore, rappelons le, la question n’est pas de savoir si ces territoires sont par nature favorables ou défavorables à la gauche.

Dans les départements plus ruraux, comme l’Yonne et la Côte-d’Or, ce sont les grandes villes du territoire qui rapportent des voix supplémentaires (Sens, Auxerre, Dijon), Mélenchon recule ailleurs. Dans le Morbihan, il recule dans les circonscription plus rurales (Baud, Locminé, Pontivy ; Hennebon, Faouët). Dans le Maine-et-Loire, il recule dans les deux circonscriptions rurales de Saumur, mais aussi dans les Mauges autour de Cholet où se maintient encore une culture ouvrière catholique qui avait largement basculé vers l’engagement à gauche au début des années 19701. Dans le Tarn, Albi soutient la dynamique Mélenchon qui recule dans les circonscriptions de Carmaux (et à Carmaux même où il perd 22 voix) et de Castres et Mazamet… Dans le Tarn-et-Garonne, c’est la circonscription de Montauban (et Montauban même, pourtant dirigée par une droite dure depuis 20 ans, +600 voix) qui lui apporte des gains.

Pour finir le tableau, dans deux départements dans l’orbite de la Région parisienne, l’Oise au nord et l’Eure-et-Loir au sud-ouest, Mélenchon recule dans les circonscriptions les plus rurales (Noyon/Compiègne – très travaillée depuis longtemps par le RN – et Châteaudun/Brou) ou qui ont une histoire ouvrière importante (les deux de Beauvais).

Dans cette énumération/déconstruction, un profil se dessine immanquablement à l’échelle infra-départementale : Jean-Luc Mélenchon progresse – parfois très fortement – dans les territoires métropolitains, d’agglomération centrale, recrutant à la fois un public diplômé et très inséré et un public « quartier populaire » ; il recule quasi-systématiquement dans tous les autres : rural, péri-urbain déclassé, bassins ouvriers. Un seul département semble faire mentir cette logique, c’est le Territoire-de-Belfort, où l’empreinte ouvrière reste importante et où malgré un territoire densément peuplé on ne peut pas parler de métropolisation sauf à considérer l’attraction des aires urbaines de Mulhouse dans le Haut-Rhin et Bâle en Suisse (c’est peut-être l’explication).

​Après avoir examiné les départements où Mélenchon engrange des suffrages supplémentaires, retrouve-t-on une logique confirmant notre analyse dans les départements où il en perd ?

Dans ces 54 départements, il n’y a que 33 circonscriptions où le candidat insoumis recueille des suffrages supplémentaires. Nous ferons cependant aussi quelques remarques sur des circonscriptions où il recule comme dans le reste du département en fin de sous partie.

Les circonscriptions où Mélenchon gagne des suffrages supplémentaires dans des départements où il en perd sont presque systématiquement celles où on trouve les villes-centres et leurs banlieues ou quartiers populaires : Troyes dans l’Aube, Caen dans le Calvados, Angoulême en Charente, La Rochelle en Charente-Maritime, Nîmes dans le Gard, Blois dans le Loir-et-Cher, Reims dans la Marne, Laval en Mayenne, Nancy et Vandœuvre en Meurthe-et-Moselle (ce qui signifie que Jean-Luc Mélenchon recule, avec toute la gauche d’ailleurs car il n’est pas même compensé par Fabien Roussel, dans la 6e circonscription ouvrière – Pont-à-Mousson – où est élue Caroline Fiat, députée particulièrement mise en avant par le groupe LFI ces derniers mois), la métropole de Lille-Roubaix-Tourcoing dans le département du Nord, Clermont-Ferrand dans le Puy-de-Dôme (celle où il en gagne le moins est la circonscription la plus rurale des deux), Rouen en Seine-Maritime, Amiens dans la Somme et Toulon et Fréjus dans le Var…

Quelques pas de côté pour des cas particuliers : dans les Côtes-d’Armor, Mélenchon progresse dans les circonscriptions de Dinan et de Tréguier/Perros-Guirec/Lannion, qui ne sont pas les plus urbaines et les plus à gauche du département mais les plus touristiques, il en perd ailleurs là où existait une tradition de gauche (Tregor, St.-Brieuc) ; dans le Jura c’est la circonscription de St.-Claude qui lui octroie quelques 290 supplémentaires ; dans le Lot, c’est celle de Figeac avec 136 voix de plus ; dans les Pyrénées Atlantiques, dont on parlait plus haut, Mélenchon progresse de 243 voix dans la circonscription de Bayonne/Anglet ; et en Vendée, c’est la circonscription côtière des Sables-d’Olonne qui lui offre 51 voix supplémentaires.

Nous avions dit plus haut que nous dirions quelques mots de circonscriptions où Mélenchon recule pour préciser les dynamiques. Dans le Pas-de-Calais, la gauche recule partout massivement donc et le phénomène de transfert de Mélenchon vers le vote Le Pen et l’abstention se vérifie constamment ; une seule circonscription se distingue, c’est la 2e autour d’Arras, préfecture du département, où Fabien Roussel fait 1005 voix de plus que Jean-Luc Mélenchon n’en perd. Dans l’Aisne, même profil, la seule circonscription qui se distingue est la 5e avec Châteauthierry, où là-aussi les voix engrangées par Roussel sont légèrement supérieures à celles perdues par Mélenchon (290) et qui se situe dans l’orbite de la Région parisienne. En Charente, la circonscription où la gauche régresse fortement dans toutes les sensibilités est celle de Confolens (la plus rurale) où est élu le député divers gauche (ex PS) Jérôme Lambert. Dans le Cher, la gauche régresse partout, seule la première circonscription avec la préfecture de Bourges (là où il a existé une implantation communiste ancienne) permet à Fabien Roussel de rassembler plus de suffrages que Jean-Luc Mélenchon n’en perd (618). En Seine-Maritime, la circonscription de Dieppe (la ville est un point d’appui du PCF mais très régulièrement disputée, le reste de la circonscription est assez rurale), où est élu Sébastien Jumel – député communiste qui soutenait Jean-Luc Mélenchon au premier tour – voit toute la gauche reculer et les voix de Roussel ne compensent pas celles perdues par Mélenchon. Enfin, dans la Somme, la 1ère circonscription où est élu de François Ruffin voit Jean-Luc Mélenchon reculer de plus de 700 voix, mais le différentiel par rapport à 2017 reste positif car Fabien Roussel recueille 1592 suffrages – mais Jadot et Hidalgo perdent 1001 voix par rapport à Hamon) ; c’est une circonscription socialement composite avec les quartiers populaires du nord d’Amiens, les territoires périurbains, peuplés par une ancienne classe ouvrière qui a beaucoup perdu ses dernières décennies, et les territoires ruraux autour d’Abbeville…

Un dernier mot sur la Corse… Jean-Luc Mélenchon y perd plusieurs centaines de voix dans chacune des 4 circonscriptions comparé à 2017. Différents commentateurs ont parlé d’opportunisme politique quand la France insoumise et Jean-Luc Mélenchon ont, sur fond d’affrontements sur l’Île de Beauté, soutenu les revendications des nationalistes corses pour une autonomie de l’île ; il y a plus vraisemblablement à parier que le candidat et son mouvement sont sincèrement convaincus par leur propre discours sur le dépassement de la République unitaire (ce n’est pas forcément plus rassurant). Opportunisme ou conviction, peu importe, cela n’a pas été suivi. Marine Le Pen y explose ses scores alors que son père ne pouvait pas y mettre les pieds. Et Fabien Roussel fait plus que combler les pertes de voix de Mélenchon sur ce territoire sur une ligne qui est à l’opposé de la complaisance avec l’autonomisme.

Ainsi à l’intérieur même des départements où le nombre de voix en faveur de Mélenchon recule (et sauf erreur, il n’existe pas de département où la somme des voix de Yannick Jadot et Anne Hidalgo dépasserait les suffrages obtenus par Benoît Hamon), le phénomène que nous voyions à l’échelle de l’hexagone se reproduit : Les centres-villes, les agglomérations, les petites métropoles, avec leur classes moyennes supérieures et leurs quartiers populaires font progresser le candidat insoumis ; il régresse dans les territoires ruraux, le périurbain déclassé et les anciens bassins ouvriers. À nouveau, à regarder de plus près, on ne voit pas de lien direct entre le vote Roussel et l’incapacité de Jean-Luc Mélenchon à se qualifier pour le second tour… Dans la plupart des cas, le vote Fabien Roussel est allé chercher au-delà des suffrages perdus par le leader populiste, des électeurs qui n’auraient sans doute pas voté pour ce dernier – en tout cas, affirmer une certitude en la matière est relativement présomptueux.

1Lire Les mauvaises gens, Étienne Davodeau, 2005, roman graphique publié aux éditions Delcourt

* * *

La gauche est dans une impasse… Elle paye son incapacité à vouloir travailler un projet alternatif commun pendant 5 ans, alors qu’objectivement le bilan du mandat d’Emmanuel Macron démontre une brutalité rarement vue à l’égard des catégories populaires et a mis en exergue les faillites du néolibéralisme qu’il promeut à l’occasion de la crise sanitaire. Il y avait la place pour une contre-offensive de gauche, d’autant plus nécessaire qu’il n’est jamais inscrit que la colère sociale débouche forcément vers un renforcement de la gauche quand celle-ci est atone ou divisée – on le voit depuis des années, et en 2022 plus encore, l’extrême droite connaît une progression continue.

Ce n’est pas l’objet de cette note que de faire le compte des responsabilités dans l’absence de travail et de rassemblement ; il a été assez dit qu’en 2017 une opportunité historique avait existé pour recomposer la gauche et qu’elle n’avait pas été saisie, bien au contraire. Les querelles de leadership et d’hégémonies concurrentes se sont ensuite succédées les unes aux autres, avec le résultat que l’on connaît. Jean-Luc Mélenchon et la France Insoumise ont fait le pari qu’ils imposeraient leur force au reste de la gauche et que dans un « trou de souris », ils réussiraient avec leur stratégie d’« union populaire » à faire mentir les faits et les pronostics : ils y sont presque arrivés.

Mais faute d’une véritable démarche de rassemblement, ils ont échoué à 421 000 voix près… Il ne sert à rien de vouloir faire porter à la candidature de Fabien Roussel la responsabilité de cet échec, d’abord parce que cette affirmation est pour une part indémontrable et que, dans de larges parties du territoire et de la société, le candidat communiste est allé chercher des électeurs qui n’auraient sans doute pas voté pour Jean-Luc Mélenchon, ce que laissent percevoir les éléments chiffrés de cette note. L’aspiration au « vote utile » ou au « vote efficace » a été si forte dans les trois dernières semaines de cette « drôle de campagne » que nous connaissons tous nombre d’électeurs de Fabien Roussel, Yannick Jadot ou Anne Hidalgo, voire des militants qui ont fait campagne pour ces derniers, qui ont finalement glissé un bulletin Jean-Luc Mélenchon dans l’urne le 10 avril. Les Insoumis – au regard de la hausse de l’abstention – pas plus que les autres candidats n’ont réussi à convaincre suffisamment d’abstentionnistes de quitter leur Aventin pour renverser la tendance ; avec une baisse de 4 points de participation, dans les grandes masses c’est l’inverse qui s’est passé : des électeurs de gauche du 1er tour de 2017 se sont parfois abstenus 2022. Il serait plus intéressant de comprendre les raisons pour laquelle dans certains territoires la gauche recule alors qu’elle gagne nationalement plus de 1,4 millions d’électeurs par rapport à 2017 ; de comprendre pourquoi certains électeurs de Jean-Luc Mélenchon ont rejoint cette année Marine Le Pen ou Jean Lassalle…

Avec 21,95 % et 7 712 520, le député de Marseille – dont c’était a priori le dernier combat présidentiel – semble cependant avoir atteint un nouveau plafond de verre. C’est peut-être dû à sa personnalité et un nouveau candidat issu de son camp pourrait le briser… mais il existe quelques doutes raisonnables sur le fait qu’une personnalité moins connue que lui arrive dans 5 ans à faire mieux. Il y a une interrogation sur la stratégie mise en œuvre. Et cette stratégie « populiste de gauche » interroge aussi sur la cohésion de l’électorat récolté le 10 avril 2022. Rémi Lefebvre le 13 avril dernier insistait le manque de cohérence de cet électorat : « l’électorat de l’Union populaire est celui où le vote « de conviction » (50 %) est le plus faible dans les enquêtes à la sortie des urnes. La dynamique de 2022 ne s’est pas nourrie des abstentionnistes (sauf les jeunes) mais du siphonnage des électorats de gauche rivaux […]. Jean-Luc Mélenchon parle d’un « pôle populaire » installé grâce à lui dans la vie politique mais la sociologie de ses électeurs reste centrée dans l’électorat de gauche classique, diplômé, urbain, inséré ou déclassé. » Dans son dernier essai, Faut-il désespérer de la gauche ? (2022), il rappelle que les responsables insoumis se sont mépris sur la nature de leur électorat plus classiquement de gauche qu’il n’y paraissait… Cet électorat de gauche classique attaché à la redistribution et moralement à la « solidarité » mais devenu aussi méfiant à l’égard des catégories populaires (qu’elles soient des « quartiers populaires » ou de la « classe ouvrière ») se retrouve aujourd’hui empilé avec une forme de révolte des Outre Mer devant le mépris du gouvernement central, dont il ne comprend rien, et avec les jeunes et adultes des quartiers populaires pour qui la redistribution n’est plus une évidence après que la gauche a failli à plusieurs reprises à leurs yeux et qui a cru souvent au mirage de l’auto-entreprenariat, ce sont des « déçus de Macron » qui sont par ailleurs mus par un ressentiment légitime contre les discriminations qu’ils vivent immédiatement au quotidien. Cet électorat composite semble se distinguer de plus en plus d’une autre partie du pays avec des classes populaires qui se sentent exclues du système. François Ruffin le dit assez bien dans Libération en parlant de ces départements que nous avons décrits où Mélenchon perd du terrain : « C’est là qu’on perd. Au-delà même de la gauche, ça pose une question sur l’unité du pays, ces fractures politico-géographiques : comment on vit ensemble ? Comment on fait nation, sans se déchirer ? »

Le recul de Jean-Luc Mélenchon dans ces territoires, et donc in fine l’absence de la gauche au second tour de l’élection présidentielle, découle ainsi sans doute de sa stratégie « populiste de gauche » et de son pari de prendre en charge une partie de la radicalité et non toute la radicalité qui s’exprime dans le pays. Il fallait incarner une fonction tribunitienne également pour transformer la colère des « fâchés pas fachos », mais les approximations et ambiguïtés de 2021 n’y ont sans doute pas contribué. Ainsi par une « ruse de l’histoire », la « logique Terra Nova » triomphe en faveur du vote Mélenchon quand elle avait été pensée pour trouver un électorat de rechange à une gauche déjà sociale-libérale et déjà abandonnée par les classes populaires qui voulait solder les comptes.

Le quinquennat qui va s’ouvrir devra, s’il n’est pas trop tard, permettre de faire le tri dans l’échec d’une hégémonie culturelle du « populisme de gauche » mais qui vient de donner les moyens au mouvement qui la portait d’écraser (au sens propre du terme) politiquement tous ses partenaires/concurrents. Elle devra aussi régler la manière dont une force de transformation sociale qui veut conquérir et exercer le pouvoir pourra à la fois prendre en charge toutes les radicalités sociales qui s’expriment, créer du commun en réduisant les fractures territoriales et apaiser la communauté nationale.

S’ENGOUFFRER DANS LA BRÈCHE – par Emmanuel Maurel

Militantes et militants politiques, nous connaissons nos travers qui sont parfois des vertus. Nous avons cette fâcheuse tendance à considérer qu’il ne saurait y avoir de bonheur privé dans une société malheureuse, et qu’il convient de se mêler des affaires du monde pour œuvrer au bien commun. Mais nous avons aussi une propension à vouloir qu’il se passe enfin quelque chose. Nous enrageons à l’idée de vivre dans une époque inintéressante, et nous désirons, parfois contre l’évidence, être les témoins ou mieux, les acteurs, d’un bouleversement, ou d’un moment de basculement.

Aujourd’hui, nous sommes servis. Car même si l’on n’a pas de recul, on peut affirmer que l’on vit un moment de basculement historique.

La crise sanitaire, d’une ampleur absolument inédite, agit à la fois comme un révélateur et un accélérateur.

Révélateur de nos défaillances, de nos vulnérabilités, de nos aveuglements

On se lève un matin de confinement et on réalise que la cinquième puissance du monde, notre pays, est incapable de fabriquer toute seule du doliprane ou des masques. Que la fermeture des frontières d’une petite île du sud-est asiatique entraîne une pénurie mondiale de semi-conducteurs, et donc l’arrêt de la plupart des industries électroniques. Que la mondialisation, les délocalisations et la sous-traitance généralisée entraînent la paralysie de toutes les économies du globe. Que la course au moins disant et l’appât du gain aboutissent à cette situation absurde qui voit un pays très riche en pénurie de matériel sanitaire de base. Il parait que le réel, c’est ce contre quoi on se cogne. Avec le COVID, le choc fut rude.

Le choc du réel, c’est aussi une prise de conscience : la signification concrète des décennies d’austérité ; Nos adversaires n’ont eu de cesse de répliquer que nous exagérions. La vérité, c’est que la situation est encore pire que nous ne l’annoncions. Des hôpitaux débordés, la réserve sanitaire appelée à la rescousse, des milliers d’opérations déprogrammées, des soignants sollicités jusqu’à l’épuisement.

Le choc du réel, c’est la mise en lumière d’un processus aussi insidieux que spectaculaire : l’auto affaiblissement de l’État. A force d’externalisations, de réorganisations, d’économies de bouts de chandelle, d’imprégnation d’idéologie néo managériale, l’appareil d’État a fait preuve d’une incapacité coupable à réagir vite à une crise systémique. Pagaille, mensonges, ordres et contre ordres, improvisations, nullité des hauts fonctionnaires, à commencer par ceux des ARS (qui ont continué, pendant le confinement, à fermer des lits) : l’imprévoyance, le défaut d’anticipation, l’absence de planification, tout cela fut indigne de ce qu’on appelait naguère « l’État stratège ».

Et pourtant, comme toujours, l’État est appelé à la rescousse. On disait qu’il n’y avait pas d’argent magique : on crache des milliards pour financer le chômage partiel et soutenir les entreprises privées. Ça, pour le coup, ça n’a rien d’inédit. C’est le propre du système capitaliste que de de socialiser les pertes et de privatiser les profits.

Mais le fait plus spectaculaire, à la faveur des confinements successifs, c’est l’inversion de la hiérarchisation des métiers. On le savait déjà : l’utilité sociale n’est pas récompensée. C’est même le contraire. Métiers du soin et du lien, logisticiens, caissières, livreurs, éboueurs, femmes et hommes de ménage, aide soignants, assistantes sociales, instituteurs ; les métiers dont on constate le caractère indispensable en situation d’urgence sont les plus mal payés, les plus mal considérés. Cette question de la rémunération du travail pénible, de la considération et de la dignité au travail, avait déjà été soulevée au moment du grand mouvement social des Gilets jaunes. Avec le Covid, elle prend une dimension nouvelle. Les salariés les moins visibles sont entrés dans la lumière. Et ils réclament légitimement leur dû.

La crise agit comme révélateur. Et il est probable que les citoyens aillent au plus court. Il n’y a pas besoin d’aller chercher plus loin les grands axes d’une campagne présidentielle. Démondialisation, retour de l’État dans la vie économique et sociale, augmentation massive des bas salaires, égalité territoriale : si le « monde d’après » a vocation à être meilleur, nul doute qu’il faudra lui faire emprunter ces chemins.

Un formidable accélérateur

Le « monde d’après », on en a tant parlé qu’on a fini par douter de sa réalité. Il n’empêche que la pandémie mondiale et ses conséquences ont renforcé quelques grandes tendances structurelles.

La première est réversible. Notre dépendance à l’égard du sud-est asiatique s’est accrue. Le centre de gravité de la planète se déplace à l’Est. Les capitalistes occidentaux ont trouvé malin de faire de l’Asie le grand atelier du monde. A nous les capitaux et la haute valeur ajoutée, à eux la main d’œuvre pas chère et la production de masse. Sauf que le grand déménagement du monde ne se passe pas comme prévu. Les chinois et les indiens sont tout autant capables que nous de fabriquer des micro processeurs ou des navettes spatiales. Mais nous ne savons pas (plus) fabriquer des masques, des vêtements ou des téléphones.

La deuxième n’est pas nouvelle, mais reste, avec le changement climatique, le problème le plus préoccupant des temps contemporains. L’accroissement des inégalités, entre les continents et à l’intérieur des continents, s’accélère avec la crise.

Au sein du monde occidental, certains ont été épargnés. Une poignée de grandes entreprises en a même bénéficié, réalisant des profits colossaux qui auraient dû être taxés comme ce fut le cas dans les situations paroxystiques du 20eme siècle (voir la taxe Briand sur les profiteurs de guerre en 1916). Pendant ce temps, des millions de citoyens tombaient dans la précarité, à commencer par les étudiants contraints de réclamer une aide alimentaire d’urgence. Les confinements successifs ont contribué à fragiliser les familles occupant des logements trop petits, au décrochage scolaire massif des enfants les plus en difficulté.

La pandémie aggrave la fracture sociale. Et c’est encore plus frappant au niveau du globe. Le génie humain, les progrès de la science, ont permis la découverte de vaccins dans un temps record. Mais le capital n’entend en faire profiter que ceux qui peuvent payer. L’absence de solidarité internationale à des répercussions immédiates. Le continent africain est une fois de plus le grand oublié. Et partout des États vacillent (Liban, Tunisie, etc.) sous les coups de la crise. L’Europe ne fait pas grand-chose pour leur venir en aide.

La troisième grande tendance est hélas, elle, irrépressible. Et elle annonce une mutation plus importante encore que celle produite par la révolution industrielle. L’emprise grandissante du numérique sur nos vies n’en est qu’à ses commencements. Au-delà des réunions zoom, du télétravail, de l’explosion du e-commerce, de l’utilisation frénétique des réseaux sociaux, il y a tout ce qu’on ne voit pas encore et qui pourtant dessine déjà le monde de demain. Les progrès de l’intelligence artificielle et ses perspectives vertigineuses, le Transhumanisme et la surveillance de masse. La progression exponentielle de la blockchain (voir par exemple le recours aux crypto-monnaies) et le projet implicite de dépassement des États dans une sorte de cyberzone dérégulée et décentralisée. La société du tout écran et du tout algorithme, entraînant baisse de l’attention, virtualisation des relations sociales et société du pur présent. Cette révolution technologique est aussi anthropologique. Elle ne s’accommode pas de la lenteur de la délibération collective qui est le propre des régimes démocratiques. Et l’homme augmenté sera, à bien des égards, un humain diminué.

L’ère de l’anxiété

La crise révèle et exhibe nos fragilités psychiques et intimes, elle les accentue et les exacerbe. C’est un sujet politique par excellence. Et pas seulement parce qu’elle se traduit par l’explosion des dépressions, burn out, suicides et autres TCA. Sans vouloir accorder trop de crédit à ce qu’on appelait jadis la psychologie collective, force est de constater que nous sommes entrés dans une ère de l’anxiété qui a des implications politiques concrètes et qu’on doit considérer avec une extrême attention.

Ce n’est pas un hasard si la collapsologie a fait massivement irruption dans la culture populaire. On ne compte plus les livres, les séries, les films, les BD, qui traitent de l’effondrement d’un monde ou d’une civilisation et des stratégies survivalistes à mettre en œuvre pour y réchapper. Les ouvrages sur la chute des empires se multiplient, chacun cherchant dans les catastrophes passées les points communs avec celle à venir.

L’eco-anxiété, par exemple, n’est pas un fantasme de journaliste. Dans la jeunesse occidentale, elle prend des proportions considérables, comme en témoigne la popularité de sa figure tutélaire Greta Thunberg. On peut ne pas goûter les imprécations sans nuance et culpabilisatrices de l’activiste suédoise. Mais elle est représentative des angoisses et des colères d’une jeunesse qui fait du combat pour le climat une cause exclusive, en oubliant parfois son corollaire qui est la lutte contre les inégalités, et qui enrage devant la prétendue inaction des pouvoirs publics et l’indifférence des adultes, au point de sombrer parfois dans une forme de fatalisme contemplatif qu’un très beau petit livre paru récemment résumait par ce titre élégant « plutôt couler en beauté que flotter sans grâce ». Partout fleurissent les manuels de désengagement et d’écologie individualiste.

On ne doit jamais ignorer les aspirations et les peurs de la jeunesse et, à la Gauche Républicaine et Socialiste, nous n’avons pas mis par hasard en exergue de nos documents fondateurs le terme d’écosocialisme. La lutte pour la préservation de la biodiversité, contre le réchauffement climatique, pour un nouveau modèle de développement est au cœur de nos priorités. Et il nous revient de démontrer qu’on peut atteindre ces objectifs sans autoritarisme , en optant pour une planification con duite par la science et la raison.

À l’autre bout de l’échiquier politique, et dans une autre génération, progresse la thèse d’une autre forme de collapsologie. Celle du déclin de la civilisation européenne, rendu inéluctable par l’affaiblissement démographique, le recours non maîtrisé à l’immigration, la faiblesse morale d’une élite cosmopolite dans les États post souverains. Là aussi il faut prendre cette angoisse au sérieux. Évidemment, il ne s’agit pas de faire une quelconque concession aux thèses racistes et bien souvent délirantes d’un Zemmour ou d’un Orbán. Mais ne pas chercher à comprendre les racines de ce que certains ont appelé l’insécurité culturelle, se contenter de renvoyer celles et ceux qui y sont sensibles au camp de l’opprobre et de la honte, c’est s’exposer à de graves déconvenues.

Or il existe une réponse progressiste, humaniste, et, osons le mot, optimiste, à la crise que nous subissons et à l’anxiété quelle suscite

Ce n’est pas une voie royale. Mais le chemin existe. Il existe parce qu’une brèche a été ouverte. Il faut s’engouffrer dans cette brèche.

Je dis qu’une brèche a été ouverte parce que j’ai l’habitude de fréquenter les institutions européennes. Et s’il y a un lieu où pullulent les représentants les plus obtus de la foi libérale, c’est bien là. Or même au sein de la Commission, certains commencent à douter du bien-fondé de leur sainte trinité (rigueur budgétaire, libre échange généralisé, concurrence libre et non faussée). En 2014, dès que je faisais une proposition protectionniste ou régulationniste, je me voyais immédiatement affublé du surnom de « nostalgique de l’économie albanaise ». Aujourd’hui, percuté par le choc du réel, certains de mes contempteurs en viennent à plaider pour des inflexions encore inimaginables il y a trois ans. Plan de relance, mécanismes de défense commerciale, assouplissement des règles sur les aides d’État, taxe carbone aux frontières). On peut penser que c’est cosmétique. Il n’empêche que le fond de l’air idéologique est plutôt du côté de nos thèses. Mais il faut aller vite, car, instruits par l’expérience, nous savons que les portes restent rarement ouvertes longtemps. L’exemple de la crise de 2008 et de ce qui a suivi en témoigne.

Le temps presse. Il ne faut pas négliger le risque d’une évolution négative. Davantage de concentration du capital. Davantage d’inégalités. Sécession définitive des riches. Sociétés archipélisées et communautarisées. Guerre économique et même guerre tout court.

Donc c’est aujourd’hui qu’il faut populariser les grands axes de ce que nous appelions, dans nos textes fondateurs, la nécessaire bifurcation. Bifurcation écologique (changement de nos modes production et de consommation), bifurcation économique et sociale (logique des Bien Communs, rééquilibrage capital/travail), bifurcation démocratique (souveraineté, approfondissement démocratique).

Encore une fois, le moment est opportun. Mettre le pied dans la porte, s’engouffrer dans la brèche, appelez ça comme vous voulez : l’opportunité, elle existe.

Ne nous laissons pas abuser par les analyses paresseuses. À ceux qui diagnostiquent une « droitisation de la société », opposons la formidable actualité des réponses de gauche.

Les gens se disent de moins en moins « de gauche », mais plébiscitent les nationalisations et les augmentations de salaires. Ils associent la gauche à des comportements problématiques (émiettement, pratique du pouvoir décevante ou carrément trahison) mais ils en plébiscitent les idées. C’est le plus important. C’est un solide point d’appui.

Sachons toujours exploiter l’ambivalence du moment

L’individualisme progresse, la dépolitisation aussi en apparence, et en même temps prospèrent mouvements collectifs inorganisés (Gilets jaunes) porteurs de transformation.

L’abaissement du débat public, la tyrannie du clash et du trash, coexistent avec l’émergence d’une myriade de journaux numériques exigeants, de clubs, un impressionnant bouillonnement intellectuel, souvent hors du champ partisan mais bien réel.

Les partis et les syndicats sont dévitalisés. Mais des mobilisations puissantes, souvent mondiales, ne faiblissent pas.

Notre socialisme, fondé sur les grands principes de régulation, coopération, souveraineté, indépendance, se nourrira de ces luttes qui esquissent, sans s’en rendre compte, les contours d’une nouvelle Internationale : celle qui épouse la cause écologique sous toutes ces formes, dénonce les risques des mega-accords commerciaux, combat la malbouffe et l’insupportable gaspillage alimentaire, se mobilise contre l’évasion fiscale, contre l’invasion publicitaire, contre l’uniformité culturelle. Comme il s’inspirera de l’action des collectivités territoriales qui expérimentent les circuits courts et le produire local, les territoires zéro chômeur de longue durée, le revenu de base, et des centaines choses encore qui sont autant de résistances à l’emprise de la société de marché sur nos vies.

Alors redisons le : Les Français n’ont pas perdu le goût de la politique, ils n’ont pas non plus perdu le goût de la gauche. Mais il faut savoir s’en montrer dignes

La gauche l’est-elle, digne ? honnêtement je n’en suis pas sûr. La présidentielle est certes le moment fort de la vie démocratique française. Mais cela justifie-t-il pour autant que figurent sur la ligne de départ, 5,6, voire 7 candidats ? Les divergences existent : sont-elles à ce point insurmontables ? En privé, chacun s’accorde à dire que « les sondages feront le tri ». Quelle belle ambition intellectuelle ! quelle hauteur de vue ! Le problème de la gauche, ce n’est pas la supposée absence de leadership. C’est la stratégie absurde de la concurrence libre et non faussée dans le domaine électoral.

Je vous le dis : il n’y a pas d’homme ou de femme providentiel. Ni homme de la situation, ni sauveur suprême. Cette conception infantilisante de la démocratie est à mille lieux de notre ADN, qui est celui de la délibération collective et du parlementarisme. Le crétinisme présidentialiste a de beaux jours devant lui : nous ne sommes pas forcés d’y succomber nous aussi. Alors moi je continue, même si c’est décalé avec l’ambiance du moment, à penser que notre stratégie d’un nouveau Front Populaire est la bonne. Que l’élaboration commune d’un pacte législatif est la bonne solution.

Nous n’avons pas renoncé à changer la vie !

Chers camarades,

Nous n’avons pas renoncé à changer la vie. En ces temps de désenchantement démocratique et de recul du militantisme politique, cette profession de foi peut paraître aussi immodeste qu’irréaliste.

Les urgences sont là, spectaculaires et tragiques : réchauffement climatique, inégalités sociales, bouleversements géopolitiques. Nos réponses doivent être à la hauteur de ces défis.

La préparation des élections présidentielle et législatives s’inscrit dans cette perspective politique. Il n’est pas trop tard pour engager la France et l’Europe dans cette grande bifurcation ; il n’est pas trop tard mais il y a peu de temps à perdre. Or le quinquennat qui s’achève nous en a fait perdre.

Que restera-t-il du macronisme ? Un grand mouvement social, celui des Gilets Jaunes, provoqué par une des mesures iniques qui ont fait la marque de fabrique de ce gouvernement. La gestion calamiteuse à grand coups d’improvisations, d’une crise sanitaire inédite, qui a exacerbé l’angoisse des Français. Une série de mesures en faveur des plus riches au moment où le pays tout entier devait son salut aux travailleurs de l’ombre, mal payés et mal considérés. L’abaissement de la France sur la scène internationale, enfin, comme en témoigne l’exemple récent du contrat des sous-marins avec les australiens. Rappeler les ambassadeurs pour une semaine, annuler un dîner de gala, fermer la crise par un coup de fil de Biden et de vagues promesses de coopération, quelle humiliation !

Pour ceux qui ont fait mine d’y croire, les illusions de 2017 se sont rapidement dissipées. Un gouvernement « ni de gauche ni de gauche ». Un candidat prétendument « rempart contre l’extrême droite » qui a fait peu de cas des libertés publiques. Un président incapable de s’élever à la hauteur de l’intérêt général.

Bref, en 2022, il faut tourner la page de l’expérience macroniste. Nous avons toujours dit que notre mission historique c’était l’amélioration des conditions de vie matérielle et morale des Français, particulièrement les plus modestes. Elles ont été largement sacrifiées, méprisées, parfois même matraquées, sous ce quinquennat. 2022 doit être la revanche de la France populaire.

Pour nous, cela passe par une politique de redressement républicain.

Au fond, la question qui continue de nous tarauder, et spécifiquement nous les Français, c’est celle de l’égalité, et, partant, du « modèle républicain ». La République : tout le monde s’en revendique, mais peu la servent ou la font vivre.

Nous venons de discuter de notre programme. Il est riche. Il est incomplet. Il est évidemment imparfait. Mais nous avons un fil rouge, celui de la République Sociale. C’est à la fois un héritage et un projet.

Il n’y a pas de République sans peuple souverain et éclairé. Nous avons beaucoup parlé de souveraineté ce week-end. Mais je voudrais revenir sur la pierre angulaire de toute politique de gauche digne de ce nom. L’éducation. L’éducation. L’éducation.

Pas de République sans un citoyen instruit, éclairé, avant même d’être un travailleur formé.

Pas de République sans un citoyen émancipé de la tutelle de tous les clergés, mais aussi de celle du marché.

Alors, pour conclure, je voudrais partager une colère (celle exprimée par exemple par le collectif des Stylo rouge) et une espérance.

L’école ne va pas bien. Les confinements successifs, je l’ai dit, ont aggravé la situation. Le décrochage scolaire défigure notre nation depuis trop longtemps. Le niveau en mathématiques et en lecture a dramatiquement chuté. Les concours de recrutement sont désertés.

Les professionnels de l’éducation nationale, mal payés et pas toujours considérés à la hauteur de leurs responsabilités, sont confrontés à des situations de plus en plus compliquées. On a longtemps répété que l’école devait rester un sanctuaire. Elle ne l’est pas, ne l’a jamais été. La violence sociale s’y invite. La violence religieuse aussi, et je pense au martyr de Samuel Paty, mort pour avoir enseigne la liberté.

Cette situation est indigne de notre pays. Elle a été aggravée par la politique de Blanquer dont le projet n’est pas celui de la méritocratie républicaine, mais du darwinisme social et du management par le stress.

A l’occasion de cette campagne, décrétons la mobilisation générale en faveur de l’Éducation.

Fixons-nous des objectifs pédagogiques (à commencer par le fameux « lire, écrire, compter ») et politiques (mixité scolaire, lutte contre le décrochage, éducation prioritaire).

Donnons aux professionnels des moyens. Des enseignants soutenus par leur hiérarchie. Des conditions de travail améliorées. Des salaires décents. Une formation continue.

C’est un projet de société à soi tout seul.

Car quelle plus belle ambition que celle de construire une nation éclairée, cultivée, ouverte sur le monde et sa prodigieuse diversité, une nation de savants et de poètes, d’ingénieurs et de scientifiques, une nation de travailleurs bien formés, bien payés et respectés !

Chères et chers Camarades,

Au terme de ce week-end dense et chaleureux, nous repartons de Marseille rassérénés et dotés d’une feuille de route. Dans ces temps confus et incertains, c’est déjà essentiel de savoir pour qui on se bat, et où l’on veut aller. Pour les militants de la gauche républicaine, il n’y a rien de plus exaltant que de se consacrer au redressement de la France.

Nous avons besoin de vous !

Quelles que soient vos compétences, si vous touchez votre bille en droit, en bricolage, si vous aimez écrire, si vous êtes créatif… vous pouvez prendre part à des actions et ateliers près de chez vous ou encore nous envoyer vos vidéos, vos dessins pour des affiches etc.