Espagne : la remontada de la gauche

Il y a deux mois, la droite espagnole triomphait aux élections municipales et des parlements des communautés autonomes. Si le PSOE résistait bien, c’est du côté de la gauche alternative et radicale que le désastre était patent. La plupart des « mairies du changement », élues dans le sillage de la crise financière des années 2010, passaient à droite, et Podemos disparaissait de la plupart des conseils municipaux. Les différents partis régionalistes de gauche n’étaient pas non plus en bonne forme, tandis que la droite désormais alliée à l’extrême-droite progressait partout.

Deux mois plus tard, la droite fait grise mine. Les élections du 23 juillet ne permettent pas à Alberto Núñez Feijóo, le leader du Partido Popular (PP), de disposer d’une majorité. Quand bien même le PP progresse de moitié par rapport à 2019, c’est Pedro Sánchez qui apparaît le vainqueur de l’élection d’hier.

La droite a perdu

Avec 33% des voix et 136 députés sur 350, la droite conservatrice espagnole est en tête : le PP gagne plus de 3 millions de suffrages et 48 sièges, faisant bien plus que compenser le sabordage de Cuidadanos (les centristes nationalistes avaient annoncé dès le lendemain des municipales qu’ils ne présenteraient pas de candidats aux élections générales de juillet) et recueillir le vote utile d’électeurs ultra-conservateurs de Vox – un total de près de 2,3 millions de voix, et 29 sièges.

Le PP est talonné par le PSOE qui progresse lui aussi en voix (un peu moins d’un million de suffrages supplémentaires), s’établissant à 31,7%, et en sièges, avec 122 députés (+2, le Parti socialiste catalan progressant lui-même de 7 sièges, quand le reste du PSOE en perd 5).

Vox, parti d’extrême-droite post-franquiste, recule à 12,4% et perd 19 députés, n’en conservant que 33.

Sumar, la nouvelle coalition de la gauche radicale, reste quelques milliers de voix derrière, avec 12,3% et 31 sièges.

Enfin, les différents partis régionalistes et indépendantistes cumulent 7,5% des voix et obtiennent 27 sièges, 12 de moins qu’en 2019, quand leurs scores cumulés atteignaient 10,9%.

Comment la gauche, partagée entre modérés usés par le pouvoir et radicaux discrédités, que tout le monde donnait perdante face à une droite unie et prête à assurer l’alternance, a-t-elle ainsi résisté ?

Tout d’abord, il y a eu l’excellent sens politique de Pedro Sánchez et de Yolanda Díaz, la cheffe de file de Sumar.

Bon sens tactique

À la suite des élections municipales, le Premier ministre socialiste a fait le choix d’une dissolution immédiate des Cortes. La campagne législative a donc eu lieu pendant que les négociations entre Vox et le PP pour le contrôle des mairies et des législatures locales étaient publiques et immédiates. La collusion entre la droite et les nostalgiques de Franco a remobilisé la gauche et effrayé un certain électorat centriste et régionaliste.

La dissolution a également poussé la gauche radicale à s’unir rapidement, plutôt que de s’enfermer dans des négociations stratégiques et idéologiques qui se seraient étalées sur plusieurs mois. Podemos, acculé par la déroute municipale, l’impopularité record des ministres issus de ses rangs et incapable de se remettre du retrait de la vie politique de son leader charismatique deux ans plus tôt, n’a pas eu d’autre choix que d’accepter les conditions de la très populaire ministre communiste du travail Yolanda Díaz, qui avait déjà fédéré dès le mois d’avril la plupart des autres composantes de cette famille politique.

Les régionalistes et les indépendantistes, véritables perdants de cette élection, ont vu leur électorat se réfugier dans l’un ou l’autre des grands partis de la gauche nationale, car effrayés à l’idée de voir Vox intégrer le gouvernement. En Catalogne, si la droite indépendantiste de Junts résiste relativement bien, la gauche républicaine indépendantiste de l’ERC perd la moitié de ses électeurs et députés, au profit des socialistes catalans. Au Pays Basque, la progression des socialistes se fait au détriment des centristes autonomistes du PNV, mais surtout pour la première fois, ces derniers passent derrière la gauche indépendantiste de Bildu, en voix comme en siège (ce parti héritier des soutiens politiques d’ETA gagne près de 60 000 voix alors que le PNV en perd plus de 100 000).

Si ces considérations de forme tactique peuvent expliquer comment – à la marge d’un scrutin proportionnel par région où quelques points de pourcentage déterminent l’allocation des sièges – la gauche a pu empêcher la droite de prendre le pouvoir, des causes plus profondes expliquent plus profondément que cette stratégie ait fonctionné.

L’habileté, c’est surtout une gauche de gauche

La principale est que Pedro Sánchez a fait ce qu’on attend d’une gauche au pouvoir. Il a augmenté les salaires, entamé un processus de réconciliation nationale avec la Catalogne, combattu la nostalgie franquiste en sortant la dépouille du dictateur de son mausolée infâme. Même imparfaite et par trop pusillanime, la gauche espagnole n’a pas trahi, n’a pas fomenté de loi travail anti-syndicale ou mené l’austérité tambour battant.

Alors que Podemos avait obtenu des prérogatives ministérielles limitées aux sujets de société, ses responsables ont fait le choix, désastreux, de s’enfermer dans une rhétorique de plus en plus polémiste, minoritaire, donnant l’impression qu’elle combattait plus la société espagnole que les puissances financières. Sumar et Yolanda Díaz ont donc évité la déroute à la gauche du PSOE, qui aurait sans doute conduit à celle de l’ensemble de la coalition : cela s’est fait en remettant la gauche radicale là où on l’attend et là où elle est majoritaire, c’est-à-dire dans l’ambition forte d’un monde socialement plus juste plutôt que dans la stratégie intersectionnelle. En définitive, la réussite (relative) de Sumar, c’est la victoire des partis (Parti communiste espagnol – plus que Izquierda Unida, que Yolanda Díaz avait formellement quitté en 2019 tout en restant au PCE –, Más País d’Íñigo Errejón, Verdes Equo, mais aussi Compromís et Chunta Aragonesista…) sur le mouvementisme et le populisme de gauche.

Ce parlement sera vraisemblablement sans majorité, et de nouvelles élections pourraient avoir lieu d’ici la fin de l’année 2023. Mais Sánchez et Díaz ont montré qu’un autre chemin est possible : mener une politique juste, faire campagne sur des thèmes avec lesquels la gauche est en phase avec la société. Voilà ce qui a permis la remontada de la gauche espagnole.

Il ne faudra cependant pas sous-estimer la dynamique conservatrice ; si une coalition arc-en-ciel défensive espagnole est possible, il ne faudrait pas que sa constitution s’enlise dans des négociations interminables et que son action soit pusillanime : un échec de ce type pourrait relancer leurs ennemis.

Augustin Belloc

Madrid : une campagne délétère pour une victoire de la droite nationaliste

Menaces de mort, banalisation de l’extrême droite, violence de rue, escalade verbale sur les réseaux sociaux… le climat de tension de la campagne électorale madrilène a témoigné d’une polarisation grandissante des sociétés démocratiques ébranlées par le Covid. Achevée par une victoire de la droite, cette campagne est aussi symptomatique des erreurs d’une gauche qui s’est trop focalisée sur une rhétorique antifasciste qui ne répondait pas aux préoccupations des gens.

Organisé par la radio ONDACERO le 23 avril 2021, le débat de la campagne électorale pour le parlement régional madrilène aurait pu être l’occasion d’un échange argumenté d’idées pour un vote crucial. La région de Madrid, première économie d’Espagne, dispose en effet de compétences importantes, notamment en matière de politique de santé et de direction des structures hospitalières… Il n’en fut rien. À peine commencé, le débat tourna court après une altercation entre le candidat de Unidas Podemos (UP), Pablo Iglesias, et la représentante du parti d’extrême droite Vox, Rocio Monasterio, au sujet de lettres de menaces de mort accompagnées de balles de fusil adressées à Iglesias et à des ministres de gauche.

Pour comprendre comment la politique espagnole a pu arriver à de telles extrémités, il est nécessaire de revenir au commencement d’une campagne électorale sale, pour ne pas dire abjecte, qui s’est déroulée, au plus fort de la pandémie, comme une tragédie en plusieurs actes, avec pour commencement la radicalisation de la droite.

Acte 1 : Une droite hors de contrôle

Depuis le 10 novembre 2019 et la mise en place d’un gouvernement de coalition entre le Parti socialiste (PSOE) et Unidas Podemos (UP), les trois partis politiques de droite (Parti Populaire – PP, Ciudadanos, Vox) ne cessent de remettre en cause la légitimité du pouvoir. Les raisons principalement invoquées se résument à la présence au sein du gouvernement de ministre dits « communistes », c’est-à-dire appartenant aux parti de Pablo Iglesias, et au soutien parlementaire accordé à la nouvelle équipe par la gauche indépendantiste régionale. Ces accusations hors sol contre un gouvernement démocratiquement élu ont été renouvelées lors de la crise du coronavirus, à l’initiative de Vox.

De l’autre côté des Pyrénées, aucun moment d’unité nationale derrière le gouvernement pour affronter une crise historique ne put avoir lieu. À peine un mois et demi après le début du confinement, Vox envoya ses soutiens, mélange hétéroclite entre une grande bourgeoisie conservatrice, une petite bourgeoisie commerçante précarisée et les traditionnels matons néofascistes, défiler en voiture (!) contre les mesures sanitaires. Le 23 mai 2020, 6 000 véhicules inondèrent les principales artères de Madrid de drapeaux espagnols et d’une grande quantité de pollution. Mais le plus grotesque vînt indéniablement deux semaines auparavant, dans le quartier Salamanque, sorte de 16e arrondissement madrilène, dont les habitants bravèrent le confinement pour manifester leur refus des mesures saniataires, contre la présence de Podemos dans le gouvernement et contre ce qu’ils appellent la « dictature communiste » qu’auraient mise en place par Pedro Sanchez et sa ministre de l’économie, Nadia Calvino, économiste issue de la Commission européenne. Toujours avec Vox à la manœuvre, ces manifestations furent à l’image de la rupture qui existe actuellement entre la frange la plus réactionnaire de la bourgeoisie espagnole et le gouvernement de gauche. S’ensuivit une escalade haineuse et dangereuse : pendant deux mois, des manifestants ont harcelé quotidiennement la famille de Pablo Iglesias, à l’entrée de son domicile, malgré un important dispositif policier de protection.

Mais une telle dérive n’aurait pas été possible sans la complaisance, même le soutien, des partis de la droite classique, PP et Ciudadanos, envers le discours fascisant de ce parti. Avant même que la formation d’extrême droite n’eut été représentée au parlement, leurs leaders respectifs, Pablo Casado et Albert Rivera, s’unirent à Santiago Abascal, président de Vox, à l’occasion d’une photo lourde de sens, prise après une manifestation organisée à Madrid le 10 février 2019.

Cependant, confronté à deux échecs aux élections générales et à une chute vertigineuse dans les sondages, Pablo Casado finit par sentir le risque que l’extrême droite lui dérobât le contrôle du camp conservateur espagnol. Dans un discours qui l’honore, il condamna fermement l’extrême droite au moment où celle-ci venait de déposer une motion de censure contre le gouvernement de gauche alors que commençait la deuxième vague de l’épidémie… En outre, et après des résultats électoraux désastreux à la suite de la funeste « photo de Colon », Ciudadanos finit par prendre ses distances avec Vox en rompant début 2021 un accord électoral passé un an plus tôt dans la ville de Murcie, pour soutenir une liste dirigée par le parti socialiste.

Mais les partis de droite dits « démocratiques » ne se remirent jamais de leur péché originel que furent leur premier accord électoral avec l’extrême droite en 2018 : banalisée, adoubée par des partis conventionnels, celle-ci ne tarda pas à exercer une influence grandissante sur la droite du PP, elle aussi attirée par le succès de certaines formules de droite radicale à travers l’Europe et les États-Unis… La « trumpisation » du PP ne faisait que commencer.

Acte 2 : la droite déclenche des élections sales à Madrid

Furieuse de la rupture de l’accord de Murcie où son parti était impliqué, la fantasque présidente PP de la communauté autonome de Madrid, Isabel Diaz Ayuso, décida de convoquer de nouvelles élections dans l’espoir de faire disparaître son rival et partenaire centriste, avec lequel elle se partageait auparavant le contrôle du gouvernement. Cette femme, qui s’était illustrée dans son parti par un travail de Community manager qui lui donna l’occasion d’organiser le compte Twitter de « Pecas », le chien officiel du PP, a développé avec talent une communication tapageuse et outrancière, destinée à chasser sur les terres de l’extrême droite.

Avec pour slogan phare « socialisme ou liberté », rapidement remplacé par « communisme ou liberté », Diaz Ayuso donna le ton d’une campagne extrêmement agressive, destinée à exploiter le ressentiment d’un pays ravagé par les inégalités, enfoncé dans un marasme économique que la population peine à affronter du fait de l’absence de solidarité sociale due au néolibéralisme. Ayuso se présenta ainsi comme la défenseuse d’une liberté mise à mal par les restrictions sanitaires imposées par le gouvernement de gauche. La stratégie fût habile : la promesse de garantir l’ouverture des bars et restaurants séduisit de nombreux jeunes qui virent dans ces secteurs l’unique porte de sortie du chômage de masse. A fortiori, elle lui permit, à travers cette prétendue défense de la « liberté », d’opposer à la gauche une vision ultralibérale de la société. Madrid est vantée par la droite comme une « terre libre » … d’impôts : la région, qu’elle gouverne depuis 26 ans, exerce ainsi une concurrence fiscale déloyale contre le reste de l’Espagne, en profitant des ressources qui lui confèrent son statut de ville mondiale et la présence de sièges sociaux de grandes sociétés pour réduire au minimum la fiscalité sur les entreprises. Cette politique, pratiquement « négationniste » sur le plan de la pandémie, ultralibérale sur celui de l’économie, était mobilisée par la droite dans l’objectif de diaboliser la gauche en la présentant comme une menace communiste contre les libertés afin de remobiliser l’électorat conservateur et libéral.

Le résultat calamiteux de cette stratégie, qui fit de Madrid, avec près de 15 000 morts, l’un des territoires les plus affectés d’Europe par la pandémie, n’a en aucun cas découragé l’électorat de la présidente, qui réussit à minimiser son échec en mêlant les choix sanitaires à des considérations politiques passionnées et exacerbées.

Acte 3 : Pablo Iglesias, chevalier contre le « fascisme »

Le moment a stupéfait la classe politique espagnole. Depuis son bureau ministériel, le fondateur de Podemos et vice-président du gouvernement, Pablo Iglesias, la main posée en avant sur son bureau, annonça sa démission fracassante du gouvernement pour concourir aux élections madrilènes, afin d’empêcher, selon ses propres mots, « l’ultra droite » et le « fascisme » de gouverner la région capitale. Là aussi, les mots choisis par Iglesias témoignèrent d’une volonté d’affrontement, qui fut cependant sans commune mesure avec l’hyper-violence déployée par la droite la plus radicalisée. Alors que la droite traditionnelle agitait le fantôme du communisme, Vox ne promit ni plus ni moins son exclusion de la vie politique et l’interdiction de son parti, et envoya ses militants réaliser une campagne de haine sur les réseaux sociaux.

L’escalade ne fit que commencer : le 7 avril, en guise de provocation, la formation d’extrême droite décida de lancer sa campagne dans le quartier ouvrier de Vallecas, bastion de la gauche radicale. Le meeting, organisé dans la dénommée « Place Rouge » fut violemment perturbé par des militants antifascistes, chauffés à blanc par l’équipe d’Iglesias, qui lancèrent des projectiles sur les partisans ainsi que sur les agents de police présents. Certains gros bras d’Abascal décidèrent de rompre le cordon policier de protection, le risque de bagarre générale obligea la police à intervenir de façon très musclée, laissant tout de même dans les deux camps 35 personnes blessées. La non-condamnation des violences de la part de Pablo Iglesias et Santiago Abascal envenima encore davantage la campagne devenue hystérique. Alors que les meetings de Vox furent systématiquement perturbés par des boycotts antifascistes, les hommes politiques de gauche commencèrent à recevoir des lettres de menaces de mort. Pablo Iglesias reçut dans un paquet quatre balles, qui étaient aussi destinées, selon l’expéditeur, à sa femme et ses parents. Le second courrier, était destiné à la ministre des finances socialiste, la très modérée Maria Jesus Montero ; il contenait la pointe ensanglantée d’un couteau envoyé par un individu lui reprochant vraisemblablement la hausse des impôts…

Les élections madrilènes inaugurèrent ainsi une nouvelle mode de la politique espagnole, celle de l’envoi de lettres de menaces de mort à des hommes et femmes politiques pour leur signifier un désaccord en période électorale. L’une des dernières victimes ne fut autre que l’ancien président socialiste du gouvernement, Jose Luis Zapatero.

Acte 4 : la fin du débat démocratique

Le plus choquant reste néanmoins l’absence de condamnation de la part de certains responsables politiques, venant notamment de la droite radicalisée. Lors d’un débat organisé par la radio Ondacero, alors qu’Iglesias exigeait de Monasterio une condamnation sans ambages des menaces de mort, celle-ci lui opposa ses doutes sur la véracité des courriers, dénonça sa non-condamnation des violences à Vallecas, avant de conclure en ces termes : « si vous êtes courageux, barrez-vous d’ici ». Face au tollé, les partis de gauche décidèrent de cesser tout débat avec Vox, désormais qualifié de « fasciste » et de « nazi », mettant fin à tout autre projet de confrontation télévisée. Fait hallucinant, les équipes de Vox se félicitèrent d’une telle issue et saluèrent la sortie d’Iglesias du débat : « nous t’avons viré du débat, nous allons bientôt te virer de la politique espagnole », pouvait-on lire sur le compte Twitter de ce parti.

À cet égard, les réseaux sociaux s’illustrèrent une nouvelle fois comme le triste terrain d’expression d’opinions haineuses et d’une violence verbale décomplexée : entre promesse de « passer Pablo Iglesias à la mort-aux-rats », et montage grimant Ayuso en nazi, le visionnage de Facebook et de Twitter faisait réellement froid dans le dos. Comme si le pays tentait de répéter sur le mode d’une sinistre farce la guerre civile qui le ravagea 80 ans plus tôt. Mais le comble de l’ignominie fut certainement atteint par Vox, dont les équipes diffusèrent un photomontage immonde sur Instagram mettant en scène un mineur isolé, arborant une cagoule masquant mal sa peau foncée, en compagnie d’une femme du quatrième âge, indiquant qu’il recevait 10 fois plus d’argent de l’État que celle-ci. Cette image, qui a fait l’objet de poursuites judiciaires, résuma à elle seule l’esprit d’une campagne électorale amère : propagande outrancière à grand renfort de publication sur les réseaux sociaux, mensonges, haine et désinformation.

Indéniablement, cette pitoyable campagne électorale témoigne de la grave fragilité de nos démocraties à la suite de la pandémie. Elle laissera une trace indélébile sur la suite de la politique espagnole.

La crise sanitaire semble avoir ainsi aggravé les tendances mortifères à l’œuvre depuis une décennie : exposition grandissante des individus aux réseaux sociaux (où n’importe quelle opinion caricaturale peut se faire vérité), disqualification de la pensée et du débat démocratique dans une débauche grossière d’invectives. Et bien sûr, aggravation sidérante des inégalités suscitant la haine, le ressentiment et la rancœur contre un État qui n’est pas parvenu à protéger sa population de la pandémie sans la priver de ses libertés. À l’avenir la vie politique espagnole risque de se dépêtrer difficilement de la violence et de la saleté, dans lesquelles l’extrême droite s’épanouit toujours plus aisément que la gauche.

Acte 5 : Une victoire nette de la droite

Ainsi, sans grande surprise, ces élections aux airs de mauvaise farce se sont achevées par un triomphe électoral de la droite. En réunissant 44 % des votes, Ayuso et le PP renforcent leur contrôle sur la communauté autonome de Madrid, et absorbent l’essentiel des électeurs libéraux de Ciudadanos qui disparaît ainsi du panorama politique. L’extrême droite stagne à 9 %, alors que la gauche, notamment le PSOE connaît un score particulièrement décevant. S’il est encore trop tôt pour analyser les ressorts sociologiques d’un tel résultat, des premières conclusions peuvent être tirées.

Sans l’ombre d’un doute, la campagne anti confinement d’Isabel Diaz Ayuso a porté ses fruits : le vote massif pour cette candidate conservatrice ultralibérale témoigne d’une exaspération grandissante de la population face à la dureté des mesures sanitaires depuis un an. Elle a su instrumentaliser habilement ce ressentiment pour se présenter comme l’opposante n°1 contre le gouvernement de Pedro Sanchez. Ainsi, la volonté de renverser la table et « le dégagisme » de la classe politique au pouvoir ont encore frappé, mais cette fois contre la gauche : indéniablement, des postures politiques plus radicales et peu conformistes permettent de remporter une élection, quel que soit le bord politique.

Cependant, la victoire du PP doit être relativisé : le parti conservateur contrôlait la région depuis 26 ans, où il a déjà réalisé des scores bien supérieurs. De plus, le clivage gauche-droite n’a pas disparu. Il doit cependant composer avec l’explosion du discours populiste qui crée une grande fluctuation de l’électorat. La disparition brutale de Ciudadanos et l’effondrement du PSOE après sa renaissance sont à cet égard révélateur de l’instabilité politique croissante des citoyens. En conséquence, une communication habile semble parfois plus efficace que l’affirmation d’un logiciel idéologique pour gagner dans les urnes. Dans ce domaine, Isabel Diaz Ayuso a été particulièrement redoutable.

La gauche a subi une défaite lourde, qui appelle une profonde réflexion. Le PSOE a vu son score fondre de 28 à 17%. La présence de Pablo Iglesias à la tête de la liste de Podemos n’a pas permis à la formation de gauche radicale d’améliorer substantiellement son résultat, qui est passé de 5,6 à 7,1% des votes. La surprise de la soirée est indéniablement la montée en puissance du parti municipal de gauche Mas Madrid (MM), lancé deux ans auparavant par Inigo Errejon (ancienne tête pensante idéologique et stratégique des plus belles heures de Podemos), qui a dépassé le PSOE en augmentant son score de 14 à 17,1%. Les partis de gauche qui ont préféré centrer leur campagne sur un prétendu « danger fasciste » plutôt que sur des propositions concrètes pour les habitants de la région de Madrid ont été sanctionnés. Au contraire, la démarche « citoyenniste » et municipale de MM, qui a placé à la tête d’une liste de novice en politique (une anesthésiste activiste pour l’hôpital public), est apparu davantage en phase avec les préoccupations des habitants de Madrid, ébranlés par la mauvaise gestion de la pandémie par la droite et la difficulté d’accès aux soins en cette période de crise sanitaire. La gauche radicale avait pris de 2015 à 2019 la mairie de Madrid. Mma réussi à incarner tout à la fois la continuité de cette expérience municipale d’une gauche alternative et le dégagisme contre l’establishment de droite qui contrôle la communauté autonome depuis 26 ans et la capitale de 1991 à 2015 et à nouveau depuis 2019. La première leçon de ce résultat est donc limpide : la gauche a davantage à gagner en travaillant sur un programme et des propositions qu’en agitant le spectre d’un retour à la terreur d’extrême droite. En outre, il semble tout à fait contre-productif d’entrer en compétition avec les formations de droite dans l’outrance et la violence verbale : le climat délétère de la campagne n’a au final profité qu’à un parti conservateur outrancier et au populisme d’extrême droite.

Le départ de Pablo Iglesias de Podemos, parti qu’il avait contribué à fonder 7 ans plus tôt, marque un point de bascule dans la vie politique espagnole. La droite est désormais galvanisée par sa victoire et va tenter d’accentuer la pression sur un gouvernement de gauche fragilisé. Il est urgent pour Podemos de commencer une recomposition sereine pour que le parti redevienne un porte-voix populaire.

Les contradictions de la société espagnole au prisme de l’affaire Hasel

La mort du grand intellectuel Miguel de Unamuno en 1936, au début de la guerre civile, est la fin tragique d’une passion pour l’Espagne, attachée à ses paradoxes et ses turbulences. Unamuno est mort quelques semaines après avoir échappé au lynchage dans son université de Salamanque, où il avait prononcé un discours dénonçant la brutalité des troupes nationalistes. Il a été emporté par une dialectique dont il avait eu l’intuition : celle qui relie l’obsession espagnole de la pureté, le casticismo et la haine entre frères, le cainismo.

Cette dialectique adapte sa partition en ce début d’année 2021. Le cas Pablo Hasel démontre l’actualité affligeante des angoisses d’Unamuno et d’autres, d’Ángel Ganivet à Antonio Machado, sur la capacité des Espagnols à penser à l’Espagne, l’Espagne telle qu’elle est et non telle qu’ils la veulent. L’affaire qui se développe autour de la condamnation de ce rappeur de Lérida pour apologie du terrorisme et injure à la Couronne, rend manifeste ce qui vicie l’air de l’Espagne : la radicalisation et l’affirmation à l’extrême des options politiques et des positions sociales.

Pablo Hasel, né en 1988, est un rappeur originaire de Catalogne, peu inventif musicalement mais très prolifique et à l’activisme fort. Il est connu depuis une dizaine d’années comme compagnon de route du Parti communiste espagnol reconstitué (PCEr), une formation clandestine, et comme fervent opposant à la monarchie. Les Bourbons occupent une place de choix dans la construction de ses textes anticapitalistes et antisystèmes où il démontre un sens de la formule qui force l’admiration.

L’affaire Hasel est l’aboutissement de longs démêlés du rappeur avec la justice.

D’abord pour ses chansons : depuis 2011, il glorifie régulièrement les GRAPOS, bras armé du Parti communiste clandestin et groupuscule responsable d’attentats à la bombe et du meurtre de policiers dans les années 1970. Il rend aussi fréquemment hommage à des personnalités du terrorisme de gauche et du terrorisme basque, et fait l’éloge de méthodes politiques pour le moins contestables : « la peine de mort pour les Infantes pitoyables », « que reviennent les GRAPOS », « pourvu que quelqu’un fasse sauter la voiture de Patxi López ».

Ensuite sur Twitter où il fait preuve d’une certaine constance : 1915 tweets, publiés entre 2014 et 2016, contiennent les mots « terrorisme », « GRAPO », « ETA », « bombe », « Police », « Garde civile », « Monarchie », « Bourbons ».

En 2014, il est condamné à deux ans de prison pour apologie du terrorisme, mais n’exécute pas sa peine. Entre 2014 et 2016, le rappeur persiste et signe sur Twitter et dans ses chansons. Le tribunal revoit donc sa sentence en exigeant le placement en détention pour apologie du terrorisme et injure à la Couronne. Saisie en appel en 2018, la Cour suprême commue sa peine en neuf mois d’emprisonnement dans un jugement rendu en mai 2020. Le tribunal avait conclu que si les paroles du rappeur méritaient bien d’être jugées selon le régime de la liberté d’expression, la référence à des actions terroristes identifiées dans la mémoire collective ainsi que le fait d’appeler à leur reproduction sur des personnalités publiques justifiaient  une condamnation.

L’affaire prend une autre tournure le 16 février, quand il est arrêté par les Mossos d’Esquadra dans l’Université de Lérida où il s’était retranché avec un groupe de sympathisants pour échapper à la police.

Depuis son arrestation, des manifestations embrasent les grandes villes du pays, particulièrement à Barcelone, Lérida, Gérone, Vic et Valence, mais aussi à Madrid, Séville ou Pampelune. Des affrontements, parfois très violents, ont opposé la police et de jeunes manifestants dans des cortèges à taille variable mais empreints d’une colère vive. La crise a pris une tournure politique, divisant le gouvernement et la majorité au Congrès entre le PSOE de Pedro Sánchez, traditionnellement légaliste et laconique sur la monarchie, et Podemos dont les leaders apportent leur soutien aux manifestants.

La tonalité de l’événement a été donnée par l’activisme de Hasel lui-même : un positionnement antisystème, décliné en antimonarchiste, pro-ETA, républicain, communiste et indépendantiste. Cette sémantique est reprise de façon visible dans les manifestations et se place sous la bannière de la liberté d’expression.

Cet univers, auquel se surajoute la configuration violente des manifestations et les slogans parfois très provocateurs, a tout pour inciter la vieille Espagne au mépris et à la haine. Le pays s’est ému de l’attaque du commissariat de Vic, des pierres lancées sur le Palau de la Música, de voitures en feu et de groupes de policiers mis en grande difficulté sur la Puerta del Sol. Les condamnations ont été unanimes à partir de la droite du PSOE. Santiago Abascal, leader du parti d’extrême-droite Vox, a appelé à des représailles et a lancé un « front monarchiste » contre l’engeance « républicaine et immigrée ».

Mais à se concentrer spécifiquement sur Hasel, ses paroles, les slogans et la répression, on s’interdit de sonder jusqu’au fond du problème. Les manifestants continueront de répéter en vain que l’Espagne monarchique est un pays fasciste ; beaucoup de conformistes se convaincront que la jeunesse de leur pays est décidément composée d’écervelés et de délinquants. Mais dans un tel jeu médiatique où les opinions se cristallisent à la surface du problème, les options les plus contraires en apparence ne sont ni plus ni moins que les deux faces de la même pièce. La bourgeoisie conformiste qui s’émeut de la violence des manifestations et les révolutionnaires de salon qui poussent au grand soir républicain à Barcelone, s’accordent en réalité sur le diagnostic : il y a deux Espagnes irréconciliables, celle de Hasel et celle du Roi.

Si l’arrestation d’un rappeur peu recommandable peut constituer une telle déflagration, causer tant de colère, tant de haine et tant de peur, c’est que le problème ne se résume pas à la liberté d’expression versus l’injure à la Couronne. Il doit avoir sa cause dans les mouvements profonds du pays. Il doit dire, à sa manière, quelque chose du « marasme espagnol » qui travaille le pays depuis plus d’un siècle.

Tous ces motifs (controverse autour de la liberté d’expression, question du régime politique ou encore mémoire des événements du XXème siècle) convergent vers le mal profond de l’Espagne : l’idée, partagée à gauche comme à  droite, commune aux néo-franquistes et aux républicains, que l’Espagne n’est pas ce qu’elle devrait être, qu’une imposture plus ou moins vaste dégrade son identité.

À droite, une cohorte conformiste voit toute remise en cause de l’ordre monarchique comme un menace, un ébranlement qui risque de mettre à bas le pays tout entier et de ruiner son essence même. À gauche, une certaine part contestataire du pays durcit posture provocatrice et souhaite faire table rase du passé franquiste dans lequel, bon gré mal gré, la société actuelle plonge nombre de ses racines. Partout, la peur ou la colère de la dépossession : tant pour une jeunesse qui voit son pays se complaire dans une chaîne infamante qui relie le coup d’état de 1936 et les horreurs du franquisme au gouvernement actuel, que pour une part installée de la société qui craint de voir le compromis trouvé par la Transition s’effondrer et qui trouve refuge dans l’anticommunisme.

Depuis cette perspective, l’affaire Hasel apparaît comme la manifestation superficiellement politique d’un problème qui est en fait d’ordre générationnel, au sens large, et qui repose sur un substrat explosif mêlant mémoire historique et répartition des richesses. Hasel et le Roi sont les épouvantails qui agitent des factions de frères ennemis, l’histoire du pays ayant voulu que les factions épousent le schéma générationnel de la répartition des richesses.

La vieille Espagne, qui va du centre jusqu’à l’extrême-droite, est arc-boutée sur la monarchie. Elle considère que la chaîne qui relie Felipe VI, Juan Carlos I, Franco et le coup d’état de 1936 n’a pas besoin d’être remise en cause puisqu’elle tire sa légitimité de l’exercice et de la stabilité du pouvoir. La bourgeoisie du temps de Franco, baignée dans le conformisme national, s’est trouvée favorisée par la prospérité issue du miracle économique et a volontiers associé celle-ci à l’univers symbolique du franquisme et à l’idée d’une Espagne faite de religion, de traditions, d’anticommunisme et de respect de l’uniforme. Elle accepte la continuité avec le militarisme, le nationalisme et le traditionalisme, tout en prenant pour elle les bienfaits du libéralisme. C’est l’Espagne de la spéculation immobilière et des défilés de légionnaires qui chantent des chants franquistes en pleine rue en portant le Christ ensanglanté à bout de bras, derrière les confréries de pénitents. C’est l’Espagne âgée ou héritière, qui détient le capital et s’identifie aux traditions nationales.

À l’opposé, une Espagne contestataire et républicaine qui rejette ces mêmes traditions que Franco exaltait, ainsi que les institutions démocratiques actuelles, qu’elle considère nées du fascisme. À gros traits, sa rhétorique prône l’inverse de toutes les acquis de la Transition : contre le régime des communautés autonomes, l’indépendance des régions ; contre la stabilité de la Couronne, la liberté républicaine ; contre le silence mémoriel, le fracas des exhumations ; contre les traditions culturelles, contre l’imprégnation religieuse, un gauchisme parfois provocateur.

Si ce conflit est au premier chef générationnel, c’est parce que la vieille Espagne, comme on parlerait de la vieille Castille, se repose sur un capital ancien. La solution de compromis fondée sur la continuité de la tradition, l’ouverture au marché puis l’européisme, a profité à la part de la société déjà bien installée sous le franquisme : celle qui a recueilli le fruit des efforts de modernisation du dictateur sans éprouver la douleur des vaincus de la Guerre civile. Pour cette Espagne là, la légitimité de la monarchie se démontre en actes. Le moment de grâce de la Transition, puis le miracle économique leur ont profité, donc ont profité à l’Espagne, donc la continuité avec le franquisme est pour eux une bonne chose. Ils se sont accommodés du silence autour de la mémoire historique et ont spéculé dans les années 1990. Aujourd’hui, l’exhumation des drames enfouis du XX° siècle et la colère des autres face à la crise économique et sociale, suffisent à radicaliser les positions autour de la monarchie, du centre-gauche à l’extrême-droite, pour cette part légaliste de la société espagnole. Elle pense au capital qu’elle pourra transmettre à ses enfants. Et d’ailleurs, elle dresse ces derniers contre une partie de leur génération, ces « mal-élevés ».

Mais la part de la jeunesse espagnole qui n’est pas issue de cette histoire souffre le martyre. 41 % des jeunes de 15 à 24 ans sont au chômage. De 30 à 34 ans, ils ne sont que 30 % à disposer d’un logement indépendant. Quant au taux de pauvreté des jeunes adultes, l’Espagne se classe au rang de vice-championne d’Europe derrière la Grèce, ex-aequo avec la Roumanie.

Une situation insoutenable, et une colère mille fois justifiée. Comment ne se retournerait-elle pas contre le régime, quand ces jeunes voient les frasques financières de Juan Carlos, de l’Infante et de son mari, ainsi que le mépris qui ruisselle de bon nombre de boomers à l’aise avec le franquisme, qui ont eu le temps de profiter des fruits du miracle économique mais qui maintenant leur font payer la crise ?

Hasel, à sa manière, incarne un peu de cette colère, en en étant sans doute un bien mauvais porte-parole. Dénué de second degré et trop empli de dégoût pour tout ce que l’Espagne est aujourd’hui, il dérive vers la tentation dangereuse de la page blanche et se complaît dans une provocation stérile. L’Espagne en crise s’est toujours trouvée des « Générations » pour accompagner philosophiquement et poétiquement sa marche dans l’inconnu, en 1898, en 1914, en 1936 ou en 1950. Si Hasel ne fondera pas la Génération de 2021, celle-ci doit bien se constituer quelque part, plus en hauteur ou plus en profondeur.

Provocation d’un côté, cécité sociale de l’autre. Et dans les deux cas, obsession de la pureté qui peut aller jusqu’au rejet de la complexité de son histoire et des aspirations d’une partie de son peuple. L’Espagne semble se faire et se refaire en jetant les Espagnols les uns contre les autres, et en accordant une valeur monstrueuse à la position sociale et aux options politiques qui en découlent puisqu’elles dessinent un pays qui se ferait en éliminant l’autre moitié de l’héritage. Puissent les Espagnols s’accorder pour partager l’inquiétude d’Unamuno qui, voyant venir les troubles des années 1930, déclarait : « Quelle invention diabolique et antipatriotique que l’incompatibilité ! ».

Qu’en ferons-nous de ce côté des Pyrénées ? Nous n’avons pas le même XX° siècle que l’Espagne  que notre espace politique n’a pas la même configuration. Mais en France aussi se nouent de fortes injustices intergénérationnelles ; en France aussi, nous avons de quoi nous inquiéter des instincts de dépossession et de l’incompréhension grandissante qui s’installe quand chacun voit midi à sa porte.

Élections en Catalogne : la question républicaine plus brûlante que jamais

Dimanche 14 février se sont tenues les élections renouvelant la Generalitat, le parlement catalan. Organisé en pleine pandémie de coronavirus, le scrutin a vu la participation s’effondrer. Les républicains indépendantistes ont vu leur majorité se renforcer, et la gauche dans son ensemble, unioniste comme indépendantiste ressort largement majoritaire. Toutefois, le parti d’extrême-droite néo-franquiste Vox fait son entrée au parlement. 

À première vue, les résultats semblent montrer une large victoire des indépendantistes. Leur majorité au parlement s’accroît (passant de 70 à 74 sièges sur 135). La baisse de mobilisation du camp unioniste a conduit à ce que, pour la première fois, le camp indépendantiste totalise plus de 50% des suffrages exprimés. Autre première électorale depuis la fin du franquisme dans une élection du parlement catalan, la gauche républicaine de Catalogne (ERC) arrive en tête du camp indépendantiste. L’ERC dépasse la coalition indépendantiste attrape-tout de Carles Puigdemont Junts per Catalunya (Ensemble pour la Catalogne), en voix (21,3% contre 20%) comme en sièges (33 contre 32). Les indépendantistes de gauche radicale de « candidature d’unité populaire » (CUP) améliorent sensiblement leur score, après une campagne où ils sont apparus comme les plus farouches partisans de l’indépendance unilatérale. Ils obtiennent 6,7% des voix et 9 sièges, 5 de plus qu’en 2017. Ils dépassent ainsi En Comú, Podem (coalition autour de Podemos, 8 sièges), et s’imposent comme la principale force de gauche radicale. Les indépendantistes de droite du parti démocrate européen de Catalogne (PdeCat), le parti d’Artur Mas rongé par la corruption, avaient été expulsés de Junts par Carles Puigdemont – qui en était pourtant issu – pour manque de fidélité à son égard. Le PdeCat ne cautionne pas le virage au centre gauche de Puigdemont. Ce dernier avait renoncé au discours habituel de la droite catalaniste, promouvant l’indépendance afin de faire de la Catalogne une Cité-État dynamique et libérale, débarrassée de la péréquation sociale espagnole ; Puigdemont avait recentré son action politique sur la recherche de l’indépendance, en s’alliant avec des formations plus à gauche. Le PdeCat concourrait donc seul lors de ces élections et a échoué à conserver des sièges au parlement, totalisant à peine plus de 2% des suffrages. 

Un camp indépendantiste ancré à gauche 

Cette large victoire des indépendantistes ne doit pas masquer celle plus large encore de la gauche dans son ensemble. Dans le camp indépendantiste, les républicains de gauche de l’ERC ont pris l’ascendant sur le parti de Puigdemont, qui s’était lui-même éloigné des mantras classiques de la droite catalaniste. Celle-ci est reléguée hors du parlement. La gauche radicale indépendantiste progresse sans pour autant que En Comú, Podem ne recule. Dans le camp unioniste, les centristes libéraux ultra-unionistes (voire nationalistes) de Ciudadanos s’effondrent, passant de premier parti, avec 25% des voix et 36 sièges en 2017, à septième parti, avec 5% des voix et 6 sièges en 2021. Cet effondrement profite au Parti socialiste de Catalogne (PSC, branche catalane autonome du PSOE), qui arrive en tête des suffrages avec 23% des voix (+9 points), et gagne 13 sièges, pour en atteindre 33. Au total, les différents partis de gauche (PSC, ERC, CUP et En Comú, Podem) obtiennent 83 sièges et presque 58% des suffrages, sachant que la coalition Junts comprend également en son sein plusieurs petits partis de gauche indépendantistes. Même si la logique d’alliance actuelle oppose les indépendantistes aux unionistes, une coalition PSC – ERC – Podemos serait majoritaire. Dans l’hypothèse d’une majorité indépendantiste, Junts devra se faire au rôle inédit de partenaire minoritaire de coalition ; cela pourrait tendre d’avance les relations avec l’ERC qui ne sont pas forcément au beau fixe. Aussi une majorité de gauche pourrait éventuellement représentée une alternative à celle de l’union des indépendantistes. 

L’unionisme intransigeant a nourri l’extrême droite 

La droite unioniste, grande perdante de ces élections, n’a pas réussi à se mobiliser. Ainsi la droite libérale de Ciudadanos est balayée, payant sans doute ses outrances ; la droite conservatrice du Parti Populaire poursuit son effondrement, en dessous de 4% des voix, perdant encore un siège de député et n’en conservant plus que trois, tous issus de la circonscription de Barcelone. En revanche, la droite néo-franquiste de Vox fait une entrée tonitruante au parlement catalan, arrivant en tête des voix à droite (7,7%, 11 sièges). Le récit de la Catalogne antifasciste pure de tout élément d’extrême-droite, rhétorique fréquente du camp indépendantiste, butte désormais sur la réalité du poids de Vox dans la droite unioniste catalane ; cependant cette rhétorique continue d’être opérante pour ce qui est  de la composition du camp indépendantiste. Les raisons de cet effondrement de Ciudadanos et de la progression de Vox sont analogues à celles ayant expliqué, en 2019, un effondrement identique de Ciudadanos et la même progression de Vox aux élections générales espagnoles. Ciudadanos, par son discours unioniste radical, favorable à la suspension de l’autonomie catalane et à l’emprisonnement des leaders indépendantistes, était en décalage avec son discours économique libéral. Les plus sensibles au discours s’opposant au morcellement de l’Espagne sont précisément ceux qui ont le plus à perdre du libéralisme, les catégories populaires, bénéficiaires de la péréquation centralisée espagnole. La politique sociale et la relative fermeté sur la question catalane de Pedro Sanchez, premier ministre socialiste d’Espagne, ont permis au PSOE et au PSC de regagner une partie des catégories populaires dont une partie avaient pu être séduites par la fermeté de Ciudadanos, mais qui a fini par se lasser du libéralisme économique intégral de ce parti. En Catalogne, les banlieues de Barcelone peuplée « d’immigrants » andalous, après avoir voté Ciudadanos en 2017, sont largement repassées au PSC. Les électeurs les plus radicalement opposés à l’autonomie ou à l’indépendance de la Catalogne ne sont pas restés à Ciudadanos, et sont allés au plus court, Vox tenant un discours encore plus radical. 

La République et l’unité espagnole : deux débats désormais incontournables 

Ainsi, dans le camp unioniste comme dans le camp indépendantiste, la gauche a pris le dessus. Le renforcement de la majorité indépendantiste, et la victoire inédite depuis le retour à la démocratie des républicains de gauche, rendent inévitable la question d’une république catalane. L’emprisonnement des leaders indépendantistes ayant participé au référendum de 2017, dénoncé par la Cour Européenne des Droits de l’Homme, et contraire aux lois européennes concernant Oriol Junqueras (président de l’ERC, élu député européen en 2019 avant son jugement, et donc bénéficiant de l’immunité parlementaire mais qui n’a pas été libéré de sa détention provisoire), le refus par les socialistes espagnols d’envisager la fin d’une monarchie corrompue, et le divorce culturel grandissant entre le Royaume d’Espagne et la Catalogne renforcent les arguments et les positions des indépendantistes. Si l’indépendance de la Catalogne n’est qu’un prélude au délitement complet de l’État-Nation espagnol, il y a cependant de quoi s’interroger sur le processus qu’elle ouvrirait. La question est aujourd’hui posée de savoir si l’Espagne serait capable de survivre en tant que Nation sans la Catalogne et sans doute sans la monarchie, car le coup porté par l’indépendance catalane à celle-ci (après la mise au jour de son niveau de corruption) lui serait probablement fatal. Nous ne pourrions pas non plus accueillir sans circonspection une indépendance catalane qui ne serait motivée que par la création d’un paradis fiscal libéral fuyant l’Espagne pour échapper à la péréquation ; la progression constante de l’ERC et l’évolution à gauche du camp indépendantiste semblent évacuer le projet d’une Catalogne néolibérale. Le républicanisme catalan ne doit pas devenir un prétexte pour le démantèlement de l’État social espagnol, mais la défense de celui-ci ne doit pas autoriser à bafouer la démocratie et à emprisonner des opposants politiques. 

Elections en Espagne : les impasses et les divisions de la gauche lui coûtent six mois et une majorité claire

Dimanche 10 novembre se tenaient des élections générales en Espagne pour la quatrième fois en quatre ans. Le pays semble être divisé en trois blocs électoraux hermétiques dont les résultats varient peu d’une élection à l’autre. S’opposent un bloc de gauche formé du parti socialiste (PSOE) et de Podemos et un bloc de droite formé du parti unioniste néolibéral Ciudadanos, du Parti Populaire (conservateur) et du parti d’extrême droite Vox, scission du précédent. Ainsi, en Espagne, les alliés d’Emmanuel Macron (Ciudadanos) gouvernent avec les alliés de Marine Le Pen, au niveau communal, régional, et potentiellement national. Enfin, il y a un bloc hétéroclite de partis régionaux autonomistes ou indépendantistes. Dans ce bloc, opportuniste en terme votes, une alliance avec les indépendantistes basques et catalans est inenvisageable à gauche comme à droite. Le gouvernement de Mariano Rajoy était tombé il y a an un et demi à la suite d’un vote de défiance où l’opposition s’était unie, mais qui n’avait pas abouti à une majorité solide du fait de la radicalité des positions des partis indépendantistes.

Les élections d’avril dernier avaient abouti à un parlement où un gouvernement du PSOE et de Podemos (165 sièges) avait obtenu une majorité relative face au bloc de droite (147 sièges). Toutefois, l’intransigeance de Pedro Sanchez (l’actuel premier ministre socialiste) et de Pablo Iglesias (secrétaire général de Podemos) avait fait échouer les négociations, et mené à ces nouvelles élections. Alors que le pays est profondément divisé et subit toujours les conséquences de l’austérité imposée par l’Union Européenne, la gauche n’a pas réussi à dépasser ses querelles d’égo pour former un gouvernement de progrès social. Les deux partis arc-boutés sur leurs positions reculent chacun légèrement et perdent au total dix députés.

Más País, scission de Podemos qui voulait mettre l’accent sur le dépassement du clivage gauche-droite et prônait l’unité du peuple plutôt que l’union de la gauche, réalise un score plus que décevant. Le parti n’obtient que 2,4% des voix et trois élus, dont un sous la bannière de compromis, le parti de la gauche régionaliste valencienne qui a noué une alliance avec Más País.

La gauche a aussi été incapable de fournir une réponse clair aux émeutes qui ont eu lieu en Catalogne et qui ont attiré toute l’attention du débat public ces dernières semaines. La condamnation à des peines de prison de six à treize ans des dirigeants indépendantistes a ravivé la profonde division de la société catalane, et certaines manifestations ont dégénéré en émeutes. Tandis que les partis de droite rivalisaient d’appels à la fermeté et à la répression et les partis régionalistes d’appels au dialogue, la gauche, cherchant un compromis entre dialogue et fermeté, n’a pas réussi à porter un message cohérent.

Conscientes de l’impasse politique dans laquelle elles se trouvaient, les deux forces de gauche ont annoncé un accord électoral. Cet accord met fin à six mois de divisions stériles qui auront coûté une dizaine de siège à la gauche alors que les votes risquent de se faire à de très courtes majorités dans les années à venir. La perte de ces sièges met en péril la solidité de la majorité, toute relative, de la gauche aux Cortes. L’exaspération des électeurs d’avoir à voter tous les six mois a probablement plus influencé cette décision qu’une synthèse idéologique de dernière minute.

Le clivage profond qu’a révélé l’exhumation de la dépouille de Franco n’a pas profité au bloc de droite, qui ne gagne que trois députés. Il voit en revanche sa composition interne bouleversée. Le PP a mis un terme à la chute qu’il subissait élections après élections, et regagne vingt-deux sièges. tandis que Ciudadanos perd les deux tiers de ses électeurs et 47 députés sur 57. Vox, en revanche, voit son nombre de députés plus que doubler.

Le parti d’extrême droite a fait campagne sur un thème unique et fédérateur pour son électorat : l’unité de l’Espagne et la fermeté absolue face aux régionalismes et à l’immigration. Il remplace ainsi Ciudadanos comme parti le plus centralisateur et le plus intransigeant face à la Catalogne. Ce revirement est avant tout social : Ciudadanos est un parti néolibéral dont l’électorat, en dehors de la Catalogne, est d’abord composé des classes aisées, historiquement plus centralisatrices en Espagne. Vox a agrégé les votes de catégories populaires précarisées qui rejettent violemment la désagrégation de l’Espagne.

L’effondrement de Ciudadanos provient en partie de l’alliance systématique qu’il a nouée avec l’extrême droite au niveau local et qui a effrayé l’électorat centriste modéré qui constituait son socle. Cependant, une raison non négligeable de cette déroute électorale est l’incohérence des politiques économiques qu’il prône. D’un côté, Ciudadanos combat l’indépendance de la Catalogne et les régionalismes au nom de la redistribution des richesses des régions plus aisées d’Espagne vers les régions les plus pauvres, alors que de l’autre côté les politiques économiques prônées par ce parti sont le mantra classique du néolibéralisme austéritaire qui ravage les infrastructures publiques, efface la redistribution entre classes sociales et nuit avant tout aux classes populaires. En sortant du débat économique pour faire de la question de l’unité de l’Espagne un enjeu civilisationnel, et en y adjoignant les enjeux migratoires Vox apporte un message cohérent qui a séduit des catégories populaires minées par l’insécurité économique et culturelle. En Espagne comme dans les autres démocraties occidentales, la décomposition du paysage politique porte avec elle des anecdotes à la symbolique déroutante. Vox, sans que ce soit totalement assumé et revendiqué par ses dirigeants, est aussi le vecteur politique d’une certaine nostalgie du Franquisme d’un pan réactionnaire de l’électorat espagnol, que l’exhumation de Franco a réveillé et excité. Aussi, ce n’est pas sans une certaine forme de tragi-comédie que la première province à avoir donné une majorité relative à Vox, la Région de Murcie, fût celle qui tomba en dernier aux mains des troupes nationalistes lors de la guerre d’Espagne.

Enfin, le bloc régionaliste continue sa progression. Au Pays-Basque, l’EAJ-PNV, autonomiste, et EH Bildu, indépendantiste, obtiennent plus de 50% des suffrages. Des partis régionalistes de Cantabrie, de Valence et des Iles Canaries se maintiennent, tandis que le parti régionaliste galicien retrouve un siège aux Cortès après huit ans d’absence. Dans la province de Teruel, un parti régionaliste inexistant aux dernières élections d’avril arrive en tête avec plus d’un quart des voix, et obtient un député et deux sénateurs. En Catalogne, les partis indépendantistes progressent de 36.5% à 42.5% des suffrages, dans la province de Barcelone, cette évolution les porte de 33% à 40% des suffrages. La polarisation des débats nationaux autour de la question catalane, la radicalité des appels à la répression de Vox, et la participation inédite du parti séparatiste d’extrême gauche CUP à une élection nationale espagnole permettent aux indépendantistes d’obtenir leur meilleur résultat aux élections législatives espagnoles depuis la restauration de la démocratie.

‘¡Ingobernables!’

En conclusion, le slogan électoral de la CUP semble le plus approprié pour décrire la situation politique de l’Espagne : Ingovernables!” (‘¡Ingobernables!’ en espagnol, ingouvernables en français). La division profonde du peuple espagnol, les divisions de la gauche, le sentiment de désagrégation du pays, les volontés autonomistes de nombreuses provinces et le succès croissant des indépendantistes en Catalogne mènent à un parlement toujours aussi instable. Le PSOE était condamné à s’entendre avec Podemos s’il souhaitait gouverner, c’est chose faite.

L’hypothèse d’une grande coalition PSOE-PP-Ciudadanos pour défendre l’unité de l’Espagne avait aussi été évoquée. Si cette alliance peut sembler adéquate eu égard aux débats politiques qui font l’actualité, une telle coalition participerait à la décomposition du paysage politique, l’accélèrerait, l’amplifierait et vraisemblablement échouerait comme partout ailleurs quand la droite et la gauche se confondent.

Le PSOE et Podemos, si leur accord débouche sur un gouvernement stable, ne doivent cependant pas considérer la partie gagnée d’avance. Leur succès électoral est relatif. L’austérité et la pauvreté continuent de faire des ravages, le chômage, notamment des jeunes, est toujours aussi élevé, et pourtant la question sociale n’a jamais été aussi absente des débats publics. Le PSOE et Podemos, plutôt que de développer leur programme politique et d’avoir une ligne idéologique claire, ne peuvent que se contenter de répondre à l’agenda politique dicté par la droite et les régionalistes. Más País, à l’inverse, dispose d’une idéologie bien établie et solide, mais échoue par entre-soi théorique et son absence de crédibilité. La construction d’une alternative politique ne peut se passer d’idéologie, on voit ainsi comment Podemos et le PSOE en crise idéologique piétinent et régressent peu à peu, mais le tout idéologique de Más País ne parvient pas à séduire des électeurs qui demandent d’abord des changements matériels réels de leurs conditions de vie.

En Espagne comme en France, la gauche ne pourra espérer gouverner durablement si elle ne se réarme pas intellectuellement et qu’elle ne propose pas une alternative sociale.

En Espagne comme en France, le populisme progressiste social ne pourra espérer mieux que des scores dérisoires s’il passe la gauche en pertes et profit.

 
 

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