« Ce qui m’affole, c’est l’absence totale d’imagination des élites politiques » – Emmanuel Maurel sur RFI

L’invité de l’Atelier politique de RFI diffusé le 2 novembre 2024 était Emmanuel Maurel, député GRS (Groupe de la gauche démocrate et républicaine) du Val d’Oise. Il répondait aux questions de Frédéric Rivière.

Il revient sur l’actualité politique et parlementaire, faisant part du spectacle peu glorieux des soutiens du gouvernement Barnier en plein débat budgétaire : « Les principaux adversaires du gouvernement de Michel Barnier sont ceux qui sont censés le soutenir. Il y a une forme d’immaturité politique, notamment de la part de gens qui ont été ministres sous Macron. »

Il appelle également les responsables politiques français et européens à faire preuve d’imagination politique et économique, y compris à gauche qui ne parle de rien d’autre que de redistribution sans jamais parler de production et de la nécessité de changer en profondeur notre système productif. Il met en garde contre le risque croissant de marginalisation de notre continent et des sociétés qui y vivent : « Nous Européens, qui imaginons que l’on a encore beaucoup de choses à dire au monde et beaucoup de règles que l’on peut imposer, et bien ça ne va pas être si simple. »

La question fondamentale, c’est « Où on produit ? Qu’est-ce qu’on produit et que veut-on produire ? »

Vendredi 25 août, Emmanuel Maurel participait au débat organisé à Blois pour les universités d’été du Parti Socialiste « Climat, fins de mois, mêmes combats ? ».

L’occasion de rappeler que, pour agir de pair pour la Justice sociale et la transition écologique, il était indispensable de travailler à son acceptabilité sociale pour faire reculer les forces du « grand refus » qui marquent aujourd’hui des points…

Et surtout la nécessité d’agir sur nos modes de production, nos conditions de production contre le libre-échange morbide du capitalisme et le choix de ce que l’on veut produire. Une source de combats communs essentiels pour la gauche française, si elle le veut.

Les autres participants au débat étaient Sébastien Vincini, Sophie Taillé-Polian, Elsa Faucillon, Benoît Hamon, Marie Toussaint et Aurélie Trouvé ; il était animé par Chloé Ridel.

« Tant d’autres choses encore » là tu me surprends un peu quand même. Bon, c’est « vendredi confessions », c’est comme les alcooliques anonymes : « oui j’ai longtemps été militant socialiste », comme Benoît [Hamon] « ça fait longtemps que je n’ai pas parlé devant les socialistes, je suis très ému » et en plus c’est vrai.

C’est un sujet qui est absolument passionnant et qui devrait faire la Une de l’actualité aujourd’hui.

On peut regretter d’ailleurs, puisqu’on parlait du rapport de la gauche et des classes populaires, on peut regretter que parfois la gauche ait un peu trop tendance à se regarder le nombril et à s’interroger sur des sujets un peu secondaires voire picrocholins, plutôt que parler de ce qui aujourd’hui interpelle et inquiète les Français, c’est-à-dire l’inflation, la rentrée scolaire qui s’annonce mal et bien sûr la guerre, les questions écologiques auxquelles ce débat est consacré.

Moi je pense qu’on est tous – et je crois que ça a été dit par Aurélie [Trouvé, députée LFI] –, on est tous aujourd’hui à peu près d’accord sur le « logiciel écosocialiste ». On pense qu’il ne faut pas séparer le combat social du combat écologique, on pense qu’en effet les pauvres sont les plus concernés par la pollution, et donc nécessairement la transition écologique s’accompagne de mesures sociales.

J’ai même envie de dire qu’on est tous d’accord, les socialistes compris – surtout quand ils sont dans l’opposition – pour dire qu’on se mobilise contre l’extension de la société de marché qui a une logique de prédation, une logique d’exploitation, une logique d’hyper consommation qui révèlent la nature profondément morbide du capitalisme. ça on est tous d’accord.

Et donc on est tous d’accord forcément sur le fait que si on fait la transition écologique ça ne peut pas aller à l’encontre de la justice sociale.

Est-ce que majoritairement dans le pays on est d’accord là-dessus ? Je n’en suis pas sûr. Je n’en suis pas sûr pour plein de raisons.

D’abord il y a – Benoît y a fait allusion dès le début – il y a les forces du « grand refus ». C’est-à-dire les gens qui, contre le réel, continuent à affirmer que ça peut continuer comme aujourd’hui et qu’on peut continuer à vivre comme aujourd’hui – tu parlais de Trump mais Trump c’est la version exacerbée de ce phénomène – mais c’est George Bush, dès la conférence de Rio, qui avait dit cette phrase qui a été reprise après par les différents présidents républicains, « notre mode de vie n’est pas négociable ». Si tout le monde vivait comme les États-Unis ça ferait 5 planètes, mais « ce n’est pas négociable ». Et donc on a en face de nous des gens qui sont dans un déni de réalité assez stupéfiant. Et pourtant, ils marquent des points !

Je ne vous parle même pas du délire climato-sceptique qui a envahi les réseaux sociaux depuis quelques mois maintenant, mais ils marquent des points avec leurs épigones européens. Regardez le programme de l’AFD en Allemagne, l’extrême-droite allemande, elle reprend exactement le programme de Trump, avec la négation totale de la question écologique et le refus des politiques européennes en la matière.

Mais c’est le cas aussi du FN. On n’a pas parlé du RN depuis tout à l’heure mais ils ont, il y a trois jours, fait une conférence de presse sur ce qu’ils appellent « l’écologie du bon sens ». Il n’y avait pas beaucoup d’écologie et encore moins de bon sens. Mais, n’empêche, eux, ils ont bien vu qu’il y avait un sillon à marquer et ils ne vont pas nous lâcher là-dessus et c’est pour ça que l’adversité elle est quand même forte.

Et elle est forte d’autant plus qu’il y a parfois, y compris dans les classes populaires, même si ce qu’a dit Elsa Faucillon [députée PCF] à l’instant est très important. D’ailleurs ça me faisait penser à une ministre macroniste qui avait dit « les pauvres, ils sont dans la sobriété subie ». C’est nier complètement la conscience politique des pauvres et toute façon c’est bien ils étaient déjà dans un mode de vie écolo parce que de toute façon ils n’avaient pas le choix. Non évidemment ce n’est pas le cas.

Mais je reviens sur ce qu’a dit très fortement Sébastien [Vincini, président PS du Conseil départemental de Haute-Garonne] parce que c’est important. Il y a eu des moments, on va dire, de perception un peu décalée. Par exemple au moment de la taxe carbone on a eu beaucoup de gens – et c’est la naissance du mouvement des « Gilets Jaunes » – qui étaient en désaccord avec la façon dont c’était fait et la façon dont c’était présenté.

De la même façon, sur les ZFE [Zones à Faibles Émissions] c’est un sujet qu’on devra affronter et que les élus affrontent dès maintenant.

Je vois par exemple en Île-de-France, il y a une perception, un ressentiment de certains habitants de Grande banlieue, qui n’ont pas d’autre choix que prendre leur voiture au diesel et qui ont l’impression qu’ils vont être sanctionnés pour ça.

Et ça il faut le prendre en compte, parce que dans le livre de Bruno Latour, auquel vous faites allusion qui est en effet un livre passionnant, il parle quand même de ça. Il dit qu’il faut prendre en compte ce ressentiment, ces appréhensions, parce que l’acceptabilité sociale des politiques écologiques c’est fondamental. C’est très important.

Il y a une deuxième chose – Elsa faisait référence à « l’imaginaire » – et en effet, lors de sa campagne présidentielle, Benoît Hamon avait dit « on élabore ensemble un imaginaire puissant pour un futur désirable. » Je sais pas si tu te souviens, Benoît … tu t’en souviens sûrement ! Mais c’était très juste ! Sauf qu’on a en face de nous aussi un imaginaire très puissant, ce n’est pas seulement l’imaginaire droitier auquel il était fait allusion, c’est l’imaginaire de la société de consommation, les grosses bagnoles, la « fast fashion », la mode pas chère, les posts sur Instagram – je rappelle que tous ceux qui postent sur Instagram des photos de bouffe, ça consomme l’équivalent de deux centrales nucléaires par an !

Donc tout ça, c’est l’imaginaire de la société d’hyper consommation capitaliste, c’est pas toujours facile à affronter.

Donc moi je pense, parce que le futur désirable c’est une société sobre et décente, on a un gros boulot de bataille culturelle. C’est assez facile de s’attaquer au mode de vie des riches, parce que ça, évidemment, c’est tellement caricatural, arrogant, mais pour d’autres choses à mon avis c’est plus dur.

Consommer autrement, mais aussi produire autrement !

Moi, c’est ça dont je voulais parler aujourd’hui, parce que la question pour moi qui est fondamentale : c’est où on produit et qu’est-ce qu’on produit, qu’est-ce qu’on veut produire !

Et là, j’en viens à l’Europe parce que c’est un bon exemple…

En Europe, on vote – dans l’allégresse et dans l’enthousiasme – plein de textes pour « écologiser » les politiques européennes : le Green New Deal, le Net Zero Industry… Sylvie Guillaume [eurodéputée PS] est là … il y en a plein d’autres, tu pourrais m’aider toi [Marie Toussaint, eurodéputée EELV] parce que tu les connais tous… On vote tout ça et on se félicite parce qu’il y a une diminution des gaz à effet de serre depuis quelques années. Et on dit « l’objectif c’est moins 55%, c’est formidable on va y arriver ».

Sauf que pourquoi il y a une baisse des émissions de gaz à effet de serre en Europe ? C’est parce qu’on les a totalement délocalisées ! Le symbole de la mondialisation c’est le porte-containers ou le camion. C’est-à-dire qu’en fait on a exporté notre pollution, et ça continue !

Parce que c’est ça le problème, cette hypocrisie que je veux dénoncer : ça continue !

Je vais donner 3 exemples.

Premier exemple du « ça continue », on vote le Green New Deal. On dit « l’Europe va être un continent vertueux au niveau écologique », on s’adresse aux classes populaires « vous allez voir ce que vous allez voir en termes de production et de consommation », et en même temps on est en train de négocier, voire de voter – et j’attends de voir, là pour le coup ça peut être un combat commun pour la gauche française, là c’en est un –, en même temps on va voter un accord de libre-échange avec la Nouvelle-Zélande ! On a un pays qui est à près de 20 000 bornes de l’Europe mais on veut importer toujours davantage – quoi ? – de l’agneau et du lait ! Je m’excuse mais, ça, c’est le symbole de l’absurdité libre-échangiste du système capitaliste.

Ça c’est la première chose.

Je veux donner un deuxième exemple : on est super content parce qu’en Europe on a de plus en plus de photovoltaïque… sauf qu’on a pris du retard et 90% des panneaux photovoltaïques ce sont des panneaux chinois. Pourquoi ? parce qu’au nom de la « concurrence libre et non faussée », on n’avait pas mis de barrières douanières à l’entrée ! Résultat : l’industrie européenne du photovoltaïque s’est cassée la gueule et maintenant il n’y a que du photovoltaïque chinois. Et c’est quoi le photovoltaïque chinois ? C’est construit avec des centrales électriques à charbon, avec une empreinte carbone 50% de plus qu’un produit européen ! Là aussi on marche sur la tête.

Voilà un combat européen : on veut du photovoltaïque européen ! On veut des batteries européennes, parce que là c’est pareil, je vous l’annonce, les voitures électriques c’est super on a voté dans 10 ans on passe tous aux voitures électriques. Mais s’il n’y a pas de barrières douanières et si on ne met pas de subventions publiques puissantes pour aider les entreprises européennes, alors ça sera 100% chinois ! et pour les classes populaires, ça sera plus de chômage et ça sera des produits fabriqués dans des conditions déplorables et dégueulasses.

Voilà encore un combat commun qu’on peut mener tous, à gauche, pour justement allier combat social et combat écologique.

Dernier point et je finis là-dessus, parce que ça c’est l’actualité.

L’inflation des prix alimentaires et de l’énergie, ça vient d’un truc tellement fou, qui s’appelle le marché de l’électricité européen. Le marché de l’électricité européen quand il a été fait, il y a plusieurs décennies, on a dit « on a une super idée » – enfin ce sont surtout les Allemands qui avait la super idée – on va indexer le prix de l’électricité … sur quoi ? Sur le gaz !

Il se trouve que vous connaissez la situation : le prix du gaz explose et l’Europe n’est toujours pas capable de dire « on s’est peut-être trompé ». D’abord, l’électricité ce n’est pas forcément un marché : au nom de l’ouverture à la concurrence, on a pété EDF et on a créé des concurrents totalement fantoches qui ne produisent rien ! Mais, par contre, qui achètent de l’électricité à prix coûtant à EDF et donc ça pose des problèmes à la boîte !

Et puis surtout, la situation c’est qu’aujourd’hui on achète du gaz américain et du gaz qatari, qui coûtent 4 fois plus cher que ce que coûtait le gaz auparavant et qui, en plus, ont une empreinte carbone 2 fois plus importante.

Alors si on veut des combats à mener en Europe, au niveau de la gauche, moi je suis d’accord : Made in Europe, Made in France, sortie du marché européen de l’électricité !… Bref il y a plein de choses à faire pour concilier la justice sociale et les questions écologiques, mais il faut qu’on se bouge !

Les défis de l’inflation : relocalisation et partage de la valeur ajoutée (illustration dans l’agro-alimentaire)

À l’heure où les marges et profits des multinationales de l’agro-alimentaire font couler de l’encre, il est opportun de s’attarder quelques instants sur les mécaniques de l’inflation qui amènent à de tels dérèglements de la répartition de la valeur ajoutée et de manière plus général du profit. En effet, malgré un taux d’inflation à 5,9% en France et une grande partie des ménages en difficultés pour, simplement, faire leurs courses alimentaires, l’on voit parallèlement toute une frange de la société : actionnaires, patrons de grandes entreprises notamment – et de manière d’autant plus dérangeante dans l’agroalimentaire – qui voit leurs primes annuelles et bénéfices croître plus vite que l’inflation. « L’inflation, impôt pour les pauvres, prime pour les riches », disait François Mitterrand, mais pourquoi ? Quelle mécanique derrière ce biais ? Et quelle conclusions devons nous en tirer pour à la fois vivre mieux en période d’inflation et à la fois lutter contre celle-ci pour ne pas qu’elle devienne démesurée ?

Article de décryptage « En Europe, l’inflation frappe davantage les plus pauvres  » dans Les Échos, 19/11/2022

Tout d’abord, revenons-en aux définitions : l’inflation est la hausse généralisée de tous les prix à la consommation. Cette hausse est à long terme neutre en terme de pouvoir d’achat à l’intérieur d’un même pays, c’est à dire en économie fermée. En revanche, l’inflation érode la valeur d’une monnaie (ex. l’euro) par rapport à une autre monnaie (ex. le dollar) ce qui nous amène à moins pouvoir acheter à l’étranger. Avec l’inflation, il nous est donc plus difficile d’importer. Mais à l’intérieur d’un même pays, en situation d’économie fermée, il n’en est pas de même…

Prenons l’exemple d’un poulet qui me coûtait avant 8 euros avec un salaire horaire de 15 euros, si ce poulet me coûte désormais 10 euros avec un salaire horaire de 17 euros, il n’y a pas d’impact sur le pouvoir d’achat : le poulet comme mon salaire ont augmentés tous deux de deux euros. Pourtant on le constate tous les jours, auprès de nos amis, collègues, familles : une partie d’entre nous avons moins de pouvoir d’achat qu’auparavant. Quels sont donc les mécanismes qui appauvrissent les peuples si l’inflation, en soit, n’en est pas la cause ?

En vérité l’illustration que nous venons de faire avec le prix d’un poulet montre exactement les deux phénomènes altérant notre pouvoir d’achat :

  • la dépendance à l’offre extérieure (c’est à dire les biens que nous pouvons acheter en provenance de l’étranger c’est-à-dire dans une devise étrangère) ;
  • l’inégalité entre le taux d’inflation et la hausse de salaire.

La dépendance à l’offre extérieure en situation d’inflation

Le premier mécanisme d’appauvrissement du pouvoir d’achat lié à l’inflation provient de la dépendance d’un pays à l’offre extérieure, c’est à dire à l’importation.

Les économies actuelles ne sont pas des économies fermées (type Corée du Nord, coupée du reste du monde), la France vend des biens à l’étranger (exportation) et en achète également (importation). Ces échanges ne sont souvent qu’une étape dans le processus de production d’un produit : nous n’achetons pas à l’étranger uniquement des biens pour la consommation directe, beaucoup sont destinés à être réintroduits dans un processus de production, ce qui va donc avoir un impact sur le prix final du produit. En effet plus le produit intermédiaire aura coûté cher, plus le bien final le sera également.

Les chaînes d’approvisionnement sont les flux à partir de l’achat de matière première jusqu’à la livraison client au cours desquels un processus est déployé, faisant interagir un réseau de différents acteurs pour élaborer et acheminer un produit jusqu’au client final, c’est aussi ce que l’on appelle les Supply Chain. Or l’interdépendance des chaînes d’approvisionnement telle qu’elle l’est encore actuellement – et ce malgré les enseignements que nous aurions pu tirer de la crise du COVID – oblige à devoir constamment acheter des biens importés de l’étranger pour concevoir et terminer l’élaboration des produits fabriqués sur le sol français. La composante d’érosion de la valeur de la monnaie – ici l’euro – vis-à-vis des biens importés appauvrira donc mécaniquement notre pouvoir d’achat et s’aggravera inévitablement d’une hausse des prix à la consommation en bout de « supply chain ».

À cet aspect du problème, il existe heureusement un remède : ré-industrialiser la France en recréant des chaînes d’approvisionnement sur le sol français ; rapatrier des savoir-faire en soutenant la “re-localisation” ; relancer l’investissement en stimulant le carnet de commandes des entreprises notamment dans les secteurs de la transition énergétique ; créer des chaînes de production les plus locales possibles – y compris dans le secteur agricole – pour diminuer les temps de transport et gagner en performance sur les coûts logistiques.

Le mirage de la balance commerciale déficitaire

Certains experts se focalisent sur le problème de la balance commerciale. La France a en effet une balance commerciale structurellement déficitaire, c’est-à-dire que la France importe plus de biens qu’elle n’en exporte. Mais lutter purement et simplement contre cette structure c’est ne pas avoir cerné le problème. Une balance commerciale déficitaire n’est pas, en soit, fondamentalement problématique; d’ailleurs si des pays peuvent être excédentaires, c’est bien parce qu’il y en a d’autres qui sont déficitaires et vouloir un ex aequo partout serait illusoire. Le problème est une balance commerciale déficitaire avec une inflation qui augmente le prix des biens importés et creuse le déficit commercial en valeur nominale (en volume, le déficit n’a pas changé). Cette analyse amène à une différence significative quant à la manière de résoudre la perte de pouvoir d’achat à l’importation. Pour une partie des experts, augmenter le nombre de biens exportés suffirait à résoudre le problème : la balance se rééquilibrerait intuitivement comme si nous mettions à nouveau un peu plus d’orange du côté où la balance est trop légère. Ils ont tort ! N’apporter que cette réponse au problème c’est oublier la moitié de l’équation. Remettre des oranges dans la balance c’est nous appauvrir en orange, car chaque orange vaudra en conversion euro/monnaie étrangère moins qu’avant. Autrement dit, pour rééquilibrer les échanges et surtout être moins sujets aux aléas de l’inflation, la France ne doit pas plus exporter mais moins importer, c’est à dire produire local pour consommer local.

Reprenons l’exemple de la volaille pour illustrer ce phénomène. La France importe du poulet, du Brésil notamment. La France exporte également du poulet, par exemple vers l’Allemagne. Mais la France produit également du poulet qu’elle consomme sur place, celui-ci n’est ni importé ni exporté. Augmenter le nombre de poulets exportés vers l’Allemagne pour rétablir un équilibre dans la balance commerciale n’améliorerait en rien le pouvoir d’achat des français, cela ne nous aiderait pas à acheter moins cher des poulets brésiliens. Alors qu’augmenter la production locale pour ne plus avoir besoin d’acheter des poulets brésiliens, qui deviennent de plus en plus cher en euro à cause de l’inflation (car l’euro perd de la valeur face à la monnaie brésilienne ou face au dollar ) aiderait le pouvoir d’achat des français. Pour certains secteurs comme ici, il “suffit” de mettre en élevage plus de volailles; pour des composants industriels, c’est toute la chaîne d’approvisionnement qu’il faudra réinventer, d’où la nécessité d’une réelle politique industrielle à l’échelle nationale.

L’inégalité entre le taux d’inflation et la hausse des salaires

Le deuxième mécanisme d’appauvrissement du pouvoir d’achat lié aux conséquences de l’inflation provient de l’inégalité entre le taux d’inflation et la hausse des salaires. Cette inégalité ne doit pas être regardée à un instant t telle une photographie, non, c’est une inégalité qui s’inscrit et se décline dans le temps.

En effet, l’inflation n’apparaît pas du jour au lendemain, elle est constituée d’une succession de hausses de prix qui s’inscrivent dans le temps, généralement sur plusieurs mois, avant que tous les secteurs ne soient concernés.

Les premiers acteurs à avoir augmenté leurs prix sont les grands gagnants de cette inflation tandis que les derniers à voir leur prix augmenter sont les perdants car ils ont perdu en pouvoir d’achat tout le temps où leurs propres prix n’avaient pas augmenté. C’est très souvent le cas des salaires : le patronat décide d’augmenter les prix de leur biens/services et seulement une fois que les prix les plus élevés se sont répercutés partout, dans l’ensemble de l’appareil productif et dans tous les secteurs, une fois que les employés n’arrivent plus à joindre les deux bouts, alors les syndicats organisent des réunions de renégociation salariale avec le patronat et s’accordent sur une hausse de salaire pour rattraper l’inflation.

Les patrons ont donc profité de prix et de revenus élevés alors que les salariés ont dû attendre bien plus de temps avant que leurs salaires ne soient remis à niveau. Les gagnants de l’inflation sont donc les personnes ayant perçu une marge nette plus élevée que d’habitude.

Extrait de l’étude Agile Buyer auprès de 900 acheteurs, janvier 2023.

Bien souvent celle-ci vient grossir les poches des actionnaires ou s’accumule dans les réserves de l’entreprise au lieu de servir à l’investissement ou d’être redistribuée en partie aux employés. Dans ces cas-ci, les petites entreprises sont biens souvent au même régime que les salariés, n’ayant pas un pouvoir de négociation affirmé envers leurs fournisseur et leurs clients, ces entreprises suivent tant bien que mal l’inflation en bout de chaîne et sont souvent les perdantes au même titre que les salariés.

A ce stade néanmoins le problème reste limité dans le sens où, certes les prix sont plus élevés, mais les coûts le sont également, la marge nette n’a donc pas tellement augmenté. Les gains des entreprises liés à l’inflation sont également à nuancer selon la composition du prix final : l’inflation profite davantage aux entreprises ayant une forte part de valeur ajoutée dans leurs prix finaux qu’aux entreprises ayant une petite part de valeur ajoutée (et donc une grande part de coûts intermédiaires).

L’inflation anticipée

Le problème s’aggrave sensiblement lorsque les acteurs commencent à tabler sur ce que l’on appelle l’inflation anticipée. C’est-à-dire qu’à la prochaine hausse des prix, le patronat ne va plus seulement prendre en compte l’inflation additionnée d’une petite marge mais va déterminer ses prix en misant sur une inflation constatée à laquelle il va ajouter l’inflation anticipée : de manière générale, les acteurs craignent des taux d’inflations supérieurs aux taux réels constatés et préfèrent se protéger en tablant sur une très forte inflation. En faisant cela ils créent eux-même une plus forte inflation puisqu’ils déterminent des prix bien plus élevés que nécessaires. C’est avec l’inflation anticipée que le cercle vicieux d’une inflation qui s’auto-entretient apparaît. C’est également avec l’inflation anticipée que les prix décollent véritablement et que les inégalités s’accroissent.

En effet, si l’inflation réelle est inférieure à l’inflation anticipée, les prix très élevés génèrent des marges très importantes qui seront à nouveau versées au capital plutôt qu’aux travailleurs, creusant ainsi les inégalités et créant un appauvrissement de la grande majorité des ménages.

C’est exactement ce que l’on constate actuellement dans le secteur de l’agro-alimentaire. Le coût des matières premières a sensiblement augmenté en 2021/2022 entre la hausse du prix du carburant post-COVID et celui des céréales lors du début de la guerre en Ukraine, si bien que les acteurs ont anticipé une très forte inflation et ont dispensé des prix anormalement élevés pendant des mois avant d’envisager de réajuster les salaires à la hausse. Entre le moment t1 de la hausse des prix et le moment t2 de la hausse des salaires, le partage de la valeur ajoutée, gonflée par des prix élevés, n’a absolument pas été répartie entre les acteurs et n’a servi que le capital.

Le remède ? Indexer le taux d’inflation sur les salaires. Si les “faiseurs de prix” de l’agroalimentaire avaient été contraints, dans leur calculs de prix d’augmenter les salaires d’autant qu’ils augmentaient leur coefficient d’inflation anticipée, ils n’auraient probablement pas misé aussi gros. Et les salaires auraient suivi de facto, ramenant tout de suite à l’égalité du taux d’inflation avec celui de la hausse des salaires, c’est à dire en obligeant l’inflation à n’être qu’une érosion de la valeur de la monnaie et non celle du pouvoir d’achat. En attendant et puisque le cercle vicieux est déjà bien amorcé il aurait été opportun et judicieux de taxer les marges extraordinaires que parviennent à faire certaines entreprises qui disposent d’un pouvoir de marché exorbitant, premièrement pour redistribuer les profits et deuxièmement pour induire aux “faiseurs de prix” que toute hausse de prix démesurée n’est pas sans conséquence.

En conclusion ces deux mécanismes : la diminution de la dépendance à l’offre extérieur et l’égalité entre taux d’inflation et hausse de salaires ne vont pas l’un sans l’autre. Indexer les salaires sur l’inflation sera d’autant plus pertinent et efficace que l’on importera moins de l’étranger et que l’on consommera davantage local. Ainsi nous diminuerons les effets de l’inflation, et en les diminuant cette dernière finira par revenir d’elle-même dans proportions raisonnables.

Ingrid Degrott

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