En 1973, lors du coup d’État perpétré par Augusto Pinochet, Salvador Allende affirmait que : “Les processus sociaux ne peuvent être arrêtés ni par le crime, ni par la force. L’histoire est à nous et ce sont les peuples qui la font”. Ces paroles résonnent particulièrement aujourd’hui, à l’heure où la coalition de gauche Apruebo Dignidad, composée du Parti Communiste Chilien, ainsi que du mouvement de gauche radicale Frente Amplio et conduite par Gabriel Boric remporte l’élection présidentielle chilienne face à José Antonio Kast, candidat conservateur nostalgique de la dictature militaire et soutenu par une grande partie des élites économiques soucieuses de préserver le modèle néolibéral hérité du régime de Pinochet.
En effet, le renversement d’Allende par Pinochet en 1973 ouvre la voie à l’adoption d’une Constitution rédigée avec l’appui des Chicago Boys, un groupe d’économistes formés par Milton Friedman au sein de l’École de Chicago, une école de pensée promouvant l’idée selon laquelle l’Etat doit se désengager du marché économique au profit de l’initiative individuelle.
C’est pour cette raison que le Chili est souvent présenté comme le laboratoire du néolibéralisme.
L’application de cette idéologie à la société chilienne se traduit notamment par la division du système de santé entre une partie privée, les Instituts de santé prévisionnels (Isapre), auxquels seuls 18% des chiliens ont accès, et son pendant public, le Fonds national de santé (Fonasa), qui souffre d’un manque significatif de moyens budgétaires mais qui doit prendre en charge 70% de la population chilienne.
Si Pinochet est renversé en 1990, le retour à la démocratie ne se traduit pas par une rupture radicale avec son héritage. En effet, les gouvernements de centre-gauche et de centre-droit qui se succèdent au pouvoir à partir de cette date ne remettent pas en cause la Constitution, ni le modèle économique hérités de la dictature de Pinochet. C’est la raison pour laquelle d’importantes mobilisations se tiennent au mois d’octobre 2019 en vue de dénoncer les inégalités économiques et sociales générées par la perpétuation de la dynamique de privatisation des principaux secteurs de la société chilienne.
L’élection de Gabriel Boric à la présidence du Chili représente ainsi un débouché politique à ces mobilisations. En effet, celui-ci se veut porteur d’un ensemble de revendications au coeur de ces mouvements puisqu’il s’est notamment engagé à mettre en place un système de santé universel et, plus globalement, à : “Garantir un État-providence afin que chacun ait les mêmes droits, quel que soit l’argent qu’il a dans son portefeuille”. Pour la première fois depuis la chute d’Allende, un candidat ouvertement critique du modèle économique néolibéral accède donc au pouvoir.
Le résultat de cette élection est ainsi historique dans la mesure où il bouleverse de manière significative le paysage politique chilien. En effet, les partis politiques qui se sont succédé au pouvoir depuis la chute de la dictature ont été massivement rejetés dès le premier tour du scrutin, comme en témoignent les scores obtenus par Sebastian Sichel, soutenu par la coalition de droite libérale Chile Vamos à laquelle appartient notamment le président sortant Sebastian Pinera, et Yasna Provoste, appuyée par une coalition de centre-gauche composée du Parti Socialiste ainsi que du Parti démocrate-chrétien, respectivement crédités de 12,79% et 11,60% des suffrages exprimés. C’est cet effondrement de la droite traditionnelle qui explique le fait que José Antonio Kast ait terminé en tête du premier tour. En effet, face à la perte de crédibilité de Sebastian Pinera, embourbé dans des accusations de conflits d’intérêts après que son nom ait été mentionné dans les révélations des Pandora Papers, une grande partie des élites économiques se sont détournées de la droite traditionnelle au profit de Kast, perçu comme le plus à même de défendre leurs intérêts face à l’émergence au sein du paysage politique d’une large coalition de gauche représentant le débouché institutionnel des mobilisations qui se sont tenues en 2019 en vue de rejeter le modèle économique néolibéral. De ce point de vue, il est intéressant de constater qu’à la gauche de l’échiquier politique chilien, le courant favorable à une rupture radicale avec l’organisation néolibérale de la société prend le dessus sur la frange social-démocrate incarnée par le Parti socialiste chilien qui a jusqu’alors privilégié la recherche d’un consensus avec les autres forces politiques au nom de la pacification de la société à la sortie de la dictature, au détriment de l’impulsion d’un important projet de transformation sociale.
L’émergence d’une gauche favorable à l’impulsion d’un important projet de transformation sociale a ainsi suscité une lueur d’espoir chez un certain nombre d’abstentionnistes qui ont fait le choix de reprendre le chemin des urnes. En effet, alors que le taux de participation s’élève à 44,33% de la population au premier tour du scrutin, il atteint 55,63% au second tour. Il s’agit de l’un des taux de participation les plus élevés lors d’une élection présidentielle depuis la chute du régime de Pinochet.
Or, il se trouve que cette hausse significative de la participation bénéficie principalement à Boric étant donné que, s’il termine à la deuxième place du premier tour avec 25,82% des voix, soit environ 2 points de moins que Kast dont le score s’élève à 27,91%, il remporte finalement le second tour avec plus de 10 points d’avance sur son adversaire. Cela traduit le fait que Boric a su incarner une alternative crédible aux yeux d’un certain nombre de personnes qui avaient tourné le dos aux partis politiques traditionnels. C’est ainsi la corrélation d’une hausse de la participation et du soutien apporté par les autres candidats de gauche et de centre-gauche éliminés au premier tour du scrutin qui a permis à Gabriel Boric de renverser la tendance du premier tour.
Il doit désormais relever l’immense défi d’engager un important processus de transformation sociale au sein de l’un des pays les plus inégalitaires du monde en vue de tourner définitivement la page du pinochétisme. De ce point de vue, nous pouvons souligner le fait que le résultat de cette élection représente une source de satisfaction pour les partisans du processus constituant en cours au Chili. En effet, au mois d’avril 2021, une Assemblée constituante a été élue en vue de rédiger une nouvelle Constitution. Si Kast affirmait qu’il souhaitait “clore le chapitre de la nouvelle Constitution”, Boric s’est engagé à garantir la bonne tenue de ce processus essentiel au renouvellement des modalités d’organisation de la société chilienne.
D’autre part, rompre définitivement avec l’héritage et les pratiques de la dictature suppose aussi de faire toute la lumière sur les violations des droits de l’homme perpétrées au cours du dernier mandat de Sebastian Pinera, qui s’est caractérisé par une répression massive des mobilisations sociales. De ce point de vue, l’élection de Boric représente une source d’espoir pour les familles des victimes qui attendent qu’un important travail de justice soit engagé.
Si le Chili est ainsi en passe d’écrire une nouvelle page de son histoire, il est tout de même nécessaire de préciser que le nouveau gouvernement devra tout de même faire face à un certain nombre de contraintes, en particulier le fait de devoir composer avec un Parlement fragmenté. En effet, il se trouve qu’en parallèle du premier tour du scrutin présidentiel, se tenaient également des élections parlementaires destinées à renouveler simultanément les deux chambres du Congrès chilien, à savoir la Chambre des députés et le Sénat. Or, c’est la coalition Chile Vamos qui a remporté la majorité des sièges, obtenant 53 députés et 22 sénateurs. La coalition Apruebo Dignidad ayant obtenu 37 députés et 5 sénateurs, elle devra donc négocier avec le Nouveau Pacte Social, coalition de centre-gauche disposant également de 37 députés, ainsi que de 17 élus au Sénat, afin d’adopter la majorité des réformes envisagées.
Toujours est-il que, pour paraphraser Salvador Allende, les avenues où passera l’homme libre se sont ouvertes en vue d’engager un processus de transformation sociale au Chili, mais également à l’échelle régionale. En effet, l’élection de Boric vient renforcer une dynamique régionale caractérisée par l’accession au pouvoir de mouvements de transformation sociale dans un certain nombre d’États latino-américains, à l’image des élections d’Alberto Fernandez en Argentine en 2019, de Luis Arce en Bolivie en 2020 ou encore, de Pedro Castillo au Pérou cette année. Le fait qu’un pays historiquement marqué par le néolibéralisme bascule à gauche permettra à coup sûr de renforcer le processus engagé par le président mexicain Andrés Manuel Lopez Obrador qui a réuni l’ensemble des dirigeants latino-américains au mois de septembre 2021 à l’occasion du VIe sommet de la Communauté d’États latino-américains et Caraïbes (CELAC) en vue de promouvoir une forme d’intégration régionale qui constitue un contrepoids aux intérêts défendus par les États-Unis au sein du continent sud-américain.