« La fin du rêve laïque » (India Times) : dans la plus grande démocratie du monde commence un cauchemar pour les minorités religieuses.
Narendra Modi a compris une règle essentielle du capitalisme post-guerre froide : tant que la politique économique promet libéralisations, privatisations et fiscalité allégée sur les revenus financiers, le capitalisme se désintéresse des libertés publiques et religieuses, des droits des minorités et de la dignité humaine.
C’est sur ce constat que le monde se réorganise depuis le début des années 1990. Partout l’on fait face à une terrifiante montée des intégristes, qui progressent dans toutes les religions et qui sapent toutes les démocraties.
L’Inde, démocratie la plus peuplée de la Terre, est traversée des mêmes débats avec les mêmes mécanismes à l’œuvre.
Par consensus sur l’abandon de l’analyse des rapports de force économiques et la défiance de l’État comme acteur d’un contrat social universel, tant les progressistes néolibéraux que les conservateurs ultra religieux ont crée les cadres d’un retour à des systèmes absolutistes.
Le scrutin pourrait donner à Modi, un intégriste religieux nationaliste, une majorité des deux tiers lui permettant de modifier la constitution pour proclamer l’hindouisme Religion nationale et exclure de la communauté nationale les minorités religieuses, notamment les musulmans, mais aussi les sikhs, les chrétiens, les juifs. Dans cette vision, il n’y a pas de liberté de conversion, ni celle de ne pas croire.
L’individu est réduit à sa communauté, et ceci est la pire des oppressions possibles.
Le parti séculier d’opposition de Rahul Gandhi s’est vu geler ses fonds en février, l’empêchant de faire campagne, et plusieurs dirigeants soumis à des procédures baillons.
Modi est sur un agenda de réformes néolibérales de l’économie qui plaît beaucoup au FMI. Mais il est aussi extrémistes que les intégristes évangéliques trumpistes, ceux soutenant le libertaire nationaliste Milei ou les messianiques ministres de Netanyahu en Israël.
C’est une tendance globale à l’alliance d’agendas économiques anti-État et d’agendas ultra religieux quel que soit la structure de la religion (polythéiste/monothéiste, islam, judaïsme, christianisme, hindouisme, bouddhisme en Malaisie, etc.).
Rappelons que le gouvernement canadien soupçonne le gouvernement indien d’être derrière des tentatives d’assassinat de dirigeants sikhs en exil.
La communauté chrétienne indienne, notamment à Goa, est également dans le collimateur avec des pogroms réguliers, comme en 2008 (38 morts) ou 2015. L’État de Goa, dominé par le BJP, a ainsi hindouisé ses forces de police pour en exclure les chrétiens.
Et en plein mouvement des suicides des paysans indiens, le BJP avait favorisé les structure claniques pour empêcher les paysans sans classe de passer a l’islam, ceux-ci espérant ainsi … échapper à la réincarnation en se suicidant. Depuis, une loi est passée interdisant l’apostasie, c’est-à-dire la conversion à une autre religion que la religion de naissance. Bien évidemment, il n’y a pas de place pour l’athéisme dans l’Inde hindoue de Modi.
Pourtant, tous les sondages des démocraties du monde, en Occident comme en Asie, montrent les mêmes préoccupations des classes nombreuses, et ce n’est ni l’intégrisme religieux, ni l’agenda nationaliste.
62% des électeurs indiens sont inquiets de l’inflation et des difficultés croissantes à trouver un emploi, alors que l’économie croit de 6% en moyenne, mais favorise une classe moyenne urbaine seulement.
Les musulmans, les sans castes et les membres de castes tribales trouvent qu’il est plus difficile de trouver un emploi à 65-67%, les membres des hautes castes brahmaniques s’inquiètent également à 55%.
Si 48% des Indiens estiment que leur situation s’est améliorée, 35% disent qu’elle s’est dégradée et seulement 22% disent qu’ils gagnent assez pour épargner : les préoccupations économiques et sociales sont bien plus importantes que les questions communautaires et sociétales.
Enfin, l’idée que la corruption sous Modi augmente est partagée par 55% des Indiens (contre 40% en 2019). Malgré un paysage médiatique mis au ordres du pouvoir tant dans le secteur public que par la concentration industrielle de magnats proches du pouvoir, les Indiens se rendent compte que ce régime ne favorise qu’une minorité et le népotisme.
L’Inde, témoin d’une évolution globale
L’islamisme intégriste fut fortement favorisé pendant la guerre froide par les services américains et les partis des droites occidentales pour contrecarrer l’influence des partis laïcs et séculiers des pays de religion majoritairement musulmane, car la sécularisation s’accompagnait d’une montée des idées socialistes.
L’islamisme « libéral » fut également instrumentalisé par les puissances économiques, promettant à Erdoğan l’intégration dans l’Union Européenne, s’il mettait au pas le syndicalisme, les lois de protection des travailleurs, et au nom d’un « progressisme » capitulard, les lois laïques et séculières protégeant l’Université et l’enseignement public.
L’histoire de la résurgence des mouvements fondamentalistes évangéliques est inséparable de la victoire du discours néolibéral anti-État en Amérique du Nord. Si les États-Unis d’Amérique n’ont jamais été un pays séculier – Dieu y est omniprésent dans toutes ses variantes possibles –, le Canada devint un champ de luttes multipolaire, entre « progressisme » contre la laïcité, néolibéralisme contre l’État providence, et finalement, libération par la foi contre « l’oppression du public ».
Mais les États-Unis sont aussi la terre de naissance du confusionnisme révisionniste le plus extrême au sein même des « progressistes ». Dans les années 1990 encore identifiés au social-libéralisme du couple Clinton, qui influera sur Tony Blair, Gerhardt Schröder, François Hollande et Manuel Valls, ce progressisme entraîne le divorce des classes populaires et des partis de centre gauche.
Depuis, le progressisme tente de reconquérir les classes populaires, non en tant que classes soumises aux mêmes pressions économiques et sociales quel que soit leur religion ou lieu de vie, mais en tant que communautés de luttes parcellaires. Incapable de repenser le mépris de l’État au cœur des idéologies libertaires, néolibérales, social-libérales, et ultranationalistes religieuses, le néo-progressisme, que ses adversaires appellent « wokisme », refuse trois siècles de critiques du capitalisme et de l’absolutisme, critiques émises au nom de l’universalisme, pour le rendre lui-même complice des systèmes d’oppressions. Ce faisant, il se résout à n’avoir aucun discours économique cohérent, ni aucune perspective de classe, universel.
Quant au Trumpisme, il pose en ce moment même, avec la question de constitutionnalité sur l’immunité du président, la question de l’absolutisme de l’exécutif, transformant la démocratie en un bonapartisme plébiscitaire.
C’était déjà ce que prévoyait – sans la dimension religieuse – le philosophe italien Losurdo dans un essai en 1993 sur les dérives des manipulations du suffrage universel dans les démocraties occidentales1.
En Europe, le véhicule du rejet des politiques migratoires – rendues nécessaires par des compromis politiques et sociaux défavorables à l’enfance et la maternité active dans les pays d’Europe centrale autour de l’Allemagne, mais aussi en Italie et en Espagne – a permis la résurgence des idéologies millénaires de l’extrême droite : antisémitisme, ultra-christianisme, racisme suprémaciste, nationalisme et guerres de frontières (la Yougoslavie est souvent oubliée dans la pensée de l’Europe depuis la chute du communisme, Russie-Géorgie, Russie-Ukraine depuis 2014, Arménie-Azerbaïdjan, Moldavie-Transnistrie-Russie). Cette résurgence est également rendue possible par la pusillanimité des progressistes, néolibéraux et sociaux-libéraux, dans la lutte pour la neutralité religieuse de l’État contre des groupes, salafistes ou autres, soucieux de saper l’universalisme et de faire prévaloir les règles communautaires sur le droit commun.
Les attentats islamistes comme les attentats des néofascistes ont fait des centaines de morts en Europe depuis le début des années 2000, ciblant en premier lieu les classes séculières attachées aux libertés publiques.
En Israël, après l’assassinat du dirigeant travailliste Yitzhak Rabin en 1995, la société se divise de plus en plus entre une minorité séculière attachée à la démocratie laïque du sionisme politique, et les religieux de plus en plus convaincus par une lecture néo-messianique et raciste. Les néolibéraux israéliens se rallieront aux alliances politiques et électorales avec les ultra religieux, notamment sous l’impulsion de Netanyahu, sans doute le pire premier ministre de l’histoire de ce pays. Il a fait voter en 2018 une révision constitutionnelle mettant fin au caractère séculier de l’État, qui reconnaît une religion officielle, le judaïsme.
La répression contre les syndicats et les forces travaillistes est indissociable de la complaisance au Hamas à Gaza, exploitant une main d’œuvre corvéable palestinienne, et la colonisation des territoires occupés.
Après une dure lutte des citoyens israéliens contre la volonté de Netanyahu de renverser l’ordre démocratique en faisant de l’exécutif un absolutisme plébiscitaire, l’attaque terroriste et criminelle du Hamas du 7 octobre 2024 a fait exploser toutes les contradictions au grand jour. La crise existentielle qui en découle condamne les extrémistes religieux et leurs alliés néolibéraux à la fuite en avant criminelle vis-à-vis des populations civiles tant à Gaza que dans les mouvements d’opposition israéliens au gouvernement actuel. Depuis le 7 octobre, 58% des israéliens souhaitent la démission du cabinet Netanyahu et de nouvelles élections.
L’universalisme est la condition pour défendre la démocratie, la laïcité, les libertés publiques et individuelles, et l’État comme intercesseur du contrat social.
Sans cela, nos démocraties se transforment en modèle autoritaire de « bonapartisme plébiscitaire » où l’exécutif s’affranchit des contrôles parlementaires et juridiques, tout en remplaçant l’État par le prophétisme religieux et les intérêts privés, les libertés individuelles par le communautarisme d’enfermement et la solidarité par la concurrence entre groupes, communautés et religions.
La conclusion de cet abandon, dont malheureusement un partie des classes favorables historiquement à la gauche sont également responsables, c’est la guerre civile ou entre Nations, communautés religieuses.
Mathias Weidenberg
1 Democrazia o bonapartismo. Trionfo e decadenza del suffragio universale, Bollati Boringhieri, Turin, 1993, 2001