Entretien au long cours accordé à Gurvan Judas et Océane Mascaro pour Résilience Commune par David Cayla et publié le vendredi 9 juillet 2021. David Cayla est économiste, membre des économistes atterrés, chercheur au GRANEM et maître de conférences à l’université d’Angers. Il est notamment l’auteur de La Fin de l’Union européenne (2017), avec Coralie Delaume, de L’Économie du réel (2018) et de Populisme et néolibéralisme (2020).
Quel est l’impact de la crise sanitaire sur l’UE? Assistons-nous à une technocratisation, une bureaucratisation, ou à une décentralisation – au vu des réponses nationales éparses de chaque État ?
L’Union européenne, par nature, fonctionne de manière technocratique. Ce n’est pas un pouvoir politique : les dirigeants européens ont une autorité très faible sur ce que font les différents pays, de sorte qu’ils ne parviennent pas à imposer aux pays membres des choix particuliers. Cette impuissance est visible dans les cas de la Pologne et de la Hongrie. L’UE, c’est une administration, un ensemble de règles qui s’imposent via le droit national. Comme nous sommes dans des états de droit, il est impossible pour un gouvernement de transgresser ces règles, surtout lorsqu’elles sont de fait constitutionnalisées dans le cadre de ce que les juristes appellent la « constitution matérielle » de l’Europe.
C’est la nature de l’UE qui la rend bureaucratique. Le marché unique implique des règles communes pour tous les produits vendus en Europe. Cela nous amène à la question des vaccins : il faut que l’UE valide les vaccins pour qu’ensuite les États puissent en autoriser l’usage. Cela explique le caractère très procédurier qu’ont pris les achats de vaccins. Par ailleurs – même si ce n’était pas imposé par les traités – on a décidé de passer des commandes communes. L’UE a donc été chargée de négocier l’approvisionnement en vaccins, ce qu’elle a fait avec des critères bureaucratiques standards : par des appels d’offres, puis une mise en concurrence des laboratoires pharmaceutiques, et une négociation au moindre prix.
Le souci, c’est qu’on a complètement perdu de vue que le problème n’était pas que les prix, mais la production. Comme d’habitude en Europe, on met en avant le marché et non la production et l’industrie. Ainsi, contrairement aux autres pays, notamment les États-Unis et le Royaume-Uni qui ont financé la production des usines pharmaceutiques en amont, et qui ont donc pu avoir accès aux vaccins de manière prioritaire, l’Europe a très peu investi directement dans la recherche et n’a pas pu négocier un accès prioritaire. Elle s’est donc retrouvée piégée avec de bons prix… mais aussi une pénurie ! Evidemment, elle a tapé du poing sur la table, mais c’était trop tard. Elle a fini par passer de nouvelles commandes à des prix plus élevés.
L’autre effet de ce prisme marchand spécifique à l’UE est qu’elle n’a pas du tout contrôlé ses exportations, là aussi à la différence des États-Unis et de la Grande-Bretagne qui ont réservé leur production nationale à leur propre population en interdisant toute exportation. En Europe, alors qu’il y avait pénurie de vaccins, nous exportions en Israël et au Royaume-Uni qui avaient négocié des contrats spécifiques leur permettant d’être servis en premier.
Mais la crise sanitaire n’a-t-elle pas également servi à renforcer l’union politique et la solidarité européenne ?
Il y a effectivement eu un volet politique de la gestion de la crise. Pour la première fois, les dirigeants européens ont émis un emprunt collectif européen de 750 milliards d’euros pour financer les plans de relance. C’est vrai que c’est une nouveauté, ça a été fait parce que la France et l’Allemagne l’ont demandé. À vrai dire, la France le demandait depuis longtemps, car elle souhaitait créer une union budgétaire. Mais la surprise a été que l’Allemagne s’y convertisse rapidement. Avec Coralie Delaume, nous étions très sceptiques sur cette possibilité. Mais finalement, la volte-face allemande s’explique parce que c’est une nation exportatrice. Or, pour exporter, elle a besoin de débouchés en Europe ou dans le reste du monde. Il y a quelques années, l’Allemagne a cherché à se libérer du poids de l’Europe du Sud en développant ses exportations aux États-Unis ou en Chine. Sauf que les tensions géopolitiques issues de l’élection de Trump en 2016 et les difficultés liées au renouveau nationaliste chinois l’ont contrainte à un retournement stratégique. Aujourd’hui, elle se retrouve à devoir sauver l’UE, et notamment l’Europe du Sud, parce que ce sont les seuls débouchés sûrs dont elle dispose. Approuver cet emprunt collectif était indispensable pour sauver son modèle.
La troisième leçon de cette crise, c’est aussi que tout le monde a fait n’importe quoi. Ça a commencé dès mars 2020 avec des détournements de masques chirurgicaux. L’Allemagne qui dispose de centres de stockage a décidé de ne plus exporter de masques dans les autres pays. Les pays limitrophes se sont donc retrouvés à avoir des stocks de masques qu’ils n’ont pas pu rapatrier. En février-mars 2020, c’était la panique. Il n’y avait plus d’autorité politique européenne pour dire ce qu’il fallait faire, parce pendant quelques mois les règles habituelles ont été suspendue. Les systèmes logistiques, les déplacements de personnes entre pays et au sein même des pays ont été brutalement chamboulées. Dans cette phase de panique, toute l’UE n’a plus existé.
En fin de compte, qu’avons-nous constaté ? Que l’Union européenne reste un « machin » bureaucratique, parce que c’est dans sa nature, et qu’à la première crise d’ampleur ce sont les pouvoirs politiques nationaux qui ont cherché à sécuriser leur population et leur économie. Et ils ont fait tout ce qu’ils ont pu pour cela. Puis, dans un second temps, une gestion politique européenne a repris le dessus en tentant de mettre en œuvre une stratégie de sauvetage de l’Europe du Sud, parce que c’est la région la plus fragile économiquement et la plus affectée par la crise du Covid et parce que cela permettait de sauver le modèle exportateur allemand au moment où les flux internationaux étaient en péril. Notons également une intervention massive de la BCE qui s’est montrée très réactive pour soutenir les emprunts publics. Cela est dû au fait que la BCE n’a aucun compte à rendre sur le plan politique et dispose d’une grande autonomie d’action.
Sur le mécanisme de l’union budgétaire, il ne faut pas non plus se leurrer: aucun problème n’est résolu. On a dit qu’on allait tous emprunter, que ça allait être magnifique. L’UE a emprunté à des taux très faibles parce qu’elle dispose de la garantie des États. Mais en réalité il faudra bien qu’elle trouve des ressources en face de ces emprunts. Sinon, ça veut dire que quand on va commencer à rembourser, c’est-à-dire dans sept ans (c’est un contrat de sept ans), il va falloir demander une hausse des contributions des États. Or, pour l’instant, personne n’est d’accord ni pour augmenter significativement sa contribution (il faudrait la doubler), ni pour mettre en place des taxes ou des impôts européens. Il va donc bien falloir trouver une solution, sinon cette dette publique européenne pèsera sur les États. Au passage, la France est solidaire à hauteur de 60 milliards, et touche 40 milliards, donc on est contributeur net dans l’emprunt européen. Ce n’est pas une bonne opération financière pour nous. C’en serait une si on parvenait à trouver des ressources propres favorables à la France. Mais c’est bien le problème : lorsqu’on mettra en place des impôts, chaque État membre se posera la question « Est-ce que je paye plus que les autres ? » Les ressources fiscales ne touchent pas les pays de manière symétrique. Certains vont peut-être se retrouver perdants alors qu’ils s’étaient crus gagnants – c’est la raison pour laquelle il sera difficile de trouver un accord pour financer cet emprunt.
Un emprunt qui impose des contreparties…
En effet ! D’ailleurs la France s’est engagée par écrit à réduire ses dépenses publiques en proposant une réforme de son assurance chômage (déjà dans les tuyaux) et des économies dans son système de retraite (préparées pour la rentrée). Ainsi, avec ce plan de relance européen, non seulement elle va davantage payer que recevoir mais ce qu’elle recevra sera la contrepartie d’économies réalisées sur son système de protection sociale. Autrement dit, nous paierons deux fois pour ce formidable mécanisme de « solidarité ». Par la hausse des impôts et par la baisse des dépenses sociales.
Pourrait-on démocratiser l’Union européenne en changeant les traités ou la France doit-elle faire comme le Royaume-Uni et quitter l’Union européenne via l’article 50 du Traité sur l’Union européenne ?
Le grand paradoxe européen est que l’UE a pour valeur la démocratie, mais a grand mal à la faire fonctionner à l’échelle continentale.
Plus fondamentalement, on constate de plus en plus une opposition entre les valeurs libérales et démocratiques, comme l’a souligné le politologue américain Yascha Mounk. L’Union Européenne est une structure libérale dans tous les sens du terme, mais a de plus en plus de mal à fonctionner démocratiquement. Par exemple, en Grèce, l’austérité a été poursuivie malgré un plan anti-austérité voté par un gouvernement démocratiquement élu. La fonction même de l’UE n’est pas d’être démocratique mais de faire respecter un ensemble de règles communes auxquels les États sont soumis et qu’ils ne peuvent pas renégocier. Ce cadre institutionnel européen les empêche d’agir librement et démocratiquement.
Face à ce problème, certains proposent (sans toutefois l’assumer clairement) de limiter la démocratie à l’échelle nationale et de mettre en œuvre une démocratie à l’échelle européenne, en renforçant notamment le pouvoir du Parlement européen. Mais le fait de ne plus donner de pouvoir au niveau national se heurte à une réalité, qui est le cœur du problème : il n’y a pas de peuple européen. Et ce que je dis n’est pas qu’un argument rhétorique. En effet, le principe de la démocratie est moins de parvenir à une décision majoritaire que de la faire respecter par ceux qui sont minoritaires.
Un exemple pour illustrer mon propos. En France, lorsque le traité de 2005 sur la Constitution européenne est soumis à référendum, la Bretagne vote oui et se trouve minoritaire sur une question fondamentale. Pourtant, elle ne fait pas sécession, car elle accepte la règle de la majorité. Elle ne fait pas de son oui minoritaire un casus belli pour quitter la France. De manière générale, quand une région française se trouve minoritaire politiquement, elle l’accepte et ne propose pas de quitter la France. Le sentiment d’appartenance à une nation est plus fort que le sentiment d’être minoritaire. Autre exemple : la Vendée a presque toujours été minoritaire depuis 1789. Mais ces éternels « perdants » ne font pas sécession pour autant car l’attachement qu’ils ont pour la France est plus important que le fait de se sentir minoritaire.
À l’échelle européenne, les peuples n’ont pas ce même sentiment d’appartenance, ni cette conviction d’avoir une destinée commune. Donc si un pays se trouve en situation de minorité structurelle, il y a de fortes chances pour qu’il décide de quitter l’UE. C’est pour cette raison que l’Union Européenne ne peut être démocratique. Car si elle le devient… elle explose. Le principe de la démocratie est de dégager des majorités (et donc des minorités). Des minorités apparaîtront donc systématiquement sur des enjeux importants. Cela entraînera nécessairement de la défiance de la part des pays qui se sentiront en minorité. La France, par exemple, est minoritaire sur la question des services publics qui est pourtant une composante importante de son modèle. De ce fait, si on organisait un vrai débat à l’échelle européenne sur cette question, sa situation minoritaire apparaîtrait au grand jour et le sentiment anti-européen progresserait inéluctablement.
Pour le dire autrement, l’UE a besoin d’obscurité et de technocratie. C’est, pour elle, une question de survie. Le jour où elle deviendra démocratique et tranchera ses débats internes de manière transparente, elle cessera d’exister, car chaque pays en viendra à la quitter au moment où il se sentira minoritaire sur un vote essentiel. La condition de la survie de l’UE est d’éviter toute clarification démocratique pour ne pas donner l’impression aux pays minoritaires qu’ils le sont.
Donc il faudrait quitter l’Union européenne…
Quitter ou non l’UE ? Je n’aime pas trop la manière dont la question est posée, car l’UE, en réalité, a beaucoup évolué au fil du vent. Avec l’Acte unique décidé en 1986, elle devient néolibérale car le vent était néolibéral. En fait, l’UE n’est pas aussi rigide qu’on le dit. Elle peut changer, comme elle l’a fait par le passé. Les rapports de force politiques peuvent faire bouger les lignes.
On pourrait par exemple imaginer une Union européenne qui s’occuperait plus de coordination et de coopération plutôt que d’imposer à tous un même modèle social et économique.
Donc avant de savoir s’il faut quitter l’UE, il faut savoir quelles sont les dynamiques internes et ses possibilités d’évolutions internes. Une fois ceci posé, il faut aussi admettre qu’actuellement ces dynamiques ne sont pas du tout favorables à la rupture avec le néolibéralisme. Les dirigeants actuels en Europe sont restés sur des schémas de pensée qui datent des années 80, contrairement à la BCE par exemple, qui s’est largement écartée du monétarisme. Or, on ne changera pas les règles tant qu’on ne changera pas les têtes, et surtout ce qu’il y a dedans. Pour l’instant, j’ai du mal à voir ce changement, en dépit d’un incontestable échec de l’UE sur pratiquement tous les plans. C’est ce conservatisme à contre-courant du reste du monde, qui est problématique.
Donc la question d’un départ se pose effectivement. Mais la France n’est pas le Royaume-Uni. Elle est dans la zone euro et son système économique et industriel est profondément imbriqué avec celui des autres pays européens. De ce fait, je ne vois pas comment la France pourrait quitter l’Union Européenne, l’Euro, Schengen de manière indolore. Pour quitter l’euro il faudrait renationaliser la finance, limiter les mouvements de capitaux… Cela impliquerait à court terme une forte hausse des taux d’intérêt, et sans doute des défauts de la part des entreprises et peut-être aussi de l’État, ce qui poserait une menace sur l’épargne des Français. Enfin, si la France quitte l’Union Européenne, il n’y a plus d’Union Européenne. Il faudra donc forcément reconstruire des institutions de collaboration avec nos voisins d’une manière ou d’une autre.
Coralie Delaume ne voulait pas que la France quitte l’Union Européenne, mais que cette dernière disparaisse. Face à un système incapable de se réformer, il vaut mieux casser les institutions collectivement plutôt que de sortir individuellement. Par ailleurs, on risque de ne pas trouver de majorité politique pour sortir, car les Français sont très inquiets de toute aventure qui risquerait de toucher à leur monnaie et à leur épargne.
Alors comment faire ? Mon sentiment est que le plus probable est que l’Union Européenne s’effondre d’elle-même à moyenne échéance. Qu’on parviennent à une sorte de révolution démocratique, comme cela a failli se passer en Grèce en 2015. On pourrait avoir une disparition de type URSS ou Autriche-Hongrie. En général cette sorte d’empire disparaît lorsqu’elle perd en autorité et que plus personne ne respecte ses règles. Mon sentiment c’est que la dislocation de l’UE en tant que système institutionnel viendra des pays du cœur plutôt que des pays périphériques. Je ne crois pas au Frexit ni au référendum gagné qui donnerait l’impulsion politique d’un départ isolé de la France. Ce sera sans doute un effondrement de fait qu’on constatera a posteriori et sans que personne ne l’ai véritablement décidé, voire voulu. C’est un peu le scénario qu’évoque Ivan Krastev dans son livre Le Destin de l’Europe (2017).
Une autre possibilité serait de sortir le droit européen du droit national. Cela nécessiterait une réforme de la Constitution qui ferait primer le droit français sur le droit européen. Dans ce cas, il n’y aurait pas besoin de négocier une sortie. Il s’agirait simplement de récupérer les éléments de souveraineté qui ont été délégués à l’UE. Cette dernière serait mise devant le fait accompli et ne pourrait pas y faire grand-chose, contrairement à l’URSS qui envoyait régulièrement ses tanks face aux pays récalcitrants.
Enfin, il est possible que l’UE explose mais que l’euro lui survive. C’est déjà arrivé dans l’histoire. Des monnaies ont survécu à leur empire. D’ailleurs, il existe des pays qui utilisent l’euro aujourd’hui sans être membres de l’UE. La BCE est devenue l’une des institutions européennes les plus forte et les plus solides. Elle pourrait donc survivre provisoirement à un démantèlement juridique des traités européens, ou plutôt à leur non application collective par les États.
Si jamais on conservait l’euro tout en étant sortis de l’Union Européenne, comment se positionner par rapport à la BCE ? N’est-ce pas dangereux d’utiliser une monnaie sur laquelle on n’a aucun contrôle ?
Si je voulais être polémique, je dirais que c’est déjà le cas ! Personne n’a actuellement aucune prise sur ce que fait la BCE. C’est bien le problème : l’euro est une monnaie extérieure pour tous les États. Fort heureusement, les traités contraignent la BCE à « soutenir les politiques économiques générales dans l’Union » (art. 119 du TFUE).
C’est en ce sens qu’on peut dire que l’euro reste une monnaie européenne. Dans les pays dollarisés comme l’Equateur, la Federal Reserve choisit ses taux d’intérêt, sans s’intéresser aux problèmes de l’économie équatorienne. Néanmoins, d’un point de vue politique, les États n’ont aucune autorité sur la manière dont la BCE gère l’euro. Donc quitter l’euro, c’est une condition pour pouvoir récupérer du pouvoir sur la gestion de la politique monétaire. Mais ce n’est pas une condition suffisante ! On peut tout à fait avoir une monnaie nationale qui soit gérée par une banque centrale indépendante et hors de contrôle du politique. La question n’est donc pas « l’euro ou le franc », mais surtout de savoir si l’on recrée une banque centrale qui travaille en coordination avec les autorités élues ou si l’on conserve une monnaie gérée par une administration qui n’a aucun compte à rendre aux citoyens. Sortir de l’euro pour mettre en place un franc technocratique sous prétexte de « souveraineté nationale » ne nous ferait gagner aucune souveraineté. Si on veut une monnaie qui soit réellement souveraine, au sens populaire, il faut établir une gestion politique de la monnaie, en liant la banque centrale au gouvernement.
Êtes-vous favorables à l’annulation de la dette publique détenue par la BCE? Pour vous, la BCE peut-elle être un outil d’assouplissement budgétaire et de transition écologique, ou bien serait-il antidémocratique que de confier ces sujets à une institution sans contrôle populaire?
Il y a deux questions distinctes : celle de l’annulation de la dette et celle de l’utilisation de la BCE pour la transition écologique. On peut parfaitement faire l’une ou l’autre séparément, même si Nicolas Dufrêne et la plupart des partisans de l’annulation lient les deux questions. Le « deal » serait que la BCE annulerait une partie de la dette publique qu’elle détient à condition que les États financent les investissements écologiques nécessaires en réempruntant une somme équivalente sur les marchés. Nicolas Dufrêne prétend en outre que ces nouveaux investissements pourraient être financés par l’émission d’une « monnaie libre », c’est-à-dire sans dette en contrepartie. Selon moi, cette proposition est vide de sens. Si une monnaie dispose d’un pouvoir d’achat c’est justement par ce qu’elle constitue une créance pour son détenteur et qu’on « doit » quelque chose à celui qui la dépense. En ce sens, la monnaie est ontologiquement la contrepartie d’une dette vis-à-vis de l’ensemble de la société. David Graeber l’a parfaitement démontré dans son livre Dette : 5000 ans d’histoire (2013).
D’autres disent que, sans toucher à la dette publique, on pourrait faire de la BCE un outil de la transition écologique.
D’autres, enfin, affirment qu’on n’a besoin ni de l’annulation de la dette, ni de la BCE pour effectuer la transition écologique.
Personnellement, je suis plutôt dans ce dernier groupe. L’idée qu’annuler la dette publique détenue par la BCE serait une solution à la hausse de la dette publique me gêne beaucoup. En réalité, lorsque la BCE achète des titres de dette publique, elle les soustrait aux marchés financiers et les remet dans le giron public. C’est-à-dire que toute dette publique détenue par la BCE est réintégrée dans la sphère publique à tel point que ses intérêts reviennent aux États. C’est donc une dette qui ne coûte rien. Plus précisément, c’est la Banque de France qui détient l’essentiel de la dette publique française. De ce fait, cette dette a déjà disparu des marchés ; la faire disparaître n’a aucun sens d’un point de vue macroéconomique. C’est la raison pour laquelle Henri Sterdyniak explique, et je suis d’accord avec lui, qu’annuler la dette interne qu’une administration publique (l’État) doit à une autre administration publique (la Banque de France) est une idée « saugrenue ».
D’autre part, il ne faut pas oublier que le rôle qu’a joué la BCE en rachetant la dette publique est essentiel. C’est grâce à ses rachats qu’on a pu mettre un terme à la crise de l’euro en 2014. Or, avec la crise du Covid il va falloir que ces rachats continuent ! C’est une condition pour financer les plans de relance. Mais on ne risque pas d’inciter les banques centrales (qui sont indépendantes) à continuer ces rachats si on exige d’elles qu’elles annulent tous les titres qu’elles possèdent !
Aujourd’hui, environ un quart des dettes publiques des pays membres de la zone euro est détenu par les banques centrales. Il faudrait qu’elles en rachètent davantage pour financer les plans de relance, car tout ce qu’elles détiennent représente de la dette en moins dans les marchés financiers. En raréfiant la dette détenues par les institutions financières, les banques centrales permettent aux États d’en émettre de nouvelles. Ce mécanisme de rachat de dettes publiques fonctionne très bien. On accorde ainsi à la banque centrale un rôle essentiel : celui d’assurer la liquidité du financement public en garantissant la valeur de ses titres de dette.
La BCE ne voulait pas prendre ce rôle initialement. Depuis la crise de la zone euro, elle y a été contrainte pour éviter un effondrement du système bancaire et financier. C’est très bien. En un sens, on rend la BCE responsable des taux d’intérêt publics avec pour mission de faire en sorte que tous les États européens puissent se financer à moindre coût. Vouloir annuler cette dette, c’est revenir sur cet arbitrage social et interdire à la BCE d’éponger d’excès de dette publique sur les marchés financiers. Honnêtement, je ne comprends pas trop pourquoi quelqu’un qui serait contre la financiarisation de l’économie serait pour l’annulation de la seule partie de la dette publique qui n’est pas financiarisée.
Maintenant certains annulationistes expliquent que le problème, c’est surtout que la dette publique soit à 120% du PIB et qu’il faudrait revenir à 90%. Si c’est cela le problème, alors ce pourrait être une solution, à condition de ne pas compter la dette de la banque de France dans le total de la dette publique. Mais ce serait surtout la solution d’un faux problème, donc une fausse solution. On ne peut pas prendre cet indicateur comme un élément de la réalité. Que la dette publique soit à 120, 150, ou 250% comme au Japon, cela n’a en réalité aucune espèce d’importance. Ce qui compte, c’est la capacité de l’État à se financer pour investir. Or cette capacité de financement est aujourd’hui garantie par les banques centrales qui rachètent la dette émise, ce qui permet aux taux d’intérêt de rester faibles.
Annuler la dette publique détenue par la BCE est donc une mauvaise solution, à la fois parce que ça ne répond qu’à un faux problème, et parce que ça désorganiserait le nouveau rôle qu’a pris la BCE en rachetant les dettes publiques, rôle aujourd’hui essentiel pour assurer le financement des économies européennes.
Tout cela ne m’empêche pas de critiquer le système existant. Bien sûr, la BCE est une béquille sur un système dysfonctionnel – dysfonctionnel parce que les États doivent se financer directement sur les marchés financiers. La solution serait de retrouver ce qu’on appelait le « circuit du Trésor », un système de financement public indépendant des marchés financiers.
Mais ne doit-on pas utiliser les outils qu’offre la BCE pour financer la transition écologique ?
Je suis très réservé. La BCE ne doit pas avoir une politique budgétaire et écologique. La politique budgétaire et les choix que doit faire un pays en matière de politique écologique doivent, à mon sens, rester entre les mains des parlements et donc de la démocratie. On ne peut pas donner à une autorité administrative comme la BCE le pouvoir de décider où l’argent doit être dépensé.
Certes, la transition écologique est un objectif louable ; mais si, pour l’atteindre, on augmente les prérogatives de la BCE, alors rien ne l’empêchera de s’intéresser à d’autres choses. Elle pourrait, et à vrai dire cela s’est déjà produit, exiger des réformes du marché du travail dans les pays trop « rigides » et insuffisamment compétitifs. N’oublions pas que la BCE est une banque, dirigée par des banquiers qui ont une vision financière des enjeux économiques. Ils n’ont pas de compte à rendre au reste de la société. C’est pour cette raison que les banques centrales doivent rester dans un rôle strict : celui de gérer la monnaie, d’éviter les faillites bancaires et les crises systémiques ainsi que d’assurer aux États les moyens de se financer au moindre coût. En revanche, ce n’est pas aux banques centrales de dire où l’argent doit être dépensé. Qu’une banque assure le financement d’une politique publique n’est pas absurde ou anti-démocratique ; ce qui pose problème, c’est de la responsabiliser quant à l’usage qui est fait de ce financement.
Et puis si on n’a pas de dirigeants politiques suffisamment conscients des enjeux pour décider eux-mêmes du financement de la transition écologique, on ne va pas demander à une autorité non démocratique de les contraindre à le faire ! Certes, nos hommes politiques ne sont pas très bons, mais ils restent les représentants du peuple. Or, la souveraineté, c’est avant tout la souveraineté du peuple. C’est donc au peuple d’être responsable et d’élire des représentants intelligents. En accordant à la BCE une responsabilité en matière écologique on approfondirait l’un des plus graves défauts de la construction européenne actuelle : celui qui consiste à court-circuiter la démocratie au nom de la bonne gestion.
L’harmonisation fiscale et sociale est-elle possible au sein de l’Union européenne ?
On entend souvent que les problèmes de l’Union Européenne serait réglés si on supprimait les paradis fiscaux qui sévissent au sein du marché unique. On pense au Luxembourg mais il y a aussi par exemple l’Irlande ou les Pays-Bas. Les paradis fiscaux sont systématiquement de petits pays qui profitent de la libre circulation du capital pour se comporter comme des parasites. Un parasite ne peut être que petit car son principe consiste à détourner une partie de la richesse de son hôte. Ainsi, si l’Irlande détourne 0,5 % du PIB européen, cela représente beaucoup pour sa petite économie et les pertes fiscales sont facilement compensées par le montant du capital détourné. C’est l’inverse pour des pays comme la France où l’Allemagne pour lesquels le dumping fiscal génèrerait des gains inférieurs aux pertes fiscales. Donc la fraude fiscale n’est intéressante que pour les petits pays qui parasitent un ensemble économique bien plus vaste qu’ils ne le sont.
Comment fonctionne l’évasion fiscale ? Dans une économie moderne, les activités déclarée et réelle sont différentes. Imaginons une entreprise française qui souhaite défiscaliser sa production en profitant du taux d’impôt sur les sociétés de l’Irlande. Rien de plus simple ! Il lui suffit d’ouvrir une succursale dans ce pays. Elle vend sa production à prix coûtant à sa succursale. Elle ne dégage donc aucun bénéfice en France. Cette succursale opère une opération virtuelle de transformation (sans salarié) et revend cette production en France deux fois plus cher. Tout le profit de la société est donc localisé en Irlande et soumis à la législation fiscale irlandaise. Pour peu que cette société soit de mèche avec le fisc irlandais, elle pourrait même s’exonérer de tout impôt via le « tax ruling », une procédure qui a permis à Apple de ne payer aucun impôt en Irlande pendant des années.
Quand on fraude ainsi le fisc, on exporte sa production en Irlande pour un prix faible et la réimporte en France pour un prix élevé. Cela entraine un excédent commercial pour l’économie irlandaise et creuse le déficit commercial français. Mais il s’agit de flux commerciaux virtuels. La production de la société française n’a pas bougé de son entrepôt durant toute cette opération. De même, on fait apparaitre une « production » en Irlande qui fait artificiellement augmenter le PIB irlandais d’une valeur égale à la différence entre la valeur exportée par l’Irlande et celle exportée par la France.
Le dumping social, pour sa part, ne relève pas systématiquement de la fraude (même si elle est largement répandue dans le détachement). Le fait est qu’il existe des écarts de salaire énormes en Europe. Le coût de l’heure de travail en Bulgarie est dix fois moindre qu’au Danemark, par exemple. C’est équivalent à l’écart qui existe entre l’Europe et la Chine. Les pays à faible coût salarial ne peuvent pas avoir un niveau de salaire élevé car ils risquent de disparaître économiquement. Les faibles salaires des pays européens les moins avancés compensent des infrastructures économiques de faible qualité.
Plus fondamentalement, si on exige une harmonisation fiscale et sociale en Europe cela va poser de sérieux problèmes aux pays qui ont choisi une stratégie d’attractivité fondée sur une fiscalité et des salaires avantageux. L’Irlande, l’un des pays européens les plus pauvres au début des années 80, doit l’essentiel de son développement à cette stratégie fiscale. Le lui interdire risquerait de faire s’effondrer son économie. Enfin, les paradis fiscaux européens viennent d’être confortés par la Cour de Justice de l’UE qui a retoqué l’amende de 13 milliards d’euros infligée à Apple par la Commission pour ses pratiques d’évasion fiscale organisée en partenariat avec le gouvernement irlandais.
Alors bien sûr on peut toujours dire : « réformons le droit européen, la Cour de Justice, harmonisons fiscalement tous les pays européens, etc. » Mais en admettant même qu’on puisse imposer ce programme à des institutions qui le rejettent, il faudra bien trouver une solution de rechange pour éviter l’effondrement des économies des pays périphériques. Car les fonds structurels européens ne permettent pas de compenser les effets délétères du marché unique. Ce dernier tend à concentrer l’activité industrielle autour de l’Allemagne et en Europe centrale (voir la carte ci-dessous).
Ainsi, le fond du problème est que si l’on veut harmoniser, il faudra d’une manière ou d’une autre compenser les pertes des pays qui usent actuellement de la stratégie du parasitage pour se développer. Autrement dit : organiser des transferts entre les pays riches du centre et les pays pauvres de la périphérie. Mais qui le propose vraiment, et combien devrons-nous payer ? En Allemagne, le coût de la réunification a été extrêmement élevé et s’est concrètement traduit par un impôt spécifique très impopulaire. Mais si le coût de la réunification allemande a été payé par les Allemands de l’Ouest, c’est qu’il y avait un consensus national à ce sujet. Difficile de suggérer aux Français qu’il va falloir qu’ils paient pour les Irlandais, les Bulgares ou les Lituaniens en échange de l’harmonisation fiscale et sociale.
On nous parle de la plus grande crise économique de notre histoire mais elle ne vient pas, nous ne la voyons pas. Quand arrivera-t-elle et quelle sera l’ampleur de la crise économique qui vient ?
En effet on ne voit pas cette crise, ce qui est étonnant car l’effondrement du PIB est incroyable : – 8% en 2020. Pourtant, la hausse du chômage est faible. Nous assistons même à une diminution des faillites d’entreprise d’environ 40% et l’INSEE constate que le revenu des ménages n’a pas tellement été affecté, sauf chez les jeunes et les précaires.
Si on a l’impression d’une crise invisible, c’est surtout parce que l’État est devenu le payeur en dernier ressort. Il a pris une partie des dépenses à sa charge : les salaires, les pertes de revenus des entreprises, le paiement des loyers… De fait, il a bien fallu compenser les restaurateurs et les commerçants qu’on a forcés à fermer, ainsi que le secteur culturel dont on interdisait les représentations. La plupart des économies développées ont fait de même. Aux États-Unis, on a même versé des chèques directement aux ménages. Ainsi, on a l’impression que tout se maintient.
Le problème est que lorsqu’on va supprimer les restrictions économiques, les États vont parallèlement diminuer leur soutien, car à terme ces mesures de compensation ne seront pas tenables. Non seulement elles représentent un coût énorme qui pourrait être utilement dépensé ailleurs, mais surtout cela fausse complètement le fonctionnement de l’économie. Si les faillites se sont effondrées, c’est justement parce qu’aujourd’hui une affaire non rentable peut continuer de se mettre « en pause » et bénéficier des mesures de soutien. Elle peut donc repousser presque indéfiniment sa faillite en comprimant ses propres dépenses et en laissant l’État indemniser ses salariés mis au chômage partiel. Tant que ces mesures de soutien existent, les chefs d’entreprises n’ont pas intérêt à clôturer l’entreprise. Mais que va-t-il se passer à la fin de l’épisode pandémique, lorsque l’État relâchera ses mesures d’aide et laissera les faillites se produire normalement ? Nous risquons de passer du chômage partiel au chômage réel et des entreprises zombies (en survie artificielle) à des entreprises en liquidation.
Ma crainte actuelle, c’est qu’on n’a aucune idée de la situation réelle des entreprises. Beaucoup de chiffres ne veulent plus dire grand-chose et les prévisions sont faites au doigt mouillé. On ne sait pas ce qui pourra reprendre quand on relâchera les freins, quelles entreprises résisteront et lesquelles passeront à la trappe. Tout ce qu’on sait c’est qu’il y a plus de 20 000 entreprises qui auraient dû faire faillite en 2020 si on était sur les taux de défaillance d’une année normale. À ce total il faudrait ajouter toutes les entreprises qui ont été affectées directement par la crise. Enfin, ce qu’on ne peut absolument pas évaluer, ce sont les conséquences de ces potentielles faillites. En effet, lorsqu’une entreprise est liquidée, elle fait subir des pertes à ses créanciers et à ses fournisseurs.
On est assis sur une bombe à retardement avec, en bout de chaine, les banques et le secteur industriel. Ils n’ont été que faiblement touchés par la crise, mais ils pourraient être concernés par le contrecoup des faillites.
L’autre problème est justement la gestion de ces faillites. C’est compliquée d’engager des procédures de faillite. Il faut évaluer la situation économique des entreprises, chercher éventuellement des repreneurs, ou bien organiser leur liquidation, ce qui implique de décider qui récupère quoi. Ce sont forcément des procédures qui prennent du temps. Et durant ce temps, les créanciers ne peuvent calculer leurs pertes et doivent donc engager des provisions, ce qui peut nuire à leurs investissements. Cela crée une incertitude qui n’est pas bonne pour l’économie. Or, nous risquons de devoir gérer des dizaines de milliers de faillites en quelques mois, ce qui risque de créer des encombrements et de rallonger les procédures.
Quoi qu’il en soit, puisqu’il est très difficile de connaître la situation réelle de l’économie française, le gouvernement devrait se préparer au scénario du pire, quitte à revoir ses plans en cas d’évolution favorable. Il devrait aussi se préparer à sauver ce qui peut l’être en aidant les entreprises affectées par la crise mais dont le modèle économique est viable. Bref, il faut anticiper dès maintenant et surveiller de près ce qui se passe dans les tribunaux de commerce et de grande instance qui auront à gérer juridiquement les faillites.
Pourquoi la création du marché européen du carbone n’a pas réussi à limiter les émissions de gaz à effet de serre des industriels ?
Le premier chapitre de L’économie du réel revient justement sur la question des droits à polluer. L’Union européenne se présente non seulement comme un espace protégeant la démocratie, mais aussi comme une puissance écologique. C’est très important, à la fois chez les Européens en tant que citoyens et dans les institutions européennes. Mais le problème est de savoir comment on arrive à organiser la transition écologique. Ce mot de « transition » est d’ailleurs particulièrement large : il comprend la question énergétique, bien sûr, avec l’idée de réduire des émissions de gaz à effet de serre, mais l’on pourrait aussi s’intéresser à plein d’autres choses : la pollution des écosystèmes, la propreté de l’eau, la gestion des produits chimiques, le développement d’une agriculture durable, la préservation de la biodiversité… Derrière la question écologique se nichent plein de questions que l’on peut résoudre par deux mécanismes.
Le premier est la norme et l’interdiction, c’est souvent comme ça qu’on a organisé les choses traditionnellement. Quand on constate qu’une activité est trop polluante, on peut simplement l’interdire. En agriculture, par exemple, on peut interdire le glyphosate : la question s’était posée en 2017. Il n’avait alors pas été interdit à l’échelle européenne, et Macron avait promis que ce serai le cas en France d’ici deux ans – ce qui ne s’est finalement pas fait. Pourquoi ce recul ? Objectivement, l’UE est écologique, ses citoyens le sont, et les agriculteurs peuvent tout à fait produire à haut rendement sans glyphosate. En effet, le glyphosate est un désherbant. Or, on peut désherber mécaniquement, avec des machines qui retournent la terre. Mais ce désherbage mécanique est plus lent et plus coûteux en main-d’œuvre et en temps de travail que le désherbage chimique.
En cette même année 2017, lorsqu’on a renoncé à interdire l’usage du glyphosate au niveau européen, plusieurs traités de libre-échange entraient en vigueur, notamment le CETA, l’accord commercial avec le Canada. En 2019, c’est l’accord avec le Mercosur qui est signé et qui comprend un important volet agricole. Or, aucun de ces pays n’interdit l’usage du glyphosate. Dès lors, l’interdire sur le sol européen reviendrait à renchérirait les coûts de production des agriculteurs français et européens par rapport à leurs concurrents. On se trouve ainsi piégés par ces traités commerciaux qui interdisent à l’UE de compenser les normes écologiques imposées à ses propres agriculteurs. En somme, l’idéologie libre-échangiste et néolibérale de l’UE est en contradiction avec ses objectifs environnementaux.
L’autre manière de résoudre le problème de la pollution est d’introduire une forme de régulation marchande selon le principe du pollueur-payeur. C’est ce qu’a fait l’UE en créant le marché des droits à polluer en 2005. Plutôt que d’imposer des normes, trop compliquées et difficiles à faire respecter, elle autorise la pollution à condition que les industriels achètent des droits d’émission de CO2 disponibles en quantité limitée.
Evidemment, cette pratique pose un problème philosophique : peut-on compenser une atteinte au climat avec de l’argent ? Cela ne semble pas très moral. Ça revient à dire à quelqu’un commettant un délit que s’il payait, il en aurait le droit. Le problème est aussi de déterminer combien payer. Qu’est-ce qu’une atteinte à l’environnement ? Si j’émets une tonne de carbone, combien faudrait-il indemniser la collectivité ? On se retrouve devant un autre problème : si on demande aux entreprises européennes de payer pour leurs émissions de carbone, elles seront moins rentables que leurs concurrents asiatiques, américains ou autres.
On a donc décidé de mettre en place un principe de bonus-malus : on octroie gratuitement à toutes les entreprises polluantes des droits à polluer. Si elles en ont trop, elles les revendent sur un marché du carbone à celles qui ont trop pollué par rapport à leurs droits initiaux. Le mécanisme se veut incitatif et neutre sur le plan financier. L’idée est que plus les entreprises polluent, plus cela leur coûte cher, car elles doivent racheter des droits d’émission. Inversement, les bonnes pratiques sont encouragées puisque tous les quotas non émis peuvent être revendus et donc monétarisés. Les entreprises sont donc incitées à dépolluer ou à utiliser des énergies décarbonées.
Mais la crise de 2008 éclate trois ans après la mise en place de ce mécanisme. La production industrielle s’effondre, ce qui fait que les entreprises se retrouvent avec des droits d’émission non utilisés sur les bras. Le prix du carbone s’effondre. Conséquence, il n’y a plus du tout d’incitation à limiter les émissions de CO2. De plus, l’UE est confrontée à une délocalisation de ses activités industrielles les plus émettrices, ce qui fait que toutes les usines qui émettaient du CO2 se sont retrouvées en Asie. Bref, ce système est un fiasco. On constate certes une diminution des émissions en Europe, mais c’est davantage le fait des délocalisations et de la crise économique que de la politique climatique de l’UE.
On a là typiquement un problème d’absence de stratégie. Ou, plus précisément, on cherche à déléguer cette stratégie de décarbonation aux marchés – ce qui ne fonctionne pas. Ainsi, on ne veut pas réglementer, parce que cela pénaliserait nos entreprises à cause de l’ouverture de la concurrence internationale, et on n’arrive pas non plus à réguler la pollution par ces mécanismes de droits à polluer négociables. Dans ce contexte, les industriels s’adaptent et suppriment la pollution localement sans réduire globalement leurs émissions. Autrement dit, si les délocalisations permettent la diminution des émissions européennes, elles ne résolvent en rien le problème du réchauffement. En somme, ces deux mécanismes ne fonctionnent pas pour la même raison : en raison des contraintes posées par la mondialisation néolibérale.
Plus largement, on ne peut pas renoncer à mener des politiques industrielles et écologiques au profit des marchés et ensuite se plaindre que ces marchés ne font pas ce qu’on avait prévu qu’ils fassent. Il n’y a pas eu la lente augmentation du prix du carbone prévue ni de gestion vertueuse des quotas d’émission. Il y a eu une financiarisation et des fraudes, comme la fraude à la TVA des droits du carbone qui a rapporté des millions à des escrocs franco-israéliens. Le problème de tout cela c’est qu’on renonce à une intervention claire. Dans la Bible, il est écrit qu’on ne peut servir à la fois Dieu et Mammon. De même, on ne peut servir à la fois le libre marché et le volontarisme économique. Soit on est souverain et on impose des contraintes au marché, soit on affirme que c’est le marché qui organise spontanément les choses grâce à l’équilibre spontané entre l’offre et de la demande et dans le cadre d’une ouverture économique totale aux autres pays. Dans le second cas, on renonce à être souverain et à la capacité de décider comment les entreprises doivent produire.
La contradiction fondamentale entre l’idéologie néolibérale et l’écologie n’est pas résolue par l’Union Européenne. Ou plus précisément elle se résout de fait par l’acceptation du primat du néolibéralisme sur la préservation environnementale.
Serait-il selon vous possible de prendre en compte la pollution incorporée aux frontières ?
L’idée de la taxe carbone aux frontières est de taxer le carbone incorporé dans la fabrication des produits. C’est par ailleurs une idée qui est envisagée sérieusement par la Commission Européenne, et ce serait une solution a priori intéressante. Malheureusement, les modalités de cette taxe risquent de se limiter à une extension du mécanisme des droits d’émission et d’être donc assez peu incitatifs. La compensation carbone sera par ailleurs limitée aux secteurs les plus polluants (ciment, sidérurgie, engrais, aluminium…) et non généralisée à toutes les activités. La Commission rendra public son projet le 14 juillet, et à partir de là un long débat l’opposera sans doute au Parlement et aux lobbies qui tirerons dans des directions opposées. Difficile de savoir ce qui en sortira.
Quoi qu’il en soit, imposer une compensation carbone aux frontières signifierait renoncer au libre-échange. On devrait alors réécrire les traités commerciaux signés avec d’autres pays. Or, je vois mal les autorités européennes franchir le pas : le jour où on fait ça, on sera immédiatement attaqués par nos partenaires commerciaux qui le dénonceraient comme du protectionnisme. On pourrait aussi envisager d’introduire le principe de la compensation carbone dans les règles de l’OMC. Ce qui serait déjà une gageure. Mais comme tous les traités commerciaux que l’on a déjà négociés se substituent aux règles de droit commun de l’OMC, il faudrait aussi renégocier ces traités pour y intégrer systématiquement ce nouveau dispositif. Et si les autres pays ne souhaitent pas engager de telles négociations, on risquerait de se retrouver sans traités commerciaux. Ce ne serait pas forcément une mauvaise chose, mais l’UE oserait imaginer une telle perspective ? Honnêtement, je ne pense pas. Ce serait demander à un alcoolique de renoncer à boire.
En somme, bien que ce soit une solution intéressante, je ne crois pas que la taxe carbone aux frontières sera mise en place – à moins d’une vraie révolution dans la manière de penser au niveau européen et à l’échelle mondiale. Nous verrons bien.
Enfin, au-delà de la question du carbone, il faudrait aussi considérer la liberté syndicale aux frontières. Je veux dire que les droits sociaux fondamentaux devraient aussi être intégrés aux traités commerciaux. Mais on se retrouve devant le même problème que pour l’harmonisation sociale et fiscale européenne : comment vont faire les petits pays sous-développés pour se développer ?
Après, c’est aussi une question de valeurs. La liberté syndicale, ça n’existe pas en Chine, qui est pourtant le premier partenaire commercial de l’Europe ! On affirme qu’il ne faut pas commercer avec des pays pratiquant le travail forcé, le travail des enfants, l’esclavage… Mais le travail forcé existe en Chine : les rapports entre employeurs et employés y sont quasiment des rapports féodaux. Pourtant, cela semble ne gêner personne. La Commission et l’Allemagne cherchent toujours à négocier des accords pour favoriser les investissements de ce pays chez nous. Evidemment, si on arrête de commercer avec la Chine, on n’aura plus ni smartphones ni masques chirurgicaux, ainsi qu’une quantité d’autres biens indispensables. Ce qui pose de grandes questions de souveraineté. En fin de compte, mettre de la morale dans le commerce, je suis pour. Encore faut-il s’en donner les moyens en permettant au pouvoir politique de reprendre le contrôle des marchés. Et de sortir enfin de la doxa néolibérale.