La Loi de 1905 a 120 ans, la Laïcité mérite toujours d’être expliquée

Depuis quelques semaines, la perspective de la commémoration des 120 ans de Loi du 9 décembre 1905 dites de « séparation des Églises et de l’État » nourrit colloques (qu’ils soient publics ou à audience restreinte), interventions, tribunes et dossiers dans les médias de presse écrite et audiovisuelle. On y trouve souvent le meilleur et parfois le pire ; dans cette dernière catégorie, on pourra se satisfaire que les adversaires déclarés de la Laïcité ont été étouffés dans cette période, le pire vient donc d’esprits qui se sont perdus dans le confusionnisme après avoir parfois exercé des responsabilités éminentes. Nous devons profiter de ce temps certes pour célébrer un anniversaire mais surtout pour faire vivre concrètement ce principe fondamental de notre République et, dans un contexte où tout et n’importe quoi peut être diffusé, il nous apparaît indispensable de rétablir des éléments d’analyse historique, des faits juridiques qui sont notre règle commune et ne souffrent pas d’être dévoyés.

Après des siècles d’affrontements, la loi de 1905 choisit l’apaisement

Il ne s’agit pas ici de revenir sur l’histoire politico-religieuse de la France du XIXème siècle ou même de la première moitié du XXème siècle. Mais il est utile d’expliquer à quelle nécessité politique répondait la Séparation de 1905.

François Dubois, ‘Le Massacre de la Saint-Barthélemy’ (détail) œuvre réalisé entre 1572 et 1584.
Don de la Municipalité de Lausanne, 1862
© Musée cantonal des Beaux-Arts de Lausanne

Notre pays a été profondément marqué par les Guerres de Religions auquel succéda avec la Paix et l’Édit de Nantes (1598) un régime de coexistence et de tolérance, qui n’avait pas grand-chose à voir avec une véritable liberté de conscience ou de croyance mais était assis sur un rapport de force politique en partie armé. La révocation de l’Édit de Nantes par l’Édit de Fontainebleau (1685) vint sanctionner la conviction de Louis XIV qu’il avait si bien réussi à réprimer les tenants de la « Religion Prétendument Réformée » qu’il n’y en avait plus un seul dans ses royaumes. Elles ne cessèrent pas pourtant durant 70 ans.

L’Édit de Tolérance de 1787 rendait aux protestants et aux juifs un statut juridique légal, sans nécessité de se convertir au catholicisme, sans être inquiétés pour leur croyance mais sans liberté de culte non plus.

Les mouvements de la a Révolution de 1789 découlent tout à la fois dans une déchristianisation précoce d’une partie de la société française et des Lumières. La Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyens du 26 août 1789 reconnaît la liberté de conscience et de culte : « nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi »1, mais les protestants ne sont reconnus en tant que citoyens et admis à tous les emplois civils et militaires que le 24 décembre 1789 ; l’émancipation des juifs séfarades d’Avignon et du Sud-Ouest de la France est adoptée le 28 janvier 1790 mais la citoyenneté complète avec accès aux emplois civils et militaires ne sera généralisée à tous les juifs français que le 27 septembre 1791.

La période révolutionnaire sera dominée par la question des rapports des cultes organisés avec l’État, dans une logique de construction nationale. La liberté conscience et de culte ne se conçoit pas encore avec l’idée de séparation entre organisations religieuses et pouvoirs publics. Ainsi le 12 juillet 1790 est votée la Constitution civile du clergé catholique ; la moitié des ecclésiastiques refuse de prêter serment. Cette rupture nourrira avec bien d’autres causes la guerre civile de 1792 à 1795.

Anonyme. Révolution française de 1789. « Bulles du XVIIIème siècle. Gravure satirique faisant allusion à la Bulle du pape Pie VI du 4 mai 1791, condamnant la constitution civile du clergé.
Estampe. Paris, musée Carnavalet.

La convention thermidorienne par le décret 21 février 1795 sépare les Églises de l’État, mais cette décision renvoie plus à une lassitude politique pour retrouver la paix civile qu’à une émergence d’une pensée laïque à la tête de l’État.

Le consulat puis l’Empire valideront la nécessité pour l’État de contrôler les religions et d’obtenir la collaboration et la complicité de l’Église catholique : Bonaparte conclue le concordat avec le pape (15 juillet 1801) : reconnaissance du culte catholique par l’État et prise en charge d’une partie de son fonctionnement par les finances publiques en échange de la renonciation par l’Église aux biens qu’elle possédait avant la Révolution. La religion catholique est définie comme de « la grande majorité des Français ». La loi du 18 mars 1802 reconnaît, organise et contrôle les cultes luthérien et réformé. Enfin, l’antisémitisme de Napoléon aboutit le 17 mars 1808 à un double décret : le premier organise les consistoires locaux sous la tutelle de notables juifs officiels qui choisissent les rabbins, tenus de faire appliquer les « lois du judaïsme » – les juifs se retrouvent donc tout à la fois citoyens surveillés et soumis à une législation communautaire ; le deuxième décret énonce une série de restrictions visant les Juifs, leurs créances, leurs activités commerciales, réfutant ainsi l’égalité acquise par la Révolution. Malgré des exceptions croissantes, le « décret infâme » de 1808 restera en vigueur jusqu’en 1818 : Louis XVIII ne le reconduira pas. La loi du 8 février 1831 prévoit enfin l’inscription du traitement des rabbins au budget du culte.

caricature de Cham, publiée dans le Charivari du 4 février 1850.
Éditeur et imprimeur : Aubert.
Lithographie.
Musée Carnavalet – Histoire de Paris

La Restauration, la Monarchie de Juillet, la Deuxième République et le Second Empire représentent la continuité : en 1814, l’Église catholique redevient religion d’État, puis à nouveau « religion de la majorité des Français » en 1830 ; cela disparaît des constitutions après 1848. L’Église catholique est évidemment en position de force, complice du pouvoir monarchique puis impérial dans un sens ultra-conservateur. Elle détient la haute main sur l’enseignement et l’instruction publique grâce à la la loi Guizot (28 juin 1833) pour le primaire et la loi Falloux (15 mars 1850).
Mais les autres Français, s’ils sentent le poids de l’Église catholique, disposent des mêmes droits que les autres, notamment dans l’accès à tous les emplois civils et militaires.

L’instauration de la IIIème République ne marque pas tout de suite une rupture. L’État et l’Église restent fortement liés sous la « République des Ducs » et l’Ordre moral. La rupture se produit après la victoire des Républicains, progressive entre février 1876 et janvier 1879. Les années 1880 sont marquées par plusieurs lois laïques amenant la laïcisation de l’école primaire (lois du 28 mars 1882 et 30 octobre 1886) ou encore la liberté des funérailles (15 novembre 1887).

Le combat sur l’école sera d’autant plus déterminant que c’est là en premier qu’il faut abattre le pouvoir clérical qui s’oppose radicalement à la République, d’où l’intensité et de la dureté l’affrontement avec les congrégations catholiques en 1880 et 1902-1904.
La République sera durant toute la période violemment attaquée par la hiérarchie catholique et une grande partie de son clergé. L’Affaire Dreyfus (1894-1899-1906) crée une atmosphère de guerre civile qui traduit entre autre par une subversion de l’intérieur organisée contre la République par une parti de l’état-major militaire et une immense majorité d’officiers royalistes et cléricaux, avec le soutien actif et vociférant de l’Église catholique et la complicité des conservateurs ralliés nominalement au régime.
Il était donc essentiel que le pouvoir de l’Église soit abattu et évacué de l’enseignement où il avait régné.

« L’Agitation antisémite à Paris. À Montmartre, Mathieu Dreyfus [frère du capitaine Alfred Dreyfus] est brûlé en effigie par des jeunes gens », dessin anonyme dans Le Pèlerin n° 1099, 23 janvier 1898.

À ce titre, Jean Jaurès refusait une laïcité purement formelle, vidée de toute ambition éducative et morale. Pour lui, l’école publique ne devait pas se contenter d’enseigner des savoirs techniques, mais incarner un idéal capable de rivaliser avec l’enseignement catholique, fondé sur des valeurs spirituelles. Une neutralité imposée par les cléricaux aurait réduit l’école laïque à une simple machine à instruire, sans portée humaine ni intellectuelle.

Gravure de Jean Jaurès (1859-1914)
publiée dans L’Illustration, le 6 octobre 1900.
© Getty – Stefano Bianchetti

Jaurès défendait le droit des instituteurs à transmettre un « esprit de progrès », sans tomber dans le militantisme, ce qui aurait dénaturé le socialisme plutôt que de le servir. Il dénonçait l’hypocrisie des revendications cléricales : alors qu’ils exigeaient une neutralité absolue de l’école publique, leurs manuels déformaient l’histoire, notamment celle de la Réforme ou de la Révolution, révélant un parti pris incompatible avec l’impartialité.

En 1901, la loi sur les associations autorise la création rapide de toutes sortes d’associations, sous réserve qu’elles ne soient pas confessionnelles. Une partie des congrégations refusa de se plier aux règles qui leur permettaient d’être néanmoins reconnues : sur 160 000 religieux et religieuses, 30 000 choisirent l’exil.

La séparation des Églises et de l’État s’imposa comme l’aboutissement naturel de la laïcisation. Jaurès y joua un rôle clé en révélant, en 1904, une note diplomatique du Saint-Siège, différente de celle adressée à la France après le voyage du président Loubet à Rome. Cette révélation, publiée dans L’Humanité, provoqua une crise diplomatique et la rupture des relations avec le Vatican. Pour Jaurès, cette séparation marquait l’achèvement d’un processus historique entamé en 1792, et devait permettre de concilier démocratie et laïcité. Il y voyait aussi un préalable pour que la République puisse enfin se consacrer aux questions sociales, ainsi dans son discours du 21 novembre 1904 à la Chambre des députés, lors des débats sur la séparation des Églises et de l’État : « La République sera socialiste ou elle ne sera pas laïque. Elle ne sera pleinement laïque que lorsqu’elle sera sociale. »

Arrivée du Président de la République française, M. Loubet, à Rome pour une visite d’État en Italie en avril 1904, couverture de ‘Le Petit Journal’, 1er mai 1904

Son intervention fut déterminante lors de l’examen de l’article 4, relatif à l’attribution des biens cultuels. Les catholiques craignaient des associations schismatiques, tandis que les anticléricaux y voyaient une opportunité. Après des négociations, l’article fut reformulé pour garantir que les associations cultuelles respecteraient « les règles d’organisation générale du culte ». Jaurès défendit cette version dans un discours du 21 avril 1905, y voyant l’expression du « génie républicain ». Une fois adopté, il déclara : « La séparation est faite. » Il souligna ensuite que cette réforme, bien qu’idéaliste, répondait à l’aspiration des classes populaires à la raison et à la laïcité, sans leur apporter de bénéfice matériel immédiat. Plutôt que de soumettre les organisations religieuses et le culte à la tutelle de l’État, la loi de 1905 choisit en réalité une voie d’apaisement qui garantit la liberté de conscience, la liberté de croyance, la liberté de culte et les conditions de son exercice et de sa manifestation.

C’est le refus de création des associations qui entraînera la prise en charge de l’entretien des églises par l’État sera très avantageux pour l’Église catholique – paradoxalement, les protestants et les juifs qui ont accepté la loi seront moins favorisés. L’apaisement viendra après la Grande Guerre en 1924 quand le gouvernement acceptera d’autoriser la création d’associations diocésaines soumises à l’autorité de l’évêque.

Mais l’essentiel était acquis : depuis le 9 décembre 1905, « la République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public. » (art. 1er) et « La République ne reconnaît, ne salarie, ni ne subventionne aucun culte. » (art. 2).

Aristide Briand à la tribune de la Chambre (séparation de l’Église et de l’État) – dans ‘La Vie Illustrée’ du 7 avril 1905
Collection privée
Bridgeman Images

Aristide Briand, rapporteur de la loi, et Jean Jaurès l’ont au demeurant emporté sur Émile Combes, l’ancien séminariste, avait été le ministre de l’intérieur et le président du conseil radical de juin 1902 à janvier 1905 ; pendant 3 et demi, il avait défendu un logique de mise sous tutelle de l’État des organisations religieuses, mais c’est une perspective de séparation, de garantie et de liberté qui prédomine et qui désormais va marquer la République. C’est ainsi qu’il faut voir la deuxième partie de l’article 2 de la loi : « Pourront toutefois être inscrites auxdits budgets les dépenses relatives à des services d’aumônerie et destinées à assurer le libre exercice des cultes dans les établissements publics tels que lycées, collèges, écoles, hospices, asiles et prisons. » par lequel la République française garantit le libre exercice du culte mais respecte et permet également dans des cas bien précis l’expression de la foi des citoyens français.

La Laïcité n’est pas la loi de 1905

Les 120 ans de la loi de 1905 sont certes un temps privilégié pour célébrer la Laïcité, mais elle n’est pas contenue ou limitée par la loi de 1905. La Laïcité est dans la République française un principe juridique et constitutionnel ; en cela, on ne peut pas la définir comme une valeur, concept flou qui conviendrait pour une évocation spirituelle ou idéologique. D’un principe découle des décisions et des actes concrets, fondé sur des texte de lois et de règlements.

L’application du principe de Laïcité respecte donc une hiérarchie des normes et au sommet de cette hiérarchie se trouve le bloc de constitutionnalité. La Constitution du 4 octobre 1958, article 1er dispose que « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction (…) de religion. Elle respecte toutes les croyances. » La première phrase reprend le texte de l’article 1er de la constitution du 27 octobre 1946 en la précisant.

Dans le bloc de constitutionnalité se trouve également la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 (art. 10), que nous avons évoquée plus haut : « nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi ». Saisi en décembre 2012 d’une question prioritaire de constitutionnalité sur la validité du concordat pour les cultes protestants en Alsace et en Moselle, le conseil constitutionnel a donné pour la première et seule fois sa définition de la Laïcité2 : le principe constitutionnel de laïcité implique « la neutralité de l’État ; qu’il en résulte également que la République ne reconnaît aucun culte ; que le principe de laïcité impose notamment le respect de toutes les croyances, l’égalité de tous les citoyens devant la loi sans distinction de religion et que la République garantisse le libre exercice des cultes ; qu’il implique que celle-ci ne salarie aucun culte. »

Jean-Jacques-François Le Barbier,
Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, 1789,
huile sur toile,
musée Carnavalet, Paris.

Il en résulte en renversant l’énoncé de la décision un enchaînement Liberté-Égalité-Neutralité. Évidemment, quand le conseil constitutionnel parle de neutralité de l’État, il parle de la neutralité de l’administration et des agents publics. Par l’application de la loi, l’État en lui-même n’est pas neutre puisqu’il applique les lois qui sont élaborées par le législateur (gouvernement et parlement) : si un culte perpétrait des actes contraires à la loi, il le contraindrait à les respecter sans prendre en considération les éléments de croyance ou de théologie qui l’indiffère. Rappelons la Déclaration de 1789 : «  pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi » ; cela signifie qu’une religion a le droit de se manifester publiquement, c’est-à-dire aussi dans l’espace public, sans être inquiétée, pourvu qu’elle respecte la loi donc l’ordre public.

Un citoyen français ou un étranger vivant en France a parfaitement le droit d’afficher par tout type d’intervention sa foi dans l’espace public tant que cela respecte la loi. Ce que l’on a improprement appelé la loi Niqab (qui interdit de se couvrir le visage sur la voie publique) n’est pas une application du principe de laïcité, mais une législation en rapport avec la sécurité publique, bien plus difficile encore à faire appliquer aujourd’hui après la généralisation temporaire du port du masque lors de la crise sanitaire, mais dont certains manifestants perçoivent fort bien l’application percutante.

Procession de la Vierge du sourire le lundi 15 août 2022, à Lisieux. © Ouest-France
Gennevilliers, 16 septembre 2011 – Illustration de prière de rue. Yaghobzadeh Rafael/SIPA

Une procession ou une prière de rue peuvent parfaitement être organisées, pour peu qu’elles respectent la réglementation sur l’organisation des manifestations sur la voie publique ; une procession ou une prière de rue sauvages qui troublent la circulation à des fins de faire pression sur la collectivité et les pouvoirs publics peuvent être interdites.

Le principe de Laïcité protège donc aussi le droits des croyants ou des non croyants à ne pas subir de pression sur la façon de vivre leur foi, d’en changer ou de l’abandonner, de ne pas subir de pression à en adopter une.

Dans la suite de la hiérarchie des normes vient le droit international, avec la convention européenne des Droits de l’Homme et il faut citer ici la décision de la Cour Européenne des Droits de l’Homme du 25 mai 19933 : « Telle que la protège l’article 9 [de la convention], la liberté de pensée, de conscience et de religion représente l’une des assises d’une « société démocratique » au sens de la Convention. Elle figure, dans sa dimension religieuse, parmi les éléments les plus essentiels de l’identité des croyants et de leur conception de la vie, mais elle est aussi un bien précieux pour les athées, les agnostiques, les sceptiques ou les indifférents. Il y va du pluralisme – chèrement conquis au cours des siècles – consubstantiel à pareille société. Si la liberté religieuse relève d’abord du for intérieur, elle « implique » de surcroît, notamment, celle de « manifester sa religion ». Le témoignage, en paroles et en actes, se trouve lié à l’existence de convictions religieuses. » Cette décision relative à la liberté d’expression publique des Témoins de Jéhovah en Grèce renforce la protection à exprimer sa foi en public et à pouvoir faire du prosélytisme, tant que celui-ci ne s’appuie pas sur la contrainte, la violence, la coercition (y compris psychologique).

Dans cette hiérarchie des normes, la loi de 1905 arrive ensuite :
« Art. 1er – La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public.
Art. 2 – La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte. […] »
Étant inférieure dans la hiérarchie des normes, la loi de 1905 ne l’emporte pas sur la constitution, la Déclaration de 1789 et la définition du conseil constitutionnel de 2013. Or, cette définition ne contient pas l’interdiction de subventionner les cultes.

D’autre part, étant une simple loi, celle de 1905 entre en conflit d’application avec des lois plus récentes, ce qui est le cas de la loi du 1er juin 1924 qui confirme la poursuite de l’application du concordat en Alsace et en Moselle ou de différents articles du code général des collectivités territoriales qui autorisent par exemple la location d’un terrain avec un bail emphytéotique d’un euro pour construire un édifice cultuel (L. 1311-2) …

ou plus scandaleux l’autorisation donné à une commune d’accorder sa garantie d’emprunt à une association cultuelle pour la construction d’un édifice cultuel (L. 2252-4). Si un presbytère en Polynésie sert d’espace collectif/communautaire pour assurer des cours de soutien scolaire ou accueillir des services sociaux, alors la reconstruction de ce presbytère pourra être subventionnée après un ouragan.

C’est pourquoi pour abroger le concordat (et les autres exceptions en Guyane, Polynésie ou Calédonie), il faudra bien passer par une nouvelle loi. De même, cela justifie la revendication de – non pas constitutionnaliser la Loi de 1905 – constitutionnaliser l’article 2 de la loi de 1905 qui fixe l’interdiction de subventionner les cultes quels qu’ils soient. Aujourd’hui, une simple loi pourrait évidemment compléter, corriger ou pire défaire la loi de 1905 ; c’est d’ailleurs le cas, elle a déjà été modifiée notamment par la loi dite « séparatisme » de 2021.

La Laïcité protège au travers des lois françaises les croyants et les incroyants

La constitution et la loi française ne sont pas antireligieuses. Elles empêchent un groupe religieux quel qu’il soit d’imposer sa loi à la société toute entière. Mais elle protège aussi les croyants même les plus « radicaux ».

Burkini sur une plage. 
FETHI BELAID / AFP
photo publiée le 25 août 2016 dans La Croix

Ainsi, l’annulation le 26 août 2016 par le Conseil d’État de l’arrêté de la commune Villeneuve-Loubet interdisant jusqu’au 30 septembre 2016 l’accès aux plages et à la baignade aux personnes en « burkini », soit à toute personne n’ayant pas une « tenue correcte, respectueuse des bonnes mœurs et de la laïcité », ainsi que le port de vêtements pendant la baignade « ayant une connotation contraire à ces principes »…

Au-delà du caractère extrêmement flou de l’arrêté, la décision rappelle la liberté d’exprimer sa religion sauf risque de trouble, ce qui n’était absolument pas démontré.
A contrario, le tribunal administratif de Bastia a validé en septembre 2016 un arrêté similaire de la commune de Sisco, car l’arrêté avait mis justement en avant les risques de troubles à l’ordre public, des heurts ayant généré des blessés s’étant déjà produits et pouvant se reproduire. Il ne s’agit pas d’une prime à la violence ou à la menace, en tout cas pas plus que dans d’autres cas où les pouvoirs publics invoquent le risque d’incidents potentiellement violents pour interdire ou reporter une manifestation politique, sociale ou culturelle.

De plus, la loi du 30 juin 2000, entrée en application le 1er janvier 2001, il existe un référé-liberté inscrit à l’article L. 521-2 du code de justice administrative qui dispose que « saisi d’une demande en ce sens justifiée par l’urgence, le juge des référés peut ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d’une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d’un service public aurait porté, dans l’exercice d’un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale » sous 48 heures. Or la liberté de culte est une liberté fondamentale ce qui a été confirmé par la décision du Conseil d’État n° 393639 du 23 septembre 2015, suite au refus du maire de la commune de Mantes-la-Ville de mettre à la disposition de l’association des musulmans de Mantes sud une salle municipale lui permettant d’accueillir mille personnes, afin de célébrer la fête de l’Aïd-el-Kébir, le jeudi 24 septembre 2015, de sept à onze heures : le tribunal administratif de Versailles avait initialement rejeté le référé-liberté le 18 septembre 2015 avant d’être désavoué par le Conseil d’État.

Par ailleurs, la discrimination expose à un risque pénal (art. 225-1 et 225-2 du code pénal) : « Toute distinction opérée entre les personnes physiques à raison de (…) leur appartenance ou de leur non-appartenance, vraie ou supposée, à une (…) religion déterminée ». La discrimination « religieuse » est donc punie de 5 ans d’emprisonnement et de 75 000 euros d’amende lorsqu’elle est commise par un élu ou un agent public, si elle consiste « à refuser la fourniture d’un bien ou d’un service » ou à subordonner cette fourniture à l’appartenance ou la non-appartenance à une religion.

Enfin, introduit par la loi du 24 août 2021 dite « séparatisme », le déféré-laïcité4 permet aux préfets de demander la suspension d’un acte d’une collectivité locale portant « gravement atteinte aux principes de laïcité et de neutralité des services publics » Le juge administratif dispose de 48 heures pour statuer sur la demande de suspension. Sa décision est susceptible d’appel dans les 15 jours devant le Conseil d’État, qui statue dans les 48 heures. Une instruction du gouvernement du 31 décembre 2021 détaille les conditions d’application du déféré-laïcité et les domaines dans lesquels il est possible : organisation de services publics locaux, subventions aux associations, etc. En mai 2022, la mairie de Grenoble a adopté un nouveau règlement intérieur pour ses piscines municipales en affirmant vouloir permettre aux usagers qui le souhaiteraient de porter un « burkini ». Sur instruction du ministre de l’intérieur, le préfet de l’Isère avait saisi le tribunal administratif de Grenoble d’un déféré laïcité afin d’obtenir la suspension de la délibération municipale dont « l’objectif manifeste [était] de céder à des revendications communautaristes à visées religieuses ». Le 25 mai 2022, le tribunal administratif a donné droit au préfet. Dans une ordonnance du 21 juin 2022, le Conseil d’État, saisi en appel par la mairie de Grenoble, a confirmé cette décision, considérant que la délibération municipale en question portait atteinte à l’égalité de traitement entre les usagers et donc au principe de neutralité du service public. Selon le Conseil d’État, « contrairement à l’objectif affiché par la ville de Grenoble, l’adaptation du règlement intérieur de ses piscines municipales ne visait qu’à autoriser le port du burkini afin de satisfaire une revendication de nature religieuse » ; le règlement invalidé « dérogeait, pour une catégorie d’usagers, à la règle commune, édictée pour des raisons d’hygiène et de sécurité, de port de tenues de bain près du corps ». Le Conseil d’État en avait déduit qu’en prévoyant une adaptation du service public très ciblée et fortement dérogatoire sans réelle justification pour certains usagers, ce règlement rendait difficile le respect des règles communes des tenues de bain par les autres usagers. Il affecte donc le bon fonctionnement du service public et l’égalité des usagers, de sorte que la neutralité du service public en était compromise.

Les applications du devoir de neutralité

La confusion sur le devoir de neutralité dans notre République laïque vient que l’on confond les catégories de personnes. En la matière, il faut en distinguer principalement deux :

  • les usagers ;
  • les agents du service public sur lesquels pèse une stricte obligation de neutralité.

Les agents du service public

Le Code général de la fonction publique dans article L. 121-2 définit clairement les obligation de l’agent d’un service public : « Dans l’exercice de ses fonctions, l’agent public est tenu à l’obligation de neutralité. Il exerce ses fonctions dans le respect du principe de laïcité. À ce titre, il s’abstient notamment de manifester ses opinions religieuses. Il est formé à ce principe. L’agent public traite de façon égale toutes les personnes et respecte leur liberté de conscience et leur dignité. »

On entend par agent public : les fonctionnaires bien évidemment, les agents contractuels d’une administration publique ou assimilée et les agents des services publics, y compris ceux régis par le droit privé, que ce service public soit un Service public industriel et commercial5, une entreprise privée ou une association exerçant une délégation de service public (ex. quand une commune délègue à une association la gestion d’une crèche ou d’un centre de loisirs, ses salariés sont agents du service public)6.

Le Conseil d’État a défini quelle était la nature du service public se fondant sur :

  • l’intérêt général de son activité ;
  • les conditions de sa création, de son organisation et de son fonctionnement (ex. si une association est créée par des personnes morales publiques) ;
  • les obligations qui lui sont imposées par la puissance publique.

En résumé, un service public est un activité d’intérêt général qu’une administration a décidé de créer ou d’organiser7. Pour l’ensemble des « agents » travaillant dans ce cadre, le Conseil d’État dans une décision du 3 mai 2000 a clairement établi que le fait pour un agent du service public de « manifester dans l’exercice de ses fonctions ses croyances religieuses, notamment en portant un signe destiné à marquer son appartenance à une religion, constitue un manquement à ses obligations »8.

Dépôt RATP – Jacques Demarthon / AFP

Cette obligation s’impose même pendant les pauses dans le temps de service :
« si elles permettent à l’équipe de prendre un temps de repos, ces pauses, comprises dans le temps de service, constituent des périodes durant lesquelles les agents demeurent à la disposition de la collectivité qui les emploie » de sorte que « la pratique de la prière lors des pauses de 20 mn, y compris dans un lieu isolé lorsque les circonstances s’y prêtent, ne peut être regardée comme compatible avec l’obligation de neutralité et de laïcité qui s’impose aux agents publics »9.

L’article 1er de la loi dite « séparatisme » est venu réaffirmer en 2021 ce qui avait déjà été établi par la jurisprudence : « Lorsque la loi ou le règlement confie directement l’exécution d’un service public à un organisme de droit public ou de droit privé, celui-ci est tenu d’assurer l’égalité des usagers devant le service public et de veiller au respect des principes de laïcité et de neutralité du service public. Il prend les mesures nécessaires à cet effet et, en particulier, il veille à ce que ses salariés ou les personnes sur lesquelles il exerce une autorité hiérarchique ou un pouvoir de direction, lorsqu’ils participent à l’exécution du service public, s’abstiennent notamment de manifester leurs opinions politiques ou religieuses, traitent de façon égale toutes les personnes et respectent leur liberté de conscience et leur dignité. »

La jurisprudence a également établi en 202310 que les sportifs sélectionnés pour représenter la France dans des compétitions internationales étaient assimilés à des agents publics et donc astreint à l’obligation de neutralité du service public : « une fédération sportive délégataire de service public est tenue de prendre toutes dispositions pour que ses agents ainsi que les personnes qui participent à l’exécution du service public qui lui est confié, sur lesquelles elle exerce une autorité hiérarchique ou un pouvoir de direction, s’abstiennent, pour garantir la neutralité du service public dont elle est chargée, de toute manifestation de leurs convictions et opinions. Il en va ainsi notamment des personnes que la Fédération sélectionne dans les équipes de France, mises à sa disposition et soumises à son pouvoir de direction pour le temps des manifestations et compétitions auxquelles elles participent à ce titre et qui sont, dès lors, soumises au principe de neutralité du service public. »

La délégation française sur le bateau « Paquebot », vendredi 26 juillet 2024, lors de la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques de Paris organisée sur la Seine. - Franck Fife / AP / SIPA

Les élus

Les élus (locaux notamment) sont en réalité une catégorie intermédiaire aux deux que nous avons citées plus haut. Ils peuvent être agents de l’État : les Maires et leurs adjoint(e)s par exemple peuvent être officiers d’état civil, de police judiciaire et responsables de l’organisation des élections11.

Photo d’une partie des élu(e)s de l’opposition au sein du conseil municipal d’Argenteuil (Val-d’Oise), prise entre juillet et novembre 2020
publiée le 8 décembre 2020 dans Le Parisien, édition du Val-d’Oise
LP/Thibault Chaffotte

Mais hors de ces missions, ils sont totalement libres de s’exprimer et, du point de vue politique, c’est même ce qu’on leur demande. Le Tribunal Administratif de Grenoble l’a ainsi rappelé le 7 juin 2024 : « la liberté des élus municipaux d’exprimer leurs convictions religieuses ne peut être encadrée que sur le fondement de dispositions législatives particulières prévues à cet effet. » c’est-à-dire sur le fondement de l’article L. 2122-34-2 du CGCT. Ainsi, ils ne sont pas tenus d’afficher une neutralité confessionnelle ou politique lors des séances du conseil municipal.

On peut cependant s’interroger sur les obligations qui devraient peser sur les élus représentant l’autorité territoriale, en charge de faire respecter par les agents du service public de leur commune, département ou région (administration, association, entreprises délégataires) l’obligation de neutralité du service public. Une loi, pour peu qu’elle respecte le cadre constitutionnelle, pourrait étendre ce devoir de neutralité à ce type d’élus.

Les usagers

Les usagers du service public, qu’ils soient de nationalité française ou non, ne sont pas soumis au devoir de neutralité. Un débat a été ouvert sur les parents d’élèves accompagnateurs de sortie scolaire : ils ont été définis comme « collaborateurs occasionnels du service public ».

Cette notion a été inventée par la jurisprudence administrative dans le but de protéger les usagers qui viennent aider ponctuellement l’administration : elle ouvre des droits à protection et à réparation, elle implique la responsabilité de l’administration vis-à-vis du « collaborateur occasionnel » (ex. pour le couvrir s’il se blessait dans l’exercice de cette collaboration) : des droits, mais pas de devoirs.

S’appuyant sur un avis (non publié) du Conseil d’État du 23 décembre 2013, le tribunal administratif de Nice a censuré le 9 juin 2015 le refus d’une direction d’école élémentaire de se faire accompagner par une mère voilée : « Les parents d’élèves autorisés à accompagner une sortie scolaire à laquelle participe leur enfant doivent être regardés, comme les élèves, comme des usagers du service public de l’éducation. Par suite, les restrictions à la liberté de manifester leurs opinions religieuses ne peuvent résulter que de textes particuliers ou de considérations liées à l’ordre public ou au bon fonctionnement du service. »12

Mère accompagnant des enfants (Montpellier, 2019) © Maxppp – Jean-Michel Mart

Or il n’y a pas de texte faisant peser ce type d’obligation sur les parents d’élèves. Évidemment le directeur d’établissement peut toujours, s’il craint un trouble à l’ordre public, demander au parent concerné de s’abstenir de venir. Au-delà du fait que cette situation soit difficile à apprécier au cas par cas, les directeurs d’établissement sont exactement dans la situation insécure qui a prévalu de 1989 à 2004 sur la question du port du voile par des élèves des établissements secondaires. Nous y reviendrons.

Par contre, personne en France – quelle que soit sa nationalité – ne peut se prévaloir de sa croyance ou d’une « loi religieuse » pour s’affranchir des règles communes. C’est ce que dit le Conseil Constitutionnel le 19 novembre 2004 en rappelant que le caractère laïque de la République interdit « à quiconque de se prévaloir de ses croyances religieuses pour s’affranchir des règles communes régissant les relations entre collectivités publiques et particuliers »13.

La question de la pratique du sport et de la neutralité confessionnelle pose également question. En effet, faut-il considérer les simples adhérents d’une association sportive comme ayant les mêmes obligations que les agents et personnes qui participent à l’exécution du service public qui est confié à une fédération sportive délégataire ?

Les règlements intérieurs des fédérations sportives délégataires diffèrent et il n’existe pas de jurisprudence générale en la matière. Dans l’affaire qui a opposé les « hidjabeuses » (jeunes femmes adultes ou adolescentes voilées, souhaitant pouvoir garder leur voile pendant un match) à la Fédération Française de Football (FFF), cette dernière avait justifié son règlement interdisant le port de signes religieux ostensibles par le risque de troubles à l’ordre public qui sont plus importants autour de match de football. Le Conseil d’État a suivi le 29 juin 2023 de manière radicale la FFF dans sa décision : « Une fédération sportive délégataire dispose du pouvoir réglementaire dans les domaines définis par les dispositions législatives citées au point 6, pour l’organisation et le fonctionnement du service public qui lui a été confié. À ce titre, il lui revient de déterminer les règles de participation aux compétitions et manifestations qu’elle organise ou autorise, parmi lesquelles celles qui permettent, pendant les matchs, d’assurer la sécurité des joueurs et le respect des règles du jeu, comme ce peut être le cas de la réglementation des équipements et tenues. Ces règles peuvent légalement avoir pour objet et pour effet de limiter la liberté de ceux des licenciés qui ne sont pas légalement tenus au respect du principe de neutralité du service public, d’exprimer leurs opinions et convictions si cela est nécessaire au bon fonctionnement du service public ou à la protection des droits et libertés d’autrui, et adapté et proportionné à ces objectifs. (…) Par ailleurs, l’interdiction du « port de signe ou tenue manifestant ostensiblement une appartenance politique, philosophique, religieuse ou syndicale », limitée aux temps et lieux des matchs de football, apparaît nécessaire pour assurer leur bon déroulement en prévenant notamment tout affrontement ou confrontation sans lien avec le sport. »

Sipa press/Jeanne Accorsini, Photo publiée par Le Parisien le 28 juin 2023

Donc le Conseil d’État rappelle que ces jeunes femmes sportives et adhérentes ne sont normalement pas soumises au respect du principe de neutralité mais le leur impose du fait de la conflictualité inhérente à la compétition sportive et au risque de confrontation sans lien avec le sport qui est plus important dans le football.

À l’inverse, les règlements des fédérations françaises de rugby ou de handball autorisent le port du voile par exemple, à condition que cela ne constitue pas un danger pour les athlètes ou leurs adversaires et laisse les organisateurs apprécier au cas par cas la situation.

On peut évidemment rappeler des pratiques d’entrisme politico-religieux existent un peu partout, dans le sport comme ailleurs. L’existence de fédérations sportives dites « affinitaires », notamment catholique ou antifasciste, démontre que l’ensemble du mouvement associatif, sportif, culturel ou d’éducation populaire, est évidemment un espace où peuvent se former les consciences, où peuvent se diffuser les convictions politiques ou religieuses. La question de savoir si le fait des jeunes femmes portant le voile sur un terrain (en dehors du cas des sélections en équipe de France) représente un vecteur de prosélytisme ou, plus grave, de pressions sur leur semblable reste ici difficile à apprécier : les femmes voilées dans l’espace public ne sont pas un sujet, la capacité de ces jeunes femmes à devenir un modèle social le deviendrait-il ? C’est une vraie question.

À ce stade, nous sommes au milieu du gué, une proposition de loi portée par le sénateur Michel Savin a été adoptée par la Haute Assemblée le 18 février 2025, disposant : « Lors des compétitions départementales, régionales et nationales organisées par les fédérations sportives délégataires, leurs organes déconcentrés, leurs ligues professionnelles et leurs associations affiliées, le port de tout signe ou tenue manifestant ostensiblement une appartenance politique ou religieuse est interdit aux acteurs de ces compétitions. » Mais la navette parlementaire n’est pas achevée et ne le sera peut-être jamais sur ce texte.

Sur le port de signes confessionnels ostensibles à l’école publique

1989 c’est l’année de « l’affaire de Creil » : trois jeunes filles se présentent voilées au lycée et le proviseur s’oppose à leur entrée dans l’établissement. Nous sommes alors dans une atmosphère mondiale d’affirmation de l’islamisme. Le corps enseignant est désemparé, les dirigeants politiques aussi : Lionel Jospin, ministre de l’éducation nationale, demande l’avis du Conseil d’État qui, en résumé, explique que le port du voile est autorisé sous réserve qu’il ne soit pas un moyen de prosélytisme ou de pression.

Fatima, l’une des trois adolescentes exclues après avoir refusé d’ôter son foulard, en octobre 1989, à Creil.
© AFP – GILLES LEIMDORFER

Les enseignants et les responsables d’établissements primaires et secondaires se retrouvent dans une situation inconfortables : comment et quand peut-on décider que cela relève de la pression ou du prosélytisme ?

À partir de 2001, le monde de l’enseignement exige qu’une loi mette fin à cette incertitude alors que la pression médiatique et politique augmente. Après une commission parlementaire initiée par Jean-Louis Debré, président de l’Assemblée Nationale, en 2003, le président de la République Jacques met en place la commission Stasi en 2003-2004, avec des personnalités diverses comme Patrick Weil (juriste, histoire et politiste) ou Mohamed Arkoun (historien algérien qui avait dénoncé le « laïcisme » de la France) : ils se prononcèrent finalement l’un comme l’autre pour l’inscription dans la loi de l’interdiction dans les établissements scolaires publics primaires et secondaires du port de signes religieux ostensibles. Pourquoi ? Parce que, lors des auditions de cette commission, de nombreux témoignages de jeunes filles venaient mettre en lumière la pression exercée sur elles au sein des établissements scolaires par des groupes de jeunes garçons pour qu’elles portent le voile ; les travaux mirent en lumière le fait que ces pressions étaient organisées. En 2015, Farid Abdelkrim, ancien responsables des jeunes de l’UOIF qui est depuis devenu un humoriste, a d’ailleurs relaté que l’UOIF (relais associatif des frères musulmans en France) avait organisé une campagne pour faire pression à l’école sur les filles qui ne portaient pas le voile pour qu’elle le porte. Ainsi l’article 1er de la loi du 15 mars 2024 « encadrant, en application du principe de laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics » dispose que « Dans les écoles, les collèges et les lycées publics, le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse est interdit. »

L’interdiction de l’ostentation religieuse ne porte pas atteinte à la liberté de conscience des élèves. Seule la manifestation des croyances est encadrée par la loi, celle-ci n’interdisant pas aux élèves de porter des signes religieux discrets. Elle vise à préserver les élèves dans le cadre de la formation de leur esprit critique des pressions qui pourraient être exercées sur eux de manière organisée par d’autres. L’école publique n’est pas la rue. Elle est un service public et, à ce titre, est soumise à ses règles de fonctionnement. L’obligation de non-ostentation religieuse imposée aux élèves par la loi de 2004 n’est certes pas de même nature que l’obligation de neutralité qui s’impose aux agents. Elle a été édictée afin de préserver la sérénité de cet espace crucial qu’est l’école pour la transmission des connaissances, la formation du libre arbitre et l’apprentissage de la citoyenneté. Les élèves ont la liberté d’expression mais « dans le respect du pluralisme et du principe de neutralité » (article L. 511-2 du code de l’éducation). La neutralité de l’école n’est pas conçue comme une invisibilisation des croyances mais comme leur mise à distance, indispensable à la réalisation de la mission de l’enseignement public. Faire partager des valeurs, ce n’est pas inculquer un catéchisme, fût-il républicain, c’est offrir aux élèves les moyens de construire leur propre jugement et leur faire prendre conscience de leur commune appartenance à une collectivité nationale. Cela exige de les soustraire, pendant le temps scolaire, à leurs déterminismes sociaux et communautaires. A ce titre, oui, l’école publique est un sanctuaire : un lieu à protéger parce que s’y joue l’émancipation des élèves, condition de leur future liberté.

Il n’y a pas et il n’y aura pas de liste de signes, car la République ne saurait définir ce qui relève du religieux ou non ou engager un débat théologique qui ne relève pas de ses compétences. L’appréciation ne peut dans cette considération se faire qu’en fonction du contexte social. Ainsi faut-il appréhender les débats sur l’abbaya (sans rentrer dans le fait de savoir qu’en arabe abbaya signifie simplement « robe ») ou le khami qui a agité l’opinion entre 2022 et 2024. Là-aussi, c’est bien en fonction d’une instrumentalisation observée que le Conseil d’État a considéré que la note de service du ministre de l’éducation nationale, Gabriel Attal, publiée le 31 août 2023 interdisant au titre de la loi de 2004 le port des ces vêtements dans les établissements scolaires publics primaires et secondaires respectaient bien le principe de laïcité et la loi française : « Le port de ces tenues par des élèves dans les établissements d’enseignement publics s’inscrit dans une logique d’affirmation religieuse, la synthèse des remontées académiques du mois d’octobre 2022 faisant apparaître, à ce titre, qu’il s’accompagnait en général, notamment au cours du dialogue engagé avec les élèves faisant le choix de les porter, de discours en grande partie stéréotypés, inspirés d’argumentaires diffusés sur des réseaux sociaux et élaborés pour contourner l’interdiction énoncée par ces dispositions. Il ressort ainsi des pièces des dossiers que le port de tenues de type abaya par les élèves dans les établissements d’enseignement publics pouvait être regardé, à la date d’édiction de la note de service contestée, comme manifestant ostensiblement, par lui-même, une appartenance religieuse. »14 Là-encore, la décision est circonstanciée et répond à une logique de pressions politiquement organisées dont il convient de protéger l’éducation nationale.

Au regard de la situation d’évitement scolaire qui découle de la dégradation des conditions d’enseignement et d’instruction dans les établissements publics (manque de moyens, manque de professeurs, manque de remplaçants), il convient de regarder aujourd’hui si cette interdiction aujourd’hui limitée aux établissements publics primaires et secondaires ne devrait pas s’étendre aux établissements privés primaires et secondaires sous contrat…

Un cours au collège catholique Jean Bosco de Rambouillet, en 2007. © PIERRE VERDY / AFP

Tout cela sans épuiser le débat sur le financement public de l’école privée (lois Debré et Carle), sur le financement insuffisant de l’école publique et sur l’ambition à retrouver d’un « grand service public de l’éducation nationale », abandonnée en 1984.

Laïcité/Neutralité, subventions, salles et bâtiments publics

Il est interdit aux personnes publiques « d’apporter une aide quelconque à une manifestation qui participe de l’exercice d’un culte »15. Le culte étant défini comme la célébration de cérémonies et de rites religieux16. Mais le Conseil d’État admet, dans la même décision de mai 2012, que des subventions soient versées à des association qui ont à la fois des activités cultuelles ET culturelles, à condition de s’assurer de la destination réelle des fonds : ex. aide aux devoirs, activités sportives… L’activité, la manifestation ou le projet doit présenter un intérêt public local et que la destination des fonds soit garantie, notamment par voie contractuelle ou délibérative. Cela implique un moyen de contrôle, comme une convention d’objectifs.

Un moyen de contrôle supplémentaire a été apporté par le contrat d’engagement républicain (CER) créé par la loi dite « séparatisme » ; mais il ne faut pas lui donner une portée qu’il n’a pas : s’il impose le respect des principes républicains, notamment de ne pas contester le bien fondé du principe de neutralité, il n’impose pas un devoir de neutralité aux associations subventionnées. La Cour Administrative d’Appel de Lyon a d’ailleurs en février 2025 considéré comme illégal le fait d’ajouter dans un CER l’obligation de respecter au sein de l’association visée le principe de neutralité17 : « Si la liberté religieuse relève d’abord du for intérieur, elle implique de surcroît, notamment, celle de manifester sa religion, y compris le droit d’essayer de convaincre son prochain, par exemple au moyen d’un enseignement. Elle ne protège toutefois pas n’importe quel acte motivé ou inspiré par une religion ou une croyance. Ainsi, la liberté religieuse ne protège pas le prosélytisme de mauvais aloi. »

Prosélytisme de mauvais aloi impose de mesurer s’il y a pression, violence ou harcèlement.
Au demeurant, on ne compte plus les exemples aujourd’hui du mésusage du CER par les Préfets qui tentent par ce biais d’imposer une forme de silence politique à diverses associations culturelles ou d’éducation populaire, bien loin du champ religieux, avant d’être généralement désavoués par la justice administrative18.

La compagnie Arlette-Moreau de Poitiers qui s’est vue rejeter une demande de subvention, déposée en juillet 2023, à cause “d’engagements militants non conformes au respect du contrat d’engagement républicain” par la Direction régionale aux droits des femmes et à l’égalité de Nouvelle Aquitaine.
Photo publiée par France Inter le 16 novembre 2025

Concernant la mise à disposition de salle à des organisations politiques ou confessionnelles, le maire ne peut s’y opposer, sauf risque de troubles à l’ordre public, les nécessités d’administration du service public ou des propriétés et biens publics : « Des locaux communaux peuvent être utilisés par les associations ou partis politiques qui en font la demande. Le maire détermine les conditions dans lesquelles ces locaux peuvent être utilisés, compte tenu des nécessités de l’administration des propriétés communales, du fonctionnement des services et du maintien de l’ordre public. Le conseil municipal fixe, en tant que de besoin, la contribution due à raison de cette utilisation. »19

Attention, la gratuité n’est pas toujours une libéralité. Il appartient au conseil municipal d’arrêter le montant de la contribution due par une association, à raison de l’utilisation d’un local communal « dans le respect du principe d’égalité, de telle façon qu’il ne soit pas constitutif d’une libéralité. L’existence d’une libéralité, qui ne saurait résulter du simple fait que le local est mis à disposition gratuitement, est appréciée compte tenu de la durée et des conditions d’utilisation du local communal, de l’ampleur de l’avantage éventuellement consenti et, le cas échéant, des motifs d’intérêt général justifiant la décision de la commune. »20 La mise à disposition est de « très faible durée » (4 heures), l’association n’a pas le droit de fournir des prestations ni de tirer des recettes de la mise à disposition, la commune n’est privée « d’aucune une recette prévisible en cas de location payante pour un autre usage ». Il faut s’assurer qu’aucun lieu de culte sur la commune ne permet d’accueillir le nombre prévisible de participants à une fête religieuse donnée conformément à l’impératif de sécurité publique21. Si ces conditions sont respectées, la gratuité est légale.

La mise à disposition d’une salle est parfois un droit. Une commune ne peut pas rejeter une demande d’utilisation d’un tel local au seul motif que cette demande lui est adressée par une association dans le but d’exercer un culte. Les seuls motifs de refus valable sont les nécessités de l’administration des propriétés communales, du fonctionnement des services et du maintien de l’ordre public. Si une salle est disponible et qu’aucun des trois motifs ne peut être invoqué, le maire est enjoint par le juge de la mettre à disposition22.

L’article 28 de la loi de 1905 interdit « d’élever ou d’apposer aucun signe ou emblème religieux sur les monuments publics ou en quelque emplacement public que ce soit, à l’exception des édifices servant au culte, des terrains de sépulture dans les cimetières, des monuments funéraires, ainsi que des musées ou expositions. »

La crèche installée en 2014 à la mairie de Béziers (Hérault) dirigée par Robert Ménard, proche du FN. AFP/Pascal Guyot. Photo publiée par Le Parisien le 10 novembre 2017 après son interdiction par le Conseil d’Etat.

Le Conseil d’État est venu préciser en 201623 cette interdiction. L’installation d’une crèche de Noël dans un emplacement public, n’est légalement possible que lorsqu’elle présente un caractère culturel, artistique ou festif.
Dans les bâtiments publics, l’installation d’une crèche de Noël est contraire au principe de neutralité sauf circonstances particulières permettant de lui reconnaître un caractère culturel, artistique ou festif.

Dans les autres emplacements publics (et notamment sur la voie publique), eu égard au caractère festif des initiatives prises en fin d’année, l’installation durant cette période d’une crèche de Noël par une personne publique est jugée possible, à la condition qu’elle ne constitue pas un acte de prosélytisme ou de revendication d’une opinion religieuse. Le tribunal administratif d’Amiens a également assuré que l’installation d’un crèche sur l’espace piétonnier de la voirie publique pour la période des fêtes de fin d’année, à l’intersection et à proximité immédiate de la rue où se tient le marché de Noël est possible : le caractère festif de la crèche « résulte directement et suffisamment de son lieu et sa période d’installation », sans qu’il soit nécessaire qu’il soit davantage révélé « par des animations ou un caractère artistique particuliers ».

Un principe bien actuel

L’examen attentif de notre histoire politique, de l’établissement progressive de la Laïcité et de ses applications juridiques concrètes permet de mesurer nombre d’impasses du débat politique tel qu’il est posé dans notre pays depuis plusieurs années. La Laïcité n’est ni une valeur, ni une opinion, elle est un principe constitutionnel qui garantit la liberté de conscience et la liberté de culte, la séparation des institutions publiques et des organisations religieuses et l’égalité de tous devant la loi. Elle n’est pas une politique conjoncturelle qui devrait faire place à des révisions profondes de notre législation pour se mettre à la page d’une société multiculturelle pour laquelle la Loi de 1905 n’aurait pas été écrite. C’est une erreur grave de croire que le principe de laïcité se résume à la loi de séparation des Églises et de l’État, même si cette dernière en a été un jalon puissant et en reste un pilier essentiel – on ne dira pas le contraire pour ses 120 ans.

Les exemples concrets et les différentes évolutions jurisprudentielles démontrent bien au contraire la capacité du principe à s’adapter dans son application à la réalité contemporaine, à faire face à l’évolution des mœurs, à la diversité croissante de notre société. On peut d’ailleurs constater la mauvaise connaissance des agents publics du principe de laïcité : le déploiement du plan public de formation « Valeurs de la République et Laïcité »24, dix ans après sa création fin 2015, a été malheureusement tardif – espérons que l’impulsion dont il semble bénéficier aujourd’hui permettra de rattraper un retard terrible et d’outiller intellectuellement et professionnellement tous les agents du service public et les salariés qui leurs sont assimilés.

Le plan « Valeurs de la République et Laïcité » est porté par la direction générale déléguée à la politique de la ville de l’Agence Nationale de la Cohésion des Territoires, qui a pris la suite du Commissariat général à l’égalité territoriale.

Contrairement aux gloses des plateaux de TV, le principe de laïcité a été un atout pour permettre d’intégrer dans notre champ social une plus grande visibilité de l’islam à partir des années 1980-1990. Alors que notre pays est dépositaire d’un passé colonial difficile, qui a nourri et nourrit toujours des formes de racisme systémique, c’est pourtant le respect de nos règles de droit et constitutionnelle qui a permis progressivement la multiplication des lieux de cultes musulmans (et d’autres religions) ses 30 dernières années et qui permet aux Français de confession musulmane ou aux musulmans étrangers vivant sur notre sol d’exprimer comme ils l’entendent, de manière diverse, et dans le respect des lois leur foi, y compris dans l’espace public : contrairement à ce que laissent entendre certaines campagnes de communication d’une organisation non gouvernementale, pourtant très respectable, comme Amnesty International, il n’y a jamais eu besoin de se battre politiquement pour que des femmes puissent porter le voile dans la rue ou dans les transports en commun. Cela n’empêche pas l’expression d’un racisme, mais la société française comme les pouvoirs publics rejettent et combattent ce type de stigmatisation. Aussi, il n’est pas très compliqué à la lecture des fondements de notre droit et de notre histoire de constater que les prises de position du Rassemblement National et de ses concurrents à l’extrême droite pour exiger le port du voile dans l’espace public n’ont rien à voir avec le principe de laïcité ; c’est une stratégie politique sous « faux drapeau » qui vise à renouveler le vieux racisme anti-maghrébin mais qui méconnaît la nature profonde de la laïcité : le respect de toutes les croyances jusque dans leur droit de se manifester publiquement, l’égalité de tous les citoyens devant la loi sans distinction de religion et la garantie du libre exercice des cultes par la République … et pour assurer tout cela la mise à l’écart des considérations confessionnelles et des pouvoirs religieux de l’élaboration et de l’exécution de la loi commune.

On peut évidemment être anticlérical – ce n’est pas la position de l’extrême droite qui s’accroche à l’identité supposée catholique de la Nation française, aujourd’hui mâtinée d’invocation d’une pseudo civilisation « judéo-chrétienne » pour mieux camoufler son antisémitisme ontologique –, on peut également dénoncer les fondements réactionnaires de certaines pratiques religieuses – le port du voile imposée aux femmes est évidemment une façon d’institutionnaliser socialement la volonté d’inférioriser la femme, tout comme la condamnation de l’avortement, de la contraception et du préservatif sont des remises en cause du droit des femmes à être souveraine de leur propre corps –, ces combats sont des combat politiques et socio-culturels qui relèvent de l’éducation populaire et de la conviction collective à construire et non de la contrainte légale. La République française est laïque, ses agents publics sont neutres ; si la République n’est pas neutre – devant faire respecter la loi, elle ne saurait rester indifférente à des pratiques illégales –, elle est indifférente aux débats théologiques, elle n’est ni anticléricale (si elle ne reconnaît aucun culte et si elle combat le pouvoir d’une organisation religieuse qui voudrait s’imposer à la société, elle ne recherche pas la mise à bas des organisations religieuses et ne limite donc pas la liberté conscience et de croyance au for intérieur de ses citoyens), ni athée ; et là-encore, il convient de ne pas confondre athéisme et anticléricalisme.

La prédominance de l’agenda politique de la droite et de l’extrême droite dans le débat public a pu évidemment détourner les dirigeants politiques d’une compréhension rationnelle des enjeux. Il s’est doublé d’une méconnaissance parmi les responsables politiques et gouvernementaux eux-mêmes – et pour certains d’une volonté implicite d’en nier l’existence – des outils juridiques répondant aux défis actuels.

Manifestation de membres de la Scientologie contre la Miviludes, en 2012 à Paris. PIERRE VERDY / AFP

Comment interpréter sinon la constante diminution des moyens accordés à la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires, alors qu’elle pourrait aider à contrecarrer les phénomènes d’emprise et de montée des intégrismes religieux excluant, dénoncés par ailleurs ?

Comment comprendre autrement que par une volonté de trianguler l’extrême droite la communication politique du gouvernement autour de l’élaboration puis de l’examen au parlement de la loi dite « séparatisme » qui multipliait les amalgames assez nauséabonds entre la communauté musulmane (prise comme un tout) en France et des pratiques déviantes minoritaires et en recul (excision25, mariage forcé26, polygamie27, etc.) ? Alors que les pratiques mises en cause étaient heureusement déjà reconnues comme illégales, par la loi ou la jurisprudence, et sanctionnées, le texte prétendait réaffirmer le principe de la police des cultes déjà inscrit dans la loi de 1905, dont l’application correcte aurait rendu inutiles toutes les mises en scène du ministre de l’intérieur de l’époque Gérald Darmanin, la main de l’État pouvant frapper tout prédicateur appelant à la violence ou à la haine ; comment en parallèle ne pas s’interroger sur le renforcement potentiel des capacités financières de l’Église catholique grâce à cette loi ou de l’esprit « concordataire » qui avait emporté l’esprit de l’exécutif dans sa réorganisation du culte musulman (ce qui n’est pas le rôle de l’État) ?28 Comment ne pas voir qu’aujourd’hui le contrat d’engagement républicain est largement détourné de ce pour quoi il a été créé ?

Nous ne saurions cependant être naïfs. Depuis plusieurs décennies, l’instrumentalisation de la religion pour des motifs proprement politiques est devenu l’un des facteurs dynamiques des tensions géopolitiques.

L’année 1979 représente à cet égard un tournant avec le détournement de la Révolution iranienne en révolution islamique (janvier 1978-février 1979), la prise de la Grande Mosquée de La Mecque (novembre-décembre 1979) par des fondamentalistes wahabites (qui inspirèrent Oussama Ben Laden) et l’invasion de l’Afghanistan par l’Armée Rouge (24 décembre 1979).

Manifestation lors de la Révolution iranienne (1979).
AFP (archives)

Depuis près de 50 ans, le « monde musulman » est entré durablement dans une zone de turbulence où les différentes options islamistes luttent pour le pouvoir, « l’émulation » politique ayant ravivé les différentes versions des « Frères musulmans » (qui avaient pourtant largement décliné avant les années 1980) qui ont pu se rapprocher ou accéder au pouvoir – parfois très temporairement – dans de nombreux pays (Algérie, Maroc, Tunisie, Égypte, Turquie, etc.) sur fond d’effondrement presque complet (sauf la Turquie) des partis laïques et de gauche, violemment réprimés par les différentes dictatures.

D’autres tendances plus radicales encore peuvent tenir le haut du pavé, si l’on s’en tient notamment aux Talibans afghans et à leurs alliés dans de nombreuses régions du Pakistan. Ces affrontements internes et le terrorisme djihadiste (Al Qaeda, Daech, Boko Haram…) font des musulmans eux-mêmes partout dans le monde les premières victimes de cette situation ; ils rendent évidemment moins visible la pratique tranquille à laquelle aspire l’immense majorité des musulmans et invisibilisent les courants réformateurs au sein de l’islam. Comment imaginer dans ces conditions que la France où vit la plus nombreuse communauté musulmane d’Europe pouvait échapper à ses turbulences ou à la montée des idées rigoristes ? Mais là-aussi malgré les sondages sensationnalistes, ou les amalgames diffusés par l’extrême droite ou certains partis de gauche (sous prétexte de combattre l’islamophobie), il serait imbécile de confondre les 4 à 5 millions de musulmans (plus ou moins pratiquants) qui vivent en France avec l’islamisme. Par ailleurs, les djihadistes se réclamant de Daesh ou Al Qaeda qui ont frappé la France à plusieurs reprises depuis 2015 ont politiquement échoué contre la République française : les musulmans (malgré les manipulations politiques) en France n’ont pas été l’objet de « représailles » de la part de leurs compatriotes français, ils ne sont heureusement pas assimilés à ces actes ignobles et ils n’éprouvent aucune sympathie pour les commanditaires et leurs nervis.

Les troubles politiques ne concernent d’ailleurs pas que l’islam. Si le violent nationalisme religieux hindou au pouvoir dans l’Union Indienne avec le BJP de Narendra Modī, l’intégrisme birmano-boudhiste présidant à l’oppression des musulmans Rohingya ou la montée du « sionisme religieux » incarné par les partis des ministres israéliens Bezalel Smotrich et Itamar Ben Gvir (qui assument une volonté génocidaire) ont peu d’effets directs en France, la montée en puissance de « l’internationale évangélique » représente bien des dangers politiques que l’on peut voir à l’œuvre aux États-Unis d’Amérique ou qui pèsent encore sur le Brésil et qui pourraient avoir un jour ou l’autre des conséquences en Europe et ailleurs dans le monde.

Les évangéliques à la conquête du monde (2023)
Réalisation : Thomas Johnson
Documentaire en trois épisodes

Il est très instructif de regarder le documentaire passionnant d’Arte « Les évangéliques à la conquête du monde » sur ce projet politique assumé du « nationalisme chrétien »29.
Enfin, si la succession récente de deux Papes dits « progressistes » au Vatican pourrait endormir notre vigilance, l’Église catholique est traversée partout dans le monde de courants contradictoires, dont certains alimentent toujours ouvertement des organisations politiques réactionnaires à vocation violente et différents courants d’extrême droite.

Face à tous ces défis, le principe de laïcité français, loin d’être une relique dépassée, est au contraire un atout précieux pour notre République dans l’objectif de consolider la cohésion nationale. Plutôt que de se lamenter sur notre exceptionnalité, il conviendrait sans doute au contraire d’acculturer nos voisins à ce qu’elle est en réalité – en commençant par nos partenaires politiques – pour leur donner des idées d’évolution.

Frédéric Faravel
(les principaux éléments d’analyse juridique sont issus des note prises lors de conférences données par Maître Philippe Bluteau, avocat au barreau de Paris)

1Ce jalon est essentiel, on y reviendra.

2Décision n° 2012-297 QPC du 21 février 2013 : https://www.conseil-constitutionnel.fr/decision/2013/2012297QPC.htm

3CEDH – AFFAIRE KOKKINAKIS c. GRÈCE (Requête n° 14307/88), 25 mai 1993 : https://hudoc.echr.coe.int/fre#{%22itemid%22:[%22001-62384%22]}

4article L. 2131-6 du Code Général des Collectivités Territoriales

5Service marchand qui se développe lorsque l’initiative privée est défaillante, notamment parce qu’il engage l’intérêt général. En engageant l’intérêt général, une autre de ses caractéristiques est qu’il est soumis à un fort contrôle de la puissance publique. Parmi les SPIC on trouve surtout les services dits « en réseau » que sont les transports, l’électricité, le gaz, la poste, les communications électroniques, et l’eau.

6Cour de cassation, civile, Chambre sociale, 19 mars 2013, 11-28.845 : https://www.legifrance.gouv.fr/juri/id/JURITEXT000027209800/

7Conseil d’État, Section du Contentieux, 22/02/2007, 264541 : https://www.legifrance.gouv.fr/ceta/id/CETATEXT000018259406/

8Conseil d’Etat, Avis 4 / 6 SSR, du 3 mai 2000, 217017 : https://www.legifrance.gouv.fr/ceta/id/CETATEXT000008001769/

9Cour Administrative d’Appel de Lyon, 3ème chambre – formation à 3, 28/11/2017, 15LY02801 : https://www.legifrance.gouv.fr/ceta/id/CETATEXT000036205061/

10Conseil d’État, 2ème – 7ème chambres réunies, 29/06/2023, 458088 : https://www.legifrance.gouv.fr/ceta/id/CETATEXT000047772138

11Code général des collectivités territoriales, art. L. 2122-34-2 : « Pour les attributions qu’ils exercent au nom de l’État, le maire ainsi que les adjoints et les membres du conseil municipal agissant par délégation du maire [conseillers délégués] dans les conditions fixées à l’article L. 2122-18 sont tenus à l’obligation de neutralité et au respect du principe de laïcité. »

12Tribunal administratif de Nice, décision n°1305386, 9 juin 2015 : https://actu.dalloz-etudiant.fr/fileadmin/actualites/pdfs/JUIN_2015/TA_NICE.pdf

13Conseil Constitutionnel – décision n° 2004-505 DC du 19 novembre 2004 : https://www.conseil-constitutionnel.fr/decision/2004/2004505DC.htm

14Conseil d’État – décisions n° 487944, 487974, 489177, 27 septembre 2024 : https://www.legifrance.gouv.fr/ceta/id/CETATEXT000050279125

15Conseil d’État, 3ème et 8ème sous-sections réunies, 04/05/2012, 336462 : https://www.legifrance.gouv.fr/ceta/id/CETATEXT000025822306/

16Conseil d’État, Avis Assemblée, du 24 octobre 1997, 187122 : https://www.legifrance.gouv.fr/ceta/id/CETATEXT000007959357/

17Cour Administrative de Lyon, 4ème chambre, 13/02/2025, 24LY00221

18« Privée de subvention pour des engagements militants, une compagnie de théâtre dénonce un détournement de pouvoir », reportage de France Inter : https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/l-info-de-france-inter/privee-de-subvention-pour-des-engagements-militants-une-compagnie-de-theatre-denonce-un-detournement-de-pouvoir-3403633

19Code général des collectivités territoriales, article L. 2144-3

20Conseil d’État, 8ème – 3ème chambres réunies, 18/03/2024, 471061 : https://www.legifrance.gouv.fr/ceta/id/CETATEXT000049294581

21Cour Administrative d’Appel de Marseille, 4ème chambre, 15/10/2024, 24MA00665 : https://www.legifrance.gouv.fr/ceta/id/CETATEXT000050394376

22Conseil d’État, Juge des référés, 23/09/2015, 393639 : https://www.legifrance.gouv.fr/ceta/id/CETATEXT000031281232/

23Conseil d’État, Assemblée, 09/11/2016, 395122 : https://www.legifrance.gouv.fr/ceta/id/CETATEXT000033364645/

24À propos du plan VRL : https://anct.gouv.fr/programmes-dispositifs/politique-de-la-ville/valeurs-de-la-republique-et-laicite

25https://beh.santepubliquefrance.fr/beh/2019/21/pdf/2019_21_1.pdf

26https://www.ined.fr/fichier/s_rubrique/19147/479.fr.pdf

27https://www.cncdh.fr/publications/etude-sur-la-situation-de-la-polygamie-en-france

28Pour une analyse des débats sur l’examen de la loi dite « séparatisme » : https://g-r-s.fr/loi-separatismes-la-republique-instrumentalisee/

29Les évangéliques à la conquête du monde : https://educ.arte.tv/serie/les-evangeliques-a-la-conquete-du-monde-tous-les-episodes-1

La Gauche Républicaine et Socialiste s’oppose à la disparition de la formation des professeurs des écoles dans le Morbihan

En cette année 2025 où nous fêtons les 120 ans de la loi de 1905 portant séparation des Églises et de l’État et, en son sein, le principe de laïcité, quelle mauvaise surprise faite à l’enseignement public avec la disparition de la formation des professeurs d’école dans le Morbihan ! Et, à la veille de Noël, quelle joie pour l’enseignement privé religieux de se voir dans ce département en monopole de formation de professeurs des écoles avec l’ouverture d’une Licence « Professorat des écoles » dans son établissement d’Arradon.

On nous objectera que l’enseignement privé n’a pas vocation à former des enseignants du secteur public. Toutefois, cela signifie que les futurs professeurs des écoles du privé auront la possibilité de suivre une licence dans le Morbihan, sur place, alors que les futurs professeurs des écoles publiques devront, eux, traverser la Bretagne vers le nord (120 km pour aller à Saint-Brieuc), vers l’est (110 km pour aller à Rennes) ou vers l’ouest (185 km pour aller à Brest). Quelqu’un a dit proximité ?

Tout cela parce que Madame la Rectrice, sans concertation ni prise en compte des personnels, ne veut pas ouvrir plus de 50 places à Rennes, 30 à Brest et, à titre expérimental, 20 à Saint-Brieuc avant la probable fermeture du site, après celle tout aussi probable de celui de Quimper en 2027. Logique purement comptable qui menace la formation en Bretagne : cette région verra à court terme une réduction de moitié de ses lieux de formation d’enseignants.

Souvent se trouve évoqué le maillage universitaire de proximité garant de l’égalité des chances, de soutien à porter aux vocations locales. Or, à Vannes, c’est l’inverse qui est réalisé, ce qui porte un coup certain au dynamisme universitaire de la ville si la suppression de la formation des professeurs des écoles y préfigure la fermeture du site de l’Institut National Supérieurs du Professorat et de l’Éducation (INSPÉ) en Bretagne. Fermeture incompréhensible d’autant que la formation des « maîtres et maîtresses d’écoles » est une tradition de longue date dans la ville-préfecture du Morbihan.

Et gageons qu’à la seule logique comptable du gouvernement et de ses soutiens locaux, la réponse comptable de beaucoup de postulants à une fonction d’enseignant sera de choisir la proximité. Il y a donc bien une facilitation pour le privé au détriment du public.

Pour terminer : comment juge-t-on de l’efficacité d’une réforme du point de vue du libéralisme ? Réponse : de sa capacité à diminuer les moyens pour mettre en concurrence les différentes structures de façon à ce qu’elles se battent pour récupérer quelques miettes et, par la paupérisation des moyens des services publics, pour pouvoir dire, le mal étant fait, que le privé est plus efficace.

Le précepte républicain voulant que « la seule école libre, c’est l’école publique » est écorné !

Alain Fabre-Pujol et Céline Piot

Après la joie de la Libération de Boualem Sansal, le constat d’échec face au régime autoritaire algérien


La libération de Boualem Sansal le 12 novembre 2025, après une année de détention en Algérie, représente un moment charnière dans les relations diplomatiques entre l’Europe et le Maghreb, tout en révélant les dysfonctionnements profonds d’un régime autoritaire qui continue de museler toute forme de dissidence.

La diplomatie allemande réussit là où le gouvernement Macron-Bayrou-Retailleau avait échoué

Cette libération, obtenue grâce à l’intervention décisive de l’Allemagne, souligne l’échec relatif de la diplomatie française à résoudre une crise qui dépasse largement le cadre individuel de l’écrivain. L’implication de Berlin, plutôt que de Paris, n’est pas fortuite : elle s’explique par les liens économiques étroits entre l’Allemagne et l’Algérie, ainsi que par la relation personnelle entre le président algérien Abdelmadjid Tebboune et les autorités allemandes, notamment après les soins médicaux reçus par Tebboune en Allemagne en 2020.

Cette médiation allemande a permis de contourner l’impasse franco-algérienne, marquée par une accumulation de contentieux et une dégradation des relations bilatérales depuis la reconnaissance par Emmanuel Macron de la souveraineté marocaine sur le Sahara occidental en septembre 2024. Cette annonce, perçue comme une provocation par Alger alors qu’elle ne constituait pas une innovation dans la position française, avait opportunément servi de prétexte pour faire monter la tension entre les deux pays ; elle avait été rapidement suivie par l’arrestation de Sansal deux mois plus tard, le 16 novembre 2024.

Bruno Retailleau ou l’art de saboter la diplomatie française

L’incapacité de la France à obtenir seule cette libération s’explique en grande partie par les choix politiques et diplomatiques adoptés au cours de l’année écoulée, notamment sous l’impulsion de l’ancien ministre de l’Intérieur Bruno Retailleau. Ce dernier avait fait le choix, pour des raisons de politiques intérieures, d’une posture de confrontation systématique avec l’Algérie, multipliant les déclarations publiques hostiles et prônant un « rapport de force » au nom d’une « fierté française » souvent perçue comme une provocation par les autorités algériennes. Cette stratégie, loin de renforcer la position de la France, a au contraire rigidifié les positions d’Alger, qui ne manque jamais une occasion de jouer la carte de la victimisation pour faire monter les enchères. Elle a en définitive rendu toute négociation discrète ou médiation impossible.

La libération de Sansal n’a été obtenue qu’après le départ de Retailleau du gouvernement et son remplacement par Laurent Nuñez, dont l’approche plus mesurée a permis un apaisement relatif des tensions. Ce changement de ton a illustré l’importance des mots et des postures dans une relation aussi chargée d’histoire et d’affects que celle entre la France et l’Algérie, où chaque geste est instrumentalisé à travers le prisme d’un passé colonial non résolu.

Un procès politique : la justice algérienne au service de la répression

L’arrestation de Boualem Sansal, accusé d’« atteinte à l’unité nationale » après avoir évoqué dans une interview le rattachement à l’Algérie de territoires autrefois sous souveraineté marocaine, a servi de prétexte au régime pour réprimer une voix critique et dissuader toute contestation. Cette accusation, floue et largement instrumentalisée, a permis aux autorités algériennes de justifier une condamnation à cinq ans de prison, prononcée dans le cadre d’un procès expéditif et marqué par des irrégularités procédurales.

La récusation de son premier avocat, François Zimeray, sous prétexte de ses origines juives, a révélé la manière dont le régime utilise les clivages identitaires et les manipulations historiques pour discréditer ses opposants. Le régime de Tebboune et des militaires prétend ainsi s’appuyer sur la solidarité de la « Rue algérienne » avec les Palestiniens ; comme de nombreux régimes autoritaires arabes, elle réduit tous les juifs (ou celles et ceux qui sont supposés l’être) à une posture intrinsèque de complicité non seulement avec l’État d’Israël, mais surtout avec le gouvernement d’extrême droite de Benyamin Netanyahu responsable des atrocités actuelles contre les civils à Gaza (mais aussi les exactions en Cisjordanie). En agissant de la sorte, elle entretient ou éduque le peuple algérien à un antisémitisme de fait, qui peut difficilement se camoufler derrière l’antisionisme ; les conséquences de cette propagande dépasse évidemment le territoire algérien lui-même.

Ce procès, mené dans une opacité totale, a reflété la volonté du pouvoir algérien de faire taire une figure emblématique de la dissidence intellectuelle, tout en envoyant un message clair à la communauté internationale sur sa détermination à écraser toute velléité de contestation.

Les conditions de détention de Boualem Sansal, telles qu’il les a décrites après sa libération, offrent un aperçu glaçant de la brutalité du système carcéral algérien et de son utilisation comme instrument de terreur politique. Âgé de 81 ans et souffrant d’un cancer de la prostate, l’écrivain a été soumis à des traitements inhumains, marqués par l’isolement prolongé, le manque d’accès aux soins médicaux et une campagne de haine orchestrée par les médias officiels. Cette campagne, qui a présenté Sansal comme un « traître » à la solde de l’étranger, a non seulement aggravé sa situation en prison, mais a également créé un climat de lynchage médiatique, où se sont cristallisées les frustrations et les rancœurs d’une société profondément divisée.

La détention de Sansal a ainsi servi de miroir aux fractures de l’Algérie contemporaine, où le pouvoir cultive délibérément les divisions et la stratégie du bouc émissaire pour mieux régner. L’écrivain a décrit son expérience comme une « descente aux enfers », où la solitude et la violence psychologique ont été utilisées comme armes pour briser sa résistance morale. Ces méthodes, loin d’être exceptionnelles, s’inscrivent dans une stratégie plus large de répression des opposants, où la prison devient un lieu de destruction physique et mentale, destiné à dissuader toute velléité de contestation. La libération de Boualem Sansal, si elle nous réjouit, ne saurait occulter l’absence de résolution des différends structurels entre la France et l’Algérie.

La mémoire coloniale, champ de bataille diplomatique d’Alger contre la France

Ces tensions, enracinées dans une histoire coloniale non résolue, sont constamment réactivées à des fins politiques. Pour le régime algérien, la référence constante à la colonisation française sert de ciment idéologique, permettant de mobiliser la population autour d’un récit national victimisant et de justifier la répression des voix critiques au nom de la « défense de la souveraineté nationale ». Il ne s’agit en aucun cas de contester ici la violence qu’a représentée colonisation française en Algérie : les débats médiatiques en France illustrent encore largement l’incapacité d’une partie de notre société à faire face à cette mémoire, comme lorsque que Jean-Michel Apathie – qui n’est pas forcément notre référence préférée – a été vilipendé pour avoir rappelé la nature criminelle de la conquête de l’Algérie et les « enfumades » organisées par les troupes du Général Bugeaud. Pour autant, les difficultés actuelles de l’Algérie, indépendante depuis 63 ans, sont avant tout la résultante de la mise en coupe réglée du pays par des clans militaro-affairistes qui détournent les richesses immenses du pays au détriment de son peuple. Durant ces 63 années, l’Algérie et ses dirigeants successifs ont pourtant bénéficié à plein du soutien de la France, des Soviétiques et de nombreux partenaires occidentaux pour se développer. Cette instrumentalisation de l’histoire se double d’une stratégie de chantage diplomatique, où Alger utilise les contentieux mémoriels pour obtenir des concessions de la part de Paris, tout en refusant toute remise en question de ses propres pratiques autoritaires.

La France, de son côté, a toujours oscillé entre une volonté de tourner la page de la colonisation (le travail mémoriel engagé sous l’égide de Benjamin Stora) et la tentation de répondre aux provocations algériennes par des mesures symboliques, comme la reconnaissance de la marocanité du Sahara occidental. Cette dynamique rend toute réconciliation durable extrêmement difficile entre les deux Etats qui restent prisonniers d’un dialogue de sourds. Tant que les questions de mémoire prendront le pas sur les enjeux concrets de coopération économique, sécuritaire, migratoire et humains, ce sont les deux peuples qui en feront les frais.

Les « accords de 1968 » : un débat français qui arrange le régime algérien

Dans ce contexte, les débats récurrents en France sur la révision des « accords de 1968 », qui régissent les conditions de circulation et d’installation des Algériens en France, apparaissent comme une diversion politique. Ces accords, souvent présentés comme un symbole des « privilèges » accordés à l’Algérie, sont en réalité bien moins avantageux qu’il n’y paraît.

Signés dans un contexte de dégradation des relations bilatérales après l’indépendance (les accords d’indépendance de 1962 n’ont jamais vu leur traduction humaine), ils visaient initialement à encadrer strictement les flux migratoires et à éviter une rupture totale entre les deux pays. Depuis, ils ont été révisés à trois reprises, dans un sens toujours plus restrictif, réduisant progressivement les spécificités algériennes par rapport aux autres accords migratoires conclus par la France. Leur remise en cause, régulièrement agitée par une partie de la classe politique française, à droite et à l’extrême droite, relève donc davantage d’un symbolisme politique que d’une nécessité pratique.

Elle s’inscrit dans une logique de surenchère mémorielle, où la dénonciation des « avantages » accordés à l’Algérie sert à flatter une partie de l’opinion sensible aux discours identitaires, tout en alimentant les tensions avec Alger. Pour le régime algérien, ces débats sont une aubaine : ils lui permettent de se poser en défenseur des droits de ses ressortissants en France et de détourner l’attention des problèmes internes, tout en maintenant une pression constante sur la France.

L’Algérie de Tebboune : une fuite en avant autoritaire

Au-delà du cas de Boualem Sansal, la nature du régime algérien se révèle dans toute sa brutalité à travers la répression systématique des opposants et des détenus d’opinion. Sous la présidence d’Abdelmadjid Tebboune, l’Algérie a engagé une fuite en avant autoritaire, marquée par un verrouillage accru de l’espace politique, médiatique et associatif. Les promesses du Hirak, ce mouvement populaire de 2019 qui avait contraint le président Abdelaziz Bouteflika à la démission et porté l’espoir d’une transition démocratique, ont été tragiquement trahies. Le régime, plutôt que de répondre aux revendications de justice sociale et de liberté, a choisi de durcir sa répression, utilisant les tribunaux, la police et les médias d’État pour écraser toute forme de contestation. Les arrestations arbitraires se multiplient, visant aussi bien des militants politiques que des journalistes, des artistes ou de simples citoyens osant critiquer le pouvoir sur les réseaux sociaux. Les condamnations pour « apologie du terrorisme », « atteinte à l’unité nationale » ou « offense aux institutions de l’État » se comptent par centaines, souvent prononcées à l’issue de procès expéditifs, sans respect des droits de la défense. Les prisons algériennes regorgent ainsi de détenus d’opinion, dont beaucoup croupissent dans l’oubli, loin des projecteurs médiatiques. Parmi eux, des figures emblématiques comme le poète Mohamed Tadjadit, surnommé « le poète du Hirak », condamné à 5 ans de prison pour des vers jugés subversifs, ou encore des dizaines de militants anonymes, arrêtés pour avoir participé à des manifestations ou partagé des publications en ligne. Cette répression ne se limite pas à l’incarcération : elle s’étend à une censure généralisée, où les médias indépendants sont étouffés, les réseaux sociaux surveillés et les voix critiques systématiquement diabolisées.

Dans ce tableau sombre, la détention du journaliste français Christophe Gleizes, condamné dès juin 2025 à 7 ans de prison pour « apologie du terrorisme », constitue un cas emblématique de l’arbitraire judiciaire algérien et de son utilisation comme outil de pression diplomatique. Gleizes, dont les accusations portées contre lui sont largement considérées comme infondées, est devenu, à l’instar de Sansal, un otage du régime, utilisé pour négocier avec la France et envoyer un message aux autres journalistes étrangers tentés de couvrir la situation en Algérie. Sa condamnation, prononcée dans des conditions opaques et sans preuve tangible, reflète la volonté du pouvoir algérien de contrôler strictement le récit médiatique sur le pays et de dissuader toute investigation indépendante. La libération de Gleizes est devenue une priorité pour la diplomatie française, qui espère profiter du dégel relatif des relations bilatérales pour obtenir sa libération. Un espoir douché par la confirmation de sa condamnation en appel. Tant que les autorités d’Alger continueront à utiliser la justice comme une arme politique, tant que les opposants seront emprisonnés pour leurs idées et tant que les médias indépendants seront réduits au silence, le pays restera prisonnier d’un cycle de répression et d’immobilisme.

L’Algérie peut-elle encore espérer la démocratie ?

Pour Boualem Sansal, dont la libération a été accueillie avec un immense soulagement par les véritables amis de la liberté de conscience et de la liberté d’expression, cette épreuve n’a pas entamé la conviction que l’Algérie peut et doit évoluer vers la démocratie. Dans ses premières déclarations après sa sortie de prison, l’écrivain a réaffirmé son attachement à son pays et son refus de vivre dans la peau d’un « gracié », une condition qu’il juge humiliante et incompatible avec sa dignité. Sa grâce présidentielle, si elle a mis fin à sa détention, ne constitue en rien une réhabilitation : c’est une concession arrachée par la pression internationale, plutôt que comme une reconnaissance de son innocence.

Cette distinction est fondamentale : elle révèle la profondeur du fossé entre le régime algérien, qui refuse toute remise en question de ses méthodes, et les citoyens qui aspirent à la justice et à la liberté. Sansal a ainsi exprimé son désir de retourner en Algérie, non pas pour s’y soumettre, mais pour y entrer et en sortir librement, comme un acte de résistance symbolique et une manière de « se réparer » moralement. Ce projet, s’il est risqué, témoigne d’une foi inébranlable dans la possibilité d’un changement, même si les perspectives en semblent aujourd’hui extrêmement limitées.

Les obstacles à une telle évolution sont immenses. Le régime algérien, conscient de la menace que représentent les voix indépendantes, a verrouillé tous les espaces de contestation, utilisant la répression, la censure et la propagande pour maintenir son emprise sur le pays. Les espoirs nés du Hirak, qui avaient un temps laissé penser à une possible transition démocratique, se sont heurtés à la réalité d’un système politique profondément ancré dans ses pratiques autoritaires et soutenu par une élite qui n’a aucun intérêt à voir émerger un véritable État de droit.

Les divisions au sein de la société algérienne, exacerbées par des décennies de manipulation politique et de discours clivants, rendent également difficile l’émergence d’un mouvement unifié capable de porter des revendications démocratiques. Dans ce contexte, les perspectives d’un changement de régime apparaissent lointaines, d’autant que le pouvoir algérien peut compter sur le soutien, ou du moins la complaisance, de nombreux acteurs internationaux, attirés par les opportunités économiques offertes par le pays, notamment dans le secteur énergétique. Pourtant, malgré ces défis, Boualem Sansal refuse de céder au pessimisme. Nous espérons avec lui que l’histoire n’est jamais écrite d’avance, et les régimes autoritaires, aussi solides qu’ils paraissent, finissent toujours par s’effondrer sous le poids de leurs propres contradictions. Son combat, comme celui de nombreux autres opposants algériens, reste donc celui de la persévérance : continuer à écrire, à penser et à résister, même dans l’adversité, pour préparer le terrain à un avenir meilleur.

La France face à ses responsabilités

La libération de Boualem Sansal ne doit pas faire oublier la gravité de la situation en Algérie. Tant que le régime continuera à emprisonner ses opposants, à museler la presse et à instrumentaliser l’histoire à des fins politiques, le pays restera prisonnier d’un cycle de répression et d’immobilisme. La France, de son côté, doit tirer les leçons de cette crise et repenser sa relation avec l’Algérie, en évitant les pièges de la surenchère mémorielle et en privilégiant un dialogue exigeant, centré sur les enjeux concrets plutôt que sur les symboles. La libération de Christophe Gleizes est une étape incontournable et elle est loin d’être acquise, mais elle ne saurait suffire à elle seule à résoudre les différends profonds qui opposent les deux pays.

Pour l’Algérie, la véritable question reste celle de son avenir : un pays riche de sa jeunesse, de sa culture et de son histoire peut-il continuer à se contenter d’un régime autoritaire, ou parviendra-t-il enfin à embrasser la voie de la démocratie ? La réponse à cette question dépend en grande partie des Algériens eux-mêmes, mais aussi de la volonté de la communauté internationale à ne plus fermer les yeux sur les exactions d’un régime qui, malgré ses discours, reste profondément anti-démocratique et oppressif.

Frédéric Faravel

Élevage français : l’État organise-t-il le sacrifice de nos paysans ?

Alors que nos campagnes s’enfoncent dans une crise sanitaire et sociale sans précédent, le silence de l’administration et l’application rigide, parfois absurde, des normes européennes dessinent une trajectoire mortifère pour l’agriculture française. Entre abattages massifs d’animaux sains et compensations dérisoires, il ne s’agit plus seulement de gestion de crise, mais d’un choix de nature à compromettre des éleveurs français et européens confrontés à une concurrence déloyale.

L’absurdité érigée en système

Imaginez un éleveur qui, pour une seule bête déclarée positive sur un troupeau de deux cents, voit des années de son travail envoyées directement à l’équarrissage. Ce n’est pas une fiction, c’est la réalité brutale imposée par le classement de la maladie en « Catégorie A ».

Sous prétexte d’une éradication immédiate imposée par Bruxelles, on choisit le vide sanitaire plutôt que la vie. Pourtant, des solutions existent. En 1992, l’île de la Réunion avait vaincu l’épizootie par une méthode simple et éprouvée : la vaccination généralisée. Pourquoi ce qui était possible il y a trente ans semble aujourd’hui hors de portée d’une technocratie aveuglée par ses propres règlements ?

Le piège financier : une double peine pour les éleveurs

On nous parle d’indemnisation. La réalité est une insulte au monde paysan. Quand l’État verse 2 500 € pour une vache limousine au prix de la viande, l’éleveur doit en débourser 3 650 € pour racheter une reproductrice de qualité équivalente. Ajoutez à cela la taxation de ces indemnités au titre du « revenu exceptionnel », et vous obtenez un gouffre financier de plus de 80 000 € pour un troupeau moyen.

C’est une condamnation à mort économique. L’éleveur qui perd son troupeau ne perd pas seulement son outil de travail ; il perd son revenu, son identité, et se retrouve seul face à ses dettes. Sans une révision immédiate du mode de calcul de l’indemnité et son exonération fiscale, l’État expose les éleveurs à la liquidation.

Souveraineté alimentaire ou « faux steaks » ?

Derrière ces abattages en série et ces protocoles rigides, une question plus vaste se pose : quelle assiette voulons-nous pour demain ?

Pendant qu’on détruit nos cheptels sous des prétextes administratifs, les promoteurs de la « Food Tech », soutenus par les grands capitaux, se frottent les mains. Demain, faute d’éleveurs courageux pour continuer le métier, serons-nous condamnés à consommer des steaks de synthèse sortis d’usines ou de la viande brésilienne dopée aux hormones et transportée sur des milliers de kilomètres ? Le coût écologique et sanitaire d’un tel renoncement serait désastreux.

L’heure du courage politique

Le gouvernement doit cesser de se cacher derrière les directives européennes. Nous demandons :

  1. La vaccination totale et immédiate sur l’ensemble du territoire. C’est la seule arme efficace pour protéger le cheptel et garantir les exportations vers nos voisins italiens et espagnols, qui sont d’ailleurs demandeurs.
  2. Le déclassement de la maladie de la catégorie A vers la catégorie B, pour mettre fin à l’obligation d’abattage total.
  3. Une indemnisation à la valeur de remplacement, et non à la valeur bouchère, pour permettre la survie des exploitations.
  4. Une offensive diplomatique pour renégocier les accords commerciaux et permettre l’exportation des animaux vaccinés ou testés négatifs.

Nos éleveurs ne demandent pas l’aumône, ils demandent le droit de travailler et de nourrir la France avec dignité. Laisser disparaître nos élevages, c’est laisser disparaître une part de notre âme et de notre indépendance. Il est temps que la politique reprenne ses droits sur la technique.

Protégeons nos élevages. Soutenons nos agriculteurs. Défendons notre souveraineté alimentaire !

Karine Mazot et Laurent Miermont

« Chaque voix compte »: veut-on sacrifier l’agriculture française ? Emmanuel Maurel sur LCP-AN

Emmanuel Maurel, député et animateur national de la Gauche Républicaine et Socialiste, était l’invité jeudi 18 décembre 2025 à 20 heures de l’émission de LCP-AN « Chaque voix compte ». Accusant Ursula von der Leyen « d’outrepasser ses pouvoirs » sur le Mercosur, il a rappelé que l’inquiétude est légitime sur le plan économique et sur le plan sanitaire. Cet accord fonde une concurrence déloyale, qui empêche nos producteurs de lutter. Il faut récuser cet accord.

La gauche est-elle condamnée à faire 30% des voix ?

Le samedi 11 octobre 2025, la Gauche Républicaine et Socialiste organisait ses journées de rentrée. Le premier des débats de l’après-midi était consacré au thème : La gauche est-elle condamnée à faire 30% des voix ? avec
Vincent Jarrousseau, photojournaliste, documentariste et réalisateur
Renaud Large, Fondation Jean-Jaurès, rédacteur du rapport sur la « troisième gauche »
Corinne Narassiguin, sénatrice, secrétaire nationale du PS
David Cayla, économiste et essayiste, Maître de conférences à l’université d’Angers, responsable de la GRS
Le débat était animé par Damien Vandembroucq, membre du collectif de direction national de la GRS.

À propos du budget de la Sécu, adopté le 9 décembre 2025

Nous reproduisons ci-dessous le texte qu’Emmanuel Maurel, député et animateur national de la Gauche Républicaine et Socialiste, a publié avant-hier pour expliquer le vote du projet de loi de financement de la sécurité sociale. Il ne s’agit pas que d’une prise en compte des contraintes de la situation politique, mais de sanctionner les gains importants obtenus dans le débat parlementaire. Après le rejet du texte par le sénat le 12 décembre, l’Assemblée Nationale aura le dernier mot mardi 16 décembre 2025 ; à elle de dire, si finalement c’est « tout ou rien » ou si elle confirme son vote du 9.

J’envie les collègues parlementaires qui n’ont que des certitudes. C’est toujours inconfortable de voir ses convictions (et les miennes n’ont pas beaucoup varié au fil du temps) percutées par des doutes que font naître les circonstances.

Car les circonstances sont particulières. Une Assemblée Nationale sans majorité, un patronat déchaîné, un « bloc central » qui se délite, un gouvernement minoritaire et sans légitimité populaire, et trop de personnalités qui croient en leur destin et communient dans un présidentialisme que parfois ils font mine de regretter.

Dans le cas de figure exceptionnel que nous vivons, nos réflexes d’hier (par exemple le fameux « quand on est dans l’opposition, on s’oppose » que nos maîtres nous ont répété à l’envi) sont forcément perturbés.

Et c’est le cas au moment du vote du budget de la Sécurité Sociale.

Je passe sur ceux qui considèrent que c’est forcément « tout ou rien ». Quand on est minoritaire, », c’est toujours rien. Or si la gauche est arrivée en tête du deuxième tour des législatives de juillet 2024, elle ne représente qu’un gros tiers de l’Assemblée. C’est malheureux mais c’est ainsi. Et la représentation nationale est à l’image du peuple qui l’a élue : traversée par des contradictions, des aspirations diverses et souvent antagonistes, des colères et de rêves, des conservatismes et des petitesses.

Il faut faire avec. Et donc, souvent, essayer de « voter en conscience », dans un arbitrage constant entre responsabilité et conviction, et avec le seul souci de l’intérêt général.

Alors, en conscience, j’ai regardé le texte du PLFSS (le budget de la Sécu). Le Sénat avait durci un peu plus la copie du gouvernement qui elle-même reprenait beaucoup de celle de Bayrou, la suppression des jours fériés en moins.

Il a fallu revenir sur un certain nombre d’ « horreurs » et nous l’avons fait. Il n’y aura ni gel des pensions, ni gel des prestations sociales, ni doublement des franchises médicales. Il n’y aura pas la taxation des tickets resto ou la diminution du salaire net des apprentis. Il y aura, côté recettes, une légère (et insuffisante) augmentation de la CSG sur le capital. Il y aura, comme la gauche le demande depuis longtemps, le remboursement par l’Etat à la Sécu d’une partie des exonérations de cotisations sociales.

Restait la question épineuse de « l’ONDAM », c’est à dire le niveau des dépenses de santé, et notamment des moyens pour l’hôpital. Elle était de 1,6% dans la version initiale. Puis de 2% à l’issue d’une première étape. Juste avant le vote, nous avons finalement obtenu une augmentation de 3%. Dont 4 milliards de plus pour l’hôpital. On peut juger que c’est insuffisant. Je le pense en effet. Mais c’est bien mieux que ce que les partisans de l’austérité voulaient (c’est d’ailleurs là-dessus que la droite avait concentré ses critiques) nous imposer.

Et puis il y a la fameuse suspension de la réforme (ou décalage) des retraites. Certains ont moqué cette mesure. Je l’ai prise au sérieux et l’ai votée dès la première lecture. Parce qu’elle doit être valorisée comme une première victoire pour la gauche qui a toujours contesté, et avec elle des millions de Français, une réforme brutale et injuste. Nous n’avons pas réparé la blessure démocratique, qui est béante. Mais nous avons mis le pied dans la porte, et il ne faut pas dénigrer ce genre d’avancée. Des centaines de milliers de nos compatriotes partiront plus tôt à la retraite. Ce n’est pas rien.

Alors, bien sûr, ce n’est ni un budget idéal, ni le budget tel que nous voudrions qu’il soit, ni même, un « budget de gauche ». Mais nous avons contrecarré l’offensive de la droite et du patronat qui voulaient imposer à la Sécu une cure d’austérité et qui rêve toujours de la privatiser. Nous avons préservé l’essentiel pour les gens.

Le vote « pour » n’allait pas de soi. Nous sommes dans l’opposition à un gouvernement qui n’existe que par l’intransigeance du président de la République. Valider un compromis, même substantiellement amendé par nous au terme d’un long débat parlementaire, est un choix politique risqué. C’est prêter le flanc aux attaques caricaturales, aux indignations outrées et aux procès en trahison qui ne manqueront pas de fleurir. Mais soyons sérieux : je ne deviens pas macroniste en votant la même chose qu’un macroniste, pas plus qu’on ne devient lepéniste en votant la même chose que le RN. Et je n’ai pas plus envie de « sauver Lecornu » qu’hier Barnier ou Bayrou, contre qui j’ai voté toutes les motions de censure.

Mais il faut bien se poser la question des alternatives. Voter contre, refuser le budget de la sécurité sociale, et puis quoi? Attendre que les adultes du Sénat calment l’impétuosité et l’ardeur des adolescents de l’Assemblée? Parier que la Sécu (et les assurés sociaux qui en bénéficient) ira mieux sans budget qu’avec? Attendre qu’advienne le miracle d’un « bon budget » validé par une majorité alternative qui n’existe pas? Jouer la dissolution en espérant que les élections accoucheront d’une majorité progressiste nette et incontestable?

Toutes ces questions, comme nombre de mes collègues, je me les suis posées pendant ces dernières semaines. Je comprends celles et ceux qui, à gauche, ont opté pour une autre décision. Pour ma part, j’ai conclu qu’il valait mieux voter pour un budget de compromis, en faisant le pari que les électeurs comprendraient les raisons qui me conduisent à ce choix.

Emmanuel Maurel

Énergie : tirer les véritables enseignements du « black-out » ibérique

Après plusieurs mois de recul, il est utile aujourd’hui de revenir un incident intervenu en avril 2025 mais sans précédent depuis plusieurs décennies en Europe, le « black-out » électrique qui avait plongé la quasi-totalité de la péninsule ibérique dans le noir pendant de longues heures. Non seulement cette immense panne de courant généralisée fut un événement dont les Européens n’avaient plus l’habitude, mais elle fut également marquante pour avoir eu des conséquences en série, notamment une paralysie quasi complète des transports et des activités.

La faute en avait été imputée sur le coup (drame de la stupidité réactive de l’information en continue) par beaucoup aux énergies renouvelables.

Depuis, deux rapports officiels ont rendu des conclusions partielles sur cette panne gigantesque : celui des autorités espagnoles, puis celui de l’ENTSO-E le réseau européen des opérateurs de réseaux de transport d’électricité, qui permettent d’y voir plus clair sur le déroulement de ce black-out et de savoir milliseconde par milliseconde comment s’est déroulé l’effondrement en cascade du réseau ibérique.

Reste un problème non résolu, car on n’a pas encore identifié la ou les causes qui en sont à l’origine.

Rappel des faits

Ce qui a clairement été établi, c’est que, plusieurs heures avant l’écran noir constaté à 12h23 le 28 avril dernier, le réseau espagnol a commencé à montrer des oscillations de tension anormale, d’abord dans les marges acceptables entre 10h30 et midi, qui ont pu être amorties avec des procédures standards. Mais ces oscillations sont devenues de plus en plus importantes, autour de 12h19. À partir de là, plusieurs équipements de production électrique ont commencé à se déconnecter de manière précoce du réseau pour se protéger, déclenchant une plus grande amplifications des oscillations hors des niveaux de tension acceptable, cette fois-ci, jusqu’à culminer à 12h32.

À ce moment, un grand nombre de centrales se déconnectent, des pertes de production et des hausses de tension se produisent que le réseau n’arrive plus à gérer, au point de ne plus pouvoir maintenir sa fréquence nominale à 50 Hz. À partir de là, tout s’effondre. La France et le Maroc coupe l’interconnexion de leurs réseaux et c’est le black-out à 12h33.

Très vite dans toute l’Europe, on a entendu, en France en particulier, des experts proches de l’industrie nucléaire expliquer que l’incident était imputables énergies renouvelables. En effet, à ce moment-là, en Espagne en particulier, les deux tiers du mix énergétique était assuré par du photovoltaïque ou de l’éolien. Or les rapports récents ont démontré que les centrales éoliennes et solaires avaient tenu plus longtemps que les centrales thermiques, qu’elle avait plutôt joué un rôle de stabilisateur du réseau au lieu d’accélérer sa chute.

Les innovations issues du renouvelable

Au regard de la façon dont le débat a été posé dans les médias fin avril, la question de l’intégration de ces renouvelables dans les réseaux électriques européens doit être traitée. Si la cascade de surtension dans le réseau ce jour-là n’a pas pu être enrayée, c’est sans doute en partie parce que les opérateurs réseaux en Espagne et au Portugal utilisent des procédures « à l’ancienne », qui ne tiennent pas compte des dernières évolutions basée sur un pilotage plus fin et intégré d’un des composants-clé des centrales photovoltaïques et éoliennes, les onduleurs.

Ces appareils représentent une révolution copernicienne dans le système électrique, avec énormément de fonctionnalités, autorisant une plus grande flexibilité, car ils permettent de transformer le courant continu produit par les énergies renouvelables en courant alternatif compatible avec le réseau, mais ils peuvent aussi être adaptés pour devenir le coeur même du réseau électrique. C’est qu’on appelle « l’électronique de puissance ». Or ces possibilités offertes par les onduleurs des énergies renouvelables ont été insuffisamment prises en compte par le réseau.

Les législations européennes n’autorisent toujours pas les gestionnaires de réseau à utiliser pleinement ces fonctionnalités. Les Espagnols en ont subi les frais à leurs dépens. Aussi presque immédiatement après le black-out, le réseau électrique espagnol a autorisé des énergies renouvelable à fournir ce qu’on appelle le réglage dynamique de la tension, donc à utiliser une fonctionnalité qui est native dans tous les onduleurs et qui est une aide au réseau. Voilà qui est très révélateur de la prise de conscience par les Espagnols des possibilités de « l’électronique de puissance », après le black-out.

La résilience par la complémentarité

Cette évolution semble démontrer que l’on peut réfléchir à une architecture plus subtile de nos réseaux électriques, en mettant les énergies renouvelables et leur potentiel de régulation au service de ceux-ci plutôt qu’à la marge. C’est tout l’enjeu, un des leçons qui seront tirées, ou non, de ce black-out ibérique du mois d’avril. Le rapport d’enquête final du gouvernement espagnol doit être rendu courant 2026.

Le « black out » de la péninsule ibérique rappelle que nous sommes, en France comme ailleurs, très dépendants à l’électricité : cette dépendance à notre système électrique va être croissante. À l’heure actuelle, environ un quart de nos besoins énergétiques est couvert par de l’électricité. Si l’on se projette au milieu du siècle, il faudra couvrir à peu près 60%, avec les véhicules électriques, les pompes à chaleur, les électrolyseurs, les data centers, etc. Il faut se préparer à ce monde, notamment en investissant dans les réseaux.

Les conclusions des premiers rapports espagnols et européens démontrent au demeurant qu’il n’est pas bon d’opposer les sources d’énergie électrique décarbonnées entre elles. Si nous voulons définitivement sortir de la société des hydrocarbures, il faudra penser l’articulation et la complémentarité entre nucléaire et énergies renouvelables, ces dernières pouvant apporter des atouts en termes de fonctionnalité qui compensent les risques liées à leur intermittence.

Frédéric Faravel

Excédents : « Les élites allemandes ont scié la branche de leur prospérité »

Dans une tribune publiée dans Marianne le 5 décembre 2025 et qui reprend l’essentiel d’un précédent article publié sur son blog, Mathieu Pouydesseau , directeur général d’une société de conseil en transformation numérique et intelligence artificielle, analyse la faiblesse de l’investissement en Allemagne et ses conséquences pour l’Europe.

Qu’a fait l’Allemagne de ses surplus commerciaux ? En fait, la réponse s’énonce assez simplement : l’Allemagne n’a pas su orienter les excédents commerciaux vers l’économie du pays, préférant thésauriser ou investir à l’international.
Elle s’est privée d’un outil pour orienter les excédents commerciaux vers l’économie du pays en établissant une contrainte budgétaire. En inscrivant l’interdiction pour l’État de recourir à l’endettement public dans la Constitution, la règle d’or a empêché la puissance publique de mobiliser l’épargne accumulée sous la forme d’émission de dette publique ou d’impôts. Il y a une sorte d’aveuglement collectif, en France et en Allemagne, sur cette question. La presse en parle peu, le politique encore moins. C’est un phénomène cognitif qu’on observe par exemple en jouant aux échecs : deux joueurs – même des grands maîtres – subissent un aveuglement réciproque sur une position, ne voyant pas un thème évident aux spectateurs, et commettent de concert une série de gaffes.

Les excédents commerciaux allemands représentent quand même 180 milliards d’euros par an entre 2009 et 2021, et encore 120 milliards par an depuis, soit un stock accumulé de 2 400 milliards d’euros. Ce sujet émerge lentement dans la littérature scientifique anglo-saxonne et germanophone. De plus en plus d’économistes s’interrogent : « Est-ce que le problème le plus urgent en Europe, ce n’est pas de forcer l’Allemagne à plus consommer et investir, à plus s’endetter ? » Les orthodoxes ordolibéraux allemands rétorquent que « leurs » excédents n’ont pas vocation à financer « des pays vivant au-dessus de leurs moyens ».

Mais quid de l’investissement trop faible de ce côté du Rhin ? L’élection de février dernier naît d’ailleurs d’une crise au sein du gouvernement précédent sur cette question. L’opposition de l’époque, menée alors par la droite (CDU), avait fait révoquer par le Conseil d’État un projet de relance par l’investissement de 60 milliards d’euros, au nom de la règle d’or. Les libéraux du FDP, alliés au gouvernement, ont empêché toute politique de relance voulue par le SPD (sociaux-démocrates) et les Verts, voulant encore et toujours de l’austérité. L’échec du gouvernement Olaf Scholz (2021-2024) avait entraîné une dissolution et des élections législatives anticipées.

Le nouveau chancelier Friedrich Merz, venu de la CDU, fait alors voter comme première action la fin de la règle d’or dans la Constitution. C’est lui qui avait obtenu du Conseil d’État allemand la condamnation comme inconstitutionnelle du plan d’investissement d’Olaf Scholz. Mais la situation économique se dégrade. En 2025, l’Allemagne est pour la troisième année consécutive en récession. En base 100 en 2025, l’Allemagne est le pire pays de l’OCDE en croissance et en désindustrialisation. Les années fastes (2010-2019) ont été complètement effacées entre 2020 et 2025. Le budget voté le 28 novembre prévoit ainsi 180 milliards d’euros de dette publique pour relancer l’économie. Les manœuvres politiciennes ont fait perdre trois ans ! Et la France ? Elle semble ne pas le comprendre et elle continue de vouloir faire un modèle de l’Allemagne.

Appauvrissement de la population

Alors que s’est-il passé avec l’argent des excédents commerciaux ? En tant qu’économie nationale, l’excédent commercial est le signe d’une surproduction ou d’un maintien artificiel de la demande intérieure à un niveau inférieur à la production nationale de richesse. Si une économie nationale produit et échange à la hauteur des capacités de production et de consommation ses habitants, son commerce extérieur est en équilibre.

L’excédent signifie que la nation ne consomme pas à la hauteur de sa production de richesse. Le déficit signifie qu’une nation consomme plus que la valeur de sa production de richesses. Une économie nationale peut être un temps en excédent, et normalement le revenu tiré du commerce est transmis à la demande intérieure sous forme d’investissement et/ou d’augmentation du revenu des ménages, entraînant une hausse des importations et un rééquilibrage de la balance commerciale. Lorsque l’excédent commercial n’est pas transmis à l’économie nationale sous la forme de revenus plus élevés ou d’investissement, c’est de l’épargne qui s’accumule.

La théorie économique orthodoxe considère que l’épargne est automatiquement de l’investissement. L’épargne est prêtée sous forme de titre de dette à l’investisseur. L’économiste Keynes avait mis en lumière les effets de trappes à liquidités où l’épargne n’est pas utilisée. Une politique planiste utilisant la dette publique et l’impôt pouvait être nécessaire pour réorienter l’épargne. C’est le modèle occidental des années 1949-1973. C’est aussi le modèle chinois contemporain.

Enfin, dans une économie nationale où la demande intérieure est ainsi poussée à la baisse, les classes sociales qui ont de l’épargne vont financer la consommation d’autres nations, et immobiliser le capital accumulé sous forme de patrimoine immobilier ou de liquidité non employée. La population qui dépend des salaires va s’appauvrir et connaître des difficultés pour se loger. C’est le cas de l’Europe actuelle.

Politique déflationniste intérieure

Entre 2010 et 2023, le volume d’investissement de l’Allemagne en Europe a stagné au niveau de 2010 alors que l’épargne progressait de manière exponentielle.
Les excédents commerciaux ont financé les investissements et la consommation en Asie, en Chine, en Turquie, en Russie jusqu’en 2022, aux États-Unis depuis la fin de la pandémie de Covid-19.
Or, l’Allemagne est, d’après plusieurs études, un très mauvais investisseur international : sur la période qui va de 1990 à 2023, ses investissements ont eu les pires rendements des pays de l’OCDE.

La politique déflationniste intérieure nécessitait par exemple de maintenir des taux bancaires négatifs, rendant l’investissement dans le pays moins rémunérateur, et de favoriser la rémunération du capital contre celle du travail – d’où l’enjeu des travailleurs pauvres maintenus dans cette situation par la contrainte légale via les réformes Hartz 4. La peur était que l’Allemagne augmente ses importations plus vite que ses exportations ou génère une inflation par la demande intérieure. Résultat de ce calcul : l’industrie a manqué les moments décisifs pour investir et se fait dépasser par les pays où les Allemands ont massivement investi, notamment la Chine.

Mathieu Pouydesseau

Pour la libération immédiate de Christophe Gleizes, journaliste français condamné en Algérie

communiqué de presse de la Gauche Républicaine et Socialiste – vendredi 5 décembre 2025

La Gauche Républicaine et Socialiste exprime sa plus vive indignation face à la confirmation, ce 3 décembre 2025, de la condamnation à sept ans de prison ferme du journaliste français Christophe Gleizes par la Cour d’appel de Tizi Ouzou, en Algérie. Accusé d’« apologie du terrorisme » pour avoir simplement exercé son métier de journaliste sportif, Christophe Gleizes est aujourd’hui le seul journaliste français incarcéré à l’étranger, dans des conditions qui soulèvent de graves questions sur le respect des droits fondamentaux et de la liberté de la presse.

Christophe Gleizes, collaborateur des magazines So Foot et Society, s’était rendu en Algérie en mai 2024 pour réaliser un reportage sur le club de football de la Jeunesse sportive de Kabylie. Son arrestation, sa condamnation en première instance, puis la confirmation de sa peine en appel, reposent sur des accusations contestées et un dossier jugé « vide » par ses avocats. La justice algérienne lui reproche des contacts avec des personnes liées au Mouvement pour l’Autodétermination de la Kabylie (MAK), classé organisation terroriste en Algérie, alors même que ces échanges s’inscrivaient dans le cadre de son travail journalistique. Comme l’a souligné Reporters sans frontières (RSF), Christophe Gleizes « n’a rien à faire en prison : il n’est coupable que d’avoir exercé son métier de journaliste sportif et d’aimer le football algérien ».

La Gauche Républicaine et Socialiste se joint à la famille de Christophe Gleizes, à RSF, aux syndicats de journalistes et à l’ensemble de la communauté internationale pour exiger sa libération immédiate. Nous soutenons pleinement l’appel à une grâce présidentielle, seule issue possible pour mettre fin à cette injustice et permettre à Christophe Gleizes de retrouver ses proches et sa liberté et nous appelons le gouvernement français à redoubler d’efforts diplomatiques pour obtenir sa libération.

Nous appelons également le gouvernement français à redoubler d’efforts diplomatiques pour obtenir la libération de Christophe Gleizes, dans le respect des engagements de la France en matière de protection des journalistes et des Droits de l’Homme.

Libérez Christophe Gleizes !

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