Budget : est-il tenable de ne pas augmenter les impôts ? “C’est un choix irrationnel” – David Cayla, dans La Croix

Face à la dégradation des comptes publics, le ministre de l’économie et des finances Bruno Le Maire a annoncé, dimanche soir, des économies à hauteur de 10 milliards d’euros sur le budget de l’État. Il a en revanche explicitement écarté toute hausse d’impôt. David Cayla, économiste, décrypte dans La Croix.

propos recueillis par Laurent de Boissieu et Janice Bouhuon, publié dans La Croix le 19 février 2024

C’est un des tabous du macronisme : les impôts ne peuvent que baisser, jamais augmenter. Emmanuel Macron fera donc sans doute tout pour éviter une hausse des impôts. Mais à quel prix ?

Ne pas augmenter les impôts est un choix irrationnel, qui ne peut s’expliquer que par l’idéologie ou par un souci d’image dans l’opinion publique. D’un côté on promet deux milliards de baisses d’impôts pour les ménages, de l’autre on engage dix milliards de diminutions des dépenses publiques.

C’est un en même temps incohérent. Le principe de baisser les dépenses publiques peut relever d’un choix gouvernemental assumé de remettre en cause telle ou telle politique publique. On le voit sur le Compte personnel de formation (CPF) ou sur le dispositif « Ma Prime Rénov’ ». Ce pourrait judicieusement être le cas, selon moi, sur le crédit d’impôt recherche ou des aides à l’apprentissage, qui ont explosé depuis qu’Emmanuel Macron a été élu à l’Élysée.

Mais le choix d’un coup de rabot sur l’ensemble des dépenses de l’État est en réalité un non-choix inquiétant. Il aura des conséquences désastreuses sur des services publics qui ont déjà du mal à fonctionner : l’hôpital, l’éducation nationale et l’université ou encore la justice. Il s’agit de dépenses publiques directement utiles aux Français.

Autre inquiétude : ce coup de rabot d’ensemble révèle l’impréparation du gouvernement, visiblement surpris par une érosion de la croissance pourtant annoncée depuis longtemps. Il est d’ailleurs étonnant que l’annonce en ait été faite par le ministre de l’économie, Bruno Le Maire, et non par le chef du gouvernement, Gabriel Attal.

Dans une conjoncture difficile, agir sur la fiscalité est pourtant bien plus pertinent que d’agir sur les dépenses publiques. Les économistes ont montré que dix milliards de dépenses publiques ont plus d’effet que la même somme restituée fiscalement. Ainsi, baisser les dépenses publiques de dix milliards représente une perte nette de recette dans l’économie réelle, ce qui risque d’approfondir la récession dans un processus sans fin.

À l’inverse, augmenter les impôts c’est prélever de l’argent dont une partie n’aurait pas irrigué l’économie française, qu’il s’agisse de l’imposition des entreprises (dont les dividendes profitent souvent à des actionnaires à l’étranger) ou des hauts revenus (dont une grande partie est épargnée sous forme de placement financiers ou immobiliers). Bref, en politique économique il faut faire des choix.

C’est pourquoi la comparaison entre l’État et un ménage ne tient pas. D’une part, l’État est un acteur macroéconomique, ce qui signifie que ses décisions ont un impact sur l’ensemble de l’économie. D’autre part, contrairement à un ménage, l’État peut décider de ses recettes… à travers justement les prélèvements obligatoires.

Décréter comme Emmanuel Macron qu’il ne faut pas augmenter les impôts, c’est-à-dire que l’État ne peut pas décider de ses recettes, ne relève que d’un choix politique, et non d’une contrainte économique.

Emmanuel Maurel pour les vœux 2024 de la GRS : “On entreprend, on persévère, ne nous interdisons pas d’espérer !”

Lundi 22 janvier 2024 en début de soirée, la Gauche Républicaine et Socialiste organisait ses Vœux pour l’année 2024 qui commence dans ses locaux nationaux du 3 avenue de Corbera à Paris.

Dans une salle comble, Emmanuel Maurel a appelé à la mobilisation pour engager la contre-offensive politique : soyons lucides sur le monde et l’Europe tels qu’ils vont, rendons aux Français leur République sociale… tout cela nous aurons l’occasion de le défendre lors des prochaines élections européennes avec la liste “Reprendre la main en France et en Europe”.

Merci aux camarades de la Fédération de la Gauche Républicaine et du Parti Communiste Français (Christian Picquet et Pierre Lacaze), et à Isabelle Amaglio-Térisse, co-présidente de Les Radicaux de Gauche – LRDG pour leur présence amicale.

Défaillance d’entreprises : 2023 une année cauchemardesque pour les 243 000 salariés dont l’emploi a été menacé ou supprimé

Pendant la crise sanitaire, le « quoi qu’il en coûte » avaient mis « sous cloche » les difficultés des entreprises grâce aux aides publiques massives à l’activité économique – les années 2020 et 2021 avaient été comme des « années blanches » sans quasiment pas ou peu de faillites.

Mais malheureusement les difficultés sont revenues en 2022 avec une première remontée conséquente des défaillances : +49% de défaillances enregistrées, selon les données d’Altares publiées récemment.

L’année 2023 a confirmé et même amplifié le mouvement, c’est une année cauchemardesque puisque pas moins de 57 529 défaillances d’entreprises (en hausse de 36 %) ont été enregistrées. Une aggravation accélérée en fin d’année puisque notre pays a recensé l’un des pires 4ème trimestre de son histoire pour cet indicateur des défaillances (16 820 défaillances) ce qui ne s’était pas vu depuis les années 2012 – 2013.

Seule la période de récession de 1992 – 1993 avait amené la France à des seuils comparables pour un dernier trimestre. Altarès relève que « bien au-delà des « rattrapages » post Covid, les défaillances liées à la conjoncture ultra tendue s’accélèrent ».

L’augmentation des défauts de gros employeurs menace davantage d’emplois : 243 000 emplois ont été menacés en 2023, quasi 100 000 de plus sur un an

L’augmentation des défaillances est particulièrement forte chez les PME de plus de 100 salariés. 171 ont défailli en 2023 contre 95 en 2022 soit une envolée de + 80 % sur un an. Ce volume de défauts n’avait plus été approché depuis 2014 ; année qui comptait alors 185 grosses PME.

Les PME de 50 à 99 salariés présentent une évolution bien moindre (+30 %) mais avec 249 défaillances, nous nous rapprochons pour elles aussi du référentiel de 2014 (266). Mais c’est pour les plus petites PME, de moins de 50 salariés, que la sinistralité est la plus lourde. 4319 sociétés de 10 à 49 salariés ont défailli en 2023 (+43 %), soit un nombre qui approche les 4400 de 2009.

Si les TPE (moins de 20 salariés) concentrent l’essentiel (92%) des jugements, l’accélération des difficultés des PME fait fortement augmenter le nombre des emplois menacés, passant de 143 500 en 2022 à 243 000 emplois directs qui sont ou ont été menacés en 2023. Le secteur de la construction concentre à lui seul 24% des faillites. Les agences immobilières enregistrent la pire tendance (avec +116,7% pour 910 entreprises), en lien avec le ralentissement des mutations (en partie consécutives au resserrement du crédit).

Par ailleurs, le groupe bancaire BPCE a chiffré jeudi 18 janvier 2024 à 240 000 le nombre d’emplois menacés, soit un tiers de plus qu’en 2019 et un niveau inédit depuis au moins 2016, date à laquelle la BPCE a établi sa méthodologie de calcul, à partir des données des tribunaux de commerce.

Panorama des défaillances d’entreprises par secteur

Chute brutale dans la construction et l’immobilier

Le secteur de la construction concentre 24% des faillites et compte désormais plus de 14 000 défauts dont près de 11 000 dans les seules activités du bâtiment. 14 112 entrepreneurs ont obtenu l’ouverture d’une procédure, c’est 40,7% de plus sur un an. 10 990 se situaient dans le gros œuvre (4 140, +44,1%) et le second œuvre (6 850, +38,9%). La maçonnerie générale (2 779, +50,5%) et les travaux d’installation électrique (1 161, +48,3%) sont les plus impactés.

Les travaux publics affichent globalement une hausse un peu moins forte (720, +31,1%) mais les travaux de terrassement courants dérapent de 41,2% (391 défauts). Les agences immobilières enregistrent la pire tendance (910, +116,7%).

Une année où le commerce dévisse

Nous vous conseillons de vous reporter à notre article du 2 janvier dernier : “2023, année funeste pour la distribution et le prêt-à-porter“.

Le commerce dépasse les 12 400 défauts mais contient la hausse (31,76%) sous la moyenne générale (+35,8%). Les tendances sont plus sévères dans le commerce de détail d’habillement (1 130, 51,3%). Le bricolage & équipement du foyer semble mieux résister (928, +39,8%) en dépit des tensions relevées dans le meuble (278, +59,8%). Le commerce de gros résiste un peu mieux (2 404 ; +28,4%) sauf dans le textile-habillement dont le nombre de défauts (188) explose de plus de 74%.

Cote d’alerte dans les services

Dans les services aux entreprises (7 561), la hausse des défaillances (+36,1%) est en ligne avec la tendance générale. Si le nettoyage de bâtiments (765, +52,1%) reste mal orienté, les activités de conseil en communication et gestion accusent des évolutions également sévères (1 269, +44,2%), notamment en relations publiques (213, +57,8%). Les agences de publicité ne sont pas mieux loties (311 défauts, +58,7%).

Dans les activités d’information et communication, les hausses sont voisines de 70% dans l’édition de livres ou la production de programmes pour la télévision. Mais c’est dans les télécommunications (installation de lignes et gestion de réseaux) que les chiffres s’affolent avec une hausse de 155 % pour 79 défauts d’entreprises.

Pour les services aux particuliers, les tendances sont moins lourdes que pour les trimestres précédents, toutefois, la hausse est encore rapide pour les coiffeurs (1 161, 43%) qui sont probablement à un plus haut historique et les salons de beauté (614, 42,5%). A noter la belle résistance des activités d’entretien corporel (saunas, bien-être, instituts d’amaigrissement …) dont le nombre de défauts diminue (159, -3,0%). Les pressings (109, -0,9%) sont également dans le vert.

La désindustrialisation n’est pas (encore ?) enrayée

L’industrie juste sous les 4 000 défauts semble un peu mieux résister (+29,2%), portée par les activités de manufacture (2 187, +23,6%) plus que par l’agroalimentaire (1 795, +36,6%). L’industrie manufacturière est toutefois fragilisée dans les activités de textile-habillement (225, +41,5%). Le secteur agroalimentaire est porté par la boulangerie qui, à elle seule, compte 1 099 défauts mais en augmentation limitée à +25,7%.

En revanche, la transformation et conservation de la viande de boucherie dérape très vite. L’activité enregistre 81 défaillances, un nombre au plus haut sur au moins dix ans, en hausse de 125%.

Inquiétude dans les transports

Plus de 2 300 transporteurs ont flanché en 2023 soit une hausse de 30,7%, inférieure certes à la moyenne générale. La tendance est cependant moins favorable pour le transport routier de marchandises qui compte plus de 1 500 défaillances (+39,7%). La situation s’est fortement dégradée en fin d’année avec une augmentation de 63% tirée par l’interurbain (+71%) plus que par le fret de proximité (+59%).

Situation contrastée dans la restauration

6 449 établissements de restauration ont défailli en 2023, c’est beaucoup mais le rythme ralentit fortement sur un an. Alors que le nombre de défaillances avait doublé en 2022, la hausse est désormais ramenée à +45%. La tendance est même inférieure à la moyenne générale pour la restauration traditionnelle (+35,3%) qui compte 3 347 défauts alors que la restauration rapide accuse une dégradation de +58,5% pour 2 832 établissements. Les débits de boissons (1 138, + 41,7%) présentent une tendance voisine de celle de la restauration. L’hébergement résiste mieux (380, +36,2%).

L’arbre cache la forêt pour l’agriculture

Le secteur se distingue très avantageusement avec une sinistralité contenue à « seulement » +7,1% (1 288 défauts) en 2023, après une hausse déjà limitée à 12% en 2022. Si les chiffres sont sévères pour la pêche en mer (35, +94%) et la culture de la vigne (130, +47,7%), la résistance agricole est observée dans de nombreuses activités, notamment dans l’élevage (461, -5,1%) en particulier de vaches laitières (54, -40 %), porcins (25,-3,8%) ou de chevaux et d’autres équidés (40, stable).

Les PGE pourront être rééchelonnés jusqu’au 31 décembre 2026

Depuis la crise sanitaire, un des outils mis en œuvre pour éviter un effondrement économique s’était transformé en épée de Damoclès. En effet, les Prêts Garantis par l’Etat (PGE), octroyés selon Bercy à hauteur de 107 milliards d’euros aux TPE/PME depuis 2020 pour maintenir à flot la trésorerie des entreprises pendant la crise sanitaire, ont aussi alourdi l’endettement de celles-ci.

Cet endettement massif n’est pas indifférent dans cette période d’augmentation importante des défaillances d’entreprises, car celles qui tombent aujourd’hui ne sont pas – contrairement à ce que raconte une partie de la droite – uniquement des « canards boiteux » maintenus artificiellement en vie par l’aubaine qu’auraient finalement représenté les dispositifs mis en œuvre pour répondre aux conséquences pratiques de la crise sanitaire ; un tel raisonnement tient plus de l’absurde que de la réalité. Aussi, pour « sauver certaines entreprises », Bruno Le Maire, ministre de l’Économie, a finalement annoncé la semaine dernière que les PGE pourront être rééchelonnés jusqu’au 31 décembre 2026.

Si plus de 50 milliards de crédits ont été intégralement remboursés, certaines entreprises ont du mal à rembourser leur PGE et peuvent faire appel à un dispositif de restructuration via la Médiation du crédit. Une disposition comparable avait déjà permis d’accompagner environ 560 entreprises en 2022 et 2023 en leur permettant d’étaler le PGE de deux à quatre années supplémentaires par rapport à l’échéancier initial, avec maintien de la garantie de l’État.

Nota : La défaillance d’entreprise correspond à l’ouverture d’une procédure de sauvegarde, redressement judiciaire ou liquidation judiciaire directe auprès d’un Tribunal de Commerce ou Judiciaire. Cela concerne aussi les ouvertures après résolution du plan de redressement. En revanche, les statistiques de défaillances ne considèrent ni les procédures amiables (mandat ad hoc ou conciliation) ni les suites d’ouverture (arrêt de plan ou conversion en liquidation).

Jean-François Dupland, animateur du pôle thématique “entreprises et réindustrialisation” de la GRS et de la FGR

Rappel de quelques propositions de la GRS

  • Augmenter les prélèvements sur les bénéfices distribués et baisse pour les bénéfices réinvestis et pour les entreprises (notamment les PME) produisant en France et particulièrement exposées à la concurrence internationale ;
  • Transformer des aides ou prêts aux entreprises en prise de capital (banques, Air France, etc.) ;
  • Permettre à la BPI de prendre des parts en capital, en particulier pour aider au démarrage de nouvelles activités ou développement et arrêter d’obliger que d’autres banques s’engagent pour soutenir le projet ;
  • Renforcer les capacités des collectivités locales, en particulier des régions, de pouvoir entrer au capital des entreprises ;
  • Relancer dès 2022 les 34 plans stratégiques abandonnés à l’automne 2014 par Emmanuel Macron ;
  • Organiser avec les partenaires sociaux des plans de filières pour préparer les mutations dans les secteurs existants (notamment en lien avec la transition écologique) et les relocalisations (en réorientant les aides publiques) ;
  • Créer un fonds d’accompagnement des reprises ou création d’entreprises par les salariés en particulier sous forme de coopératives (capital de portage transitoire, basculant progressivement vers l’actionnariat coopératif) ; interdire le départ des machines-outils si les salariés veulent reprendre l’activité ;
  • Lancer des grands plans d’investissements publics pour répondre à des besoins essentiels pour nos concitoyens, qu’ils concourent avec la qualité des services publics à la performance économique du pays, et qu’ils sont indispensables à la réussite de la transition écologique du pays…

Réindustrialisation, emploi : non seulement l’État peut mais l’État doit !

« Réveillez-vous ! » C’est ce qu’aurait dit Emmanuel Macron au patronat pour tenter d’en finir avec le chômage de masse et diminuer le taux actuel de chômage qui semble stagner aujourd’hui autour de 7,4 % (si on ne tient pas compte de toutes celles et tous ceux qui sont sortis des statistiques). On sait que le président de la République s’est engagé sur le retour au plein emploi avec une cible à 5 % de la population active.

Dans son discours, Emmanuel Macron affiche donc une forme de volontarisme puisque succéderait à l’adage mitterrandien de 1993 « contre le chômage, on a tout essayé » l’idée selon laquelle en 2023 il y aurait encore des choses à essayer malgré tout. Sauf qu’Emmanuel Macron déplace le problème et déplace l’action : quand il dit au patronat « réveillez-vous », il leur dit « moi j’ai fait mon job, j’ai précarisé les travailleurs, j’ai flexibilisé le marché du travail, j’ai pénalisé les chômeurs, c’est à vous de nous faire passer de 7,4 à 5 %. »

Sauf que dans tous les cas, la situation économique reste particulièrement instable. La Banque de France anticipe pour 2025 un taux de chômage à 7,8 %, avec un ralentissement économique lié notamment au durcissement de la politique monétaire mis en œuvre au prétexte de lutter contre l’inflation. Dans ces conditions, l’investissement est plus coûteux et si la politique de la BCE ne change pas, le Président se retrouvera vite impuissanté.

La faillite d’une politique inefficace

Mais le raisonnement d’Emmanuel Macron est fondé sur une erreur d’analyse et donc de mauvaises solutions. La facilitation des licenciements, l’indulgence accrue pour les écarts aux codes du travail, la flexilibisation du marché du travail, sont autant de stratégies entamées dans les années 1990 et qui ne fonctionnent pas. Elles ont en réalité donné peu de résultats et elles n’en donneront pas beaucoup plus.

L’essentiel des efforts ont été mis dans des réductions des allègements de cotisations sociales ; la France a voulu rendre compatible un modèle protecteur assorti d’un salaire minimum assez élevé avec le fait d’avoir un coût du travail « compétitif » : en d’autres termes, l’État a pris en charge une partie du salaire et des cotisations sociales des entreprises… une stratégie engagée dès le gouvernement Balladur en 1993 et qui a été poursuivie par tous les gouvernements qui lui ont succédé (le rapport Lescure/Strauss-Kahn dans les années 1980 avait acclimaté la majorité du PS à cette solution) : Juppé, Jospin, Fillon ont bel et bien poursuivi cette logique, portée aux nues par François Hollande de 2012 à 2017, pour qui il faut non seulement diminuer d’une manière ou d’une autre le coût du travail mais aussi diminuer les « frictions » à l’embauche.

Aujourd’hui l’État dépense environ 80 milliards d’euros par an pour réduire alléger les cotisations sociales, sans s’interroger réellement sur le fait que cela fonctionne vraiment ou pas. Le constat est pourtant limpide : après 30 ans de ce régime, qui a fortement pesé sur les ressources de la Sécurité sociale, le chômage reste toujours au-dessus de 5 %.

Pour les économistes qui promeuvent les allègements de cotisations sociales, il faudrait concentrer ces allégements sur les bas salaires, de 1 à 1,3 fois le SMIC, mais le spectre a été constamment élargi : seuls 30 milliards d’allègements sont sur les bas salaires, et le reste va vers des salaires jusqu’à 3,5 fois le SMIC : neuf salariés sur dix en France. Non seulement l’efficacité est douteuse mais cette politique s’avère extrêmement coûteuse, finançant des effets d’aubaine pour des entreprises qui n’en ont pas vraiment besoin.

L’une des justifications qui est donnée à ces politiques, c’est qu’il faut changer l’image de la France auprès des entreprises et attirer plus d’investissements étrangers. C’est d’ailleurs chaque année un des principaux axes de communication d’Emmanuel Macron avec son « Sommet Choose France », aux résultats peu probants1. La transformation de l’action publique a été radicale pour porter cette image « pro business ». Le contrat social français reposait sur un État stratège qui protège ses citoyens grâce au service public et à la Sécurité sociale. Depuis 30 ans, la protection sociale s’est réduite et la qualité des services publics s’est effondrée. Les promoteurs de cette transformation de l’action publique croient dans le ruissellement : le soutien indifférencié aux (grandes) entreprises permettrait de soutenir le reste de l’économie et de la société. Mais le financement de cette « grande transformation » a été surtout porté par les ménages : l’imposition sur le revenu équivalait en 1950 à 2 % du PIB ; en cumulant l’impôt sur le revenu et la CSG, elle atteint 10 % aujourd’hui (alors que le PIB a été multiplié par 7, en euros constants, depuis 1950). Les ménages ont donc été amenés à contribuer toujours davantage à un budget de plus en plus tourné vers les entreprises, sans en voir le retour économique, le tout en perdant en services publics et en protection sociale.

Les allègements de cotisations sociales ont non seulement réduit les recettes directes de la protection sociale, mais le coût de chaque emploi créé via ces dispositifs est lourd : Bruno Palier Clément Carbonnier et Mickaël Zemmour ont calculé ainsi que la puissance publique dépense en moyenne 62 000 euros par emploi créé – une partie des emplois créés monte même jusqu’à 150 000 euros par unité. La productivité de l’argent investi est donc médiocre, et à la source d’une bonne partie de l’explosion de la dette publique. Il est grand temps de questionner l’efficacité de cette politique « pro-business ».

Or la difficulté pour sortir de ces politiques libérales, c’est que derrière toute niche fiscale il y a un chien : une fois qu’un allègement a été mise en place il est très difficile de revenir en arrière… L’impasse est renforcée par le fait qu’une large partie de la haute administration est acquise à l’idéologie néolibérale, donc totalement incapable de remettre en question rationnellement des décisions qui ont pourtant échoué. Il y a une collusion politique et sociologique avec les groupes d’intérêts qui ont intérêt au maintien de ces politiques, qui défavorisent pourtant la collectivité.

1Choose France : Des annonces, rideau de fumée cachant un réalité industrielle préoccupante – https://www.mnlienemann.fr/2022/07/choose-france-des-annonces-rideau-de-fumee-cachant-un-realite-industrielle-preoccupante/

Emmanuel Macron préfère la communication à un examen lucide qui impose en fait un changement de cap ! – https://www.mnlienemann.fr/2023/05/reindustrialisation-emmanuel-macron-prefere-la-communication-a-un-examen-lucide-qui-impose-en-fait-un-changement-de-cap/

Réindustrialisation : sans véritable stratégie, les satisfecits prématurés du Macronismehttp://www.fredericfaravel.fr/2023/05/reindustrialisation-sans-veritable-strategie-les-satisfecits-prematures-du-macronisme.html

Une évolution de la stratégie des pouvoirs publics ?

Il y a eu deux phases dans la politique industrielle d’Emmanuel Macron : celle qui court de 2017 à 2020, et le « tournant » opéré depuis le covid et la guerre en Ukraine. Alors que le constat était assez évident depuis des années, c’est seulement à partir de ce moment qu’un consensus politique relatif a émergé sur la nécessité de réindustrialiser pour sauvegarder l’emploi qualifié, la création de valeur sur le territoire et in fine, la souveraineté.

La première phase de ce renouvellement s’est traduite par le plan France Relance1, dont le rapport remis récemment par la Cour des Comptes démontre que le nombre de relocalisations a été très faible par rapport à ce qui pouvait être attendu, en raison de dispositifs mal ciblés.

Quand on parle de réindustrialisation, nous l’avons dit, l’exécutif met avant tout en avant les grands plans d’investissements directs étrangers et qui donnent lieu à de grandes annonces d’ouverture – récemment encore avec les 2 milliards annoncés par le géant pharmaceutique Novo Nordisk près de Chartres. Nous faisons face à une compétition mondiale des États pour attirer ces activités sur leur territoire, avec de nombreuses aides publiques qui sont nécessaires dans certains cas, mais également grevées effets d’aubaines, du fait de l’absence de conditionnalité. Imaginons par exemple que les prix de l’énergie continuent de flamber pendant des années : cela pourrait déboucher sur des réveils difficiles, certains acteurs décidant de repartir ou de ne pas tenir leurs engagements… et jusqu’ici les gouvernements n’ont pas brillé par un volontarisme particulier pour réclamer et obtenir le remboursement des aides octroyées lorsque les rares conditions imposées n’étaient pas respectées.

Même si l’Union Européenne a commencé à évoluer, notamment sur les aides d’État, la doctrine de la Commission reste largement dominée par les mantras de la « concurrence libre et non faussée » et du libre-échange. Prenons l’exemple du bonus écologique pour les véhicules électriques : il est versé à tout acheteur, peu importe le lieu de production, dans l’Union Européenne ou hors d’Europe – en Chine par exemple, alors que les bilans respectifs en termes de création d’emplois et de recettes fiscales, mais aussi sur le plan environnemental, n’ont évidemment rien à voir.

Les États de l’OCDE ont adopté pendant plus de 20 ans une stratégie de concurrence fiscale débridée au point qu’il devient difficile d’aller plus loin… Mais sans remettre en cause la phase précédente, on ajoute aujourd’hui un nouvel instrument : les aides publiques. C’est très clairement la politique conduite aux États-Unis par Joe Biden avec l’Inflation Reduction Act (IRA) qui prévoit près de 400 milliards de dollars de subventions aux entreprises des « clean techs », sous condition que leur production soit « Made in USA ». La France et surtout l’Allemagne, championnes européennes des aides publiques ne peuvent pas se mettre au même niveau.

Si l’on veut réussir la réindustrialisation, ses objectifs doivent être clairs : recréer de l’emploi durable (aujourd’hui l’emploi industriel ne représente plus que 10 % de l’emploi total en France) ; décarboner l’appareil productif (l’industrie est responsable de 18 % des émissions de gaz à effet de serre en France, derrière l’agriculture :19%), sachant que les résultats assez bons de la France en matière d’émissions s’expliquent en partie par la désindustrialisation massive. En second lieu, il faut assurer la sécurité et la souveraineté nationales (santé, transports, défense…). Nous devons donc définir politiquement ce que l’on veut produire sur le territoire et au nom de quel projet de société. Évidemment, la question de notre autonomie sanitaire est primordiale, mais au moment où l’exécutif se réjouit de l’arrivée d’un grand groupe danois dans le bassin parisien, on peut s’interroger sur les raisons pour lesquelles ce n’est pas Sanofi, le leader pharmaceutique français, qui investit 2 milliards d’euros.

1Où est le plan ? Où est la relance ?
https://g-r-s.fr/ou-est-le-plan-ou-est-la-relance/

Changer la culture des dirigeants, changer nos choix collectifs

Durant les 20 dernières années, les multinationales françaises ont plus délocalisé que les multinationales allemandes, mais aussi plus que les multinationales étrangères implantées sur le territoire national. Il y a donc une culture des dirigeants français à modifier en profondeur, d’autant que les arguments invoqués en matière de coût du travail ne sont plus valables. Depuis la fin des années 2010, le coût du travail français et le coût du travail allemand sont au même niveau et pourtant les multinationales françaises n’ont pas relocalisé. Les Allemands ont délocalisé les composants mais ont gardé l’assemblage en Allemagne ; les entreprises françaises n’ont même pas gardé l’assemblage en France. Bien sûr, l’Allemagne s’est appuyée sur son « hinterland », en délocalisant une partie de sa production automobile en Pologne, République Tchèque, Slovaquie Hongrie. Nos grands groupes français sont eux aussi allés là-bas, mais… en demandant à leurs sous-traitants de les suivre.

Non seulement les grands groupes ont délocalisé, mais ils ont aussi intensifié des pratiques désastreuses comme le non-respect des délais de paiement, qui a nuit terriblement au tissu productif français, avec des situations de dépendance qui n’ont pas permis à certains sous-traitants de se diversifier et de s’adapter au changement. On peut le vérifier dans le retard de la conversion du moteur thermique vers le moteur électrique : de nombreuses fonderies n’ont pas été en mesure d’anticiper leur mutation.

Enfin, dans la société de consommation, la stagnation des salaires conduit les dirigeants économiques et politiques français à encourager l’augmentation du pouvoir par… l’importation de marchandises à bas coût. On a délibérément choisi d’acheter des produits très peu chers en Asie pour faire du volume, au détriment de l’emploi et de l’environnement en France. À chaque fois qu’on n’achète pas un produit français, on joue contre nos propres capacités productives. Défendre le « Made in France » et le « Made in Europe », c’est aussi avoir conscience de nos choix et des conséquences qu’ils ont.

Paradoxalement, le fait que les États-Unis eux-mêmes aient également pris conscience de la nécessité de ce grand retournement économique nous aide, car ils vont contraindre l’Europe à réagir. La motivation de Joe Biden est double : il y a à la fois un objectif de décarbonation mais également un objectif politique. Le nouveau patriotisme économique des États-Unis est également fondé sur la motivation de Biden et des Démocrates de reconquérir la classe moyenne industrielle et la classe ouvrière de la « rust belt », où les scores de Donald Trump sont très importants.

Aux États-Unis comme en Europe et en France, nous devrons faire face à la tentation du greenwashing, à savoir verser des aides publiques sans avoir de réelles stratégie de transition énergétique et écologique, sans planification. Les pouvoirs publics français distribuent entre 160 et 200 milliards d’euros d’aides aux entreprises par an (2019, Institut de recherches économiques et sociales (Ires) de Lille), soit 6,5 % du PIB. Pour mémoire, l’effort pour l’éducation ne représente que 5 % du PIB. Or sur les 20 dernières années, 10 % seulement des aides publiques sont allées aux secteurs les plus intensifs en recherche et développement, sur lesquels pèse par nature un fort risque économique. Le reste a garni le compte de résultat (et le dividende) d’entreprises déjà profitables, et sans exigence sociale ou environnementale.

Si on veut faire émerger des filières d’acier bas carbone, d’hydrogène bas-carbone, si on veut accompagner les industries lourdes dans leur décarbonation (les 50 sites industriels les plus émetteurs sont majoritairement l’industrie lourde), il faut non seulement conditionner les aides, qui sont nécessaires, mais définir quelle est la meilleure manière de soutenir l’industrie française. Nous n’aurons pas de demande pour des produits mieux-disants sur le plan environnemental si la société ne s’est pas préalablement entendue sur le prix de nos choix de société. Sans la transformation de notre culture sociale, la réindustrialisation restera un vœu pieux.

“L’accord UE-Mercosur serait perdant-perdant des deux côtés de l’Atlantique” – tribune d’Emmanuel Maurel dans Marianne

tribune publiée dans Marianne le vendredi 8 décembre 2023

Après le constat d’échec acté lors du sommet du Mercosur le 8 décembre, l’accord de libre-échange entre l’Union européenne et le bloc sud-américain semble très mal parti.

L’activisme de la Commission, fortement appuyé par l’Espagne, qui préside le Conseil de l’Union européenne jusqu’au 31 décembre, et par l’Allemagne, qui a tenté d’arracher un compromis de dernière minute, n’a pas abouti et il faut s’en féliciter. Car s’il était finalement avalisé, cet accord serait perdant-perdant des deux côtés de l’Atlantique.

UNE MAUVAISE IDÉE

En termes géographique, démographique et économique, la relation entre l’Europe et les pays du Mercosur (Brésil, Argentine, Uruguay et Paraguay – le Venezuela en est suspendu depuis 2017) est tout sauf anecdotique. Nous parlons là d’un ensemble de 15 millions de km², 780 millions d’habitants et 90 milliards d’euros annuels d’échanges bilatéraux.

« Le monde n’a pas besoin qu’on intensifie les échanges entre grands blocs “géopolitiques”. »

La Commission européenne, très friande du terme « géopolitique », n’a pas tort de souligner à quel point l’enjeu est important. Mais faire de la politique dans le « grand jeu » ne se distingue pas fondamentalement de la politique à plus petite échelle : c’est un art de contenu et d’exécution. Et si l’on exécutait le contenu de ce traité commercial, ce ne serait bon ni pour l’Europe, ni pour le Mercosur, ni pour le monde.

Le monde n’a pas besoin qu’on intensifie les échanges entre grands blocs « géopolitiques ». Au contraire : d’après une étude de la Banque de France publiée en 2020, l’accroissement de la circulation des flux de marchandises dans la mondialisation est responsable du quart des émissions supplémentaires de gaz à effet de serre. S’agissant du Mercosur, la donne s’aggrave des produits-phare inscrits dans le texte : il est prévu d’importer d’Amérique du Sud 99 000 tonnes de bœuf, 180 000 tonnes de volaille et 650 000 tonnes d’éthanol par an.

COÛT ENVIRONNEMENTAL ET ÉCONOMIQUE

Or selon différentes ONG, cet accroissement inédit des importations agricoles (pour le bœuf, +63 % d’ici 2035) provoquera entre +5 % et +25 % de déforestation supplémentaire. Mais ce n’est pas tout. L’accord favoriserait également les exportations vers le Mercosur de substances actives fabriquées en Europe et… rentrant dans la composition de pesticides interdits sur notre territoire ! Cela accroîtra en retour l’importation de millions de tonnes de produits agricoles traités avec ces pesticides dangereux pour la santé et pour l’environnement. On mesure au passage la contradiction, pour ne pas dire l’hypocrisie de certains discours écologiquement corrects.

« L’arrivée sur le marché européen de produits agricoles à bas prix en provenance du Mercosur exercera une pression concurrentielle. »

Bruxelles et Berlin ne jurent que par le « green deal » et la décarbonation de l’économie, mais quand on passe aux travaux pratiques, les millions de tonnes de CO2 des voitures allemandes et les millions de tonnes de méthane des bovins argentins ne posent plus problème – à tel point que le Chancelier allemand et le Commissaire européen au commerce étaient prêts à retirer du texte toute clause contraignante sur le respect de l’accord de Paris et sur la lutte contre la déforestation…

Au coût environnemental s’ajoute le coût économique, particulièrement pour l’agriculture européenne et française. L’arrivée sur le marché européen de produits agricoles à bas prix en provenance du Mercosur exercera une pression concurrentielle d’autant plus irrésistible que nos agriculteurs doivent respecter les normes les plus strictes du monde.

DES AGRICULTEURS QUI SOUFFRENT

Les partisans de l’accord rétorquent que ces contingents d’importation ne représentent qu’une faible part de la production et de la consommation de viande en Europe. C’est exact, mais comme l’agriculture est la variable d’ajustement quasi systématique des accords commerciaux négociés par la Commission, à force d’empiler les « faibles parts » les unes sur les autres, ça finit par faire beaucoup.

« Même dans la société civile sud-américaine, nombreux sont ceux qui redoutent la passation d’un accord. »

Beaucoup trop pour des millions d’agriculteurs qui souffrent déjà des conditions actuelles du marché, comme l’a rappelé l’épisode rocambolesque du poulet ukrainien, bloqué à la frontière par les Polonais, les Slovaques et les Hongrois – et comme le rappellent les tendances de fond qui affectent la France. Historiquement grande puissance agricole, elle est passée en 20 ans du 2e au 5e rang des exportateurs mondiaux et ses importations alimentaires ont explosé. En 2022, nous avons importé 63 milliards d’euros de denrées alimentaires : deux fois plus qu’en 2000.

Même dans la société civile sud-américaine, nombreux sont ceux qui redoutent la passation d’un accord qui ferait disparaître les droits de douane sur 90 % des marchandises. Syndicalistes et économistes y voient à juste titre un deal « viande et minerais contre voitures et marchés publics » et s’inquiètent des retombées prévisibles.

DANGER SUR LE MODÈLE DE DÉVELOPPEMENT

Dans un texte commun des syndicats du Mercosur et de l’UE publié en juin, les représentants des travailleurs dénoncent « les dommages causés à la classe ouvrière » et « l’aggravation des inégalités sociales et du chômage », en raison notamment de la « mise en péril de l’industrialisation [du Mercosur] ».

Même son de cloche sous la plume de Paulo Nogueira Batista Jr, économiste et ancien membre du directoire du FMI qui estime, dans une tribune parue le 3 décembre dernier, que signer l’accord serait une « capitulation totale ». À ses yeux les droits de douane actuels sur les importations sont une « compensation partielle d’un ensemble de facteurs défavorables pour les entreprises brésiliennes » et l’« intérêt stratégique » des pays du Mercosur commande de les maintenir.

La sévérité – et la vérité – de ces analyses n’ont d’égales que la légèreté et la désinvolture des institutions européennes. Aux contradictions sur l’écologie s’ajoutent celles, tout aussi graves, sur le modèle de développement. La Commission a renié sa promesse d’une « nouvelle génération d’accords », censés mettre un terme à l’échange inégal entre le Sud et le Nord, où le premier est obligé d’exporter ses matières premières et des biens à faible valeur ajoutée pour pouvoir accéder aux produits sophistiqués du second.

CHANGEMENT DE CAP

À l’été dernier, les eurodéputés membres de la commission du commerce international votaient un texte appelant à partager la valeur entre les pays moins avancés ou émergents et les entreprises européennes, à mettre un terme au pillage de facto de leurs ressources et à promouvoir les plus hauts standards sociaux et environnementaux.

Quelques mois plus tard, la plupart ne trouvent rien à redire au très archaïque accord UE-Mercosur, qui contient exactement le contraire, et approuvent la liste interminable d’accords dans les tuyaux de la Commission : Chili, Philippines, Mexique, Indonésie, Inde…

Nouvelle illustration du « double langage occidental » qui nous est de plus en plus ouvertement reproché par le « Sud Global » ? Incapacité à s’extraire des exigences des grandes multinationales qui auraient, elles, certainement profité d’un tel accord ? L’Europe manque singulièrement de cohérence dans son approche de la nouvelle donne économique, sociale et environnementale.

Pour que sa voix porte à nouveau, elle devra faire son aggiornamento de la mondialisation et ne plus céder aux injonctions néolibérales de sa technostructure et de ses élites économiques et financières.

Peut-on financer la transition écologique par l’émission de monnaie « sans dette » ?

Un certain nombre de personnalités et d’économistes affirme que les montants faramineux nécessaires pour organiser la transition écologique pourraient être payés sans coût en instaurant un mécanisme de création d’une monnaie « libre », sans endettement. Dans sa chronique mensuelle pour Le Temps des Ruptures, David Cayla contestait le 17 novembre 2023 cette solution et met en garde la gauche contre les promesses illusoires qui entendent nier le coût pour les ménages du financement de la transition. Nous republions cette chronique avec leur accord.

En février 2021, en pleine pandémie de Covid, 150 économistes et personnalités européennes, dont Thomas Piketty et l’ancien ministre belge Paul Magnette, signaient une tribune dans Le Monde ainsi que dans d’autres journaux pour demander à la BCE d’annuler la part de la dette publique qu’elle détenait en échange d’un montant similaire d’investissements « dans la reconstruction écologique et sociale ». La proposition avait tournée court, Christine Lagarde ayant répondu dès le lendemain qu’une telle mesure était « inenvisageable » et qu’elle violerait les traités européens.

Savoir si annuler la dette publique détenue par la BCE est contraire ou non aux traités est une question à laquelle il est difficile de répondre tant que les autorités compétentes (en l’occurrence la Cour de justice de l’Union européenne) ne l’ont pas tranchée. Ce qui est certain, en revanche, c’est que les traités garantissent à la BCE une parfaite indépendance dans l’application d’un mandat dont l’élément principal est la stabilité des prix. De ce fait, lorsque l’inflation en zone euro a franchi la barre des 2% au cours de l’été 2021, il n’était plus du tout question d’exiger de la BCE d’assouplir sa politique monétaire.

Le reflux de l’inflation qu’on constate depuis quelques mois pourrait-il être l’occasion de relancer ce débat ? Cela semble être le cas puisque plusieurs voix se sont faites à nouveau entendre récemment à ce sujet.

Interrogé lors de la matinale de France Inter le 19 octobre dernier à l’occasion de la sortie de son dernier ouvrage, le banquier d’affaire Matthieu Pigasse estime par exemple que la seule manière de répondre aux besoins sociaux et écologiques serait « de faire plus de création monétaire ».

« Une part très importante de la dette publique française, de l’ordre d’un tiers, est détenue par la BCE et la Banque de France. Cette dette pourrait très facilement être annulée sans aucun effet négatif économique ou financier. […] On peut créer plus de monnaie pour financer les grands programmes d’investissement, pour la transition énergétique, pour le climat ou pour construire des écoles ou des hôpitaux d’une part, et d’autre part pour distribuer un revenu minimum. C’est ce qui a été fait pendant la crise du COVID. Le fameux ‘‘quoi qu’il en coûte’’, les centaines de milliards qui ont été versés sur l’économie française l’ont été en réalité non par de la dette mais par de la création monétaire. »

Quelques jours plus tard, dans une chronique publiée par Le Monde, l’économiste Jézabel Couppey-Soubeyran, cosignataire de la tribune de 2021 renchérissait dans la même logique en citant justement Pigasse. Comment faire pour financer les investissements non rentables de la transition écologique tels que la collecte des déchets océaniques ou la création de réserves de biodiversité, s’interroge-t-elle ? Le creusement de la dette ou la hausse de la fiscalité n’étant selon elle pas possible, « c’est donc vers une forme nouvelle de création monétaire, sans dette, qu’il faut se tourner pour financer l’indispensable non rentable ».

Le raisonnement est similaire, enfin, pour Nicolas Dufrêne, fonctionnaire à l’Assemblé nationale et directeur de l’Institut Rousseau, également cité par Couppey-Soubeyran. Dans La Dette au XXIe siècle. Comment s’en libérer (Odile Jacob), il dénonce « le discours parfois dogmatique de la gauche selon lequel il est nécessaire de taxer les riches et les entreprises pour faire du social » (p. 175). Dufrêne estime également que creuser la dette publique serait insoutenable, puisque la charge de la dette pourrait, selon lui, dépasser les 100 milliards d’euros à l’horizon 2030 (p. 44), on comprend assez vite qu’il faut trouver d’autres moyens pour financer la transition écologique et le bien être social. Et pour ce faire, la « solution » est simple : créer de la monnaie et annuler les dettes publiques détenues par la BCE. En effet, pour Dufrêne, « l’annulation est indolore » et permettrait de mettre en œuvre un « plan d’investissement gratuit » (p. 189).

DE L’ARGENT MAGIQUE À L’ÉCONOMIE MAGIQUE

La lecture du livre de Dufrêne est édifiante. Son auteur est manifestement persuadé d’avoir trouvé la martingale économique ultime. Les conservateurs qui critiquent son idée seraient des esprits étroits, incapables de penser « en dehors du cadre ». « La monnaie est une institution sociale, elle est donc un peu ‘‘magique’’ par nature puisqu’elle repose sur la confiance du corps social et non sur des limites physique » écrit-il (p. 178). Dès lors, il suffirait de « permettre au Parlement de décider d’une introduction régulière d’une certaine somme de monnaie libre de dette de manière ciblée sur des tâches d’intérêt général » pour « redonner ses lettres de noblesse à la politique économique » (p. 179). « Soyons audacieux » s’enflamme-t-il plus loin dans la même page : « À terme, il ne serait pas impossible d’imaginer une complète disparition de l’impôt comme moyen de financer les dépenses publiques ».

Mazette ! La logique est imparable. Puisque la création monétaire est susceptible de financer tout ce dont nous avons besoin, et puisqu’on peut créer de la monnaie sans limite et autant qu’on le juge nécessaire, alors laissons le Parlement financer tout ce dont rêve la gauche.

« Une fois le mécanisme rodé, il pourra monter en puissance et prendre une part plus importante dans le financement des dépenses publiques, voire des dépenses sociales. Il pourra alors servir de socle à des projets ambitieux dont la simple évocation se heurte pour l’instant à des considérations insurmontables, au regard de leur coût potentiel sur les finances publiques : un revenu universel, une garantie d’emploi généralisé, une sécurité sociale de l’alimentation permettant à chacun de se nourrir de produits bio, une protection généralisée des biens communs à l’échelle nationale, voire mondiale » (p. 180).

Dans la logique de la « monnaie libre » telle qu’elle est imaginée par Dufrêne, les contraintes de financement n’existent pas et l’impôt n’est donc plus nécessaire. On peut ainsi tout avoir sans payer. « Il s’agit de passer d’une vision où l’on considère que les finances publiques ne sont qu’un moyen de mettre en commun et de répartir les richesses créées par l’activité des citoyens et des entreprises à une vision où les finances publiques deviennent l’un des moteurs de la création de cette richesse, sans avoir à piocher dans la richesse créée par les citoyens et les entreprises » (p. 180). « Notre proposition de monnaie libre revient à donner à l’État, c’est-à-dire à la collectivité, les moyens de s’en sortir par elle-même, sans avoir à contraindre qui que ce soit, du moins par (sic !) pour des raisons tenant à l’obligation de financement des dépenses publiques » (p. 182).

LE RÊVE ET LA RÉALITÉ

Arrivé à ce stade du raisonnement, le lecteur bien intentionné ne peut être que perplexe. Il serait donc possible de financer des centaines de milliards d’euros d’investissement sans que cela ne coûte rien à personne ? Sans travailler davantage et sans réduire ses revenus ? Par le simple mécanisme de la création monétaire ? Si c’était vrai et si les économistes le savaient, alors ce serait un véritable scandale. Le plus étrange dans cette affaire est que ce soit un non-économiste qui révèle le pot-au-rose. La conjuration des économistes aurait-elle empêché l’humanité de se libérer de la dette de manière définitive alors que la solution était évidente ? Émettre de la « monnaie sans dette », de la « monnaie libre ». Avec un peu de chance on, pourrait même se passer de travail puisque l’argent, qu’on peut créer de manière illimitée, travaillerait pour nous.

Revenons sur terre. Et pour cela, revoyons quelques bases concernant le fonctionnement de l’économie.

La première chose qu’il faut dire c’est que la monnaie n’est pas de la richesse. En économie, on peut raisonner à plusieurs niveaux en étudiant les flux « monétaires », les flux « financiers » ou les flux « réels ». Les flux réels sont constitués des biens et des services que nous produisons et que nous échangeons. C’est ce qu’on appelle la richesse. Quant à la monnaie, elle représente et elle quantifie la richesse, mais elle n’en est pas elle-même. En effet, elle n’a de valeur que dans la mesure où elle peut être convertie en richesses réelles. On peut ainsi observer que dans une transaction marchande classique il y a bien deux flux de nature différente. Un flux « réel » qui va du vendeur vers l’acheteur (c’est la marchandise), et un flux monétaire qui va lui de l’acheteur vers le vendeur.

Pour appréhender les conséquences de cette représentation, il suffit de revenir aux propos cités plus haut. Pourrait-on, en créant de la monnaie « libre », instaurer « une sécurité sociale de l’alimentation permettant à chacun de se nourrir de produits bio » ? Si l’on a une vision naïve de l’économie, on pourrait croire qu’en donnant suffisamment de monnaie aux consommateurs, ces derniers pourraient acheter une quantité potentiellement illimitée de produits bios. Le problème est qu’on ne peut acheter avec de la monnaie que des biens qui ont été produits dans la sphère réelle. Or, pour produire des aliments bios il faut des terres, des agriculteurs et du travail.

D’après une étude du ministère de l’agriculture, les rendements par hectare de l’agriculture biologique sont entre 28 et 57% inférieurs à ceux de l’agriculture conventionnelle. Cela signifie qu’en convertissant en bio l’ensemble des surfaces cultivées, la France diminuerait de plus d’un tiers sa production agricole. Donc sauf à recourir massivement à des importations, on ne pourra pas nourrir tout le monde. Comment la création monétaire pourrait-elle résoudre ce problème ? La réponse est simple : elle ne le peut pas.

Ni l’économie ni la monnaie ne sont « magiques ». Tout ce qui est vendu et consommé est nécessairement le résultat d’une transformation productive. Cette transformation a un coût « réel ». Le travail, le temps, les matières premières, les ressources qui ont été nécessaires à la production. Si les produits bios sont plus chers en monnaie que les produits de l’agriculture conventionnelle, c’est pour une raison qui tient à la sphère réelle. C’est tout simplement parce que pour produire une tomate bio il faut plus de terre et de travail que pour produire une tomate conventionnelle.

Au XVIe siècle, les élites espagnoles avaient une vision bullioniste de l’économie. Elles pensaient que la richesse d’une nation était strictement dépendante des quantités d’or et d’argent qu’elle détenait. C’est pour cela que les colonies espagnoles du Nouveau monde avaient pour principal objectif d’exploiter les mines d’or et d’argent qui s’y trouvaient. Pourtant, en dépit des flux de métaux précieux considérables qui se déversèrent sur l’Espagne à cette époque, le pays s’est globalement appauvri durant la période coloniale.

LE COÛT RÉEL DE L’INVESTISSEMENT

Dans une économie, la richesse réelle a différents usages. Elle peut être consommée ou investie. Lorsqu’elle est consommée, elle est utilisée par les ménages au profit de leur propre bien-être. Lorsqu’elle est investie, elle est utilisée par l’État et les entreprises principalement pour améliorer le moyens de production, les bâtiments et les infrastructures productives.

D’un point de vue formel on peut résumer l’économie à cette équation simplifiée :

PIB = Consommation + Investissement

Dans toute société, un arbitrage existe entre consommer et investir. En termes réels, ce choix se traduit de la manière suivante : soit on investit des ressources, du travail et du temps pour produire des machines et des bâtiments productifs, soit on décide que ces ressources et ce temps doivent être consacrés à la consommation. À moins de penser que les ressources naturelles et le temps de travail soient illimités, ce qui est absurde, on ne peut pas à la fois augmenter l’investissement et la consommation. De fait, augmenter la masse monétaire ne changera pas les données de cette équation. Si vous avez une main d’œuvre, vous pouvez soit lui faire produire des biens de consommation, soit lui faire produire des biens de production. Mais vous ne pouvez pas créer ex nihilo de nouveaux travailleurs, pas plus que vous ne pouvez faire apparaitre du pétrole et des terres cultivables.

On sait que la transition écologique va nécessiter un énorme effort collectif d’investissement. Concrètement, cela signifie qu’il va falloir rénover notre parc de logements, construire de nouvelles voies de chemin de fer, décarboner notre système énergétique. Il faudra changer presque tous nos véhicules, remplacer nos centrales électriques à gaz et à charbon, produire de l’acier sans charbon… Tout cela aura un coût réel considérable. Des millions d’emplois devront être consacrés à construire concrètement ces investissements. Des ressources énergétiques et des matières premières devront être orientées à cet usage. Le problème est que toutes les ressources qui seront consacrées à produire davantage de biens d’investissements ne pourront être utilisées pour produire des biens de consommation. Autrement dit, pour organiser la transition écologique il va falloir réorienter notre économie vers plus d’investissement et moins de consommation.

À partir de là, deux scénarios sont possibles. Si l’on est optimiste, on peut se dire que la croissance suffira à rendre indolore la transition écologique pour les ménages. Cela suppose que la croissance du PIB soit entièrement consacrée à augmenter l’investissement sans prélever sur la consommation des ménages. Le problème est que, dans ce cas, le rythme de la transition sera dépendant du niveau de croissance économique. Or, celle-ci n’est pas assurée. Aussi, le scénario le plus réaliste et le plus responsable serait de ne pas trop compter sur la croissance. Dans ce cas, pour s’assurer que les investissements soient réalisés le plus rapidement possible, il faudra réorienter des ressources productives de la consommation vers l’investissement. Cela se traduira, sur le plan monétaire, par une baisse des revenus et du pouvoir d’achat des ménages.

Aucune solution magique n’existe pour résoudre les paramètres de cette équation. La transition écologique sera d’autant plus rapide et efficacement mise en œuvre que le pouvoir d’achat des ménages sera globalement réduit. Ainsi, la seule manière d’organiser politiquement cette réduction et d’y introduire un minimum de justice sociale sera de faire en sorte que les ménages les plus aisés supportent l’essentiel de cette baisse. Et la façon la plus simple de baisser le pouvoir d’achat des catégories aisées c’est encore par la fiscalité. Pardon de tenir un « discours dogmatique », mais promouvoir de fausses solutions aux naïfs est encore le moyen le plus sûr de ne jamais organiser une transition écologique ambitieuse.

Die Linke au bord du gouffre après l’envol de Wagenknecht

Une page se tourne au Bundestag. Créé au lendemain des élections législatives de 2005, le groupe de gauche Die Linke n’existera plus à partir du 6 décembre, a annoncé son président, Dietmar Bartsch, mardi 14 novembre. Depuis 1960, c’est la première fois que le Parlement allemand perd un de ses groupes en cours de législature.

Die Linke était issu de la fusion entre le PDS, héritier du SED (“parti socialiste unifié”, le parti unique en RDA de 1949 à 1990), et le WASG, une alliance bigarrée de sociaux-démocrates de gauche, de néo-marxistes et d’altermondialistes. Le parti avait été officiellement fondé en 2007, deux ans après la constitution du groupe parlementaire, et avait obtenu son meilleur résultat aux législatives en 2009 (11,9%). Die Linke a cependant accumulé les revers ces dernières années.

La dissolution prochaine du groupe parlementaire est la conséquence d’une scission annoncée le 23 octobre par Sahra Wagenknecht, son ancienne présidente (2015-2019), qui emmène avec elle 9 parlementaires. Après leur départ, Die Linke n’en compte plus que 28, un nombre insuffisant pour conserver un groupe, car il faut en effet au moins 5% des membres du Bundestag pour en constituer un, ce qui place la barre à 37 dans l’assemblée actuelle.

L’aboutissement des désaccords au sein des Linke

Longtemps, Die Linke avait été dominé par un triumvirat : Gregor Gysi, ancien patron du PDS, Sahra Wagenknecht, co-présidente du groupe et vice-présidente du parti elle aussi issue du PDS, et Oskar Lafontaine (son mari depuis 2014) qui avait connu une carrière exemplaire dans le parti social-démocrate allemand : ancien candidat à la Chancellerie, ministre-président de la Sarre (petit Land à l’ouest, le long du département français de la Moselle) et éphémère ministre de l’économie du premier gouvernement Schröder avec qui la rupture fut aussi rapide que brutale. Opposé au social-libéralisme du Chancelier SPD, Die Linke était parvenu à obtenir des suffrages au-delà des nostalgiques du communisme et du SED, en portant une ligne de gauche anticapitaliste et de soutien aux intérêts économiques et sociaux des catégories populaires.

Mais le manque de cohérence entre les coalitions Linke – SPD dans les Länder de l’Est et le choix des sociaux-démocrates de gouverner au niveau national avec Merkel, ainsi que les divergences de fond et de stratégie en interne, ont peu à peu conduit le parti à substituer une ligne nouvelle de défense des minorités et de la jeunesse des hypercentres à celle, plus traditionnelle, de défense des classes populaires.

La violence de ces débats a conduit deux dirigeants parmi les plus sérieux et à la meilleure cote d’avenir, à quitter le parti : Fabio Di Masi, eurodéputé puis député fédéral, a claqué la porte en septembre 2022. À présent c’est la très populaire Sahra Wagenknecht qui s’en va créer sa propre organisation,après une première tentative avortée de faire du neuf pour élargir l’audience de la gauche radicale, suivie d’une période de diète médiatique (et d’une forme de burn-out).

En effet, Wagenknecht n’en est pas à son coup d’essai. En 2018, elle avait porté un nouveau “mouvement” inspiré de LFI et Podemos, Aufstehen !. Elle s’était alors immédiatement attiré des critiques féroces des Linke, l’accusant de dériver à l’extrême-droite, exactement comme le fait maintenant LFI contre le reste de la gauche française. Pourtant à l’époque, c’est Sahra Wagenknecht qui invitait Jean-Luc Mélenchon à parler devant le congrès des Linke à Berlin. Il y avait entre eux une convergence idéologique sur la question économique et celle de l’égalité des territoires, ainsi qu’une défiance marquée à l’encontre des discours centrés sur la petite bourgeoisie urbaine (depuis lors, le leader Insoumis a viré à 180° et choisi une orientation finalement assez semblable à celle des Linke actuels).

Mais Wagenknecht, bien qu’ayant très vite 100 000 inscrits sur sa newsletter, a vite calé, pour ne pas dire craqué. Peu sensible aux questions d’organisation, la native de Iéna est surtout une excellente oratrice. Sans structuration, Aufstehen ! a échoué à percer.

Un parti-mouvement personnaliste mais avec une colonne vertébrale marxiste

La seconde tentative sera-t-elle la bonne ? La très personnalisée Bündnis (”alliance”) Sahra Wagenknetch (BSW) n’existe pas encore juridiquement et ne gardera peut-être pas ce nom provisoire après son congrès fondateur. Au plan institutionnel, il y aura donc deux “coordinations” sans statut de groupe parlementaire : 27 députés loyaux à die Linke et 9 députés avec BSW.

Dans les sondages, sans Wagenknecht, la coalition au pouvoir est minoritaire : Unions Chrétiennes (conservateurs) 30%, AfD (extrême droite) 23%, SPD 17%, Verts 13%. Le FDP (libéraux) à 4%, comme les Linke (4%) seraient exclus du Bundestag. Mais quand elle est mesurée, la BSW rentre en fanfare dans le jeu politique : Conservateurs 24%, AfD 17%, SPD 17%, Wagenknecht 13% (soit mieux que le meilleur score des Linke), Verts 12%, le FDP et Die Linke 3% chacun.

Wagenknecht parle peu de l’international (ses rares sorties, plutôt pro-russes, avaient entraîné des départs de membres des Linke, ulcérés par l’absence de réaction du parti) et peu d’Europe. En revanche, elle dénonce assez souvent l’effet boomerang des sanctions prises par l’UE contre Moscou suite à l’invasion de l’Ukraine, car pour elle, ce qui compte, ce sont les enjeux économiques et sociaux. Elle mobilise les classes salariées naufragées qui n’ont pas profité de la croissance 2011-2021 et qui ne se reconnaissent pas dans les cibles sociologiques du vote écologiste et (désormais) des Linke.

Son mouvement est à ce stade surtout organisé sur les réseaux sociaux, mais un réseau local émerge dans les cantons en déshérence de la République fédérale.

Sahra Wagenknecht n’est pas que brillante oratrice, elle aussi une essayiste prolixe : ses nombreux ouvrages lui servent à accéder aux plateaux de télévision et à multiplier ses messages par les recensions de ses livres. En Allemagne, l’écrit reste un vecteur majeur de cristallisation du comportement électoral des classes d’âge qui votent. Au point de vue théorique, sa prose, à 90% économique, est matérialiste et teintée de néo-marxisme.

Élevée sans religion, elle se dit athée, ce qui est assez rare dans la classe politique allemande. Mais sans en faire un sujet central, elle ne se prive pas de dénoncer comme nouvel « opium du peuple » les théories post/décoloniales et autres études de genre qu’elle trouve, non sans raison, idéalistes, petites bourgeoises et excessivement centrées sur l’identité. Pour cette fervente admiratrice de Rosa Luxembourg, le vrai féminisme c’est la lutte des classes et le socialisme.

Sahra Wagenknecht sait non seulement jouer de sa parole percutante, mais aussi des autres registres de la politique spectacle. La plupart des Allemands, quand ils n’admirent pas sa beauté, lui reconnaissent un style à la fois simple et élégant (dépourvu de marques de luxe ou à la mode) qui leur évoque la figure d’une sorte d’Athena germanique.

Enfin, elle va chercher les électeurs du prolétariat partis chez l’AfD avec tous les moyens rhétoriques à sa disposition, ce qui la mettrait, aux yeux de certains Insoumis français, à l’extrême droite de Fabien Roussel (sachons manier nous-mêmes l’ironie).

Parmi ses soutiens se trouvent les députés Linke connus pour leur position marxiste, anti-impérialiste intransigeante (et plutôt pro-russe, par rejet de l’OTAN). Mais le nouveau parti ne fait pas du tout publicité de ses positions internationales : le choix est de parler économie, inflation, salaires, pouvoir d’achat, travail, énergie, inégalités sociales et de territoires.

L’espérance de vie de BSW sera sans doute bien supérieure à celle d’Aufstehen ! car Sahra Wagenknecht ne s’occupe pas de la structuration ni de “l’orga”, assurées par d’autres. En outre, Sahra Wagenknecht a tout lieu de se réjouir d’être partie avec 9 députés très bien implantés localement.

Quelles perspectives politiques ?

BSW va présenter des listes en 2024 aux européennes de juin et aux trois scrutins régionaux de l’automne en Saxe, Thuringe et Brandebourg. Rappelons qu’en Allemagne le minimum requis pour obtenir un eurodéputé est de 1,2%. Die Linke avec 3-4% peut donc espérer conserver 3, peut-être 4 sièges, et BSW devrait, si les sondages se confirment, en rafler au moins 10. On pourra alors mesurer le poids politique du nouveau parti.

La question est à présent de savoir comment cette reconfiguration de la gauche allemande (BSW mord un peu sur les restes de Die Linke, sur le SPD et… beaucoup sur l’AfD !) pourrait entraîner un changement politique significatif en Allemagne, voire, à terme, un changement de coalition, pour sortir de la succession d’accords de gouvernement de centre-droit et de centre-gauche, dont les nuances subtiles ne font guère de différence pour les gens.

On peut se poser la même question, mais cette fois au niveau européen : BSW choisira-t-elle un compromis avec l’alliance « Maintenant le Peuple » pilotée par LFI et donc de faire l’impasse sur leurs importantes différences idéologiques ? Cela poserait clairement la séparation avec Die Linke, mais cela éloignerait BSW de sa famille politique naturelle : le Parti de la Gauche Européenne, dont les positions économiques et sociales sont proches.

Mathias Weidenberg, Frédéric Faravel et Laurent Miermont

4 mois après les émeutes : diagnostic défaillant pour des propositions erronées

Il aura fallu attendre 4 mois pour que le Gouvernement apporte des réponses aux violentes émeutes qui ont suivi le meurtre de Nahel. On espérait que ce long délai serait mis à profit pour affiner le diagnostic et proposer des solutions à la hauteur : il n’en est malheureusement rien. L’Élysée et Matignon n’ont pas évolué depuis juillet. Ils sont restés agrippés au discours de « fermeté » et à une vision hors sol de « l’autorité parentale ».

Miroir aux alouettes sécuritaire

Jeudi 26 octobre 2023, dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne à Paris, devant un parterre de 250 maires, Élisabeth Borne a présenté ses mesures pour « réaffirmer l’autorité et l’ordre républicain ». Si nous ne contestons pas la nécessité d’apporter des réponses dans ce domaine, nous ne pouvons que constater l’absence d’analyse sérieuse sur les causes de l’affaiblissement de l’autorité républicaine.

Après avoir fait un point d’étape sur la reconstruction – « 60% des bâtiments publics partiellement ou totalement détruits ont d’ores-et-déjà été remis en état », abondement des assurances à hauteur de 100M€ – l’exécutif s’est clairement inscrit dans une matrice répressive, agrémentée d’expressions martiales (« opération coups de poing », « envoyer des forces », « task force »), sans lien solide avec les sciences sociales ce qui est une faiblesse majeure.

La résolution des inégalités urbaines par des politiques publiques de long terme n’est pas la priorité du Gouvernement, comme l’illustre son nouveau dispositif de « Forces d’Action Républicaine ». Destiné à envoyer dans un territoire en difficulté des policiers, des fonctionnaires des finances et des personnels éducatifs, il conforte la logique des mesures et des crédits « exceptionnels », qui se substituent depuis plus de 20 ans aux mesures pérennes de droit commun. Nous y reviendrons.

La France n’a pas besoin de « coups de poing » mais d’action publique durable

Comme Nicolas Sarkozy qui avait aboli en 2002 la police de proximité, Borne et Darmanin cantonnent l’action policière à la projection de forces dans des quartiers qu’elle ne connaît plus. La plupart des élus locaux le déplorent – même à droite – éclairés par la faiblesse des moyens consacrés aux unités de « police de sécurité du quotidien ». Tôt ou tard, il faudra pourtant reparler de police de proximité et en tirer les conséquences en matière de tranquillité publique, au lieu de privilégier le seul « maintien de l’ordre » a posteriori.

Pour donner des gages, le Gouvernement envisage d’élargir les pouvoirs des polices municipales. Mais là aussi, les élus locaux sont divisés, même ceux de droite. Certes, des Robinet (maire Horizons de Reims), Estrosi (maire Horizons de Nice) ou Ciotti, patron de LR, y sont favorables. Mais là encore, la réalité du terrain rattrape les effets d’annonce : accroître les pouvoirs des polices municipales s’accompagnerait d’un retrait équivalent de la police nationale et de la gendarmerie. Un Maire LR comme Benoît Digeon à Montargis rappelait en marge du happening de La Sorbonne que le commissariat de son secteur a perdu 30 policiers en 4 ans. Partout où une police municipale est mise en place, les effectifs de police nationale baissent.

Jusque dans le maintien de l’ordre, le rappel à l’autorité de l’État par Élisabeth Borne masque un désengagement pour renvoyer la responsabilité aux collectivités

Certains élus locaux pourraient être séduits par la ficelle des nouveaux pouvoirs judiciaires accordés aux polices municipales, car ils sont confrontés à la déception de leurs électeurs, face à des résultats qui ne sont généralement pas à la hauteur des dépenses engagées du fait des compétences heureusement limitées des polices municipales. Or, en plus des risques de politisation de l’action de terrain, cette politique de « décentralisation » de la police pourrait s’avérer catastrophique pour l’égalité territoriale : les villes sans ressources suffisantes seront désertées par la police nationale et la gendarmerie et ne pourront pas compenser par la police municipale. On comptera des effectifs pléthoriques et bien équipés, des caméras par centaines à Nice ou à Rueil-Malmaison, mais que se passera-t-il à Charleville-Mézières ou à Grigny ?

Le Gouvernement apporte ainsi une mauvaise réponse à un vrai problème, constaté lors des émeutes : le temps d’intervention des policiers, bien souvent éloignés des lieux des violences. En faisant reposer la charge sur la police municipale au lieu de rétablir la police de proximité, on aggrave l’inégalité territoriale tout en se refusant de réfléchir aux moyens juridiques et budgétaires, et aux stratégies d’action.

Par exemple, l’obligation pour un jeune délinquant de respecter de jour comme de nuit un placement dans une unité éducative de la Protection Judiciaire de la Jeunesse (PJJ) et d’y suivre ses activités de formation et d’insertion est louable, mais encore faut-il que les services de la PJJ soient en capacité de l’assumer, alors qu’ils subissent un déficit récurrent de ressources humaines et financières.

La Première ministre a rajouté que « dans certains cas, nous pouvons envisager un encadrement de jeunes délinquants par des militaires », son cabinet évoquant après cette annonce une montée en puissance du « partenariat Justice-armées » avec « les classes de défense dans les CEF, la mise en place de mesures d’encadrement militaire, la signature de nouvelles conventions locales pour la réalisation de travaux d’intérêt général (TIG) au sein d’unités militaires et la participation des militaires dans l’organisation de stages de citoyenneté ». L’armée française est certes disciplinée et aux ordres du pouvoir politique, mais sa mission n’est pas de remettre les délinquants dans le droit chemin et ses soldats n’ont pas été formés pour ça.

La force d’une sanction, particulièrement chez les plus jeunes, c’est sa précocité et sa certitude

La multiplication par cinq de l’amende pour non-respect d’un couvre-feu par un mineur, en la portant à 750 € (au lieu de 150) et les mesures pour « responsabiliser » les parents – aggravation de la peine de délit de soustraction d’un parent à ses obligations légales, “contribution citoyenne familiale éducative” versée à une association d’aide aux victimes, responsabilité financière civile solidaire des deux parents d’un enfant coupable de dégradations, stages de responsabilité parentale – relèvent également de la posture. Rappelons deux chiffres : 60% des jeunes émeutiers sont issus de familles monoparentales et 40% des enfants résidant au sein d’une famille monoparentale vivent sous le seuil de pauvreté. La définition des aides à apporter aux familles monoparentales est renvoyée aux bons soins d’une commission (à créer), alors que la part de ces familles est de 35% en Seine Saint-Denis contre 20% dans le reste du pays. Les moyens dévolus au soutien scolaire et à l’éducation populaire demeurent très insuffisants. Au regard de cette réalité sociale, de telles annonces ne peuvent être que des pétitions de principes.

Pétition de principes, parce que la force d’une sanction, notamment chez les plus jeunes, tient autant à sa sévérité qu’à sa précocité et sa certitude. Cela implique d’avoir une justice effective, or en France celle-ci est engorgée et tarde à prononcer les peines, voire n’est pas en capacité de les faire exécuter. Les conséquences s’en ressentent gravement en matière d’autorité, de sens des responsabilités et de sentiment d’impunité. On peut toujours annoncer des peines très sévères, cela n’en sera que plus contre-productif si on ne peut pas les appliquer. Il en va de même pour les amendes aggravées ou la responsabilité financière des familles : personne ne pourra les recouvrer sur des familles le plus souvent insolvables. Et on voit mal comment exiger d’une mère seule que ses adolescents ne sortent pas dans la rue en son absence (et même en sa présence).

Le gouvernement choisit les discours martiaux pour ne pas s’attaquer à la pauvreté, laquelle a augmenté depuis l’arrivée au pouvoir d’Emmanuel Macron. Et cette logique ne se dément pas à l’examen du prétendu “volet social” de la réponse gouvernementale.

Réponse sociale, vous êtes sûrs ?

On connaît la chanson : la politique de la Ville est un échec, « un puits sans fond » qui favorise l’assistanat et gaspille « nos impôts » pour des associations inutiles… Aux yeux des réactionnaires de tout poil, les violences qui ont suivi la mort de Nahel démontrent que l’argent public est dilapidé, les émeutiers profitant « grassement » de ces budgets avant de détruire les équipements publics mis à leur disposition : « de la confiture pour des cochons », pourrait-on dire…

Quand on veut tuer la politique de la Ville, on l’accuse « d’avoir la rage »

Chaque année, entre deux et trois milliards d’euros sont débloqués directement ou indirectement pour la politique de la ville. On compte un peu moins de 600 M€ pour les contrats de Ville. S’y ajoutent des mesures fiscales : certaines PME et petits commerces de banlieue sont exonérés de cotisations foncières (en 2022, cette exonération a coûté 235 M€ à l’État). Il y a également une enveloppe de solidarité urbaine pour les communes les plus pauvres (2,5 Mds€ en 2022). Mais ce qui concentre le plus d’efforts, c’est le programme national de rénovation et de renouvellement urbains : entre 2003 et 2022, près de 46,5 Mds€ ont été dépensés pour rénover quartiers et bâtiments. Sauf que, depuis 2003, l’État n’a investi “que” 3 milliards, le reste provenant de prélèvements sur les organismes HLM (20 Mds€), sur l’Agence nationale de la rénovation urbaine (ANRU, 12 Mds€) et de 9 Mds€ d’abondements des collectivités territoriales.

Or les collectivités territoriales et les organismes HLM ont été particulièrement maltraités lors du premier quinquennat Macron. Les premières ont vu leurs recettes stagner et leur fiscalité propre disparaître. Quant aux seconds, les gouvernements d’Emmanuel Macron leur ont pris des milliards d’euros pour réduire le déficit, en pleine crise de l’accès au logement.

Élisabeth Borne a beau répondre que ses mesures « dépasse[nt] largement la question des quartiers et des banlieues », arguant qu’un tiers des villes concernées par les émeutes n’ont pas de « quartier prioritaire », on rappellera que leur nombre a été artificiellement réduit lors du quinquennat Hollande : en juin 2014, ils passaient de 2500 à 1500 sur 700 communes, dont 100 nouvelles. L’affichage de quelques villes supplémentaires dans la “diagonale du vide” a donc été payé par l’exclusion de… 1000 quartiers en difficulté ! En mars 2018, le dispositif (peu convaincant) des “emplois francs” a été circonscrit à 200 quartiers.

Mais en réalité, situer le débat sur la cartographie des quartiers prioritaires revient à se battre pour les miettes du gâteau.

Définir où sont les véritables responsabilités politiques de l’échec

Si la politique de la ville a permis un rattrapage à la marge dans certains quartiers, elle n’a jamais pu jouer son rôle de réduction des inégalités territoriales. La responsabilité de cet échec n’incombe pas à ses dispositifs et leurs faibles crédits “exceptionnels”, mais à l’absence de politique publique véritablement égalitaire et redistributrice à la base. Ce n’est pas la faute de la politique de la ville si aucun gouvernement n’a cherché à modifier les structures inégalitaires qui frappent les habitants des quartiers. De véritables déserts médicaux continuent de se développer en Seine-Saint-Denis. Un enfant scolarisé dans ce département a reçu avant le bac un an d’enseignement de moins qu’à Paris.

Les responsables politiques ne posent pas suffisamment la question de la réussite éducative des classes populaires, ni ne s’attaquent à la reproduction sociale dans l’école de la République. On connaît l’état de l’Éducation nationale, mais on pourrait tenir le même propos pour l’Hôpital public : sa situation est catastrophique en général et pire encore dans les territoires défavorisés.

Depuis le rapport des députés François Cornut-Gentille (LR) et Rodrigue Kokouendo (LREM) publié en 2018 sur les moyens et l’action de l’État en Seine-Saint-Denis, on “sait” que la République accorde aux quartiers « prioritaires » « quatre fois moins de moyens qu’ailleurs, rapporté au nombre d’habitants ». À cette inégalité flagrante et fondamentale, les annonces gouvernementales à l’occasion du comité interministériel des Villes de Chanteloup-les-Vignes, le 27 octobre dernier, apportent des réponses dérisoires.

La principale mesure, et la plus commentée, est la demande aux préfets « de ne plus installer, via les attributions de logement ou la création de places d’hébergement, les personnes les plus précaires dans les quartiers qui concentrent déjà le plus de difficultés ». En clair, cela concerne les ménages dits “Dalo” (Droit Au Logement Opposable). L’idée est de ne pas les concentrer au même endroit, afin de faciliter l’intégration de tous. Mais en réalité, ce n’est que de la gesticulation.

Comme le nombre de QPV a été drastiquement réduit, ceux qui ne sont plus sur la liste mais dont les conditions sociales objectives n’ont pas changé seront destinataires des demandeurs « Dalo ». L’annonce de la Première Ministre ne changera donc rien, voire aggravera la situation. Quant à l’idée d’un relogement en zone périurbaine ou rurale, elle n’est pas plus opérante : ces publics seront encore plus éloignés des services publics censés les accompagner.

Une mesure qui interdirait en pratique le relogement des foyers les plus précaires

Fin 2022, le nombre de demandeurs de logements a atteint un record avec près de 2,5 millions de personnes, en hausse de 7 % par rapport à 2021. Or la construction de HLM, passée depuis 2020 sous la barre des 100 000 logements par an, devrait continuer de ralentir pour se stabiliser à une moyenne de 66 000 nouveaux logements annuels à l’horizon 2030.

Les bailleurs sociaux sont pris entre leurs obligations d’entretien, de rénovation et une dette croissante, aggravées par les milliards que leur a retirés l’État. Ils n’auront donc pas les moyens de rénover et en même temps de construire de nouveaux HLM. Or, poussés par l’interdiction progressive de louer les logements les plus énergivores, les bailleurs sociaux devront donner la priorité à la rénovation. Les réhabilitations de logements atteindraient un pic à 125 000 logements par an en 2025 et 2026, puis reflueraient, pour atteindre 90 000 par an sur la période 2031-2061, selon une étude la Banque des territoires.

Dans un tel paysage, les annonces du 27 octobre 2023 conduiront à rendre quasiment impossible le relogement des foyers les plus précaires. Pourquoi ? Parce que l’offre de logements PLUS (HLM « classiques ») et PLAI (logements très sociaux) n’existe presque pas dans les quartiers plus favorisés. Cela n’est pas seulement dû aux résistances électorales (comme dans le XVIème arrondissement, où les élus s’étaient opposés à l’installation de foyers d’hébergement ou de logements sociaux) ; il existe des raisons économiques structurelles qui rendent particulièrement difficile la correction de cette logique de ghettoïsation.

Proposer de nouveaux HLM dans les quartiers bourgeois, où le prix du foncier est trop élevé, est une gageure. Même en ayant passé outre les états d’âme des élus conservateurs, même en ayant accumulé tous les dispositifs de subventionnement du logement, les prix de sortie y rendent impossible une production importante de logements sociaux (et encore moins très sociaux). Les organismes HLM n’ont plus les moyens de présenter des opérations trop déséquilibrées. Mettre en œuvre la « fausse bonne idée » d’Élisabeth Borne supposerait une véritable révolution dans la stratégie de l’État en matière de logement, avec des investissements massifs assortis d’une action contraignante et radicale sur la formation des prix du foncier… autant dire que sous Macron, ça n’arrivera pas.

Il y a donc fort à parier que l’État mette en scène quelques opérations spectacle, pendant que les quartiers en QPV et ceux qui devraient y être continueront d’accueillir les publics les plus défavorisés. Ces quartiers ne changeront donc pas, ils resteront des réservoirs à logements abordables que les rares foyers qui ont réussi à s’élever socialement fuiront dès qu’ils en auront l’occasion, pour être remplacés par des foyers extrêmement précaires qui rencontreront les plus grandes difficultés à s’intégrer économiquement et socialement, au milieu d’habitants qui partagent les mêmes peines qu’eux.

Car, en plus d’une action éducative puissante, de mise à niveau généralisée des services publics, le principal enjeu pour les habitants des quartiers populaires est de leur donner durablement accès à l’activité économique. On a vu l’échec des « emplois francs » et des « zones franches », limités à des territoires toujours plus réduits : il vient en grande partie de l’erreur économique qui n’explique le chômage que par un « coût du travail » supposé excessif (le même raisonnement avait nourri la course à l’ubérisation, transformant des salariés en « auto-entrepreneurs » rarement à succès, le plus souvent taillables corvéables à merci).

La plupart des territoires concernés ont en réalité subi une désindustrialisation massive et brutale, rendant l’emploi inaccessible pour des décennies. On attend encore le retour d’une politique industrielle digne de ce nom, mais qui ne donnera des résultats qu’à moyen terme.

Recyclage d’annonces présidentielles sous financées

Les promesses présidentielles recyclées dans l’intervention de la Première ministre n’offriront pas plus de perspectives. Déjà annoncé par Emmanuel Macron à Marseille en juin 2023, Mme Borne reprend en effet, dans son “plan entrepreneuriat Quartiers 2030” (porté avec BpiFrance et la Banque des Territoires, et doté de… 456 M€ étalés sur quatre ans), les annonces macroniennes de juin 2023 faites à Marseille. Est-ce bien sérieux – et suffisant ? L’exécutif répond à la question en renforçant le programme “Les entreprises s’engagent pour les quartiers”, avec l’objectif d’intégrer 2000 entreprises supplémentaires, pour atteindre un total de 6000 entreprises engagées. Nous voilà rassurés…

Enfin chacune des mesures suivantes, déjà annoncées elles aussi, pose un problème de financement ou de logique de rustine. Sur le principe, il n’y aurait rien à redire. Les cités éducatives seraient généralisées d’ici 2027. L’accueil continu de 8h à 18h dans les collèges de REP et REP+ serait assuré à partir de la rentrée scolaire 2024. Le gouvernement promet également une « convergence progressive du zonage des QPV et de celui de l’éducation prioritaire en assurant dès 2024 un traitement spécifique pour l’ensemble des écoles orphelines ». Un plan d’extension des horaires d’ouverture des bibliothèques viserait à toucher 500 collectivités, pour « neuf heures d’ouverture supplémentaire par semaine en moyenne » et en particulier le dimanche. Enfin, avec l’appui du fonds de co-investissement de l’ANRU, l’expérimentation de 60 centres de santé sera conduite d’ici 2027, avec pour « priorité d’aller vers les habitants et de les orienter vers les soins dont ils ont besoins ».

Au regard des suppressions de postes encore annoncées dans l’éducation nationale, on s’interroge sur la capacité à faire fonctionner les cités éducatives, l’accueil continu dans les collèges et la convergence des zonages, alors que le ministère ne parvient même pas à assurer les remplacements d’enseignants absents dans ces mêmes territoires. L’abondement « exceptionnel » pour financier l’ouverture supplémentaire des bibliothèques laisse présager des lendemains qui déchantent, car une fois que l’actualité brûlante s’éloigne, on connaît le destin des financements exceptionnels de l’État en direction des collectivités… Enfin, les expérimentations de centres de santé (60 pour toute la France !) ne remplaceront pas la nécessité de travailler à l’installation durable de médecins de ville et à la restauration d’un fonctionnement décent des hôpitaux publics.

Les annonces sur la nouvelle génération de contrats de ville pourraient prêter à rire si la situation n’était pas grave. Leur élaboration vient de gagner un délai de 6 mois supplémentaires (donc pour l’État, une facilité de trésorerie supplémentaire) pour des signatures fin mars 2024. Mais la nouvelle géographie prioritaire ne sera publiée qu’en décembre 2023. Si de nouvelles communes devaient entrer dans le champ des QPV, elles auront 3 mois pour boucler leur dossier. En parallèle, les crédits d’État passeront généreusement de 597,5M€ en 2023 à… 600M€ en 2024.

Ne rien changer pour que rien ne change

4 mois après des émeutes d’une intensité et d’une violence rarement connues, le gouvernement a choisi de privilégier la réponse sécuritaire et les opérations « coups de poing ». La reproduction de tels événements est en réalité perçue par l’exécutif comme inéluctable : à la supposée sécession d’une population à la dérive répond la sécession d’élites qui ne s’en remettent qu’à des solutions de type « gestion de crise ». Et même en suivant cette logique, on voit que les moyens alloués à cette réponse sécuritaire sont sous-dimensionnés. Les Quartiers populaires sont vus comme des endroits où il faut, de temps à autre, restaurer l’ordre, sans s’assurer de la tranquillité publique et encore moins de garantir la justice. Quant au volet social, il est absolument anémique et inopérant.

Les Quartiers populaires ne sont qu’une des parties, la plus éruptive sans doute, d’une société française qui subit le néolibéralisme depuis plus de 20 ans. Pour mettre en œuvre ne serait-ce que le début des mots de la Première ministre – « émancipation », « intégration », « respect de l’autorité », « cohésion sociale » – il faudrait une transformation radicale tant sur le fond que sur les moyens budgétaires pour l’éducation, la santé, le logement, la reconquête industrielle, le recul de la pauvreté, les collectivités et la présence de l’État sur le terrain.

Le fatalisme gouvernemental est logique. En ne changeant rien, il peut prévoir que tôt ou tard un nouvel épisode d’émeutes, peut-être plus violent encore, surviendra. Sa seule préoccupation est d’être prêt à frapper le moment venu. Il n’est pas question de changer de politique et de régler le problème à la racine.

Frédéric Faravel, Caroline Dugué, Jean-Paul Lefebvre, Laurent Miermont

#UGR 2023 : Emmanuel Maurel « nous devons contribuer à réveiller les consciences ! » – samedi 7 octobre 2023

Difficile de commencer cette intervention sans évoquer la situation tragique en Israël, l’attaque coordonnée par le Hamas, les milliers de roquettes, les civils morts ou otages. De tout cœur avec le peuple israélien dans ce moment dramatique.

Plaisir des retrouvailles, joie de débattre. État des lieux, perspectives d’avenir. Remercier intervenants, la pertinence de leurs analyses et de leurs combats.

Saluer les camarades de la Fédération de la Gauche Républicaine (FGR), que l’on retrouve, pour certains d’entre eux, un an après nos dernières journées dans la douceur de la Charente-Maritime.

Une année de militantisme, marquée par de nombreuses mobilisations, à commencer par celle, longue et impressionnante, contre la réforme des retraites : l’issue est décevante mais ne croyez pas que la lutte est infructueuse. La détermination tranquille des manifestants, la reconstitution d’un front syndical uni et sa conséquence, l’augmentation des adhérents dans les organisations de défense des droits des salariés, tout cela, en son temps, aura des effets favorables au monde du travail.C’est le lot de tous les militants : la lutte toujours recommencée.

Deux lueurs d’espoir dans cette période sombre et incertaine.

D’abord, le Prix Nobel remis hier à la journaliste iranienne Narges Mohammadi, un an après la mort de Masha Amini, hommage précieux aux femmes qui se battent contre l’oppression, et, au-delà, à tout un peuple confronté à la brutalité d’un régime théocratique et qui veut vivre, et vivre libre. La FGR soutient et soutiendra sans relâche celles qui militent contre l’obscurantisme.

Un mot, également, pour les arméniens récemment chassés du Haut Karabakh (100.000 sur 120.000), au terme d’une opération de nettoyage ethnique qui ne dit pas son nom, et qui se sentent abandonnés. A tous les exilés, les opprimés, les pourchassés, nous redisons notre solidarité sans faille. Cette semaine, à Strasbourg, les députés européens se sont prononcés dans ce sens. Ils ont même adopté l’amendement que je présentais, qui demande à la commission de suspendre l’accord gazier avec le régime de Bakou, signé en grande pompe il y a un an. Il ne saurait y avoir deux poids deux mesures. Quand la Russie a envahi l’Ukraine, les dirigeants européens ont été prompts à demander la rupture des relations diplomatiques et commerciales avec le régime de Poutine. C’est la même chose dans le cas présent et nous attendons maintenant que la Commission et les Etats membres prennent leurs responsabilités.

Je disais : des lueurs d’espoir, mais dans un contexte international qui n’incite guère l’optimisme.

Les grandes tendances (internationales et intérieures) que nous évoquions l’année dernière se confirment et ce n’est pas pour nous rassurer. Persistance de la guerre, aggravation de la crise climatique, creusement des inégalités, importance des flux migratoires.

Au milieu des grands bouleversements de l’époque, sidérés dans le tumulte du monde, les Français sont inquiets et préoccupés. Il y a de quoi.

En trois ans, il a fallu tenir bon face aux confinements successifs et à l’épidémie, affronter les conséquences d’une guerre qui s’éternise, payer le prix des mauvaises décisions du pouvoir, aggravées par les tergiversations européennes.

Et voilà que nous devons, aujourd’hui supporter l’inflation, l’augmentation vertigineuse des prix alimentaires, celle de l’essence, la restriction de l’accès au crédit, la difficulté à trouver un logement, la mésaventure des classes sans professeur.

Et, pour les plus vulnérables d’entre nous, les difficultés qui commencent le cinq du mois, les files devant les locaux des associations d’aide alimentaire, la misère étudiante.

On s’étonnerait presque qu’il y ait si peu d’explosions de colère (gilets jaunes, émeutes, que certains considèrent comme des jacqueries de l’inflation). C’est qu’il y a surtout de la colère sourde, voire même de la résignation. On parle beaucoup, à gauche comme à droite, des classes populaires (dans un rapport d’extériorité qui devrait d’ailleurs nous interroger) qu’il faudrait « détourner du RN » : la vérité est qu’il faut déjà les convaincre de revenir aux urnes. Les PRAF (« plus rien à foutre ») sont légion, et aucune élection n’échappe à la règle. D’autant qu’ils ont l’impression légitime, qu’on se moque d’eux. Macron annonce depuis le début de son premier mandat, dès 2017, qu’il n’exclut pas d’en appeler au referendum sur certaines questions d’intérêt général : il se garde bien de le faire tant il redoute l’avis du peuple. Cette provocation répétée exacerbe le ressentiment et nourrit l’atonie civique.

Atonie civique d’autant plus préoccupante que le modèle démocratique est attaqué de toutes parts. (aussi bien par les grandes puissances autoritaires que par les grandes plateformes numériques, par l’extrême droite tentée par l’illibéralisme que par les technos libéraux qui rêvent de conjuguer verticalité et efficacité). (Le rêve chinois du marché sans la démocratie/Démocratie comme entrave au bon fonctionnement du marché.)

Réveiller les consciences civiques, redonner de l’espoir, tracer une perspective pour la France et les Français.

Car l’enjeu est bien de réparer le pays, qui en a tant besoin.

Le gouvernement proclame que tous les indicateurs sont au vert. Nous n’avons manifestement pas même appréciation de la situation.

France humiliée au Sahel et en Afrique, déficit commercial abyssal, impression de dysfonctionnement généralisé, à commencer par les services publics.

Une pratique du pouvoir solitaire et hors sol (Bruno demande). Un seul pilote dans l’avion, mais sans plan de vol et ballotté au gré du vent. Un équipage incompétent et un brin sadique.

Retraites, assurance chômage et RSA : les « réformes sociales » du quinquennat ont un point commun : celui de s’attaquer toujours aux mêmes, c’est à dire aux plus vulnérables. Jusqu’à la récente mesure sur les accidents du travail. C’est une des constantes du macronisme : l’indifférence au sort des salariés les plus précaires.

Et ceux qui aspirent à lui succéder ont, sur ce point, une belle communauté de vues avec le président actuel. Voir Édouard Philippe, qui, tout sympathique qu’il est, ne jure que par la réduction de la dette et la retraite à 67 ans promettant, au nom du réalisme, du sang et des larmes.

Une stratégie pour redresser le pays

L’urgence : la fin de la vie chère. Concerne l’immense majorité des Français, qui n’ont pas les soucis immobiliers de monsieur le Maire. Précarité voire même pauvreté. Misère en milieu étudiant. Faillites d’entreprises.

Battre en brèche l’idée reçue selon laquelle l’augmentation des salaires nous entraînerait dans une spirale inflationniste. L’originalité de la période est justement que l’inflation est tirée… par les profits.

Oui, l’indexation sur les prix est une étape évidente. Au passage, certains secteurs dits « en tension » découvriront qu’on trouve davantage de salariés quand on leur offre une rémunération correcte et de bonnes conditions de travail.

Oui, le blocage des prix dans l’alimentation, faute d’attitude responsable des distributeurs et des enseignes commerciales.

Reste le problème spécifique de l’énergie. Problème structurel qu’on ne saurait régler en un jour. Sortir de la dépendance aux hydrocarbures. Enjeu de la décarbonation. Ca suppose de reprendre le contrôle du prix de l’électricité.

C’est un des gros sujets du moment, que la FGR a été une des premières organisations politiques à mettre en avant.

C’est le moment de redire le bilan catastrophique, pour les ménages comme pour les entreprises, de l’ouverture à la concurrence. C’est toujours le moment de mener campagne en faveur de la sortie du marché européen de l’électricité. Cela soulagerait ménages et entreprises. A terme, il faudra reconstituer un pôle public de l’électricité autour d’EDF.

Tout ce qui permet de recouvrir notre souveraineté industrielle et agricole est bon à prendre.

Je ne reviens pas en détail sur la question de la réindustrialisation qui a été brillamment évoquée tout à l’heure. Aujourd’hui, personne ne remet en question la pertinence économique et écologique d’une politique du Made in France. Personne, sauf peut-être une partie des élites dirigeantes responsable d’abandons et de trahisons.

Hommage aux combats d’Arnaud Montebourg, plus utile pour la France que bien des plans gouvernementaux. Relocaliser autant qu’on peut. Ça vaut pour l’industrie autant que pour l’agriculture.

Souveraineté agricole. La gauche doit avoir un message en direction de la France paysanne. Qui ne se limite pas à la défense de l’agro-écologie. Se donner les moyens d’être auto suffisant. Un plan sur dix ans. Soutien aux agriculteurs Français en particulier, et à la France rurale en général.

Enfin, le redressement du pays suppose aussi de prendre à bras le corps un problème structurel, celui de l’état de nos services publics.

Les fondamentaux. Un plan massif pour les services publics (à commencer par l’Éducation nationale (école publique fonds publics) et l’hôpital.

(L’école est malade. Des classes sans professeur. Des concours d’enseignement désertés. La maîtrise des fondamentaux qui s’effondre. Les inscriptions dans le privé qui explosent. Pas de grande nation sans instruction.)

Réparer la France, c’est possible, tant sont nombreux nos atouts et nos qualités. Le plus difficile c’est d’en convaincre les dirigeants économiques et politiques qui sont les premiers à douter du pays, et qui abdiquent plus vite que leur ombre.

La grande explication européenne

Rien ne doit entraver notre action pour le redressement du pays. Pas même les règles européennes qui, parfois, nous rendent la tâche plus compliquée. Je dis parfois, parce que bien souvent, ce sont les gouvernements français qui, d’eux-mêmes, s’autocensurent ou s’autocontraignent, attribuant à Bruxelles la responsabilité de leur renoncement et de leur lâcheté.

Mais enfin, il y a, dans le contenu des politiques européennes et dans le texte des traités, des dogmes et des axiomes qui ont fait beaucoup de mal à notre pays.

Longtemps, le slogan « Faire l’Europe sans défaire la France » a fait consensus parce qu’il était habile. La vérité oblige à dire qu’au nom de la construction européenne, beaucoup a été défait. Nous ne sommes pas défavorables à la pratique du compromis, bien sûr, à condition qu’il ne se conclue pas systématiquement en défaveur des mêmes. Or la France, comme l’ont démontré de nombreuses études, et comme nous le constatons sur le terrain depuis des décennies, a payé un lourd tribut aux exigences de l’intégration européenne.

Désindustrialisation, coupes budgétaires, et surtout casse de formidables fleurons publics au nom de la concurrence et non faussée.

Ni frexiteurs, ni eurobéats, Euro critique, euro vigilant, euro lucide.

Je sais que le COVID et la guerre en Ukraine, agissant comme un choc du réel, ont permis d’heureuses inflexions, surtout langagières. Plan de relance, fin de la naïveté en matière commerciale, assouplissement de la réglementation sur la concurrence. Mais cette prise de conscience est contrebalancée par les vieilles habitudes et les vieilles certitudes, au risque de donner raison, une fois de plus, à l’auteur du Guépard : tout change pour que rien ne change.

C’est reparti pour un tour : Accords de libre-échange tous azimuts (Nouvelle-Zélande, en attendant le Mercosur), retour programmé de l’austérité, foi inentamée dans la concurrence, notamment entre les travailleurs.

Le tout sur fond de crise franco-allemande : le modèle outre-Rhin était fondé sur l’énergie russe, l’exportation massive massive vers la Chine, conjugué avec la fin des centrales nucléaires. Patatras, tout est remis en cause, ce qui explique l’Hostilité à l’égard de la France au prétexte que nous bénéficierions d’un « avantage compétitif ». Le couple franco-allemand tient plus de la relation sadomasochiste que de l’union harmonieuse et égalitaire.

Dans ce contexte de guerre aux portes de l’Europe, des voix fusent pour en appeler à un élargissement rapide. Aux Balkans, a l’Ukraine, la Moldavie, et même la Géorgie.

Cela ressemble à une fuite en avant : on cherche à élargir, mais sans se demander pourquoi et comment. Surtout, on ne porte pas une attention  suffisante aux conséquences économiques et sociales de ce choix. Dans les pays aujourd’hui évoqués, les salaires moyens et minimums sont très inférieurs à ceux qui sont pratiqués dans l’Union. Que se passera-t-il si, demain, nous les accueillons ? Il est très probable que cela donnera lieu à du dumping social. Car nos entreprises seront évidemment tentées de délocaliser leurs activités dans ces pays à bas coût, provoquant du chômage à l’ouest et aggravant la désindustrialisation, particulièrement en France. Qui ira expliquer les « bienfaits » de cette Europe-là aux travailleurs ? Je ne suis pas hostile par principe à l’élargissement à l’Est. Mais ces choses-là prennent du temps.

J’entends l’argument géopolitique : on a tendance à croire que plus nous serons nombreux au sein de l’UE, plus nous constituerons un espace géopolitique puissant et indépendant. Mais c’est oublier que bien des pays à l’Est européen ne partagent pas cette vision : ils souhaitent surtout s’arrimer à l’Otan et aux États-Unis.

Sans compter la question de la gouvernance : aujourd’hui, à vingt-sept membres, c’est déjà une gageure d’obtenir une position commune sur certaines questions. Songez aux possibles blocages à trente-six !

C’est une orientation qui me paraît extrêmement difficile à prendre et à faire accepter aux Français. Car si demain, nous renonçons à l’unanimité sur les questions de défense et de diplomatie par exemple, cela signifie que la France confiera à ses voisins une part essentielle de sa souveraineté.

Imaginez qu’un  jour, une majorité de pays européens soutienne une aventure militaire que nos élus et notre opinion désapprouvent largement. Faudra-t-il y participer malgré nous ? Imaginez encore qu’on transfère tout ou partie de la compétence “santé” à Bruxelles. On ne tarderait pas à voir la Sécu mise en concurrence voire privatisée ! Je crois qu’on ne renforcera jamais l’Europe en créant davantage de dissensions entre ses membres.

Marché de l’électricité, relocalisation des activités industrielles, Europe de la défense, élargissement. Autant de sujets décisifs, aux implications énormes.

C’est l’intérêt des élections européennes qui viennent. Elles doivent permettre d’avoir cette indispensable « grande explication ».

La FGR se prononcera en temps et en heure sur cette élection, la stratégie et la campagne qu’elle entend mener, en espérant, c’est notre ligne de conduite depuis que nous nous sommes constitués, être utiles à la France et aux français.

Les défis pour la gauche

La gauche n’est pas toujours à la hauteur, soyons honnêtes. Elle verse trop souvent dans les querelles picrocholines, le nombrilisme. Elle multiplie les concessions au gauchisme culturel qui éloigne des masses, acceptant sans le dire l’américanisation des références et des combats, ce qui l’amène à des excès ou à des fautes. Le combat antiraciste est lui-même dévoyé – un rappeur antisémite et homophobe comme témoin de moralité.

Le risque, nous le sentons bien, est de donner l’image d’un progressisme déconnecté, condescendant et punitif.

La passion de la déconstruction, qui confine parfois à l’absurde : oublier Camus, transformé en homme blanc raciste et colonialiste, ou bannir J.-K. Rowling pour transphobie parce qu’elle a eu le malheur de croire que seules les femmes ont leurs règles.

Mais aussi celle de l’excommunication, a de fâcheuses conséquences.

Renvoyer toute expression divergente ou tout désaccord dans le camp du fascisme, en compagnie de Doriot et Déat, c’est surtout bêtement contribuer à banaliser l’extrême droite. Si tout le monde est d’extrême droite, plus personne ne l’est. Or le problème est qu’elle existe bel et bien, l’extrême droite, qu’elle progresse dangereusement, et qu’elle déroule tranquillement ses argumentaires sans être réellement inquiétée.

Le résultat, c’est que la gauche ne progresse pas. Elle se maintient depuis une décennie dans un étiage relativement bas, qui ne lui permet pas d’accéder au pouvoir. Il y en a qui se satisfont de la fameuse tripartition, oubliant un peu vite qu’on ne saurait gagner avec 30% des exprimés.

Faire tenir ensemble les aspirations des ouvriers, des employés, d’une partie de la classe moyenne et de la petite bourgeoisie. Ce n’est pas toujours facile, car les conditions de vie et les représentations idéologiques ont évolué et divergé, la géographie s’en mêle (on ne pense pas pareil selon qu’on habite dans un centre métropolitain ou dans la diagonale du vide, même si on fait le même métier). Mais ce n’est pas infaisable non plus. A condition de rechercher une position d’équilibre. Qu’on me comprenne bien : l’équilibre ce n’est pas la modération.

Radicalité des propositions (s’attaquer à la racine des problèmes), crédibilité de la méthode et des engagements.

Et surtout, il faut toujours chercher à embarquer le plus grand nombre. Quand la gauche se vit comme une avant-garde éclairée, elle laisse trop souvent des électeurs en route. Un pas en avant des masses, mais pas deux.

La fameuse phrase de Jaurès, aller à l’idéal, partir du réel. Aller à l’idéal : trop nombreux sont ceux qui l’ont abandonné, souvenir amer du quinquennat Hollande. Ne jamais perdre de vue l’objectif de transformation sociale et d’approfondissement de la démocratie.

Partir du réel : notre grille de lecture de la société ne saurait procéder de nos seules convictions. Il faut tenir compte, au moins un minimum, de la façon dont les gens vivent et de ce à quoi ils aspirent. Moquer le désir d’accès a la propriété (maison individuelle avec jardin), tonner contre les comportements prétendument irresponsables des gens, c’est se condamner à la minorité.

Le débat sur la barbecue est de ce pont de vue-là bien moins anecdotique qu’il n’y paraît. Pour des millions de gens, quelles que soient leurs origines sociales, il est synonyme de plaisir partagé, de sociabilité évidente, de proximité joyeuse. En faire le symbole du virilisme et de la consommation viandarde, c’est braquer inutilement des gens qui, dans leur immense majorité, ont déjà commencé à modifier leur mode de consommation alimentaire et sont moins dépourvus de conscience écologique que les CSP+ qui commandent une salade de quinoa sur Uber Eats.

Aller à l’idéal en partant du réel, quand on parle d’écologie, c’est savoir hiérarchiser les renoncements. Si la priorité est à la décarbonation, alors on va avoir encore longtemps besoin du nucléaire. Si le but est de réduire l’empreinte de la voiture et de l’avion, alors on ne peut pas s’opposer en même temps certains grands travaux qui vont améliorer le ferroutage. Je pense par exemple au tunnel Lyon Turin.

Interroger l’acceptabilité sociale de l’indispensable transformation écologique, ce n’est pas trahir la cause. C’est faire en sorte quelle soit partagée par le plus grand nombre.

Je vais prendre un autre exemple, totalement différent mais tout aussi parlant.

Faire campagne sur « la police tue », c’est par définition se couper d’une partie de notre électorat naturel. Il y a des bavures policières, il y a des policiers qui doivent être sanctionnés, mais l’immense majorité de nos compatriotes comptent sur les fonctionnaires de police, (non pas gardienne d’un ordre social injuste mais garante de la paix républicaine) pour les protéger physiquement, c’est aussi simple que ça.

Faire l’impasse sur la progression exponentielle de l’insécurité, c’est simplement occulter la réalité vécue par la majorité de nos concitoyens, ou qu’ils vivent, et accentuer ainsi l’impression de déconnexion.

L’autorité de l’État ne doit pas s’exercer uniquement dans la vie économique. Elle est censée faire appliquer le contrat social.

C’est en cela que la gauche ne peut gagner que si elle prend appui sur l’idée républicaine, qui est toujours une synthèse dynamique. Services publics et conquêtes sociales, mais aussi tranquillité publique et méritocratie républicaine – accessoirement réconcilier la gauche bac pro et la gauche hypokhâgne.

Mais je vous le dis : il ne suffit pas de dire que nous sommes républicains et de gauche pour que tout d’un coup les gens viennent vers nous par millions.

La République est devenue le lieu commun de la vie politique française : moins elle s’incarne, plus on en parle. Moins elle fait battre les cœurs, plus on s’en revendique. J’ai écrit une fois qu’il en est de la République comme des langues mortes. Ça n’a pas été compris. Je voulais dire parfois qu’on en exalte les beautés mais on ne les enseigne ni ne les pratique. Le cadre est incontesté, le contenu est dévitalisé.

Quel est drame des républicains sincères comme nous ? C’est que nos beaux principes, et les politiques publiques qu’ils avaient inspirées, sont profondément percutés par l’avènement de la « société de marché » et par la normalisation anglo saxonne, à laquelle une partie des classes supérieures consent. 

La société française est gangrenée par la ghettoïsation et le séparatisme social.  Et d’abord le séparatisme des riches, cette « révolte des élites » dont parle Christopher Lasch, mais aussi celui, moins spectaculaire, des Tartuffe des hypercentres qui n’ont que le « vivre ensemble » à la bouche quand ils ne vivent, en réalité, qu’avec leurs semblables. On ne dira jamais assez l’étiolement de la conscience républicaine chez les élites hexagonales.

Et c’est vrai aussi dans la jeunesse militante. Les théories différentialistes ont un écho certain dans la jeunesse estudiantine, et qu’il faut toujours être attentif à ce qui taraude la jeunesse. Ce qui nous parait évident à nous, la défense de l’universalisme, et son corollaire, l’attachement à la laïcité, ne vont absolument plus de soi dans certains milieux.

Et c’est là qu’on mesure à quoi l’individualisme des sociétés libérales aboutit : la disparition d’un monde commun. Le « venez comme vous êtes » de Mac Donald s’est progressivement imposé comme un modèle de vie en société. C’est le règne des tribus et des communautés, le triomphe du relativisme, l’exaltation de la singularité à tout prix.

Mais la juxtaposition des singularités mène à la guerre de tous contre tous. Et, tout aussi grave, à la complaisance avec les bigots, à l’acceptation, par des progressistes supposés, qu’une autorité prétendument supérieure s’arroge le droit de faire la police des comportements et des mœurs.

On a donc beaucoup de boulot de conviction. A nous de rappeler inlassablement que la République est plus qu’une constitution ou un régime politique : c’est une manière de voir le monde et d’y agir, propre à la France, à son histoire, à son génie.

L’école laïque, la Sécurité Sociale, le TGV : l’émancipation par l’instruction, la protection collective des travailleurs, l’aménagement du territoire par l’État stratège. Le modèle républicain se veut une réponse à la passion française pour l’égalité. Égalité des conditions, égalité des territoires, égalité des citoyens.

Il faut redonner à la République sa conflictualité originelle. Retrouver ce qu’elle avait de vivant, de piquant, d’irrévérencieux, d’inventif, voire de provocateur.

Je voulais terminer par une note plus personnelle. Puisque je parle d’être inventif, vivant ; piquant, je ne peux pas terminer sans évoquer une figure de notre jeune parti qui vient de quitter la vie parlementaire après plusieurs décennies de bons et loyaux services. Qu’on me comprenne bien : elle reste militante et n’a pas l’intention de prendre sa retraite. Mais, au moment où Marie-Noëlle quitte le Sénat, je voudrais rendre hommage à sa détermination, sa ténacité, son intelligence.

Marché de l’électricité : comment tout a disjoncté ! (débat à la Fête de L’Humanité 2023)

Samedi 16 septembre 2023, sur le stand de la Gauche Républicaine et Socialiste pour la Fête de l’Humanité, la GRS avait invité David Cayla – Maître de Conférences en économique à l’université d’Angers, membre des Economistes atterrés et essayiste – et Laurent Miermont – responsable national au sein du pôle Idées, formation et riposte de la GRS – à débattre du marché européen de l’électricité.

Ils ont retracé la construction de ce marché européen et surtout le chemin de la “libéralisation” et de la création d’une concurrence totalement artificielle, dont le principal effet a été ouvertement de mettre à bas l’opérateur public historique français, EDF. Ils sont également revenus sur la crise de l’énergie qui a crû à partir de la fin 2021 avant d’exploser en 2022 avec la guerre en Ukraine, ainsi que sur les actions désordonnées de la commission européenne pour y faire face.

Les deux intervenants convergent en conclusion sur la nécessité urgente pour la France de sortir – y compris unilatéralement – de ce “marché européen”, qui pénalise les usagers et les entreprises, afin de surmonter la crise et de préserver les atouts de notre mix énergétique.

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