Dans cet entretien Manon D. étudiante en économie nous décrit le quotidien des étudiants pendant la crise du Covid-19. C’est un témoignage personnel. Cet entretien a été réalisé voici plusieurs mois, nous choisissons de le publier aujourd’hui car les difficultés révélées par la crise sanitaire et celles qu’elle a provoquées n’ont toujours pas trouvé de réponses de la part des pouvoirs publics.
propos recueillis par Augustin Belloc et Gurvan Judas
GRS : Comment en tant qu’étudiante as-tu vécu la crise de la Covid-19, avec les cours à distance, la solitude, les loyers exorbitants à Paris ou encore la nécessité de travailler pour subvenir à tes besoins ?
Manon : C’était difficile, comme pour tous les étudiants et notamment les plus précaires. Moins pour les étudiants biens lotis avec un logement adéquat ou une maison en province à la campagne avec leurs parents. Mais pour moi et mes amis qui étaient dans la même situation, nous nous sommes retrouvés dans un petit appartement de 10 m². Les cours étaient à distance, nous n’étions pas confinés mais avec le couvre-feu, les cafés et bibliothèques fermés c’était comme un confinement. On suivait nos cours à distance et le soir, nous étions confinés. Donc nous étions isolés.
Pendant deux ans, aucune possibilité de rencontrer de nouvelles personnes et de faire de nouvelles expériences relationnelles et professionnelles. C’était dur pour le morale.
Pour les cours, on dépendait de notre connexion Wifi, moi au 7e étage j’avais une mauvaise connexion donc il y avait des cours que je n’ai pas pu suivre, ce qui m’a pénalisé et m’a fait avoir de mauvaises notes. J’ai été prise en Master, mais une amie a redoublé et a décroché à cause de ça. Les professeurs n’ont pas pris en compte les problèmes liés à la connexion internet. Apprendre seul et apprendre avec un professeur, cela n’est pas pareil…
Ce problème d’exclusion, ne pas pouvoir suivre les cours et tout faire dans la même pièce de 10 m² où l’on mange, où l’on dort, où l’on travaille, etc. C’est dur. Mes APL m’ont fait survivre, mais une amie qui travaille dans la restauration et qui avait besoin de travailler n’a pas pu. Donc, elle a eu des problèmes d’argent.
As-tu eu le sentiment d’avoir été soutenue par l’institution universitaire ?
Il y a eu des moyens mis à disposition, on pouvait louer un ordinateur, une box, etc. Mais ça ne marchait pas, ils ne prenaient pas en compte les moyens propre à chacun. Donc des moyens était mis à disposition, certains professeurs mettaient des exercices pédagogiques. Mais je ne pensais pas avoir mon année et personne ne m’écoutait.
Par exemple : un examen en ligne, où je ne pouvais pas passer les questions à cause d’un problème de connexion, j’ai contacté le professeur il n’a rien fait… Je ne me sentais pas entendu. J’ai eu 4 à cet examen ce qui a plombé ma moyenne.
On a beaucoup vu les étudiants devant les banques alimentaires, est-ce quelque chose que tu as vécu ou connais-tu des personnes qui l’ont vécu ?
Personnellement non, grâce à ma bourse, mais une amie déjà concernée avant le Covid oui. Mais elle vivait cela avec du recul. Donc des amis partageaient cette situation : du mal à se nourrir avec des familles qui n’ont pas les moyens d’aider. Donc ils ont eu recours aux paniers alimentaires.
Je vivait en appartement CROUS, il y avait des moyens mis en place. Je n’ai pas connu cette situation, je m’en suis sorti financièrement car comme nous étions confinés il n’y avait pas de sortie, ça fait économiser de l’argent. Mais c’était dur.
Selon les types d’études, il y a eu des inégalités entre les grandes écoles avec plus de moyens et les universités, tu as pu le constater ?
J’ai été mis au courant de cela. En école privée, les étudiants pouvaient aller dans les locaux en petits effectifs. Ils pouvaient se sociabiliser alors que dans les universités nous étions mis à la marge, en détresse, on était les oubliés ; une amie a redoublé sa L2 car elle a fait une dépression. Elle a vu un psy mais avec des sessions d’une demi-heure… Donc dans certaines écoles privées, les étudiants avaient presque une vie normale et nous, à l’université, nous étions seuls.
Cette situation a-t-elle généré des tensions entre différents étudiants selon les possibilités qui leurs étaient offertes ?
C’était de la survie, chacun pour soi. Nous n’avions pas le temps de penser à mal envers autrui, la situation nous échappait donc c’était de la survie propre. Le fait que certain en profitaient, on le voyait de loin.
On a beaucoup parlé des étudiant dans les médias et le monde politique mais rien n’a été fait à part une revalorisation des APL dont on avait retiré 5 euros. On en a parlé, mais dans les faits est-ce que quelque chose a été fait ?
Depuis la crise, la cause étudiante a été mise en avant comme une des préoccupations du mandat d’Emmanuel Macron. Mais je ne cherche pas à voir ce qui a été fait ni à écouter ce qui peut se dire. Je n’ai pas cherché à avoir une augmentation, ma bourse et mes APL me suffisaient.
Le Système d’aide exceptionnelle, j’y ai eu recours à la rentrée dernière avec un dossier et une lettre de motivation. On doit passer devant une commission et parfois ils effectuent un versement selon les besoins.
Il y a eu également des aides avec des assistantes sociales. Il y a aussi des repas à un euro, ça a permis à des étudiant de se nourrir, car parfois le midi je ne mangeais pas, donc le restaurant universitaire et le repas un euro ça m’a changé la vie. On peut manger à moindre coût, mais sinon il y a eu peu de changement pour les logements notamment, etc.
Car je suis boursière échelon 6 avec une mère seule sans père, elle ne peut pas financer un logement à Paris. Je n’ai pas eu de logement Crous à ma rentrée à Paris et sans logement l’assistante sociale a été mis devant le fait accompli et j’ai réussi à l’avoir.
Donc même si il y a des moyens on ne facilite rien. J’aurai pu ne pas avoir de logement. Ma demande Crous n’a pas été renouvelé, j’ai un appartement que je paie plein pot avec certes heureusement les APL. C’est différent d’un logement Crous, donc la situation ne s’est pas améliorée malgré de petites mesures.
Avec une approche plus politique qu’est-ce que l’État aurait pu ou dû faire dans ce cas ?
On a conscience de la précarité étudiante globale mais pas de la diversité. On a l’impression parfois que tous les étudiants faisaient la queue devant les banques alimentaires mais ce n’est pas vrai.
J’ai une amie qui habite à Paris mais qui a besoin de travailler c’est un exemple de précarité économique, on a pas tous les même contacts si on a un problème, on a pas tous le même filet de sécurité.
Ma bourse me suffit si je travaille à côté ; mais si je ne peux pas travailler, on est dans la précarité économique. Il ne faut pas juste prendre en compte une certaine situation, il faut prendre en compte la diversité des situations. Ceux par exemple avec des parents pas assez riches pour aider et financer un logement à Paris, mais trop riches pour avoir une bourse. Ils ne sont jamais pris en compte.
Beaucoup ont besoin d’aide mais ne les voit pas. Les logements étudiants sont des taudis, avec des fenêtres cassées et douches cassées, c’est honteux de se dire que là réside l’avenir de la Nation, ils ne peuvent pas réussir à l’université dans ces situations quand ils habitent là… il faut revoir les conditions d’existence, se nourrir, se loger, etc. On a l’impression de devoir le mériter alors que ce sont des besoin fondamentaux. Il faut faire en sorte que les emplois du temps soient flexibles pour que les étudiants travaillent. Certes il y a les examens terminaux mais ça veut dire qu’un étudiant dépend juste d’une note, c’est une insécurité.
Je sais que le personnel pédagogique n’a pas à se charger de ça mais il ne peuvent rien faire. Donc il faut soulager les cours et les emplois du temps, car deux jours par semaine j’avais cours le midi et je travaillais dans un restaurant, ce n’était pas possible. Ça n’incite pas à travailler mais simplement à se serrer la ceinture.
La prise en compte de la diversité au pluriel est quelque chose de ciblé. Certains habitent loin mais pas suffisamment loin avec effectivement des parents trop riches pour être boursiers et trop pauvres pour payer un loyer à Paris. Ils sont alors obligés de faire 3 heures de transport quotidiennement ce qui est un autre type de difficultés.
Rien à voir avec des étudiants qui vivent dans un 200 m² dand le VIe arrondissement de Paris avec leur parents et aucune tâche ménagère à faire…
C’est le cas pour les études supérieures réservé à une élite. C’est impossible de faire une Prépa si les parents ne suivent pas derrière. Ce n’est pas possible avec des tâches ménagères et sans aide. C’est infaisable. Il y en a beaucoup pour qui ce type d’études d’élite n’est pas possible.
Il y a un plafond de verre, même s’il va à Paris avec une bourse, c’est impossible.
Ce n’est pas inaccessible sur le papier, mais dans les faits… Donc, comment les étudiants se sont-ils organisés avec cette précarité entre écoles privées et les universités, il n’y a pas eu de friction, mais une entraide entre étudiant ?
Oui clairement, avec le confinement et tous les gens chez eux, des initiatives ont permis de faciliter le quotidien. Comme l’association « Copains ». C’est initiative de banque alimentaire pour les jeunes étudiants. C’est plus terre à terre que ce que propose le gouvernement car ils connaissent les étudiants et leur situation.
Alors qu’aujourd’hui quand on demande une aide au CROUS on doit le justifier. Ça tombe dans le misérabilisme le fait de devoir justifier l’état de son compte bancaire ; là ce n’était pas le cas.
J’y suis allée pour des photos, j’ai vu les locaux et le directeur de l’association. Il nous a dit qu’il voit des étudiants dans toute les situations, c’est une initiative étudiante. Ensuite des choses dans les promos ou entre amis ont été faites. J’ai mal vécu cette période et avec mon amie qui a redoublé on se retrouvait, on dormait ensemble, etc. C’est pour cela que l’on a réussi à surmonter cette situation car on a créé du lien, on a créé des interactions dans le réel, une solidarité entre étudiant.
Face au côté macro de Copains, avec mon groupe d’ami de la fac, on s’invitait régulièrement à manger à la maison. On s’aidait avec des webcams pour bosser ensemble. On essayé de trouver des solutions pour rendre ça viable.
Quel rôle ont joué les syndicats étudiants pendant la crise ?
Je suis assez étrangère à ce petit monde, ce petit microcosme, trop proche de la France Insoumise.
Il y a 20 ans dans une situation pareille les syndicats étudiants auraient été incontournables, là ça n’a pas été le cas, ils n’ont pas réussi à s’organiser dans cette situation cela en dit long, non ?
Il se sont organisés à leur échelle. Ça n’est pas aussi important que dans le passé mais ils ont lutté contre le Conseil universitaire pour illustrer le problème de connexion internet ou l’exclusion sociale, car Mme Vidal (Ministre de l’Enseignement Supérieur) donnait des orientations rigides. Ils avaient la volonté de faire quelque chose mais les universités ont bloqué.
Ils ont parlé des modalités des partiels qui étaient injuste. Les étudiants étaient évalués de manière rigide.
Pendant le CPE en 2005 un syndicat comme l’Unef était incontournable, aujourd’hui on a l’impression d’avoir vécu la crise étudiante sans en entendre parler en dehors d’un petit microcosme. Même toi qui est étudiante et engagée…
Les étudiants ne relayaient pas ce qui défendait leur cause malheureusement car nous étions dans une forme d’individualisme.
Entre ceux dans leur résidence secondaire et nous en difficulté, on faisait face à la fatalité, on était désespéré, on ne voyait pas d’évolution possible.
Sans les syndicats et les universitaires qui tiennent le choc, qui était là pour les étudiants dans cette période ?
Je n’ai pas été aidées par des organismes extérieurs. Entre les étudiants eux-mêmes il y a eu une vraie solidarité. Malgré l’aide de secours avec le Crous mais c’est quelque chose d’extérieur d’annexe de froid sans prise de nouvelles ni de suite ni de suivis alors qu’on avait besoin de tuteur.
Je me suis remise en question sur mon orientation, si je dois continuer en économie ou non. J’en suis venue à me demander si je devais me réorienter dans quelque chose de plus accessible.
Il y a eu des talents perdus, des abandons. J’ai eu de la chance de ne pas me perdre : on parle pas des destin gâchés.
Dans le monde professionnel, les formations qui ont eu lieu pendant le Covid et après ont été refaites car ça n’a pas marché. Dans le monde professionnel, il y a un filet de sécurité mais à la faculté ceux qui n’ont pas pu suivre et qui ont dû quitter la fac n’avaient pas de filet de sécurité. Notamment ceux qui ont obtenu le Bac en 2020, il y avait une angoisse d’avoir eu un “sous bac”, ou une “sous licence” ensuite…
Il y a eu beaucoup d’examens à distance et de triche organisée. Et ce n’était pas les meilleurs. Ils ont prit la place en Master de gens qui n’avaient pas triché. Mon ami qui a redoublé ne pouvait pas tricher. Et les professeurs étaient plus stricts dans leur évaluation car ils savaient qu’il y avait des tricheurs et ils ne cherchaient pas à comprendre.
En deuxième année, les tricheurs on eu de bonnes notes et mon amie redoublait sa L2…Souvent ils ne sont pas passionnés par ce qu’ils font, c’est par défaut et ils ont de bonnes notes car de bonnes conditions pour tricher.
La gestion des universités pendant la crise n’a donc pas été adaptée ?
Il y a eu des initiatives de la part des universités. Des initiatives prises comme le tutorat en présentiel une semaine sur deux mais c’était décousu donc sans intérêt. L’équipe pédagogique a aidé les élèves mais pas l’université dans son ensemble.
Je me suis déjà plainte à un chargé de travaux dirigés et c’est lui qui a mis en place un support pédagogique mais pas l’université. C’était au cas par cas.
Le problème de l’université, c’est que les initiatives n’étaient pas adaptées au terrain et à la disparité des étudiants. Moi avec mes problèmes de connexion internet, ils ne m’ont pas prise en compte.
Donc il y avait des moyens à disposition mais des œillères, ils n’ont pas cherché à voir la continuité du problème.
Pourquoi la gauche a-t-elle échoué à s’emparer de cette question de la précarité énorme des étudiants ? Cela n’a pas abouti à une mobilisation des étudiants aux urnes avec une abstention massive, plutôt qu’un vote massif Mélenchon et Nupes… Ensuite, pourquoi le mouvement social n’est pas devenu politique ? Comment la gauche aurait dû s’en s’emparer ?
Le problème de la gauche c’est qu’elle misérabilise les étudiants. Quelqu’un comme Louis Boyard par exemple misérabilise les étudiants qui seraient tous à la rue, etc. Mais ce n’est pas le cas, c’est hétérogène. On accepte cette situation de vivre en tant qu’étudiant, aucun étudiant n’est à l’aise financièrement c’est normal, c’est la période. La gauche s’est décrédibilisé. C’est une chance d’étudier.
On travaille et on m’aime pas être misérabilisé. Ça ne me donne pas envie de considérer ça je ne vois pas ça avec sympathie donc je pense qu’ il faut arrêter avec le misérabilisme et se rende compte de la diversité des situations, il y a des étudiants très pauvres avec des situations terribles mais ils sont accompagnés et c’est très bien.
J’ai une amie avec des problème familiaux et le CROUS a été là, ils l’ont aidée. Les étudiants dans une extrême pauvreté sont aidés. Donc ça ne doit pas être la cible principale pour le politique, le principal problème ce sont les étudiants des classes moyennes rurales pas accompagnées, dans l’ombre, dont on ne parle pas médiatiquement car on les considère normaux.
L’analyse c’est que la gauche doit retrouver le chemin de la majorité, pas des minorités. Il faut parler des étudiants ultra-précaires mais tu ne gagnes pas avec simplement cela. Tu ne gagnes pas avec l’addition de minorités, c’est le biais de l’intersectionnalité.
Il faut parler des étudiants des classes moyennes pour qui c’est plus difficile, des gens dont les parents paient le loyer mais qui doivent se débrouiller avec leur paye pour les charges et la nourriture.
Ils doivent travailler tous les week-ends et moi avec ma bourse, je n’ai pas besoin de travailler… Mon amie paye son essence car elle habite à la campagne. C’est une charge supplémentaire. Les classes moyennes des campagnes souffrent énormément, cantonnées à la ruralité.
Le fait qu’on parle que des pauvres attisent une haine envers eux, une jalousie car ils sont couvert avec les aides sociales et on les misérabilise. C’est contre productif d’avoir de l’empathie pour eux. Arrêter le misérabilisme et prendre en compte la disparité des situation.
Les étudiants précaires qui viennent de villes moyennes et de banlieues, comme le dit Christophe Guilly on une facilité d’accès à la culture et à l’enseignement et les classes moyennes qui viennent de la ruralité n’ont accès à rien.
Les gens veulent se faire respecter de manière général. Les gens n’aiment pas que l’on les misérabilises, ils veulent un travail. La gauche ce n’est pas le paternalisme, la gauche c’est l’émancipation.
Les Jeudis de Corbera, c’est le nouveau rendez-vous d’échanges et de débats proposé par la Gauche Républicaine et Socialiste (GRS) à ses adhérents, militants, sympathisants et curieux de notre mouvement, le dernier jeudi soir de chaque mois, au 3 avenue de Corbera à Paris.
C’est deux heures d’échanges avec des acteurs du mouvement social, des intellectuels, des grands témoins pour questionner autrement des enjeux au cœur de l’actualité et de notre programme. C’est renouer avec un rendez-vous convivial et ouvert à tous, avec la possibilité de le suivre, en différé, via une captation vidéo. C’est surtout l’occasion de se retrouver pour renouer avec une « pensée en action », loin des dogmatismes et du prêt à penser médiatique ; pour un débat d’idées au service de l’engagement.
Depuis un an et demi, une envolée inquiétante des prix de l’électricité entraine une crise économique et sociale majeure avec des répercussions multiples sur les entreprises, les territoires, les collectivités et les usagers.
Cette augmentation n’est pas liée à une explosion des coûts de production de l’électricité en France mais au mode de fixation du prix qui relève du marché européen de l’énergie. Marché européen qui aligne le prix de l’électricité sur celui du gaz et met à mal la filière nucléaire française et qui s’avère surtout être est une impasse totale. Depuis plusieurs années, la GRS appelle à en sortir, comme l’Espagne et le Portugal.
Enjeu de pouvoir d’achat, enjeu de souveraineté et enjeu environnemental se recoupent dans ce débat central pour l’avenir de notre pays.
Comprendre comment nous nous retrouvons pris dans le piège de la libéralisation du secteur de l’énergie et tracer des perspectives alternatives, c’est le sujet de ce premier Jeudi de Corbera pour lequel Carole Condat, animatrice du pôle thématique “fonction publique et services publics” de la GRS accueillait :
➡️ Anne Debrégeas, Ingénieure- chercheuse sur le fonctionnement et l’économie du système électrique à EDF et économiste en électricité, Porte-parole du syndicat Sud Énergie.
➡️ Laurent Miermont, membre du pôle idées de la GRS, ancien adjoint au maire du 13ème arrondissement, assistant parlementaire européen.
Depuis un an et demi, une envolée inquiétante des prix de l’électricité entraine une crise économique et sociale majeure avec des répercussions multiples sur les entreprises, les territoires, les collectivités et les usagers.
Cette augmentation n’est pas liée à une explosion des coûts de production de l’électricité en France mais au mode de fixation du prix qui relève du marché européen de l’énergie. Marché européen qui aligne le prix de l’électricité sur celui du gaz et met à mal la filière nucléaire française et qui s’avère surtout être est une impasse totale.
Depuis plusieurs années, la Gauche Républicaine et Socialiste appelle à en sortir, comme l’Espagne et le Portugal. Enjeu de pouvoir d’achat, enjeu de souveraineté et enjeu environnemental se recoupent dans ce débat central pour l’avenir de notre pays.
Comprendre comment nous nous retrouvons pris dans le piège de la libéralisation du secteur de l’énergie et tracer des perspectives alternatives, c’est le sujet de ce premier Jeudi de Corbera pour lequel Carole Condat accueillait : ➡️ Anne Debrégeas, Ingénieure- chercheuse sur le fonctionnement et l’économie du système électrique à EDF et économiste en électricité, Porte-parole du syndicat Sud Énergie. ➡️ Laurent Miermont, membre du pôle idées de la GRS, ancien adjoint au maire du 13ème arrondissement, assistant parlementaire européen.
entretien accordé par Emmanuel Maurel, député européen et animateur de la Gauche Républicaine et Socialiste, à L’Express, publié le 13 avril 2023 à 5h30 – Propos recueillis par Paul Chaulet
Son verdict est attendu avec impatience par l’exécutif et les oppositions. Le Conseil constitutionnel se prononcera ce vendredi 14 avril sur la réforme des retraites, au lendemain d’une nouvelle journée de mobilisation. La gauche espère que les neuf sages feront tomber le texte, le gouvernement veut croire que sa validation “sera l’aboutissement du cheminement démocratique”. Va-t-elle censurer la réforme ? Seulement une partie ? Et donnera-t-elle son feu vert à la procédure d’un référendum d’initiative partagée (RIP), chère à la gauche ? La vie politique est suspendue aux choix de l’institution, chargée de contrôler la conformité du texte à notre loi fondamentale.
Du droit, rien que du droit : le Conseil constitutionnel se défend de tout jugement politique sur les textes qu’il examine. Mais la frontière entre droit et politique est ténue. Le député européen Emmanuel Maurel (Gauche républicaine et socialiste) évoque le choix à venir des sages. “Le droit n’est jamais objectif ou politiquement neutre”, assure l’élu, qui estime que le Conseil constitutionnel a une “grille de lecture de la société”. Entretien.
L’exécutif et l’opposition ont les yeux rivés vers le Conseil Constitutionnel, qui doit rendre sa décision ce vendredi. Cette institution est-elle devenue l’arbitre du débat politique ?
On sent que pour les acteurs principaux, l’échéance est importante, pour ne pas dire décisive. Et on voit aussi que cela intéresse beaucoup les Français, notamment ceux qui ont participé aux douze journées de mobilisation. Mais il faut être clair : vendredi, même s’il s’appuiera sur des arguments juridiques, le Conseil constitutionnel fera un choix politique. Sa décision va avoir une portée considérable sur la vie de millions de gens. Il y a une forte attente et une indécision car le texte et sa procédure sont contestables juridiquement, et pas seulement politiquement.
Reste que le Conseil constitutionnel n’est pas un habitué des coups d’éclat. Sa jurisprudence est plutôt prudente, malgré sa célèbre décision de 1971 qui englobe dans son contrôle le préambule de la Constitution de 1946 et la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789. Ce n’est pas une institution révolutionnaire – ce qui serait un oxymore. Cette prudence a une raison simple : le Conseil constitutionnel ne saurait se substituer aux décideurs politiques et doit fonder ses décisions en droit, même s’il lui arrive d’introduire des principes novateurs.
Les opposants à la réforme jugent que le véhicule législatif – projet de loi de financement rectificative de la sécurité sociale – n’est pas adapté à une réforme des retraites. Ils contestent le recours à une série d’articles limitant les débats et estiment que les errements du gouvernement sur la retraite minimale à 1200 euros contreviennent au principe de sincérité des débats. Ces arguments ne sont-ils pas eux-mêmes à la lisière du droit et de la politique ?
Oui, mais c’est normal car il n’y a pas de séparation étanche entre le juridique et le politique. La façon d’interpréter le droit contient souvent des présupposés voire des opinions politiques. On a recouru à une loi de financement rectificative de la sécurité sociale pour faire passer cette réforme, via l’article 47-1 de la Constitution. Elle devrait selon moi produire des effets pour la seule année 2023, or la retraite à 64 ans ne rentre pas dans ce cadre puisqu’il est prévu de passer de 62 à 64 ans en rajoutant un trimestre par an jusqu’en 2030.
D’autres procédures parlementaires utilisées par le Gouvernement sont aussi sujettes à caution, au vu de l’exigence de clarté et de sincérité des débats. Le gouvernement a menti sur le nombre de bénéficiaires de la pension minimum à 1200 euros, ce qui a induit les parlementaires en erreur. Il a surtout accéléré les débats en abusant des outils à sa disposition. Le législateur n’a pas pu se prononcer en toute connaissance de cause – et l’Assemblée n’a d’ailleurs même pas pu voter le texte…
S’appuyer sur ce seul principe de clarté et de sincérité des débats pour censurer le texte créerait un précédent majeur…
Oui. S’en tenir à ce seul argument serait intéressant mais aurait des implications dont on ne peut pas mesurer aujourd’hui les conséquences. Cela contribuerait toutefois à un rééquilibrage entre l’exécutif et le législatif, dans notre système de parlementarisme très « rationalisé ». Le Conseil constitutionnel aura-t-il cette audace ? Je n’en suis pas sûr. Imaginons qu’il censure la loi au nom du manque de sincérité et de clarté des débats parlementaires. Cela remettrait alors en cause le caractère présidentialiste de notre régime et obligerait l’Exécutif à respecter davantage le Parlement. Je doute qu’il se sente légitime à faire ce choix, même si cela me ravirait !
Cette décision du Conseil constitutionnel fait rejaillir le débat autour du mode de nomination de ses membres. Ils sont désignés par le chef de l’État et les présidents des deux assemblées. Ce système n’affecte-t-il pas la légitimité de l’institution et l’autorité et de ses décisions ?
C’est un vieux débat, notamment à gauche. Au début de la Ve République, les communistes et certains socialistes contestaient ce mode de nomination. Les adversaires des gaullistes parlaient eux-mêmes d’un “chien de garde de l’exécutif”. Paradoxe : c’est le Conseil Constitutionnel nommé par les gaullistes qui a produit la décision de 1971, que n’avaient envisagée ni De Gaulle, ni Debré (le rédacteur de la Constitution de 1958). Des juges nommés par une autorité politique, dont on peut deviner la ligne idéologique, s’émancipent parfois de ceux qui les ont choisis.
Le mode de nomination des juges peut poser problème, mais tout mode de désignation donne matière à contestation. À l’épreuve des années, cette institution s’est quand même révélée protectrice des droits fondamentaux ! C’est d’autant plus observable depuis l’introduction en 2008 de la Question Prioritaire de Constitutionnalité (QPC).
Il y a le mode de désignation des membres, mais aussi leur profil. Certains regrettent le poids excessif de personnalités politiques, au détriment des juristes. N’est-ce pas un problème ?
Certains pays réservent la nomination à des professionnels du droit. Mais cela ne change rien ! Les décisions 100% juridiques n’existent pas. Le droit n’est jamais objectif ou politiquement neutre. Cette vision d’un droit au-dessus de la politique est erronée. Les membres du Conseil constitutionnel ne sont pas dans l’éther, détachés des contingences politiques. Bref, il n’y a pas de système de nomination idéal.
On l’a vu avec la validation “douteuse” des comptes de campagne de Jacques Chirac après la présidentielle de 1995…
Jacques Chirac avait été élu par le peuple Français. Le conflit de légitimité était très fort. Pouvait-on demander à un juge d’annuler une élection présidentielle au prétexte que les comptes de campagne n’étaient pas conformes ? Les conséquences politiques auraient été colossales et on serait rentrés dans le « gouvernement des juges ».
Vous rappelez que le droit n’est jamais “neutre”. À gauche, on juge souvent la jurisprudence du Conseil constitutionnel trop favorable à la “liberté d’entreprendre” et teintée de libéralisme économique. L’économiste Thomas Piketty affirme dans une tribune au Monde qu’il est parfois “complice objectif des possédants”. Vous partagez cette critique ?
Elle est légitime. La jurisprudence du Conseil constitutionnel est économiquement libérale et met fortement en avant le droit de propriété. Son ancien président Jean-Louis Debré estime qu’un certain niveau de taxe relève de la “spoliation”. Cela relève d’une conception du monde qui à mon avis n’est pas fondée juridiquement. Mais on peut remonter plus loin : dès 1982, avec la loi sur les nationalisations. Le Conseil avait contraint le Gouvernement Mauroy à revoir le mode de calcul de l’indemnité préalable des actionnaires des sociétés nationalisées au nom du droit à la propriété (article 17 de la DDHC).
A l’inverse, il existe une critique de droite du Conseil Constitutionnel. Elle juge l’institution trop protectrice des droits individuels face à l’ordre public. Cette critique s’est exprimée en 2018, à l’occasion de la découverte du principe de fraternité. Les juges avaient dégagé ce principe pour justifier la légalité de l’apport d’une aide humanitaire à un étranger en situation irrégulière. Le “délit de solidarité” avait été partiellement censuré.
A cette aune, estimez-vous que le Conseil constitutionnel a une teinte idéologique globale ?
Ses décisions témoignent d’une grille de lecture de la société. Au départ, le Conseil constitutionnel devait uniquement arbitrer entre les compétences des pouvoirs législatif et exécutif. Il est maintenant bien plus que cela, car le juge constitutionnel s’est donné à lui-même un pouvoir d’appréciation et d’interprétation. Cela disqualifie-t-il pour autant cette juridiction ? Je n’en suis pas sûr.
N’oublions pas que la Cour suprême américaine est bien plus politisée. En témoignent ses débats sur les questions sociétales, comme l’IVG.
Et puis, la Constitution permet au peuple de trancher certaines orientations, via le référendum. On ne l’utilise pas assez, le peuple est toujours plus clairvoyant que les dirigeants ne l’imaginent. Les sages vont d’ailleurs se prononcer vendredi sur un référendum d’initiative partagée (RIP) au sujet des retraites. Toutes les conditions sont réunies pour que cette proposition de référendum soit soumise à la signature des citoyens.
Au nom de la souveraineté populaire, le principe même du contrôle de constitutionnalité est remis en cause à droite. Vous le comprenez ?
C’était aussi le cas à gauche. Sous la révolution, le contrôle de constitutionnalité n’était pas souhaité. La loi étant l’expression de la volonté générale, elle ne saurait être contestée. Les révolutionnaires n’étaient pourtant ni de “droite”, ni conservateurs.
Cet argument se tient en théorie. Mais le législateur peut voter des textes qui remettent en cause des principes au-dessus de la loi, et qui sont aussi l’expression de la volonté générale. C’est par exemple le cas de la liberté d’association. Le législateur ne peut pas tout faire. Ce n’était pas compréhensible il y a deux siècles, au moment de la Grande Révolution. Mais cela s’avère plutôt efficace aujourd’hui.
Le Vendredi 10 avril 1998, jour du « Vendredi-Saint », 26 ans après le terrible Bloody Sunday de Derry, les protagonistes de la crise nord-irlandaise parvenaient en fin d’après-midi à un accord historique pour mettre fin à 30 ans de guerre civile en Irlande du Nord. C’était l’aboutissement de quatre années de négociations plus ou moins secrètes, qui avait suivi deux cessez-le-feu unilatéraux de l’Armée Républicaine Irlandaise (IRA) en 1994 et 1997, la nomination de Tony Blair comme Premier ministre du Royaume Uni en 1997 et l’implication directe du président américain Bill Clinton au travers du sénateur George J. Mitchell. C’était surtout le début d’un processus de paix qui devait permettre le désarmement des groupes paramilitaires, la création d’institutions démocratiques provinciales, l’égalité des droits et la fin des discriminations contre la « communauté irlandaise ».
Vingt-cinq ans après, malgré quelques pics de tension, le visage de l’Irlande du Nord a été totalement transformé, et malgré le Brexit et une crise institutionnelle provinciale depuis 2022, non seulement le retour de la guerre civile est impensable mais la possibilité d’une réunification de l’Irlande sous le couvert de la République peut être sérieusement envisagée, sans que cela ne déclenche ni hilarité ni sourires entendus…
Vue de France, l’histoire en marche en Irlande met en jeu des processus complexes très éloignés de notre culture historique et politique, qu’il paraît nécessaire de redonner des éléments de compréhension pour maîtriser les enjeux actuels. Nous reviendrons donc sur ce qu’est la question d’Irlande, sur l’« Accord du Vendredi-Saint » en lui-même, sa mise en œuvre parfois chaotique et sur les évolutions politiques récentes des Îles britanniques qui ouvrent de nouvelles perspectives.
Après la « question d’Irlande », la question d’Irlande du Nord
La Question d’Irlande, c’est le titre d’un essai historique remarquable de Jean Guiffan, sûrement l’un des ouvrages les plus complets en langue française sur le sujet. Car avant la question d’Irlande du Nord, il y a eu une « question d’Irlande » qui s’étale sur près de 800 ans… Pour ceux qui souhaiteraient s’y référer avant de poursuivre, vous pouvez cliquer ici.
Avant même le traité anglo-irlandais de 1921 et la reconnaissance de l’État libre d’Irlande, la séparation de 6 comtés du nord au sein de la province de l’Ulster était déjà consommée. Dès 1918-1919, les élites locales protestantes par l’intermédiaire des milices des Black and Tans, de la Royal Irish Constabulary et de l’armée britannique engagent une politique de terreur contre les communautés « irlandaises » (en général les catholiques favorables aux Républicains). Le Royaume Uni octroie dans la foulée une autonomie provinciale aux six comtés d’Antrim, Down, Armagh, Londonderry, Tyrone et Fermanagh, sous l’égide de l’Ulster Unionist Party (UUP), le parti de la bourgeoisie protestante conservatrice locale.
Et si l’État Libre d’Irlande (puis la République) s’engage, au sortir de sa propre guerre civile en 1923, dans le chemin de l’isolement et du conservatisme catholique relativement passéiste, c’est un véritable régime ségrégationniste que va mettre en place l’UUP pendant plus de 50 ans. Si théoriquement les institutions provinciales britanniques sont bien démocratiques, la pratique discriminatoire affirmée du pouvoir la rapproche ouvertement de ce qui a cours contre les noirs à la même époque dans les États du sud des USA ou en Afrique du Sud. Il est d’ailleurs probant que des dirigeants de l’apartheid en visite officielle à Belfast dans les années 1960 aient alors fait part devant le congrès de l’UUP de leur admiration pour l’efficacité de son régime politique.
effectifs de la Ulster Special Constabulary à l’entraînement en 1941
Tout est fait pour écarter les Irlandais catholiques des fonctions publiques avec une politique délibérée de gerrymandering pour le découpage des circonscriptions électorales (permettant ainsi de faire élire des députés de l’UUP même des les territoires irlandais, l’attribution de logements sociaux, l’emploi dans le secteur public et la police. Les juges sont tous protestants membres de l’UUP. La police d’Irlande du Nord, la Royal Ulster Constabulary (RUC), était recrutée dans la communauté protestante ; elle n’avait aucune indépendance opérationnelle, répondant aux directives des ministres provinciaux. La RUC et la réserve Ulster Special Constabulary (USC) étaient des forces de police militarisées, sous prétexte de la menace de l’IRA pourtant plus que marginale dès la fin des années 1940. Ces deux structures, par ailleurs liées à des organisations paramilitaires loyalistes et à l’Ordre d’Orange1, avaient à leur disposition la loi sur les pouvoirs spéciaux, une législation radicale qui autorisait les arrestations sans mandat, l’internement sans procès, des pouvoirs de perquisition illimités et des interdictions de réunions et de publications. Rapidement, les communautés irlandaises et britanniques sont entrées dans une logique de ségrégation mutuelle auto-imposée qui renforce les caractères institutionnels du régime ; cette situation apporte politiquement une garantie de stabilité sociale et politique à la bourgeoisie protestante qui dresse aisément les ouvriers britanniques contre la main d’œuvre irlandaise catholique (variable d’ajustement sur-exploitée et sous-payée car maintenue en sous emploi) en faisant jouer tout à la fois la concurrence économique et la détestation confessionnelle et « raciale » réciproque. Le Nationalist Party (NP), héritier du parti qui a porté le combat pour l’autonomie de l’Irlande dans la deuxième moitié du XIXème siècle, finit par lui-même boycotter les institutions provinciales.
une des marches de la Northern Ireland Civil Rights Association
Le mouvement pour les droits civiques en Irlande du Nord apparaît au début des années 1960 pour lutter contre les discriminations dont sont victimes les Irlandais catholiques. Ce mouvement emprunte exactement les mêmes codes (et les mêmes hymnes) que le mouvement des droits civiques pour les afro-américains. Au début des années 1960 apparaissent les premières associations luttant pour l’égalité civique, menées par des libéraux et des travaillistes principalement catholiques mais aussi protestants. Lorsque Terence O’Neill devient Premier ministre UUP d’Irlande du Nord en 1963, un certain espoir de changement naît, rapidement contrarié. La Campaign for Social Justice est fondée en 1964. En 1965, le Labour Party crée au Parlement du Royaume-Uni un groupe de pression, la Campaign for Democracy in Ulster. En novembre 1966 est fondée la Northern Ireland Civil Rights Association (NICRA), soutenue par des nationalistes et des républicains. Elle organise plusieurs marches à partir de 1968, violemment réprimées par la RUC et attaquées par des contre-manifestants loyalistes soutenus par les mouvements paramilitaires protestants. C’est le début de ce qu’on l’a appelé les « Troubles ». L’armée britannique est envoyée dès 1969 pour tenter de s’interposer et de stopper les affrontements (qui sont essentiellement provoqués par les contre-manifestants et groupes paramilitaires loyalistes) ; mais dès l’année suivante, les effectifs de l’armée britannique sont rapidement réduits du fait de la création de l’Ulster Defence Regiment (UDR) au recrutement essentiellement local, donc protestant loyaliste. Bloqué par sa propre majorité unioniste, Terence O’Neill ne réalise pas ses promesses de réformes sociales. Malgré la violence du conflit nord-irlandais, les différents groupes de pression pour les droits civiques continuent leurs actions. En 1972, la NICRA organise une manifestation pacifiste à Derry, le Bloody Sunday, sur laquelle tirent des parachutistes britanniques, faisant 14 morts.
une des victimes des parachutistes britanniques emmenés par des civils qui se servent d’un mouchoir ensanglanté comme drapeau blanc lors du Bloody Sunday de Derry en 1972
C’est ce mouvement et son impact sur la société ainsi que le début des « Troubles » vont bouleverser le paysage politique. En 1970, deux nouveaux partis sont créés :
d’abord côté irlandais, le Social democratic and labour party (SDLP) qui rassemble autour de quelques élus catholiques et protestants du parlement provincial, issus du NP, des nationalistes, des républicains et des travaillistes. Lié au parti travailliste britannique, il sera dirigé par Gerry Fitt puis John Hume, il va un temps boycotter les institutions locales puis reprendre part aux élections, représentant rapidement la majorité des électeurs irlandais de la province, tant à Westminster que dans les conseils locaux.
ensuite côté unioniste, le Révérend Ian Paisley, leader de l’Église presbytérienne libre, créée après une scission au sein de l’UUP le Democratic Unionist Party (DUP), qui va représenter la fraction la plus intransigeante des Unionistes et progresser rapidement.
Le rassemblement anti-internement de Magilligan, à Derry 1972, avec John Hume parlant à un soldat de l’armée britannique. “Je pensais que j’avais le devoir d’aider ceux qui n’avaient pas autant de chance que moi.” (photo colorisée de Jimmy McCormack)
Le mouvement républicain historique est lui-même atteint par de profonds changements. Sinn Féin ne survit plus qu’à l’état résiduel en Irlande du Nord ; toujours lié à sa branche militaire, l’IRA, il avait évolué en lien avec les autres mouvements de libération nationale à l’échelle globale vers une idéologie marxiste-léniniste. En 1969, alors que l’IRA n’est plus que l’ombre d’elle-même et désarmée de fait, deux lignes s’affrontent et la scission a lieu d’abord en décembre au sein de la branche militaire : d’un côté, les Officials (majoritaires) qui veulent mettre fin à la politique abstentionniste des Républicains pour créer un front de libération nationale avec l’extrême gauche ; de l’autre, les Provisionnals (minoritaires) qui maintiennent une ligne de boycott des institutions politiques et considèrent que la défense « militaire » des communautés irlandaises face aux exactions de milices loyalistes comme l’Ulster Volunteer Force (UVF) reste prioritaire. La scission est acquise sur les mêmes bases au sein de Sinn Féin en janvier 1970. Les Officials abandonneront rapidement la lutte armée et subiront d’autres scissions motivées par la volonté de continuer le combat face aux agressions des milices loyalistes2. Les Provisionnals, qu’ils soient de la branche politique ou militaire, ne vont pas sortir de la marginalité immédiatement ; c’est la tragédie du Bloody Sunday qui va dans toute la province leur apporter le soutien d’une large partie de la communauté irlandaise et déclencher des « vagues » d’adhésion d’une partie des jeunes catholiques à la Provisionnal IRA qui apparaît alors comme la seule organisation ayant pour volonté de protéger les quartiers catholiques.
Tableau historique des différentes scissions de l’Armée Républicaine Irlandaise (IRA) de 1919 à nos jours
La guerre civile bat désormais son plein. Elle fera plus de 3 500 morts, plus de 50 000 blessés, dans les différents camps. De 1969 à 2003, il y a eu plus de 36 900 fusillades et plus de 16 200 attentats à la bombe ou tentatives d’attentats associés aux Troubles. À partir de 1972, au regard de l’aggravation de la situation politique et militaire, le gouvernement britannique va suspendre l’autonomie de la province pour résoudre le conflit. Mais son choix d’y appliquer prioritairement une solution militaire et sécuritaire plutôt que politique le conduit à reproduire les exactions et les discriminations reprochées précédemment au pouvoir unioniste : internements forcés, tortures, suppression du régime de prisonniers politiques, conditions d’internement illégales et dégradantes, répression violente et armées des manifestations pacifiques, erreurs judiciaires monumentales (on pourrait dire que la Grande Bretagne a vécu en 20 ans plusieurs « Affaire Dreyfus »), collaboration régulière et univoque avec les groupes paramilitaires loyalistes3… L’IRA ou l’INLA ne seront en rien des enfants de chœur : en dehors d’opérations de règlement de compte, avec les paramilitaires loyalistes (ou entre elles) dignes de guerres de gangs, et de la défense de quartiers catholiques, ces deux organisations paramilitaires (en lien avec leurs branches politiques, mais pas toujours) vont conduire des opérations terroristes contre des militaires britanniques et l’UDR en Irlande et en Grande Bretagne, mais aussi contre des civils et contre des Pubs en Grande Bretagne. Les opérations les plus marquantes seront évidemment l’assassinat de Lord Mountbatten, l’oncle du Prince Philippe (l’époux de la Reine d’Angleterre), en République d’Irlande ou l’attentat manqué contre Margareth Thatcher lors du congrès conservateur à Brighton en octobre 1984. Outre le fait que les directions républicaines n’ont alors jamais brillé par leur compassion pour les victimes civiles collatérales, elles sont parfois débordées par leurs troupes qui mènent des opérations non contrôlées. L’achat d’armes et d’explosifs des différentes branches militaires républicaines ou loyalistes met celles-ci en contact avec la pègre et une partie de l’internationale terroriste nationaliste et d’extrême gauche, ce qui laissera longtemps des traces. Cependant une évolution politique renforcée de Sinn Féin va être conduite sous la direction de Gerry Adams et de Martin McGuinness (chef de la Provisionnal IRA), notamment dans la foulée de l’élection de Bobby Sands au parlement britannique pour relayer la lutte et la grève de la faim des prisonniers politiques républicains. Sinn Féin (qui ne se considère plus comme Provisionnal) recherchera dès lors systématiquement le soutien électoral de la communauté irlandaise, tout en boycottant les institutions de la province.
tract électoral en faveur de l’élection de Bobby Sands, chef des volontaires de l’IRA internés dans la prison de Haute Sécurité de Long Kesh (dit “H blocks”), au parlement britannique
Des tentatives de négociations et de résolution politique ont bien lieu dans les années 1970 sous le gouvernement travailliste britannique (Accord de Sunningdale) impliquant le gouvernement irlandais, mais la pression du DUP de Ian Paisley sur le premier parti unioniste UUP les conduira à l’échec. Margareth Thatcher empêchera comme Première ministre de Grande Bretagne pendant 12 ans toute résolution du conflit ; son intransigeance conduira à la mort de Bobby Sands le 5 mai 1981, suite à sa grève de la faim, alors même que celui-ci est officiellement devenu membre du parlement britannique. Aucune négociation ne sera engagée sous les gouvernements Thatcher, qui couvriront durant cette période les pires exactions et les pires écarts avec l’État de droit.
funérailles de Bobby Sands le 7 mai 1981, cimetière de Miltown à Belfast
La chute de Thatcher en 1991 va ouvrir une nouvelle période… Après trois ans de contacts indirects, notamment grâce aux Américains et au SDLP de John Hume, l’IRA sous le contrôle de Sinn Féin décrète un cessez-le-feu inconditionnel le 31 août 1994 à minuit. Mais le refus de John Major, premier ministre britannique, de négocier directement avec Sinn Féin aboutira à la reprise de la lutte armée en février 1996. La victoire de Tony Blair en mai 1997 a pour résultat un nouveau cessez-le-feu unilatéral de l’IRA en juillet 1997. Les négociations commencent qui aboutiront aux « Accords du Vendredi-Saint ».
Bertie Ahern, taoiseach de la République d’Irlande, George J. Mitchell, envoyé spécial de Bill Clinton, et Tony Blair, premier ministre britannique, le 10 avril 1998
1 Ordre d’Orange : créé à Loughall en 1795, c’est une société pseudo-maçonnique raciste et sectaire ultra-protestante, dont les objectifs sont de maintenir le pouvoir politique protestant en Irlande.
2 La scission la plus notable au sein du parti d’extrême gauche qu’est devenu l’Official Sinn Féin (OSF) est en 1974 celle de l’Irish Republican Socialist Party et de sa branche armée l’Irish National Liberation Army (INLA) qui va mener des campagnes d’attentats assez importantes, en parallèle à celles de la Provisionnal IRA. Entre 1977 et 1982, OSF va progressivement se transformer en Workers’ Party (parti des travailleurs) ; il connaîtra quelques succès électoraux d’estime en République d’Irlande dans les années 1980. Aujourd’hui, il n’en reste plus grand-chose et c’est devenu un parti d’extrême gauche insignifiant en Irlande, inexistant en Irlande du Nord.
3 Les principaux groupes paramilitaires loyalistes sont l’Ulster Volunteer Force, le Red Hand Commandos, l’Ulster Defence Association, la Loyalist Volunteer Force et les Red Hand Defenders… chacun lié plus ou moins directement à des partis politiques unionistes, dont le DUP de Ian Paisley…
Les Accords du Vendredi-Saint
L’accord a été conclu entre les gouvernements britannique et irlandais et huit partis ou groupements politiques d’Irlande du Nord. Trois représentaient les Unionistes : l’UUP, alors premier parti de la province dirigé par David Trimble, et deux petits partis associés à des groupes paramilitaires loyalistes, le Progressive Unionist Party (PUP) lié à l’UVF et seul parti unioniste sur une ligne de “centre gauche” (avec sa principale base de soutien dans les communautés loyalistes de la classe ouvrière de Belfast) et l’Ulster Democratic Party (UDP – auto-dissous en 2001 –, vitrine politique de l’Ulster Defence Association, UDA). Deux partis représentent les Nationalistes, le SDLP de John Hume et Sinn Féin, dirigé par Gerry Adams. Trois organisations politiques signataires (présentes ou non dans les instances élues) prétendaient être en dehors des traditions communautaires : l’Alliance Party (libéral), la Coalition des Femmes et la Labour Coalition. Les négociations avaient été présidées par George J. Mitchell, ancien chef de la majorité démocrate du Sénat et envoyé spécial de Bill Clinton pour l’Irlande du Nord. Le seul grand parti nord-irlandais à rejeter l’accord était le DUP de Ian Paisley ; d’abord impliqué dans les négociations, le DUP s’était retiré en signe de protestation lorsque Sinn Féin avait été autorisé à y participer alors que l’IRA avait conservé ses armes. Le désarmement étant un des objets de la négociation et les paramilitaires loyalistes n’ayant pas plus désarmé, on mesure le caractère spécieux de son prétexte à rompre les négociations.
Il y a en réalité deux accords : le premier signé entre les gouvernements britanniques et irlandais ; le second entre ces deux gouvernements et les huit organisations politiques citées plus haut.
Le premier texte n’a que quatre articles : c’est ce court texte qui constitue l’accord juridique, mais il incorpore dans ses annexes l’accord entre partis politiques. L’accord reconnaissait : que la majorité des habitants d’Irlande du Nord souhaitaient rester dans le Royaume-Uni ; qu’une partie importante de la population d’Irlande du Nord et la majorité de la population de l’île d’Irlande souhaitaient créer une Irlande unie. Ces deux points de vue étant reconnus comme légitimes. Pour la première fois, le gouvernement irlandais acceptait dans un accord international contraignant que l’Irlande du Nord fasse partie du Royaume-Uni et la constitution de la République fut modifiée en conséquence, sous réserve du consentement à une Irlande unie des majorités de la population des deux parties de l’île.
L’accord définit un cadre pour la création et le nombre d’institutions à travers trois “volets”
Le premier volet traitait des institutions démocratiques d’Irlande du Nord et établissait deux institutions majeures : l’Assemblée et l’exécutif d’Irlande du Nord. L’Assemblée d’Irlande du Nord est une assemblée provinciale avec un vote intercommunautaire obligatoire sur certaines décisions importantes. L’exécutif d’Irlande du Nord est un exécutif fondé sur le partage du pouvoir avec des portefeuilles ministériels à répartir entre les partis selon la méthode D’Hondt. C’est pourquoi l’exécutif nord-irlandais, mis en place par les Accords du Venredi-Saint, a connu plusieurs crises : un première suspension de quelques mois en 2000 ; une suspension de 5 ans de 2002 à 2007 ; une suspension de 2017 à 2020 ; et depuis mai 2022, les élections provinciales n’ont toujours pas permis la constitution d’un nouvel exécutif. Il suffit pour cela que l’un des partis, auxquels la proportionnelle offre institutionnellement des postes de ministres, refusent de participer à l’exécutif pour que celui-ci ne puisse se mettre en place. C’est arrivé à plusieurs reprises : les premières crises découlaient des difficultés de mettre en œuvre le désarmement et la réforme des services de police ; celle de 2017-2020 découlait d’un grave scandale de corruption impliquant les principaux responsables du DUP (devenu premier parti de la province en 2004), les autres partis de l’assemblée provinciale refusant de travailler dans un exécutif sous sa direction tant qu’il n’aurait pas fait le ménage. Les élections provinciales de mai 2022 ont fait de Sinn Féin, le premier parti d’Irlande du Nord avec une large avance : le DUP, qui a pourtant dirigé les exécutifs provinciaux de 2007 à 2022 avec, à chaque fois, un vice premier ministre issu de Sinn Féin, refuse depuis de siéger dans un gouvernement local qui donne légalement la présidence à Sinn Féin.
Martin McGuinness et Ian Paisley
Le deuxième volet traitait des questions « nord-sud » et des institutions à créer entre l’Irlande du Nord et la République d’Irlande : le Conseil Ministériel Nord/Sud ; l’Association interparlementaire Nord/Sud ; le Forum de concertation Nord/Sud. Le Conseil ministériel Nord/Sud est le plus important, composé de ministres de l’exécutif d’Irlande du Nord et du gouvernement irlandais. Il a été créé “pour développer la concertation, la coopération et l’action” dans douze domaines d’intérêt commun. Ceux-ci comprennent six domaines dans lesquels l’exécutif d’Irlande du Nord et le gouvernement irlandais élaborent des politiques communes mais les mettent en œuvre séparément dans chaque juridiction, et six domaines dans lesquels ils élaborent des politiques communes qui sont mises en œuvre par le biais d’institutions communes à toute l’Irlande. Les divers “arrangements institutionnels et constitutionnels” énoncés dans l’Accord sont également déclarés être “imbriqués et interdépendants”.
Le troisième volet institutionnel traitait des enjeux « est-ouest » et des institutions à créer entre l’Irlande et la Grande-Bretagne (ainsi que les dépendances de la Couronne) : la Conférence intergouvernementale anglo-irlandaise ; un Conseil anglo-irlandais (qui intègre l’Écosse, le Pays de Galles, l’île de Man et les îles anglo-normandes pour favoriser la coopération inter-régionales) ; un organe interparlementaire anglo-irlandais élargi. Les décisions doivent y être prises d’un commun accord entre les deux gouvernements et les deux gouvernements ont convenu de faire des efforts déterminés pour résoudre en amont les désaccords entre eux.
Mais l’objectif principal des Accords du Vendredi-Saint vise à transformer la société nord-irlandaise elle-même
Dans le contexte de violence politique de la guerre civile, l’accord engageait les participants à “des moyens exclusivement démocratiques et pacifiques [pour] résoudre les différends sur les questions politiques”. Cela impliquait nécessairement : le déclassement des armes détenues par les groupes paramilitaires ; la normalisation des dispositifs de sécurité en Irlande du Nord.
L’accord multipartite engageait les parties à “user de toute influence qu’elles pourraient avoir “pour provoquer le démantèlement de toutes les armes paramilitaires dans les deux ans suivant les référendums approuvant l’accord. Le processus de normalisation engageait le gouvernement britannique à réduire le nombre et le rôle de ses forces armées en Irlande du Nord “à des niveaux compatibles avec une société pacifique normale”. Cela comprenait la suppression des installations de sécurité et la suppression des pouvoirs d’urgence spéciaux en Irlande du Nord. Cela impliquait également de procéder à un “examen approfondi” de ses délits contre la législation de l’État… donc à engager des enquêtes sur l’ensemble des affaires dans lesquelles les gouvernements britanniques et irlandais auraient enfreints les règles de l’État de droit. Le gouvernement britannique s’est aussi engagé à procéder à un “examen approfondi” du système de justice pénale en Irlande du Nord.
Les Guilford Four passeront 14 ans en prison pour un attentat de l’IRA commis en 1974 dans le Surrey pour lequel ils n’avaient aucune responsabilité ni de près ni de loin…
L’accord prévoyait la création d’une commission indépendante chargée d’examiner l’organisation de la police en Irlande du Nord “y compris [les] moyens d’encourager un large soutien de la communauté” pour ces arrangements. La RUC a été remplacée par le Police Service of Northern Ireland (PSNI), dont le recrutement est pluri-communautaire, qui se trouve contrôlé par des autorités indépendantes du gouvernement provincial… Preuve évidente de la réussite du PSNI, le DUP proteste régulièrement contre le parti pris anti-loyaliste du nouveau service de police, ce dernier ne se faisant plus le complice systématique des partis unionistes ni n’offrant de passe-droit aux anciens paramilitaires, parfois reconvertis dans le crime organisé.
La date de mai 2000 avait été fixée pour le désarmement total de tous les groupes paramilitaires. Le calendrier étant particulièrement ambitieux, cela n’a pu être réalisé, ce qui a conduit aux premières suspensions de l’assemblée provinciale à la suite d’objections des partis unionistes contre les retards dans le désarmement de l’IRA. On voit ici à nouveau la part de prétexte qui visait à limiter autant et aussi longtemps que possible l’association de Sinn Féin au pouvoir, puisque le désarmement des groupes paramilitaires loyalistes n’avait même pas commencé. L’IRA a annoncé en juillet 2005 son désarmement total (sous vérification extérieure) et son renoncement à la lutte armée ; le désarmement de l’UVF a été déclaré en 2009, celui de l’UDA en 2010.
Les gouvernements britannique et irlandais se sont engagés à la libération anticipée des quelques 400 prisonniers purgeant des peines liées aux activités des groupes paramilitaires, à condition que ces groupes continuent de maintenir « un cessez-le-feu complet et sans équivoque ». Chaque cas fut examiné individuellement par la Commission de révision des peines. Les prisonniers de la Continuity IRA et de la Real IRA (deux scissions extrémistes de l’IRA dont les actions ont menacé le processus de paix, avec de nombreux morts comme à Omagh en août 1998, pour lesquelles elles furent rejetées radicalement par la population ce qui mit fin assez rapidement à leurs activités concrètes1), de la Loyalist Volunteer Force et de l’INLA n’étaient pas éligibles à la libération car ces groupes n’avaient pas convenu d’un cessez-le-feu sans équivoque. Il n’y eut aucune amnistie pour les crimes qui n’avaient pas été poursuivis. La loi de 1998 sur l’Irlande du Nord (peines) a reçu la sanction royale le 28 juillet 1998. 167 prisonniers avaient été libérés en octobre 1998. En décembre 1999, 308 prisonniers avaient été libérés. Le dernier groupe de prisonniers a été libéré le 28 juillet 2000, soit un total de 428 prisonniers.
L’accord affirmait enfin un engagement envers “le respect mutuel, les droits civils et les libertés religieuses de chacun dans la communauté”. L’accord multipartite reconnaissait « l’importance du respect, de la compréhension et de la tolérance en matière de diversité linguistique », notamment en ce qui concerne le gaélique, l’Ulster scots et les langues des autres minorités ethniques d’Irlande du Nord, « qui font toutes partie de la richesse culturelle de l’île d’Irlande »2. Le gouvernement britannique s’est engagé à incorporer la Convention européenne des droits de l’Homme dans la législation d’Irlande du Nord3 et à créer une Commission des droits de l’Homme d’Irlande du Nord. L’établissement d’obligations légales pour les autorités publiques d’Irlande du Nord de mener à bien leur travail “en tenant dûment compte de la nécessité de promouvoir l’égalité des chances a été défini comme une priorité particulière”. Le gouvernement irlandais s’est engagé à “[prendre] des mesures pour renforcer la protection des droits de l’homme dans sa juridiction” et à créer une commission irlandaise des droits de l’Homme. Enfin l’accord reconnaissait la complexité des identités nationales en Irlande du Nord donc le choix possible pour chaque citoyen d’Irlande du Nord de se reconnaître de nationalité irlandaise, britannique ou les deux, et que ce choix serait respecté quel que soit l’évolution du statut de l’Île à l’avenir, c’est-à-dire en sous-entendu qu’en cas de réunification de l’Irlande, les citoyens d’Irlande du Nord qui souhaitaient revendiquer leur nationalité britannique pourrait la conserver tout en résidant en Irlande du Nord et en y bénéficiant de la sécurité et de l’égalité des droits avec leurs voisins et concitoyens.
1 Il est plus que probable que les effectifs « loyaux » de l’IRA se soient directement impliqués pour forcer l’arrêt des opérations terroristes de ses différentes scissions et que quelques règlements de compte aient été assez sanglants.
2 Cela représentait une des revendications importantes de Sinn Féin.
3 C’est cette même référence à la Convention européenne des droits de l’Homme que les Brexiters annonçaient lors de la campagne du référendum de 2016 vouloir supprimer de la législation britannique. On comprend donc les conséquences politiquement désastreuses qu’une telle décision aurait pu avoir et qu’en conséquence cela ait participé à un nourrir un vote des Irlandais du Nord en faveur du maintien dans l’UE … et donc en conséquence, une nouvelle distanciation avec la métropole anglaise.
La réussite des accords
Les Accords furent ratifiés par référendums le 22 mai 1998, tenus simultanément en Irlande du Nord et dans la République. Dans cette dernière, la participation fut relativement faible – 56 % – mais avec 94 % de votes favorables. Le véritable enjeu était dans la province britannique : le DUP fit ouvertement campagne contre, mais le résultat ne laissait aucun doute car avec une participation de 81 %, 71 % des citoyens d’Irlande du Nord avaient voté en faveur des Accords, dont 57 % des électeurs membres des communautés protestantes.
Pour avoir permis aux différents protagonistes de se mettre autour de la table et la conclusion de cet accord, John Hume, leader du SDLP, et David Trimble, leader de l’UUP et futur premier ministre d’Irlande du Nord, recevront le prix Nobel de Paix en décembre 1998.
David Trimble (Ulster Unionist Party), Bono et John Hume (Social-democratic and Labour Party) lors du Concert for Yes, qui a eu lieu à Belfast le 18 mai 1998 devant environ 2 000 écoliers… trois jours avant le référendum en Irlande du Nord
En définitive, l’Accord du Vendredi-Saint est une réussite à tous points de vue : malgré des tensions relatives à différents moments depuis 25 ans, des attentats ou des assassinats sectaires commis par des individus ou des groupes extrémistes, la guerre civile n’a jamais repris et les Irlandais du Nord vivent en sécurité, avec un niveau de tranquillité publique qui n’est pas fondamentalement différent de celui des autres pays d’Europe occidentale. L’ensemble des groupes paramilitaires d’importance a rendu les armes, celles-ci ont été détruites, et les groupes qui n’ont toujours pas officiellement renoncé à la lutte armée ne représentent plus rien et en tout cas plus un danger pour la paix dans la province. Surtout d’un point de vue politique, l’Accord s’est imposé à ses plus farouches détracteurs : il est ainsi particulièrement marquant que le DUP étant devenu le premier parti de la province depuis 2004, lorsque celui-ci s’est retrouvé en tête de l’élection provinciale de 2007, le Révérend Ian Paisley, qui avait passé sa vie à empêcher toute négociation, tout accord, toute paix, a pris le mandat de Premier ministre de l’exécutif provincial avec pour Vice premier ministre, Martin McGuinness qui était le chef de la Provisionnal IRA pendant près de 20 ans (l’un et l’autre ayant vraisemblablement tenté de faire assassiner leur adversaire dans les années précédentes). Par ailleurs, l’un des facteurs de discrimination marquants du régime de ségrégation d’Irlande du Nord étant ses forces de sécurité, le nouveau service de police – n’en déplaise à ses détracteurs extrémistes membres du DUP – est aujourd’hui un département exemplaire. La paix retrouvé dans la province a permis enfin le retour d’une prospérité économique relative, qui s’est accompagné d’une progression du niveau de vie, progression d’autant plus forte dans la communauté irlandaise que celle-ci n’était plus victime de politiques discriminatoires en matière de logement et d’emploi.
La crise financière et le Brexit, accélérateurs de changements politiques massifs
Dans les 25 ans qui ont suivi les Accords du Vendredi-Saint, la société et la politique irlandaise ont été profondément transformées, tant au sud qu’au nord. Nous examinerons tout d’abord ces fortes transformations dans la République.
25 ans pour sortir du conservatisme irlandais
La paix en Irlande du Nord va être la première pierre d’une évolution politique de l’Île… c’est en tout cas l’analyse qui conduit Sinn Féin à s’impliquer plus fortement dans la vie politique de la République, d’autant que les Accords de 1998 accordent de fait la nationalité irlandaise aux dirigeants de Sinn Féin. La méfiance du corps électoral au sud était vive contre ceux qui étaient encore considérés comme des complices de terroristes qui avaient parfois commis des opérations militaires sur leur sol ou qui l’avaient utilisé comme base arrière avec les ennuis sécuritaires que cela générait. La paix change progressivement le regard sur Sinn Féin, qui envoie son leader mener campagne dans la République sur un programme progressiste prononcé : logement, aide sociale, accès au droit, accès à l’eau, propriété nationale et collective, État de droit… C’est pourquoi c’est Martin McGuinness qui participera aux gouvernements d’Irlande du Nord et non Gerry Adams (celui-ci basculant définitivement dans la République entre 2002 et 2007). Le parti républicain passe de 2,5 % en 1997 à 6,5 % en 2002 ; il va s’installer durablement comme le quatrième parti dans la République, troublant le jeu habituel de l’opposition entre les conservateurs du Fianna Fáil et les libéraux du Fine Gael, qui reçoivent quand c’est possible ou nécessaire le soutien des travaillistes (troisième larron du jeu politique) pour former un gouvernement.
Martina Anderson, Gerry Adams et Martin McGuinness
Les élections de 2007 avaient été un triomphe pour le Fianna Fáil de Bertie Ahern (plus de 41 % des voix), sa gestion catastrophique des conséquences de la crise financière internationale, dans un pays dont la stratégie économique l’a rendu totalement aux transactions financières, l’amène au bord du gouffre en 2011 : il passe en 3e place à 17 % des voix, derrière les travaillistes (19%) et le Fine Gael (36%) ; Sinn Féin frôle les 10 %. Les libéraux et les travaillistes forment une coalition gouvernementale sur un programme relativement progressiste et disruptif pour sortir l’Irlande de la crise financière … programme qui ne sera jamais mise en œuvre, la Commission européenne et l’Eurogroupe rappelant à l’ordre le gouvernement irlandais qui se voit contraint de mener des politiques d’ajustement néolibéral qui frappent violemment les Irlandais. Les travaillistes en sortiront discrédités : les élections suivantes de 2016 sont un rééquilibrage qui rend le Dáil ingouvernable ; les libéraux du Fine Gael descendent à 25 %, les conservateurs du Fianna Fáil remontent à 24 %, Sinn Féin progresse encore à près de 14 %, le labour chute à 6,6 % … le reste du parlement est peuplé de petits partis ancrés au centre gauche ou à l’extrême gauche. Après deux mois de blocage, une alliance inédite intervient entre les deux frères ennemis de la guerre civile de 1922 : ce qui paraît normal en France et en Europe se produit pour la première fois en Irlande, la droite gouverne ensemble, ou plutôt les conservateurs soutiennent un gouvernement libéral.
Mary Lou McDonald, présidente de Sinn Féin, lors de la soirée électorale du 9 février 2020 à Dublin
Les élections suivantes ont lieu en février 2020. Entre temps, le référendum sur le Brexit a abouti à la perspective de retrait de la Grande Bretagne de l’Union Européenne et l’année 2019 a été marquée par l’incapacité de Theresa May de négocier un accord avec l’UE acceptable par le Parlement britannique (nous y reviendrons). Par ailleurs, l’alliance de droite de fait entre libéraux et conservateurs n’a pas convaincu les électeurs irlandais ; Sinn Féin apparaît donc comme l’alternative politique en République, en s’appuyant sur un programme de rupture avec les politiques néolibérales poursuivies par le gouvernement et sa réputation de parti responsable au sein de l’exécutif nord-irlandais. Sinn Féin, désormais dirigé par une femme pugnace Mary Lou McDonald, est le vainqueur du scrutin avec 24,5 % des suffrages, contre 22 % au Fianna Fáil et 21 % au Fine Gael ; les écologistes sont le quatrième parti avec 7 % et les travaillistes poursuivent leur descente aux enfers avec 4,4 %; les petits partis de gauche et d’extrême gauche ont vu leurs scores grignotés par Sinn Féin. Le Fianna Fáil va refuser par principe toute constitution d’un gouvernement qui serait conduit par Sinn Féin, tandis que le Fine Gael voudrait pouvoir retourner dans l’opposition… la pandémie conduit au bout de deux mois les partis de droite à s’entendre avec les écologistes (qui obtiennent sur le papier un plan ambitieux pour l’environnement) pour former un gouvernement de défense anti-Sinn Féin, avec une rotation régulière du poste de premier ministre entre libéraux et conservateurs.
Cette stratégie défensive ne semble cependant pas profiter depuis aux forces gouvernementales, Sinn Féin continuant de progresser en promesse de vote, alors que son score atteignait déjà un tiers des électeurs de 18-35 ans en février 2020… D’autre part, près des deux-tiers des Irlandais étant désormais favorables à une réunification de l’Île, Sinn Féin apparaît à la fois comme le parti de la modernité, du progrès social et de la réunification … un cocktail politique qui pourrait l’amener vers de nouveaux succès dans une société irlandaise qui a prodigieusement changé au regard de ses origines conservatrices catholiques et où en 20 ans ont été légalisés le divorce, l’avortement, le mariage homosexuel (avec moins de réticences qu’en France) et où le chef des libéraux Leo Varadkar, plusieurs fois premier ministre ces dernières années, est un homosexuel qui assume publiquement de vivre avec son mari.
Matthew Barrett et son époux Leo Varadkar, leader du Fine Gael
La paix et la normalisation politique en Irlande du Nord
Le système politique nord-irlandais va évoluer de manière dialectique. La réussite du processus du paix repose d’abord sur la relative loyauté des acteurs de la province à mettre en œuvre les termes de celui-ci pour réussir le désarmement des paramilitaires et la transition vers une société apaisée et démocratique, fondé sur un meilleur partage de la richesse du pays et la fin des discriminations sectaires en matière d’emploi, de logement, de respect des droits et des libertés publiques.
Pourtant, un observateur non averti considérerait avec étonnement le fait que les partis qui vont tirer profit assez rapidement des accords sont les plus « radicaux » et les plus opposés. D’un côté, le SDLP va perdre du terrain au profit des républicains de Sinn Féin dès 2002 et ne regagnera jamais le terrain perdu ; au contraire, il passe de 22 % en 1998 à 17 % en 2003, sa chute constante l’amène à 12 % en 2017 et à moins de 10 % en 2022. Ce parti travailliste de centre-gauche n’est plus en phase avec l’évolution politique : il permettait d’éviter que la situation ne dégénère tant que le pays subissait la guerre civile ; quand il s’agit désormais de défendre des intérêts concrets au quotidien dans l’exécutif provincial, les électeurs irlandais semblent lui préférer un parti plus combatif comme Sinn Féin qui passe de 17,6 % en 1998 à 29 % en 2022. Le SDLP pâtit également du retrait de son leader historique John Hume, figure nationalement et internationalement reconnue et admirée, dès 2001, mais aussi du désamour européen croissant pour les partis social-démocrates. Enfin, face à la montée des ultra-conservateurs unionistes du DUP de Ian Paisley, peut-être vaut-il mieux compter le talent politique de Martin McGuinness qui a su parfaitement troqué son costume de chef militaire pour celui de leader parlementaire et gouvernemental soucieux de l’intérêt général et de la réussite du processus de paix.
Résultats des élections provinciales de 2022 par circonscription. Le mode de scrutin désormais est le même que celui qui a été mis en place dans l’Etat libre puis la République d’Irlande, à savoir un scrutin à vote unique transférable, sorte de scrutin de liste majoritaire à très fort effet proportionnel.
Car, dans le camp unioniste, ce sont les opposants aux Accord du Vendredi-Saint qui prennent le dessus sur le vieux parti traditionnel des protestants l’UUP au même rythme que Sinn Féin surpasse le SDLP : au moment de partager le pouvoir avec la communauté irlandaise, la partie la plus angoissée de la communauté unioniste pense sans doute que ses intérêts seront mieux défendues par l’intransigeance du vieux Révérend acariâtre. En 2003, le DUP récolte 25 % des voix contre 22 % à l’UUP : c’est donc à Ian Paisley que doit revenir dès cette date le poste de premier ministre… c’est trop tôt et il faudra attendre 2007, avec un score de 30 % pour le DUP, pour que Paisley fasse preuve de responsabilité accepte de permettre la constitution d’un exécutif provincial dans lequel son vice premier ministre sera Martin McGuiness ; entre-temps, l’IRA avait été totalement désarmée tandis que le désarmement des paramilitaires protestants était encore en cours. Le DUP va conserver une position dominante autour de 28-30 % jusqu’en 2017, tandis que l’UUP s’effondre autour de 11-12 %.
Les années 2010 vont être aussi une décennie de progression du parti libéral de l’Alliance qui se veut a-communautaire ; stagnant autour de 5-6 % précédemment, sa progression autour de 10 % et même 13 % en 2022 sont l’une preuve de la normalisation politique de la province.
Martin McGuinness en 2016
Début 2017, un coup de tonnerre politique se produit : Martin McGuiness démissionne de l’exécutif provincial ; une dissolution de l’exécutif conduit à des élections anticipées en mars qui sont conduites pour Sinn Féin par Michelle O’Neill – on apprendra par la suite que McGuiness est malade (il décédera le 21 mars 2017). Sinn Féin souhaitait à ce moment rompre avec un DUP, conduit par Arlene Foster qui dirige depuis l’exécutif depuis décembre 2015. Il y a plusieurs raisons à cette rupture : le scandale politico-financier qui implique plusieurs responsables du DUP et entache Foster elle-même ; mais plus largement, le changement que représente le référendum sur le Brexit qui s’est conclu par le fait que 52 % des électeurs britanniques aient soutenu la sortie du Royaume Uni de l’UE. Le DUP en tant que parti ultra-conservateur a soutenu le Leave avec au moins autant d’arguments de bonne foi que Boris Johnson. Or les Irlandais du Nord ont voté pour le Remain à 56 %, l’UE leur apparaissant comme un des garants du processus de paix qui pourrait être mis à mal par le rétablissement de la frontière avec la République d’Irlande ; ce vote en faveur du maintien dans l’UE dépasse la seule communauté irlandaise et une large partie des protestants a donc voté comme leur concitoyens catholiques.
Les résultats du référendum du Brexit par circonscriptions en Irlande du Nord
Boris Johnson et Arlene Foster
Les paradigmes politiques vont commencer à changer : le DUP commence à reculer en mars 2017 et n’a plus que 1000 voix d’écart avec Sinn Féin : la constitution d’un nouvel exécutif est dans l’impasse, d’autant qu’aucun parti ne souhaite collaborer avec le DUP tant que le ménage n’aura pas été fait. Or Arlene Foster et les trois députés du DUP à Westminster vont peser sur le gouvernement de Theresa qui dépend de ces 3 sièges pour avoir une majorité en soutien à son gouvernement : non seulement, ils défendent une vision dure du Brexit impliquant le rétablissement de la frontière avec la République pour éviter une forme de frontière entre l’Irlande du Nord et le reste de la Grande Bretagne, mais ils vont s’assurer une forme d’impunité politico-financière, Theresa May fermant les yeux sur leurs turpitudes. C’est paradoxalement leur allié du Brexit Boris Johnson qui va les plomber ; en renversant Theresa May, en provoquant de nouvelles élections générales, il s’offre une majorité conservatrice écrasante (sur la ligne Get Brexit Done) qui n’a plus besoin des sièges du DUP à Westminster ; d’autre part, pour obtenir un accord acceptable par sa nouvelle majorité, il transige avec l’UE sur le protocole nord-irlandais. Le DUP et Arlene Foster ont donc perdu sur tous les tableaux : il n’y aura pas de frontière entre la République et l’Irlande du Nord, il y aura une forme de frontière entre l’Irlande du Nord et la Grande Bretagne et ils sont obligés de faire des concessions pour que leurs partenaires nord-irlandais acceptent enfin la constitution d’un nouvel exécutif que le gouvernement britannique réclame avec insistance en faisant porter la responsabilité d’un nouvel échec sur le DUP. Arlene Foster redeviendra première ministre d’Irlande du Nord avec Michelle O’Neill comme vice première ministre, qui manie avec art la fermeté et le rapport de force pour ne jamais rien lâcher sur les priorités de Sinn Féin.
Michelle O’Neill, cheffe du Sinn Féin pour l’Irlande du Nord et première ministre putative de la province
De fait, les conséquences de la mise en œuvre du Brexit s’avèrent être une catastrophe économique pour la province, avec des magasins vides, un ralentissement marqué de l’activité et une baisse du pouvoir d’achat. Une partie des jeunes protestants exprimeront d’ailleurs violemment leur colère en avril 2021, qui sera manipulé le temps de quelques émeutes sporadiques par les anciens de l’UVF et de l’UDA qui se servent de la situation pour faire ainsi pression sur le service de police de la province qui a le tort de s’intéresser de trop près au trafic de drogue dans lequel certains d’entre eux se sont recyclés. Nous avons traité ce sujet à l’époque.
En mai 2022, le DUP s’est débarrassé d’Arlene Foster quelques mois plus tôt pour adopter une ligne encore plus conservatrice ; il est affaibli par les affaires, par sa mise en cause des services de police pourtant exemplaires et par les conséquences économiques et sociales de son soutien au Brexit. Lors des élections provinciales, il s’effondre à 21 % alors que Sinn Féin franchit la barre des 29 %. En toute logique, c’est donc Michelle O’Neill qui devrait devenir première ministre, mais le DUP refuse depuis de participer à un exécutif dirigé par Sinn Féin, alors que tous les autres partenaires avait accepté de subir leur leadership depuis 2007. Le DUP est isolé, car tous les autres partis – Alliance, UUP et SDLP – sont prêts eux à jouer les règles du jeu… d’autant que les partis n’étant pas opposés à la réunification sont désormais majoritaires dans l’électorat.
Il se trouve que c’est juste après ces élections provinciales que Boris Johnson, ne reculant devant aucune contradiction, a décidé pour tenter de sauver son poste de premier ministre, atteint par le PartyGate, a remis en cause le protocole nord-irlandais. Rishi Sunak, le nouveau locataire du 10 Downing Street, a trouvé un nouvel accord fin février avec l’UE qui vient d’être validé par les parties concernées : les dispositions prévues réduisent les contrôles douaniers sur les marchandises de Grande-Bretagne arrivant en Irlande du Nord y compris les médicaments. Elles limitent aussi l’application de réglementations commerciales européennes en Irlande du Nord. Seules les marchandises risquant de se retrouver en République d’Irlande, et donc sur le marché unique européen, seront soumises à des contrôles. Une raison en moins pour bloquer un accord ; Sinn Féin s’est donc empressé de saluer la solution trouvée par la Commission Européenne et le gouvernement britannique, afin de rappeler qu’il était temps de donner un gouvernement à la province et donc de faire avancer son agenda…
Tiocfaidh ár lá : 25 ans de paix et la réunification en perspective ?
Le processus de paix engagé le 10 avril 1998 est un succès. Non seulement la paix civile a tenu et s’est renforcée, mais les processus de ségrégation mutuelle sont en train de s’estomper à une vitesse sur laquelle personne n’aurait parié. Les médias européens et français parlent d’un processus de sécularisation de la société nord-irlandaise par méconnaissance du sujet : le conflit irlandais puis nord-irlandais n’a pas grand-chose à voir avec un conflit religieux, il s’agissait d’abord un conflit ethno-communautaire et hautement politique, provoqué par une domination impérialiste de long terme qui a construit pour se perpétuer une vision raciste et inégalitaire de la société.
Les Accords du Vendredi-Saint ont produit sur la société irlandaise des deux côtés de la frontière actuelle des effets qui sont en train de transformer durablement le paysage politique, dans des sociétés qui se modernisent d’autant plus vite qu’elles ont été retenues pendant des décennies dans un conservatisme déjà démodé au moment où il fut mis en place. À ces transformations purement politiques se sont ajoutées les bouleversements économiques et sociaux découlant d’un monde culturellement plus ouvert et plus interpénétré financièrement, pour le pire et le meilleur.
D’un côté, les gouvernements de droite britanniques et irlandais ont démontré leur incapacité à résoudre les problèmes économiques et quotidiens que leurs mauvais choix politiques avaient provoqué, que ce soit une dépendance extrême à la finance internationale ou un Brexit qui fut avant tout le fruit d’ambitions personnelles sans jamais en envisager les conséquences pratiques pour les citoyens qui leur avaient « accordé » leur confiance. De l’autre, il paraît assez illusoire à long terme que la Grande Bretagne reste longtemps une forteresse commerciale qui crée des obstacles à ses échanges avec le reste de l’Europe, alors que cette décision met en péril son unité même.
Aussi paradoxalement, le parti qui propose aux Irlandais à la fois une perspective réaliste de renforcer leur souveraineté nationale tout en s’ouvrant au reste du monde est bien Sinn Féin. Conduit par deux femmes déterminées, ce parti s’appuie sur un programme socialiste et républicain qui propose à tous les Irlandais que ce processus se réalise selon des objectifs de justice sociale et de développement endogène pour garantir un meilleur partage des richesses.
Mary Lou McDonald et Michelle O’Neill en 2018 lors du congrès de Sinn Féin qui les a élues Présidente et Vice Présidente de Sinn Féin, pour succéder à Gerry Adams
Or il se trouve que Sinn Féin est aujourd’hui le premier parti tant en Irlande du Nord que dans la République. Il pourrait prochainement au regard de la conclusion d’un nouvel accord sur le protocole nord-irlandais conduire l’exécutif provincial d’Irlande du Nord, le DUP n’ayant plus de marge de manœuvre politique pour s’y opposer encore. Un entêtement de leur part conduirait sans doute à des élections provinciales anticipées début 2024, dans lesquelles les ultra-conservateurs unionistes pourraient encore perdre des plumes et ne plus pouvoir rien empêcher, ni un exécutif dirigé par Sinn Féin, ni l’ouverture d’un processus de réunification… Dans la République, la droite ne peut plus espérer gouverner sans que les frères ennemis de la politique irlandaise du XXème siècle forment une coalition ; la politique conduite par cette coalition libérale-conservatrice n’est sans doute plus en phase avec une majorité de la population irlandaise. Les politiques menées n’offrent pas de perspectives économiques et d’avenir à la jeunesse (l’Irlande a la particularité de bénéficier comme la France d’une population plus jeune que la plupart des pays d’Europe occidentale). Les raisons qui ont amené Sinn Féin à être soutenu par un tiers des 18-35 ans sont toujours là. Il sera probablement difficile d’empêcher Sinn Féin au minimum de participer au pouvoir après les prochaines élections générales et de mettre à l’ordre du jour une réunification, soutenue par deux-tiers des Irlandais.
“Our revenge will be the laughter of our children” : “notre revanche sera le rire de nos enfants”, un des poèmes de Bobby Sands
Il existe des obstacles évidemment, tous fondés sur le pari de la politique du pire. Il est vrai que les dirigeants britanniques nous ont préparés avec Boris Johnson à cette éventualité. Downing Street pourrait s’opposer à un processus de réunification pour ne pas avoir à céder ensuite sur un nouveau référendum d’indépendance en Écosse ; les Européens pourraient alors servir d’avocats de la raison. Les troubles peuvent-ils repartir avec une révolte identitaire d’une partie des Unionistes ? On a vu que les conditions existent pour une solution leur permettant de conserver leur nationalité britannique et les anciens paramilitaires loyalistes semblent avoir d’autres chats à fouetter.
Sans être certaine, la possibilité d’une réunification grandit et se rapproche toujours plus … et nous pourrions y assister en notre temps.
La laïcité est de tous les combats politiques, idéologiques, socio-culturels et même religieux. C’est devenu un mot fourre-tout qui traduit d’abord le malaise de la société française. De son école, des services publics et autres producteurs de biens communs, partout où s’exerce des discriminations et des pressions, des comportements très singuliers qui remettent en cause le vivre ensemble. Mais est-ce que le trans-genrisme et la laïcité, font cause commune ? Si tout est laïc, qu’est-ce que la laïcité ? Au début de la laïcité, à sa source, il y a la fameuse loi de 1905 qui établit une liberté de conscience entre croyants et non croyants, la séparation de l’Église et de l’État et le livre exercice des cultes, tout cela dans le respect de l’ordre public. Mais d’interprétation en interprétation et à l’aune d’évènements symboliques et tragiques, on pense bien sûr à la décapitation de l’enseignant Samuel Paty le 16 octobre 2020 ou auparavant à l’affaire du foulard de Creil, la laïcité est devenu une sentinelle démocratique, un bouclier contre l’islamisme radical, le respect de la liberté d’expression, un viatique républicain de l’apprentissage de la liberté, de l’égalité et de la fraternité. Cette extension du domaine de la laïcité renforce t’elle sa prégnance socio-culturelle ou à contrario est-elle le constat de l’affaissement de la politique au profit des communautarismes et de la tenaille identitaire. Émile Malet recevait le 27 mars 2023 sur LCP pour en débattre : – Iannis Roder, professeur d’histoire – Smaïn Laacher, sociologue, professeur des Université – Laetitia Strauch-Bonart, rédactrice en chef et essayiste, l’Express – Emmanuel Maurel, député européen, fondateur de la Gauche Républicaine et Socialiste Notre animateur national a notamment rappelé quelques principes forts. La laïcité n’a pas besoin d’adjectif pour être définie, mais vise à créer les conditions d’une société qui se veut émancipée de tous les clergés. Elle s’est un peu étendue, mais ce qui compte c’est de séparer la politique de la religion. De plus en plus de religieux, pas seulement les fondamentalistes islamistes, mais aussi des Charismatiques, des protestants néo-évangéliques ou des intégristes catholiques, mettent à mal et contestent le principe de la laïcité. Oui il y a bien une offensive politico-religieuse ; le prosélytisme et les provocations existent de la part de courants religieux fondamentaliste et rigoristes, car ils considèrent que toute personne supposée appartenir à ce qu’ils définissent comme “leur” communauté (et on voit ici le caractère pernicieux qui met en cause à la fois la liberté de la personne et qui vise à assigner “à résidence identitaire” certains de nos concitoyens) doit se comporter selon leurs principes. Forcément l’école républicaine est une cible privilégiée de contestation car elle est le creuset d’un projet de société diamétralement opposé. Il nous faut réagir au plus vite car nous défendons la Liberté et l’Égalité, liberté de croire évidemment mais aussi liberté de ne pas croire ou liberté de croire de la façon qui nous convient et non pas comme certains intégristes veulent l’imposer à toute la société. Le problème existe au niveau européen (la laïcité à la française, cela ne va pas de soi dans les autres pays européens) notamment avec des offensives de mouvement conservateurs catholiques d’Europe de l’Est pour qui l’Europe ne peut être que chrétienne ; plus récemment, certaines institutions européennes sous prétexte de “valoriser la diversité” se sont mis à promouvoir le port du hidjab ce qui revient à réduire finalement à une seule possibilité l’image et le comportement “autorisé” de la femme qui se veut musulmane. Un phénomène récent nous inquiète enfin : la contestation sous couvert religieux de la connaissance et de la science. Or il faut rappeler à nos enfants et adolescents que la Foi ne saurait prévaloir sur le Savoir.
Le projet de réforme des retraites d’Emmanuel Macron n’est pas seulement injuste et cruel socialement, inutile financièrement… Il est très probablement anticonstitutionnel ; Le Canard Enchaîné s’était d’ailleurs fait l’écho le 19 janvier dernier du fait que Laurent Fabius, président du Conseil Constitutionnel, avait prévenu le gouvernement que le texte pourrait bien être annulé pour vice de forme – une telle alerte en amont est assez rare. Les sénateurs des trois groupes de gauche de la Haute Assemblée, les députés des groupes de la NUPES, les députés et enfin la Première ministre elle-même ont déposé plusieurs recours1 devant le Conseil Constitutionnel contre le Projet de Loi de Financement Rectificative de la Sécurité Sociale (PLFRSS) pour 2023 qui est censé avoir été adopté suite à l’échec des deux motions de censure qui ont suivi le recours à l’article 49.3 par l’exécutif.
Certes, des esprits avertis expliqueront que les Sages de la Rue de Montpensier jugent souvent avec des considérations politiques plutôt que de s’en tenir uniquement au seul respect de la Constitution. Mais lorsque l’on analyse les décisions du Conseil constitutionnel à travers les années, il ressort qu’il existe des contextes à censure plus ou moins forts. Quand l’Élysée, l’Assemblée, le Sénat et l’opinion publique convergent, il devient très délicat pour les Sages de censurer. Quand, au contraire, il y a division entre les institutions et avec l’opinion, les chances de censure augmentent. Et c’est peu de dire que la mobilisation populaire contre cette réforme a été massive et l’existence d’une majorité parlementaire pour la soutenir est sujette à caution.
Or en miroir, les motifs d’inconstitutionnalité pour des raisons de forme sont particulièrement sérieux. Il paraît donc difficile que le Conseil Constitutionnel ne censure pas la loi, quand bien même Emmanuel Macron pourrait considérer qu’il s’agit d’une espèce de déclaration de guerre envoyée à l’exécutif. On l’a vu cependant ranger dans les tiroirs sa menace de dissolution, tant la situation politique lui paraît défavorable, il n’est pas dit que sa marotte de remettre sur le métier une réforme des institutions – au passage de laquelle il sanctionnerait les Sages – puisse tenir très longtemps. A contrario, la validation de la loi par le Conseil Constitutionnel pourrait aggraver la crise politique – ou même de régime – dans laquelle le « cheminement » du PLFRSS a plongé le pays, car cela serait apporter une onction constitutionnelle à des dérives de l’examen parlementaire rarement atteintes.
Passons donc en revue des arguments en faveur de la censure.
Le recours de l’article 47-1 de la constitution
L’article 47-1 de la constitution permet au gouvernement de faire adopter un Projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS) en un temps restreint. En effet, celui-ci dispose que, « si l’Assemblée nationale ne s’est pas prononcée en première lecture dans le délai de vingt jours après le dépôt d’un projet, le gouvernement saisit le Sénat qui doit statuer dans un délai de quinze jours ».
Les délais qui enserrent un PLFSS ont un objectif : permettre l’adoption d’un budget avant la fin de l’année civile. En effet, si aucun n’est adopté avant le 1er janvier, nous pourrions nous retrouver en situation de shutdown (fermeture) à l’américaine. Le constituant en écrivant l’article 47 a donc prévu des délais et, en cas d’échec, une application temporaire par ordonnance ; lorsque les PLFSS ont été créés par la loi organique de 1996, une réforme constitutionnelle a amendé le texte pour copier pour ce nouveau véhicule législative, les dispositions prévues pour un projet de loi de finances (à la différence qu’un PLF bénéficie de 70 jours d’examen et non de 50). Or, ici, pas de limite du 1er janvier, pas d’urgence, sauf à considérer que si la réforme n’avait pas été votée en mars, le régime des retraites serait en faillite… ce que personne n’a dit (même si certains membres du gouvernement ou de la minorité présidentielle ont parfois tenté cette exagération rhétorique).
Première remarque : si dans une décision de 1983, le Conseil Constitutionnel a reconnu que le recours à l’article 47 était autant valable pour les projets de loi de finances rectificative (PLFR) que pour un PLF initial, aucune formulation de ce type n’a jamais été édictée pour un PLFRSS.
Deuxième remarque : la vocation d’un PLFR est de voter des crédits de façon limitative ; l’objectif d’un PLFRSS serait d’adapter en profondeur le texte initial pour assurer l’équilibre financier de la sécurité sociale. Ces adaptations sont en général réalisées lors du PLFSS suivant et il est important de rappeler qu’en deux années de crise sanitaire, aucun PLFRSS n’a été mise en discussion, alors que les équilibres ont été sérieusement bousculés et qu’il y a eu a contrario de nombreux PLFR.
Or il existe une jurisprudence du Conseil Constitutionnel qui pourrait s’appliquer à la situation présente et qui date de 1985 (bien que les PLFSS n’existassent point à l’époque) : dans sa décision n°85-190 DC du 24 juillet 19851, sur la loi de règlement du budget de 1983 (texte financier), le juge a considéré que « les mesures d’ordre financier commandées par la continuité de la vie nationale […] ne se retrouvent pas pour les lois de règlement » ; le recours à l’article 47 était donc invalide, l’ensemble de la loi fut censurée.
L’analogie est ici très forte avec le PLFRSS mis en cause : une réforme des retraites envisagée depuis 2017 par Emmanuel Macron (quelle que soit la forme qu’elle prend) n’a pas besoin d’un examen en urgence, elle ne causera pas plus de difficultés de fonctionnement à la Sécurité Sociale que son examen ait pris 50 jours ou plusieurs mois, pas plus que les délais pour l’examen d’une loi de règlement n’empêcheraient un exécutif de faire exécuter le budget du pays. Les contraintes en matière de délai d’examen du PLFRSS sont d’autant moins fondées que les mesures qu’il contient n’ont pas vocation à être appliquées au lendemain de la promulgation de la loi, mais au plus tôt au 1er septembre 2023, et encore uniquement pour une partie infime d’entre elles, n’ayant donc aucun impact sérieux sur l’équilibre financier de la sécurité sociale en 2023 (voire même pour les années suivantes).
Ainsi, plus largement, c’est le recours au PLFRSS pour porter une réforme des retraites qui pose problème.
Peut-on réformer notre système des retraites au détour d’un PLFSS ou d’un PLFRSS ?
Nous l’avons indiqué plus haut, selon l’alinéa 19 de l’article 34 de la constitution, un PLFSS (et a fortiori un PLFRSS) « déterminent les conditions générales de son équilibre financier et, compte tenu de leurs prévisions de recettes, fixent ses objectifs de dépenses, dans les conditions et sous les réserves prévues par une loi organique ».
Il s’agissait ici de permettre au Parlement de mieux exercer ses missions de législation et de contrôle, quand l’emploi de cette méthode législative pour réformer les retraites en 2023 ne vise qu’à accélérer la procédure parlementaire ce qui limitent les capacités des parlementaires à exercer leur mission.
Les décisions du Conseil Constitutionnel de 2008, 2019 et 2022 ont précisé, après la réforme constitutionnelle de 1996, que les dispositions d’une loi de financement de la sécurité sociale devaient avoir un effet ou ne pas être dépourvues d’effet indirect sur les recettes et les dépenses. C’est sur cette qu’une censure partielle avait été appliquée au PLFSS pour 2020, concernant l’application du « bonus malus » pour les cotisations d’assurance-chômage2, le juge considérant que les effets sur les recettes de la sécurité étaient trop indirects et que son impact financier était évalué comme nul pour 2021, 2022 et 2023.
Nous l’avons dit plus haut si le recours à des PLFR est fréquent, celui à des PLFRSS est rare car inadapté en réalité à la situation de la sécurité sociale et à l’exercice des droits des assurés. Un PLFRSS ne doit agir que sur les recettes et les dépenses de l’année concernée, or les conditions d’usage des droits sociaux ne peuvent pas être gérées à court terme. C’est pourquoi les adaptations sont généralement réalisées l’année suivante et non en cours d’exercice.
On est donc face à un détournement complet du texte constitutionnel par le gouvernement à la seule fin d’empêcher un examen serein d’une réforme des retraites qui aurait des effets non immédiats et à moyen et long terme ; les effets sur l’année 2023 de ce PLFRSS sont quasiment inexistant et plus de la moitié des articles du texte soumis au débat parlementaire n’apportaient aucune modification au budget des différentes branches de la sécurité sociale.
Le choix d’un PLFRSS ne vise donc qu’à des objectifs dilatoires : justifier de recourir à l’article 47.1 de la constitution pour limiter le temps des débats ; permettre au gouvernement de trouver un accord en Commission Mixte Paritaire (CMP) pour contourner son absence de majorité à l’Assemblée nationale ; en l’absence de CMP, justifier de légiférer par ordonnance (sachant que le Conseil Constitutionnel a pris en décembre 2020 une décision dangereuse qui rend inutile le vote d’une loi de ratification pour rendre définitives les dispositions contenues dans une ordonnance).
Une validation du PLFRSS « portant réforme des retraites » par le Conseil Constitutionnel serait donc à l’origine d’une nouvelle jurisprudence, permettant à l’avenir de réformer à nouveau les retraites de la sorte, voire d’étendre l’usage du PLFRSS à d’autres réformes sociales d’ampleur en contraignant le parlement sans que la contrainte ne se justifie.
Le principe de clarté et de sincérité des débats parlementaire a-t-il été respecté ?
Le Conseil Constitutionnel a établi en 2009 qu’au regard de l’article 6 de la Déclarations des Droits de l’Homme et du Citoyen les exigences de clarté et de sincérité du débat parlementaire ont une valeur constitutionnelle3. Exigences qui conduisent régulièrement le Conseil à émettre des réserves plus ou moins fortes sur la constitutionnalité des textes soumis à son examen.
Or si le gouvernement puis la majorité sénatoriale ont eu recours à des procédures parfaitement constitutionnelles ou réglementaires, qui prises séparément n’entraîneraient peut-être pas la censure du texte, leur accumulation aboutit à une mise en cause de la clarté des débats, ceux-ci ne pouvant se tenir dans des conditions de sérénité suffisante, les règles du débat parlementaire étant modifiées à plusieurs reprises en cours d’examen.
Ainsi outre le recours à l’article 47.1 de la constitution, dont nous avons détaillé plus haut les effets, le gouvernement a eu recours à l’article 44.2 de la constitution – pour refuser l’examen d’amendements en séance qui n’avaient pu être examinés en commission des affaires sociales et pour lesquels la présidente de la commission refusait une nouvelle réunion – puis l’article 44.3 pour obliger le Sénat à se prononcer par un seul vote sur tout ou partie du texte en discussion en ne retenant que les amendements proposés ou acceptés par le Gouvernement (procédure dite du « vote bloqué »), avant d’avoir recours au fameux 49.3.
La majorité sénatoriale a de son côté eu recours à de nombreuses procédures réglementaires visant à empêcher l’opposition de défendre ses amendements. L’article 38 du règlement du Sénat pour clore les débats sur les explications de vote relatives à des amendements a été invoqué 6 fois. Le bureau du Sénat a également eu recours à l’article 42 du règlement du Sénat pour limiter à un orateur par groupe les prises de parole sur article et les explications de vote ; il a déclaré irrecevables des centaines d’amendements et de sous amendements sur la base d’interprétations abusives en invoquant l’article 44 bis du règlement du Sénat : la présidente de la commission a notamment prétexté que les centaines de sous amendements présentés à l’article 7 n’avaient pas de lien avec le texte, après une réunion expresse de la commission pendant une interruption de séance de 50 mn pendant laquelle il était matériellement impossible de tous les examiner.
Surtout, il a été fait usage à quatre reprises de l’article 44.6 du règlement du Sénat pour permettre l’examen en priorité d’amendements de la majorité sénatoriale, rédigés à la seule fin de réécrire certains articles afin de faire tomber plus d’un millier d’amendement issus des rangs de l’opposition : ainsi les amendements de la majorité sénatoriale ont pu être débattus sans que les amendements de l’opposition puissent l’être.
L’usage fait ici des article 44.6 et 44 bis du règlement constituent donc une violation manifeste du droit d’amendement des parlementaires, pourtant garanti par l’article 44.1 de la constitution. Tout ceci accumulé dans un contexte où le temps du parlement était déjà contraint, alors que l’opposition sénatoriale n’a pas tenté d’empêcher l’adoption du texte, marque une défaillance majeure de la clarté et de la sincérité des débats. Pour compléter, en août 2021, le Conseil Constitutionnel avait considéré que si seulement 5 amendements parmi les centaines considérés irrecevables lors d’un examen en commission cela ne portait pas atteinte à la clarté et à la sincérité des débats : là on parle de plusieurs milliers déclarés irrecevables dans des conditions pour le moins rocambolesques.
Bien que cela ne soit évoqué que dans la saisine du groupe du Rassemblement National, en matière de clarté et de sincérité des débats, on peut aussi rappeler que sur la question des 1 200 euros, la « vérité » et les informations données par le gouvernement ont énormément évolué au fil du débat parlementaire, en l’absence de véritable étude d’impact – Olivier Dussopt refusant au demeurant de transmettre à plusieurs reprises la note du Conseil d’État et d’autres documents pourtant de nature publique : on peut donc là-aussi considérer que les exigences de valeur constitutionnelle n’ont pas été respectées, le gouvernement donnant aux parlementaires des informations contredites ensuite par sa propre expression et lui en dissimulant d’autres.
Il est d’autre part assez déroutant de constater les conséquences baroques du 47.1 en matière de procédure parlementaire. Après le vote en première lecture par le Sénat, la CMP a été réunie. Une CMP vise à trouver un compromis entre les deux chambres lorsque celles-ci ont adopté des versions différentes du même texte ; or l’Assemblée nationale n’ayant pas adopté de texte à l’issue des 20 jours qui lui étaient impartis, il n’y avait sur la table qu’un seul texte issu d’une des deux assemblées !? Sur quelle base s’est donc déroulée la négociation pour trouver un texte de compromis en CMP ? Sur la confrontation du texte que le gouvernement avait transmis au Sénat, sans qu’il soit voté par l’Assemblée nationale, et du texte adopté par le Sénat : la CMP a donc discuté du texte du gouvernement et du texte du Sénat, elle a été un lieu d’une négociation entre le gouvernement et les sénateurs, alors qu’elle doit être le lieu d’une négociation entre les députés et les sénateurs.
Cela ne s’arrête pas là : au sortir de la CMP, le texte de compromis a été soumis au Sénat jeudi 16 mars au matin ; le texte n’a été rendu public que 35 mn avant le début de la séance. D’aucuns pourraient considérer que le texte de la CMP était connu – au moins dans les grandes lignes – depuis la fin de l’après-midi du jour précédent… pas de quoi chipoter… Sauf que entre le texte issu de la CMP la veille et celui qui sort du Sénat le 16 mars à 10h42, le gouvernement y a fait ajouter un substantiel amendement financier. Le texte qui est donc arrivé devant l’Assemblée nationale à 15h le même jour n’était plus celui de la CMP et c’est sur ce texte qui n’était plus celui de la CMP que le gouvernement a eu recours au 49.3. Jusqu’au bout, l’examen du projet de réforme des retraites aura été l’objet de chausse-trappes de la part de l’exécutif et de la majorité sénatoriale qui mette en cause la transparence, la clarté et la sincérité du débat parlementaire.
Les « cavaliers sociaux » de la réforme des retraites
Un “cavalier social” est une disposition dont la présence dans une loi de financement de la sécurité sociale (LFSS) est proscrite par l’article 34 alinéa 20 de la Constitution et l’article 1er de la loi organique relative aux lois de financement de la sécurité sociale, car ne relevant ni du domaine exclusif des LFSS ni de leurs domaines facultatifs. À défaut, les “cavaliers sociaux” inclus dans un projet de loi de finances font systématiquement l’objet d’une censure par le Conseil constitutionnel4.
En choisissant donc le véhicule législatif du PLFSS afin de prétendre recourir à l’article 47.1 de la constitution, l’exécutif s’est en réalité pris lui-même les pieds dans le tapis. En effet, plusieurs dispositions de son projet de réforme qui auraient pu être jugées conformes à la constitution dans un projet de loi ad hoc risquent d’être censurées car elles n’ont pas leur place dans un PLFSS.
C’est le cas de l’index senior (article 2 du PLFRSS) qui n’a en réalité aucun effet sur les recettes et les dépenses de la sécurité sociale, se contentant d’une obligation de publication d’indicateurs. Le « CDI senior » introduit par la droite sénatoriale (nouvel article 3) souffre de la même faiblesse.
Enfin, plusieurs alinéa d’articles (10 et 17) du PLFRSS n’affecteront pas les dépenses et les recettes de la sécurité sociale en 2023… or justement, c’est l’objet d’un tel véhicule législatif.
Conclusion
On le voit les raisons de censurer le projet de réforme des retraites ne manquent pas ; le gouvernement a accumulé les fautes stratégiques graves, pensant qu’il se donnait les moyens d’imposer son texte qu’il dispose ou non d’une majorité parlementaire. Son allié politique – la majorité sénatoriale LR – en a ajouté plusieurs couches.
Une saisine du conseil constitutionnel n’interroge évidemment pas ici le sujet de fond ; nous nous sommes opposés à la réforme des retraites exigées par Emmanuel Macron parce qu’elle était injuste, cruelle et inutile, vous retrouverez ici nos arguments à ce propos5. De ce qui aurait dû être un débat politique et social majeur, toujours susceptible de créer des oppositions farouches et un fort mouvement social, nous sommes passés au bord de la crise de régime car, au-delà du caractère injuste du projet, les méthodes auxquelles l’exécutif a choisi d’avoir recours mettent en réalité gravement en cause la démocratie parlementaire.
Le « parlementarisme rationalisé » de la Vème République est ainsi fait : ce n’est pas la première fois qu’un gouvernement use de procédures pour établir un rapport de force avec les parlementaires, surtout quand il ne dispose pas de majorité absolue. Ce n’est pas la première fois qu’un gouvernement fait adopter un projet de loi avec le 49.3 – qu’il y ait ou non un mouvement social. Ce n’est pas la première fois que le 47.1 est utilisé (il l’est tous les ans pour l’examen du PLFSS)… on pourrait faire l’énumération ainsi sur plusieurs lignes encore. Par contre, c’est la première fois qu’on tente de transformer profondément un des piliers de notre modèle social au détour d’un aménagement de texte budgétaire, là où un débat de société et un débat parlementaire éclairé et patient devrait être nécessaire. Et c’est également la première fois qu’à peu près toutes les procédures de contraintes contre le parlement ont été utilisées pour le même texte – « sauf peut-être l’article 16 » s’est permis d’ironiser le sémiologue Clément Viktorovitch devant Aurore Bergé, le 20 mars dernier sur TF1.
Ce qui est en cause aujourd’hui n’est donc plus seulement la dégradation brutale d’une partie de notre modèle social, mais le fait que les conditions d’examen de cette réforme créent un précédent grave mettant à mal notre conception de la démocratie et de la souveraineté populaire. Si le Conseil Constitutionnel validait (même partiellement) ce texte là, car la majorité de ses membres serait acquise au fond de la réforme, il porterait la grave responsabilité de donner à l’avenir à l’exécutif un blanc seing pour passer n’importe quel texte de loi sans réel débat parlementaire.
Cette pente est dangereuse ; il doit donc absolument déclarer inconstitutionnel l’ensemble du texte.
La revueCommune interroge intellectuels, créateurs et acteurs de la vie publique sur leur vision de l’État. Cette notion est-elle toujours pertinente ? Voici la contribution d’Emmanuel Maurel, publiée le samedi 25 mars 2023…
Pour traiter un sujet compliqué, partir d’une idée simple : il n’y a pas de France sans État. Et depuis la Révolution française, il n’y a pas d’État sans Nation, ni de Nation sans État, dont la « République française » et sa devise « Liberté, Égalité, Fraternité » sont une expression à la fois idéelle et performative.
Ces vérités historiques conservent leur pertinence et leur force dans l’esprit des Français jusqu’à nos jours. Mais il est un fait, hélas incontestable : parmi nos compatriotes, ceux qui se plaignent le plus de cette persistance, dans laquelle ils voient au mieux une relique, au pire une servitude, ce sont nos élites dirigeantes. Pour elles, souvent (il y a d’heureuses exceptions), l’État, c’est ringard.
La postmodernité travaille non seulement les élites économiques de notre pays, aux prises avec une mondialisation qui rogne leurs parts de marché et exige d’elles toujours plus « d’innovation », mais aussi les élites administratives et politiques qui singent les méthodes du privé en dépit des catastrophes que provoque continument cet habitus McKinsey. Bien des serviteurs de l’État sont devenus ses contempteurs, voire ses destructeurs – les idées (pour ne pas dire les préjugés) et les performances du macronisme en étant l’archétype.
Bien sûr, je simplifie à outrance. Il n’y pas de « complot » ourdi en coulisses contre la conception française de l’État. Il y a une idéologie dominante portée par une organisation économique et sociale qui valorise et exalte le particulier contre le général, l’individu contre le collectif, et qui infuse tout le corps social, de haut en bas, presque à son insu.
L’accélération de la déconstruction capitaliste a sérieusement entaillé un prestigieux héritage. Des siècles qui nous ont précédés, au cours desquels monarques puis représentants du peuple ont construit l’État moderne français, à la fois régulateur social, stratège industriel et planificateur économique, il semble aujourd’hui ne plus rester grand-chose. À défaut de la « fin de l’histoire » chère aux idéologues anglo-saxons (mais que les faits se sont évertués à démentir), c’est la fin de l’État. Mais est-ce la fin de l’oppression ?
Rien n’est moins sûr, car Léviathan a plus d’un tour dans son sac. La « liberté » économique, ou liberté du renard libre dans le poulailler libre, nécessite pour fonctionner une mise en œuvre et des ajustements, sans fin, par… l’État. Plus on veut de milliardaires et de startupeurs, plus on veut de concurrence pure et parfaite, plus on veut démanteler l’État social, et plus il faut… légiférer et réglementer. L’hypertrophie d’une Union européenne (presque) au service exclusif du libéralisme en témoigne.
Dans les domaines où le pouvoir politique veut laisser les agents économiques faire ce qu’ils veulent, l’État est obligé d’empiler toujours plus de lois et règlements. En parallèle, les déséquilibres sociaux engendrés par le libéralisme nécessitent d’accroître… la coercition. D’où l’inflation corrélative de lois répressives et autres mesures autoritaires, voire brutales prises par l’État pour s’assurer que l’inégalité consubstantielle au libéralisme ne provoque pas trop de troubles à l’« ordre » public. La lutte des individus contre l’État se retourne en son contraire. C’est la contradiction insurmontable du néolibéralisme. Lequel, au surplus, fait quelques gagnants et beaucoup de perdants non seulement dans la société, mais entre les nations. Or à ce jeu, la France est clairement en train de perdre.
Certes, la conjoncture nous fait moins mal qu’à l’Allemagne. Le différentiel d’inflation est actuellement en notre faveur. Notre choix pour le nucléaire, même handicapé par les problèmes de l’EPR et des microfissures découvertes dans plusieurs centrales, nous épargne un désastre énergétique, contrairement à notre voisin, obligé de payer des sommes folles pour son gaz et de mobiliser des budgets énormes pour amortir le choc. Mais force est de constater qu’en tendance, nous décrochons. Notre déficit extérieur abyssal en est la preuve la plus spectaculaire. Même les rentrées d’argent du tourisme ne le compensent plus. Nos statistiques du chômage, falsifiées par les radiations en masse et par le choix contraint, pour des millions de Français, de renoncer au salariat et se lancer dans l’autoentreprise, complètent le tableau.
On ne peut plus continuer comme ça. L’État-Nation doit revenir à la maison. C’est-à-dire être à nouveau le serviteur du peuple détenteur de la souveraineté. Cela passe par une profonde revitalisation démocratique : l’épisode du referendum de 2005 sur la Constitution Européenne, rejetée par les électeurs mais validée par les parlementaires, est une très grave blessure qui n’a toujours pas cicatrisé. Le seul « cercle de la raison » légitime dans notre République, c’est celui du peuple tout entier, et pas seulement des privilégiés. Depuis 2017, et particulièrement maintenant, avec sa contre-réforme des retraites, Macron a poussé cette dérive à l’extrême : il faut inverser la tendance.
Pour recouvrer la légitimité populaire, l’État doit d’abord agir dans le domaine de la production. C’est la base. Or de ce point de vue, la France a touché le fond. En moins de 15 ans, elle est devenue l’un des pays les moins industrialisés d’Europe ! D’après la Banque mondiale, en 2021 le poids de l’industrie représentait 17% du PIB, BTP compris. Hors BTP (qui pèse plus lourd chez nous que chez nos voisins), nous sommes sous les 10% ! Certaines données, interprétées de manière exagérément optimiste, semble indiquer un rebond depuis environ deux ans. Quelques usines rouvrent, c’est vrai. Mais on ne peut pas se satisfaire de cette convalescence longue, pénible et précaire.
Il faut accélérer et pour ce faire, l’État-stratège, pilote d’une politique industrielle tournée vers l’avenir, c’est-à-dire la technologie, la qualité et la haute valeur ajoutée, ne peut se contenter d’être une force d’appoint saupoudrant les subventions, mais doit être une force de propulsion et d’orientation. Des propositions, passées relativement inaperçues dans le débat public, ont été faites et je les reprends à mon compte : muni de la boussole de l’aménagement du territoire, l’État doit se donner les moyens de piloter la réimplantation industrielle, en visant l’ouverture de 500 usines durant la seconde moitié de cette décennie dans les secteurs stratégiques : énergie, transports, santé, communications, numérique, électronique, etc. Et peu importe que cette politique soit jugée incompatible avec les traités européens ou avec des règles de l’OMC que plus personne ne respecte. Pour la France, la réindustrialisation n’est pas une option : c’est une obligation. Nous n’avons pas le choix et nos partenaires européens le comprendront, ou devront s’y faire.
Les moyens financiers nécessaires à ce grand chantier national devront être trouvés, en priorité par la révision et la restructuration des aides publiques aux entreprises. Leur montant est astronomique : 160 milliards par an, hors Covid. C’est de loin le premier budget de l’État. Pour quel résultat ? Il faut d’urgence changer la manière dont l’État dépense cet argent.
Et il est indispensable que l’État lui-même prenne sa part, en privilégiant le « Made in France » dans la commande publique. Comme les Américains ! Mais pas comme les Européens, qui hélas aussi bien à la Commission qu’au Parlement, ne veulent pas entendre parler d’une telle hérésie « protectionniste ». Étant moi-même un hérétique du néolibéralisme, je n’éprouve aucune gêne à en parler. Instituer un pourcentage minimum de commande publique en « Made in France » (pourquoi pas 25%), ou trouver quelque autre manière que ce soit, mais faire en sorte que l’État – central et décentralisé – donne du travail à nos entreprises et à leurs salariés, est impératif.
Ensuite, les services publics. Qu’on parle d’hôpital ou d’école, de police ou de justice, sans oublier l’armée (qui quoiqu’on pense de la guerre et de la paix, est un facteur d’innovation, de productivité et d’excellence), l’État doit arrêter de rogner constamment son effort budgétaire, faute de quoi au bout d’un moment, on atteint un point de non-retour.
Et ce moment est proche. Il faut soutenir les effectifs et les investissements du service public, dont on oublie ces temps-ci qu’il est un des piliers de notre attractivité. Il faut aussi briser le carcan idéologique et juridique qui étouffe le service public, en le soumettant à une concurrence dont les effets sont souvent le contraire de ce qui était attendu. Le « marché », totalement artificiel, de l’énergie est à cet égard éclairant : les prix ont monté de 60% depuis que l’électricité a été libéralisée ; et EDF est au bord du gouffre. À cet égard, je recommande d’envisager toutes les options, y compris le retour au monopole public.
Il y aurait tant d’autres choses à dire. L’organisation de l’État mériterait à elle seule un long développement. Sur ce point, je dirai une chose : la loi Notre a créé des « régions » qui ne ressemblent à rien (qu’on pense à « Grand-Est », qui va de la Seine-et-Marne à l’Alsace, ou à « Nouvelle Aquitaine », qui va de Biarritz au Limousin : n’importe quoi !), n’a pas réparti les compétences de manière rationnelle, créant même de nouvelles couches et de nouveaux enchevêtrements ; et je crois nécessaire d’en faire le bilan – qui n’est pas bon.
Je suis profondément convaincu qu’en France, il est impossible de traiter la question de l’État comme on la traite ailleurs, notamment chez les anglo-saxons. Bien évidemment, l’État n’est pas la solution à tout et notre histoire montre aussi que les Français ont un rapport ambivalent à l’État, dont ils attendent beaucoup, mais dont ils n’hésitent pas à critiquer vertement les lourdeurs et la bureaucratie… scrupuleuse. Mais nos compatriotes savent au fond d’eux-mêmes que l’État n’est pas un problème mais un atout. Et ils ont raison.
Avec une hausse des prix annuelle mesurée à plus de 6%, l’année 2022 fut incontestablement celle du retour de l’inflation. Un tel niveau n’avait plus été constaté en France depuis le début des années 1980. Dansune chronique rédigée voici quelques semaines, David Cayla, Maître de Conférences à l’université d’Angers et membre des économistes atterrés, explique les conséquences de ce phénomène et pourquoi il n’est pas toujours pertinent de l’associer systématiquement à une baisse du pouvoir d’achat. Il montre aussi que les partis de gauche mériteraient de développer des réponses plus ambitieuses afin de transformer les rapports de force au sein du monde marchand, voire de privilégier la consommation collective et les services publics plutôt que de se focaliser sur le seul « pouvoir d’achat ».
quels sont les effets de L’INFLATION sur le pouvoir d’achat des français ?
L’inflation, dit-on, érode le pouvoir d’achat des ménages. Eh bien, contrairement aux apparences, ce n’est pas toujours vrai ! Dans une note de conjoncture publiée en octobre dernier, l’INSEE compare l’évolution de l’inflation avec celle du pouvoir d’achat des ménages des principaux pays européens. Les chiffres sont sans ambiguïté : alors que l’inflation est passée d’un niveau moyen de 1,5% en janvier 2021 à environ 5% en janvier 2022, puis à plus de 8% à partir de l’été 2022, le pouvoir d’achat est resté relativement stable. En janvier 2022, il avait progressé de 0,5% par rapport à l’année précédente en Allemagne, de 1,5% en Italie, de 0,5% en France. Il n’y a guère qu’en Espagne il a baissé d’environ 2%. Plus surprenant : alors que l’INSEE mesure une forte baisse du pouvoir d’achat en France au cours du 1er semestre 2022, elle s’attend à un rebond au second semestre en raison des mesures gouvernementales prises après l’élection et cela en dépit d’une hausse prévue de l’inflation.
Le pouvoir d’achat des ménages est globalement peu affecté par l’inflation. La raison de ce mystère est à la fois théorique et pratique. D’un point de vue théorique, les prix, qui sont des coûts pour les acheteurs, sont également des recettes pour les vendeurs. Ainsi, dans une économie fermée, ce que les uns perdent en achetant à des prix plus élevés, d’autres le gagnent en vendant plus cher. En fin de compte, au niveau de l’économie dans son ensemble, l’effet de l’inflation est nul.
Reste que, en pratique, un pays comme la France n’est pas une économie fermée. Le coût des produits pétroliers, très largement importés, ainsi que les prix des produits industriels dont la balance commerciale est déficitaire, pèsent forcément négativement sur le revenu de la nation dans son ensemble. L’inflation devrait donc avoir des effets négatifs sur le pouvoir d’achat moyen. Pourquoi ne retrouve-t-on pas cet effet dans les chiffres ? Cela est dû à la croissance économique et à la poursuite des aides de l’État dont les ménages et les entreprises ont bénéficié. Ainsi, la perte de revenus liée à la hausse des prix des produits importés est compensée d’une part par le maintien d’une dépense publique forte et d’autre part par le rebond de la croissance économique (le PIB est la somme des revenus).
D’après l’INSEE, la situation devrait être à peu près la même en 2023. En dépit d’une hausse de l’inflation, le pouvoir d’achat des ménages français devrait être stable. La croissance prévue de 2,6% (hausse de 2,6% des revenus primaires) serait consommée d’une part par le creusement du déficit commercial et d’autre part par la baisse du déficit public qui devrait passer de 6,4% du PIB en 2021 à environ 5% en 2022/2023.
quelles sont les dynamiques sociales à l’œuvre derrière le phénomène de reprise massive de l’inflation ?
Ces réflexions sur la stabilité du pouvoir d’achat des ménages en période d’inflation élevée ne signifient pas que l’inflation n’est pas un problème. Elle signifie plutôt que si l’inflation est un problème pour certaines catégories de ménages, elle représente une aubaine pour d’autres. Autrement dit, le problème de l’inflation n’est pas qu’elle appauvrit globalement les ménages (sauf pour l’inflation des produits importés) mais qu’elle réorganise brutalement tous les rapports de force au sein de l’économie. Derrière une moyenne qui ne change pas se cachent de nombreuses évolutions sectorielles et des conflits de répartition. Il est donc nécessaire de comprendre qui sont les gagnants et les perdants de l’inflation.
Lorsque l’inflation est nulle ou presque, comme c’était le cas dans les années 2010, les gagnants sont ceux dont les revenus progressent, les perdants ceux dont les revenus régressent. Comme il est très difficile de faire baisser nominalement les salaires et les revenus, les perdants étaient peu nombreux et les gagnants ne pouvaient donc pas beaucoup gagner.
À l’inverse, dans une économie où l’inflation dépasse les 6% par an, comme c’est le cas aujourd’hui, toute progression des revenus inférieure à ce seuil fait des perdants. Ainsi, la hausse du point d’indice de 3,5% pour les fonctionnaires décidée cet été représente en réalité une baisse de leur pouvoir d’achat supérieure à l’époque où le point d’indice était gelé alors que les prix n’augmentaient que de 1% par an. De même, la hausse des pensions du régime général de 4% ou celle de 5,12% des régimes complémentaires constituent en fait une baisse de pouvoir d’achat pour les retraités. Les salariés au SMIC sont protégés du fait de l’obligation légale d’indexer le salaire minimal sur l’inflation. Sur l’ensemble de l’année, ils ont ainsi bénéficié de trois hausses successives depuis le 1er janvier qui ont fait progresser le SMIC de 5,66% en dépit de l’absence de « coup de pouce » de la part du gouvernement. Au premier janvier 2023, le salaire minimum augmentera à nouveau de 1,81%.
qui sont les PERDANTS… ET lES GAGNANTS ?
En fin de compte, les fonctionnaires sont perdants, les retraités sont perdants, la plupart des salariés, sauf les smicards, sont également perdants. Mais puisque, en dépit de ces perdants qui constituent clairement une majorité de la population, le pouvoir d’achat global des ménages est stable, on peut en déduire que d’autres sont gagnants, que ces gains sont concentrés sur une proportion minoritaire de ménages et qu’ils sont donc conséquents.
Qui sont ces gagnants ? Il est difficile de le savoir précisément. Le gouvernement se targue de la disparition de la redevance ; mais il est clair que ce gain de 138 euros pour ceux qui la payaient ne compense pas les pertes liées à l’effritement des revenus de la plupart des gens. Par exemple, un couple de retraités qui touche 2000 euros de pension et qui a perdu 2% de pouvoir d’achat a subi une perte 480 euros de pouvoir d’achat sur l’année, soit un montant bien plus élevé que le gain lié à la fin de la redevance. De même, pour un couple d’enseignants, dont le traitement n’a été revalorisé que de 3,5%, les pertes de revenus cumulés sur l’année sont largement supérieures à 1000 euros. Ce n’est pas la suppression de la redevance qui va changer fondamentalement la situation de ces ménages.
D’autres gains sont un peu plus conséquents. C’est le cas, par exemple, des ménages qui ont souscrits un emprunt à taux fixe, souvent dans le cadre d’un achat immobilier, ainsi que des ménages qui ont investi dans l’immobilier en contractant de lourds emprunts à taux fixe. Le poids des mensualités de remboursement diminue avec la hausse des revenus nominaux, même si cette hausse est inférieure à l’inflation(1). Certains agriculteurs ont pu profiter de la hausse des prix agricoles, notamment les céréaliers et ils font alors partie des gagnants. Des artisans ou sociétés de transport ont pu augmenter leurs tarifs à un niveau supérieur à l’inflation ; enfin, certains salariés dans les métiers en tension ont pu négocier des hausses substantielles.
Mais les plus grands gagnants se trouvent incontestablement parmi les entreprises et leurs propriétaires. Bien que beaucoup aient été affectées par la hausse des prix de l’énergie et la désorganisation des chaines d’approvisionnement, de nombreuses entreprises continuent d’engranger de confortables profits. De fait, d’après l’INSEE, les taux de marge des entreprises ont atteint un niveau record de 34,3% en 2021 et les revenus distribués aux actionnaires sous forme de dividendes ou de rachats d’action ont fortement augmenté.
LA HAUSSE DU POUVOIR D’ACHAT N’EST-elle PAS pourtant, EN SOI, UN PROJET DE GAUCHE ?
Ce que nous apprennent ces chiffres c’est que, d’un point de vue politique, la hausse ou la baisse du pouvoir d’achat des ménages ne signifie rien en elle-même. La question centrale n’est pas de savoir si les ménages peuvent globalement consommer davantage, mais de savoir quels sont les gagnants et les perdants des nouveaux rapports de force économiques engendrés par l’inflation.
À ce titre, et contrairement à ce que disait Keynes, l’inflation ne signifie pas mécaniquement l’euthanasie des rentiers. Ce sont, de fait, ceux qui travaillent qui ont subi les effets négatifs de l’inflation, alors que les propriétaires du capital et les bailleurs se révèlent être les grands gagnants. Car l’inflation, au fond, c’est l’opportunité pour ceux qui disposent d’un rapport de force favorable d’augmenter les prix qui constituent leurs revenus plus fortement que la moyenne, alors que ceux qui sont en situation défavorable voient leurs coûts augmenter plus vite que la moyenne des prix.
Poussons le raisonnement plus loin. Un projet de gauche ne peut se limiter à défendre la hausse généralisée du pouvoir d’achat des ménages. D’un point du vue économique, le revenu de la nation (le PIB) se compose de trois grands ensembles. Le premier correspond aux sommes consacrées à l’investissement, c’est-à-dire au renouvellement et à l’accroissement du capital productif et des infrastructures (routes, bâtiments, industrie…) ; le deuxième est constitué de la consommation individuelle des ménages ; enfin, une partie du revenu national est socialisée via la fiscalité et consacrée à des dépenses d’intérêt général : c’est la consommation collective.
Le cœur d’un projet de la gauche c’est le progrès et l’égalité réelle. L’égalité peut être réalisée de deux manières :
Par la redistribution fiscale et les revenus de transfert (les allocations, les retraites, les aides au logement…), qui constituent une redistribution au sein du deuxième ensemble sans affecter la part de chaque ensemble.
Par les dépenses de consommation collective (le financement de la culture, des écoles, de la santé…), ce qui suppose de baisser la part du PIB consacrée à la consommation individuelle. Les études de l’INSEE montrent qu’en prenant en compte la distribution élargie, c’est-à-dire les effets des services publics sur le niveau de vie des ménages, la réduction des inégalités est deux fois plus importante que si on ne regarde que les revenus de transfert et la fiscalité directe.
Présenté ainsi, on voit bien ce que le thème de la hausse du pouvoir d’achat a de conservateur. Au pire, il signifie une augmentation de la consommation individuelle au détriment de l’investissement ou de la consommation collective ; au mieux, il implique une redistribution entre les ménages favorisés et défavorisés sans dégager de nouveaux moyens pour la consommation collective. Dans les deux cas, augmenter ou réorganiser le pouvoir d’achat suppose de détourner l’action des pouvoirs publics de l’un des objectifs fondamentaux de la gauche : favoriser et développer les services publics.
Pourquoi le débat à gauche a-t-il à ce point délaissé la consommation collective ? L’une des explications est que durant les années 1950 et 1960, la croissance du PIB par habitant était supérieure à 5%. Il était donc possible, à cette époque, de conjuguer à la fois la hausse de consommation individuelle et celle de la consommation collective. Or, depuis 2007, la croissance du PIB par habitant est pratiquement nulle (voir Figure 1). Cette situation pose un vrai problème pour les gouvernements. Alors que les besoins de dépenses collectives ne cessent de croitre en raison du vieillissement de la population et de la hausse du niveau éducatif de la jeunesse, une augmentation des moyens pour les services publics nécessiteraient d’augmenter la fiscalité et donc de diminuer le pouvoir d’achat des ménages.
FIGURE 1 – EVOLUTION DU PIB PAR HABITANT
Cette situation budgétaire est rendue plus difficile du fait d’une stratégie d’attractivité menée depuis 2007 (et renforcée en 2012 et 2017) en faveur des entreprises et du capital. En vertu de cette politique, les gouvernements successifs se sont mis à subventionner massivement le secteur productif par la baisse des impôts et des cotisations sociales. Ainsi, pour préserver le pouvoir d’achat des ménages, le gouvernement en est réduit à financer ses aides publiques aux entreprises en sacrifiant les services publics ou le niveau des retraites. C’est d’ailleurs pour compenser les coûts de sa politique fiscale en faveur des entreprises qu’Emmanuel Macron entend réformer les retraites.
la pOLITIQUE MONÉTAIRE est désormais de la compétence de la bce, quels sont nos marges en matière de POLITIQUE BUDGÉTAIRE ?
Sortir de l’ornière dans laquelle la gauche est tombée en se faisant la défenseuse du pouvoir d’achat, suppose de poser la question de la priorité des combats politiques à mener.
En ce sens, le slogan trouvé pour la marche du 16 octobre « contre la vie chère et l’inaction climatique » à laquelle se sont ralliés les quatre partis de la NUPES ainsi que de nombreuses associations et personnalités (dont la prix Nobel Annie Ernaux) pose question. D’une part, il est curieux d’associer dans un même slogan le combat écologique, qui suppose davantage de sobriété et la décroissance de nos consommations polluantes, avec une demande de hausse du pouvoir de consommer. D’autre part, il est problématique de mettre en avant « la vie chère », ce qui semble privilégier le droit à la consommation individuelle en laissant de côté la question de la consommation collective. De fait, parmi les six revendications mises en avant par l’Appel, aucune ne fait directement allusion aux services publics, et seuls les transports en commun sont mentionnés dans le cadre de la bifurcation écologique.
Mais à trop vouloir lutter contre la vie chère, et donc contre l’inflation, au lieu de mettre l’accent sur les effets de distribution engendrés par la hausse des prix, la gauche risque de nourrir les arguments de ceux pour lesquels la priorité devrait être de lutter contre l’inflation par la politique monétaire. Les banques centrales ont ainsi beau jeu de se présenter comme les garantes de la stabilité des prix. Elles haussent leurs taux directeurs, freinant le crédit et l’économie au risque d’engendrer une récession et une hausse du chômage.
À l’inverse, une politique de gauche devrait reconnaitre que le problème n’est pas l’inflation en elle-même mais le déséquilibre des rapports de forces entre les agents économiques qui profite à certains au détriment des autres. Dès lors, ce n’est pas la politique monétaire qui devrait être activée mais la politique budgétaire. L’objectif ne doit pas être de diminuer l’inflation, mais d’en compenser les coûts pour les ménages les plus fragiles. En ce sens, la taxe sur les « superprofits » est une mesure évidemment nécessaire, tout comme le rétablissement de l’indexation des salaires, des traitements, des pensions et des allocations sur l’évolution des prix.
quelle politique menée pour résoudre ces contradictions ? une partie de la gauche se prononce derrière jean-luc mélenchon pour le BLOCAGE DES PRIX… n’y a-t-il pas des marges de manœuvre en matière de POLITIQUE INDUSTRIELLE ?
Parmi les revendications de la marche du 16 octobre, on trouve l’idée d’un blocage des prix de l’énergie et des produits de première nécessité. En soi, le contrôle des prix est une proposition intéressante, mais elle pose la question de sa mise en œuvre et de son coût dans le cadre actuel d’un système économique ouvert fondé sur la concurrence. En effet, pour agir sur les prix des carburants, le gouvernement a été contraint de prévoir une ristourne pour les distributeurs, ce qui finit par coûter très cher au contribuable et complique l’équation budgétaire. Pour cette raison, la France Insoumise propose un blocage des prix sans compensation. Le problème est qu’une telle mesure serait une atteinte au droit de propriété et à coup sûr sanctionnée à la fois par le Conseil constitutionnel et les autorités européennes.
Plus fondamentalement, la régulation des prix suppose une réflexion approfondie sur la part du marchand et du non marchand dans l’économie. L’essence du marché, c’est d’être un lieu de négociation autonome au sein duquel les agents sont libres d’échanger aux prix qu’ils souhaitent. Bloquer les prix, c’est bloquer cette autonomie. Cela revient à sortir l’énergie et les biens de première nécessité du marché. Or, sortir du marché n’est possible que si un acteur public se charge d’organiser l’approvisionnement de la population. Autrement dit bloquer les prix c’est, fondamentalement, passer d’un système de consommation et de production individuel et privé à un système de production et de distribution collectif et au moins partiellement public. C’est d’ailleurs ce qu’avaient parfaitement compris les gouvernements d’après-guerre qui avaient nationalisé tout le secteur de l’énergie afin d’en contrôler les prix et qui, dans le cadre de la politique agricole, avaient instauré un régime de subvention des agriculteurs fondés sur des prix garantis.
Ainsi, en appeler au blocage des prix ne signifie pas grand-chose s’il n’y a pas derrière ce slogan une véritable stratégie visant à reprendre le contrôle et à réorganiser notre secteur productif. Cela s’appelle une politique industrielle. Et la seule manière de la mener pleinement est de sortir des règles actuelles du marché unique, de la concurrence et du libre-échange. Alors seulement, dans ce nouveau cadre institutionnel, la question de la régulation des prix pourra être posée de manière conséquente.
David Cayla
Références
(1) Imaginons un ménage multi-propriétaire qui rembourse des mensualités de 3000 euros par mois et qui perçoit 4000 euros de loyer. Son revenu mensuel net s’établit à 1000 euros par mois. Grâce à la hausse de 3,6% de l’indice de référence des loyers, il touchera désormais 4144 euros de loyers, soit un revenu net de 1144 euros, supérieur de 14,4% par rapport à celui de l’année précédente !
Depuis 1991, l’Allemagne a résolu une des faiblesses de son commerce extérieur due à la réunification en … baissant le volume total d’heures travaillées, ainsi que le temps de travail réel moyen de ses actifs.
Entre 1992 et 2015, le volume d’heures travaillées, malgré une augmentation de la population active, est resté inférieur à celui de 1991. Ce n’est qu’avec l’apport de la main d’œuvre européenne du sud (2010-2014), syrienne (2015-2016) et ukrainienne (depuis 2022, même si l’immigration polonaise et ukrainienne est constante sur la période 2010-2019) que le volume total d’heures travaillées dépasse en 2017 légèrement celui de 1991 pour augmenter depuis chaque année légèrement. On est en 2022 3% au dessus de 1991.
Dans le même temps, l’Allemagne a défendu son industrie, celle-ci restant dans le PIB est resté au dessus de 20% jusqu’en 2022. L’Allemagne, malgré les surcoûts énergétiques importés en 2022, est encore en excédent commercial. Elle a accumulé entre 2009 et 2021 près de 2000 milliards d’euros d’excédents commerciaux.
La France, elle, a fait le contraire : elle a augmenté le nombre d’heures travaillées massivement, sans que la baisse légale du temps de travail n’affecte significativement le nombre d’heures travaillées. Elle a aussi continué à augmenter sa productivité par actif. Le volume total d’heures travaillées a ainsi augmenté de 14% depuis 1991. Jamais on a autant travaillé en France qu’en 2023.
Le nombre d’heures moyennes travaillées par actif est d’ailleurs supérieur à l’Allemagne. Pourtant, la France réussit le tour de force de ne jamais autant travailler pour ne jamais aussi peu produire. L’industrie est passé de 17% à la fin des années 1980 a moins de 9% sous Macron.
L’Union Européenne, comme le « consensus libéral », a inspiré de nombreuses réformes tout au long des gouvernements Chirac, Sarkozy, Hollande (avec déjà Macron mais aussi Cazeneuve, Valls, El Khomry, Moscovici) et enfin avec Macron.
De la RGPP aux ordonnances cassant le code du travail, du CICE aux suppressions des impôts sur les patrimoines, de la loi Macron aux réformes successives de l’assurance chômage et du système de retraite, les gouvernements français ont mis en œuvre toutes les recettes libérales visant à baisser le coût du travail, à obliger le travailleur sans emploi à prendre le premier emploi venu et à baisser la dépense publique de fonctionnement et d’investissement.
Les privatisations successives avaient déjà abaissé le taux d’intervention publique dans l’économie à un niveau très inférieur à toute l’histoire de France, et même à l’Allemagne – on oublie toujours qu’un tiers du capital de Volkswagen est public. On a continué en libéralisant des marchés qui ne font aucun sens à libéraliser : énergie, ferroviaire, etc. Sarkozy a privatisé beaucoup des bijoux familiaux, comme GDF, et ses successeurs ont continué la politique du bradage de nos fleurons industriels.
Au total, jamais les entreprises françaises n’ont été autant soutenues fiscalement, jamais elles n’ont autant bénéficié de crédits d’impôt ou de baisses de cotisation, jamais la participation du capital public dans les entreprises n’a été aussi faible, et jamais elles n’ont été aussi peu performantes.
Pourtant, la France, qui perd déjà chaque année 160 milliards d’euros en déficit commercial, verse encore chaque année la moitié du volume de ses dividendes à des investisseurs étrangers, 25 milliards de plus chaque année qui désertent la richesse nationale.
C’est un échec complet des logiques, idéologies et politiques de l’action publique menées depuis 35 ans … logiques essentiellement néolibérales.
À Sciences Po Bordeaux au début des années 1990, à côté d’une figure comme Edwin Le Héron, professeur keynésien rescapé, les enseignants expliquaient que l’avenir de la France c’était le service, que même, dans l’agriculture, il n’y avait pas d’avenir pour nos producteurs, et que l’action publique devait préparer la France à être le pays des services au cœur de l’Europe.
Dans le même temps, on prétendait que le Plan, outil défendu à gauche comme chez les gaullistes, avait fait son temps, et que plutôt de s’occuper de prospective, l’action publique devait se concentrer sur l’évaluation.
L’évaluation des politiques de l’offre aboutit à un constat d’échec dévastateur, un gaspillage de plus de 300 milliards d’euros rien que sur la dernière décennie.
Pourtant, malgré les rapports de France Stratégie, l’ancien commissariat au plan devenu un organisme d’évaluation des politiques publiques rattaché à Matignon, jamais la Cour des Comptes ne s’est saisie de ce scandale.
Son président s’appelle aussi Pierre Moscovici, ci-devant ministre de l’économie lorsque son ministre du budget, Cazeneuve remplaçant Cahuzac empêché par une fraude fiscale, défendait le CICE face à des parlementaires socialistes minoritaires, comme Jérôme Guedj ou Marie-Noëlle Lienemann, réclamant conditionnalités et évaluation.
Être juge et partie pose toujours un problème, et on pourrait voir dans l’occupation de cette fonction par Pierre Moscovici un verrouillage des outils institutionnels de contrôle : une évaluation sérieuse remettrait en question trop de paradigmes et idéologies consensuels dans les élites économiques françaises.
Alors que le niveau de vie des Français n’a pas progressé au rythme de la croissance du PIB – il faut bien que quelqu’un paye la facture du déficit commercial et du coût exorbitant du capital –, les élites françaises ont profiter d’une progression faramineuse de leur patrimoine privé, de leurs revenus du capital comme de leurs salaires. Ainsi, d’après l’Insee en 2020, les 1% les mieux payés du privé ont accru leur part du gâteau salarial de 30% au détriment de tous les autres sur les dix dernières années.
Le déficit commercial doit être financé par de la dette chaque année. Si, malgré une augmentation du volume d’heures travaillées de 15% en 30 ans, nous consommons pour 160 milliards d’euros de plus que ce que nous produisons, nous ne pouvons vivre qu’à crédit. Et en fin de compte, la dette privée des entreprises comme des ménages a explosé entre 1990 et 2023 en France, ce qui a pour conséquence une progression de la dette publique.
Notre faiblesse peut n’être que temporaire : pour cela, nous devons forcer le capital français à réinvestir dans la production agricole et industrielle, en choisissant des modes de production plus durables que les conditions sociales, sanitaires et environnementales déplorables qui prévalent dans les contrées éloignées où nous faisons produire des biens que nous importons ensuite.
Nous pouvons cesser la saignée des aides aux entreprises sans contrepartie en leur appliquant les mêmes principes que les néolibéraux appliquent aux chômeurs. Nous pouvons relancer le PIB privé pour mécaniquement réduire la comparaison, stupide par ailleurs, du volume de dépenses publiques et du PIB (la comparaison des dépenses publiques en pourcentage du PIB n’a jamais été ce que coûtent les dépenses publiques au PIB).
C’est une question de volonté politique et de changement de paradigme dans l’action publique. Nous le pouvons et nous devons.
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