La réforme des retraites de 2023 : une obsession destructrice des libéraux

En préparation depuis la réélection d’Emmanuel Macron, la réforme des retraites qui a été présentée par la première ministre Elisabeth Borne mardi 10 janvier 2023 (lire notre communiqué) est le fruit d’intenses négociations avec la droite parlementaire pour obtenir une majorité. Mais quel que soit le point d’équilibre entre Renaissance, Horizons et Les Républicains, les présupposés de la réforme Macron version 2022-2023 traduisent une obsession néolibérale mortifère.

Leur objectif depuis les années 1990 : faire reculer les dépenses publiques, les systèmes collectifs, les retraites par répartition…

Leur conception : assurance individuelle et financiarisation

C’est un des points majeurs du double dogme libéral de la baisse des prélèvements obligatoires et des dépenses publiques, censé dynamiser nos économies. En réalité, il s’agit avant tout d’accroître la rémunération du capital au détriment de la rémunération directe du travail et des protections collectives. Selon les tenants de l’ultra-libéralisme, il faut réduire les cotisations sociales des employeurs et la voilure de la protection sociale. Derrière, on voit la pression des banques, des assurances qui lorgnent l’opportunité de créer des fonds de pensions et d’accroître la sphère de la financiarisation et de leurs profits. Cette stratégie n’a en rien débouché sur une bonne situation économique. Au contraire, elle provoque bien des désastres. On le voit avec notre système de santé et c’est engagé pour les retraites.

Pour justifier ces reculs, une stratégie de dramatisation et de détérioration des droits

En permanence, les libéraux au pouvoir et leurs relais médiatiques, économiques et technocratiques ont entretenu un discours sur les supposés « déficits abyssaux » du système pour faire croire que des restrictions s’imposeraient pour « sauver le système ». Les déficits sont même parfois volontairement entretenus : il en est ainsi de la non compensation des allégements de cotisation décidés par l’État pour la Sécurité sociale, du développement des primes au détriment des hausses de salaires, etc.

Le miroir aux alouettes des fonds de pension et d’une part de capitalisation a cependant perdu de sa superbe avec la crise financière : les pays qui avaient misé sur ces méthodes ont vu les pensions fondre comme neige au soleil. Et désormais, sans doute depuis le « quoiqu’il en coûte », cette propagande sur les déficits « insupportables » fonctionne moins bien.

Le mantra macroniste de la « Réforme »

Emmanuel Macron veut tout à la fois se donner une image de réformateur et apporter satisfaction aux institutions européennes et à nos partenaires. Mais il a changé à de multiples reprises d’arguments sur la réforme des retraites.

Lors de sa campagne de 2017, le candidat Macron, qui plaidait pour la retraite par points, la justifiait par un souci de plus grande justice (ce qui est déjà en soi extrêmement contestable) et non, dans le discours, par un motif financier. Il écartait d’ailleurs l’idée de reculer encore l’âge légal de départ à la retraite et il disait même « quand on est peu qualifié… Bon courage déjà pour arriver à 62 ans ! » (25 Avril 2019)

Autre discours lors de la campagne de l’élection présidentielle en 2022. La justification de la réforme est désormais l’équilibre financier et la « nécessité de travailler plus » due selon lui à l’allongement de la durée de vie et la baisse du ratio nombre d’actifs/ nombre de retraités.

Et puis, après la publication du dernier rapport du COR (en septembre dernier), qui montre une situation beaucoup moins inquiétante que « prévue » (ou « souhaitée » pour certains), le président explique enfin que la réforme dégagera des marges de manœuvre budgétaires pour financer d’autres politiques publiques – dépendance, santé, école, transition écologique, etc. un véritable inventaire à la Prévert ou une nouvelle adaptation de « Pérette et le pot au lait ». Ce dernier argumentaire démontrait donc que le problème n’était pas les retraites mais les finances publiques ; et au demeurant, même d’un point de vue de droite, il paraît quelque peu faible : comment expliquer que ces économies changeraient les paramètres de nos finances publiques quand on parle d’économiser 10 à 15 Mds € par an face aux plus de 1 500 Mds € de 2022 ? Ainsi, aucune raison de détériorer nos retraites. Mieux vaut réfléchir aux moyens de financer les politiques et services publics en particulier, avec d’autres choix fiscaux et une véritable politique industrielle.

Conscient d’avoir affaibli son argumentaire sur l’urgence de la réforme des retraites, lors de ces vœux du 31 décembre dernier, Emmanuel Macron est donc revenu à son argument précédent sur l’importance du déficit, etc.

Pourquoi cette obstination déraisonnable, alors que tous les syndicats comme une majorité de Français (et plus encore des actifs) sont opposés à l’allongement de l’âge de départ en retraite ? Trois explications principales :

  • Emmanuel Macron tient à son image de réformateur : faute d’un projet et d’une vision pour la France, il s’arque-boute sur une pseudo image de « modernisateur », en l’occurrence de conformisme avec la pensée libérale dominante qui a échoué et est remise en cause partout ;
  • Il a été réélu avec une large part de l’électorat de la droite libérale et compte sur ce sujet décrocher une partie des députés LR (pas tous car même dans ce parti traditionnellement engagé dans la remise en cause des retraites, des voix commencent à s’élever sur la nécessité de repenser cette affaire, comme celle du député du Lot Aurélien Pradié, candidat malheureux à la présidence des LR face à MM. Ciotti et Retailleau) ;
  • En réalité, la véritable commande vient de l’Union Européenne et de la Commission qui n’a de cesse d’exiger de la France qu’elle mette en œuvre des « réformes structurelles » pour rétablir des déficits publics inférieurs aux critères du pacte de stabilité (3%) ; lors des recommandations budgétaires devenues quasiment impérieuses, elle n’accepte des délais et dérogations pour la France qu’au prix d’engagements de ses gouvernements à mettre en œuvre dans des délais rapprochés ces fameuses réformes structurelles. D’ailleurs dans le programme de stabilité envoyé par le gouvernement français à la commission européenne pour la période 2022-2027, il est écrit « la maîtrise des dépenses publique repose principalement sur la réforme des retraites »1.

La question majeure de notre souveraineté politique et budgétaire est donc clairement posée, non seulement sur le cadre global du déficit acceptable mais de surcroît sur la méthode à suivre pour réduire ces déficits – il y en a d’autres, par exemple en arrêtant les cadeaux fiscaux aux entreprises sans ciblage, sans contreparties. D’un côté, on ne s’embarrasse pas avec le « quoi qu’il en coûte », et parfois sans discernement, et de l’autre, concernant les retraites, il faudrait accepter une purge dogmatique.

Les gouvernements de gauche ont hélas aussi cédé à ces sirènes dérégulatrices et anti-sociales et ont contribué à la détérioration et l’affaiblissement de notre système de retraites en particulier sous François Hollande. La réforme Touraine (Marisol Touraine est devenue un des soutiens explicites d’Emmanuel Macron dès 2017), qui implique l’allongement progressif de la durée de cotisation à 43 annuités en 2035, est devenue une référence politique pour l’exécutif actuel – tout juste parle-t-il désormais d’accélérer le passage à 43 ans, mais Elisabeth Borne semblait croire, sur France info mardi 3 janvier 2023, que son alignement sur la réforme Touraine, les 43 ans et la borne des 67 ans, était un gage de son engagement progressiste.

Or, en dépit d’une forte mobilisation des Français lors de chacune des réformes initiés ses 30 dernières années, leur accumulation a abouti à une situation déjà très détériorée : diminution des pensions versées, départ toujours plus tardif en retraite, précarité accrue des seniors, renforcement des inégalités sociales. Les projets du gouvernement risquent d’amplifier dramatiquement ces dérives.

Pas de nécessité à cette réforme !

Le COR publie régulièrement un rapport de prévisions sur l’avenir des retraites avec différents scénarios. En septembre 2022, ce rapport annuel présente des chiffres beaucoup moins alarmants que ce qui était attendu. Dans un scénario moyen le déficit du régime serait de :

  • 10,7 Mds € en fin de quinquennat (2027) ce qui représenterait 0,3% du PIB ;
  • 15 Mds € en 2032 ce qui représenterait 0,5% du PIB.

En réalité, la part des dépenses de retraites par rapport au PIB resterait quasi identique à la situation actuelle. Le problème vient plutôt des recettes. On remarquera par ailleurs que sur la base des informations fournies par le gouvernement (et donc de ses orientations), le scénario est construit sans augmentation du nombre d’agents publics (sauf ceux qui sont prévus au Ségur, notoirement insuffisants, mais rien pour l’école, la justice, la sécurité, etc.) ; sur la base des mêmes sources, il est bâti sur l’hypothèse que l’indice de la fonction publique perdrait 8,3% de pouvoir d’achat (en comparaison le privé en gagnerait 12,7 dans le même temps) ! On notera que ce type de prévisions décrit en réalité le projet du gouvernement mais sans qu’il n’en soit jamais rien dit ni aux Français, ni aux agents publics. Ainsi une large partie de la baisse des recettes anticipée pour notre système de retraites est provoquée par la baisse de la masse salariale dans la fonction publique. Soit cela confirme une nouvelle régression de nos services publics qui mériteraient au contraire une stratégie de remise à flot, soit c’est une simulation volontairement erronée pour creuser le déficit annoncé. Les annonces de créations de postes des dernières semaines semblent préciser la deuxième hypothèse.

Par ailleurs, prenons tout de même comme référence ces chiffres. Les 10,7 milliards de déficit anticipé pour 2027 doivent être mis en rapport avec le fait que les pensions de retraite constituent le premier poste des dépenses publiques de protection sociale ; leur montant s’élève à 332 milliards d’euros en 2020 (soit 14,4 % du produit intérieur brut et 40,8 % des prestations de protection sociale), c’est un déficit de 3,32 %. Ce n’est pas un drame.

Mais on pourrait trouver des recettes pour résorber ces déficits soit par exemple :

  • avec une hausse des cotisations : 1 point de cotisation supplémentaire suffirait ;
  • élargir la base des cotisations et des retraites (primes, revenus financiers, etc.).

Par ailleurs , il faut comparer ces 10,7 Milliards avec les baisses fiscales votées par Emmanuel Macron : ISF, Flat tax (ou prélèvement forfaitaire unique, PFU), baisse de l’impôt sur les sociétés, transformation définitive du CICE en baisse de cotisations sociales des entreprises, diminution et suppression de la TH … Les mesures nouvelles de hausse et de baisse des prélèvements obligatoires (impôts et cotisations sociales) se sont traduites par une diminution nette d’environ 40 milliards d’euros par an de ces prélèvements au cours des années 2018 à 2021 (hors mesures d’urgence temporaires), sans effet positif démontré.

La réalité est donc qu’il n’y a pas de péril en la demeure et qu’il existe des alternatives à son projet de dégradation majeure de nos retraites.

Une réforme injuste qui aggraverait lourdement une situation des retraites déjà dégradée

Le projet Macron aggravera une situation déjà détériorée par les diverses réformes engagées depuis 1993

Ces réformes successives ont réduit les niveaux des pensions, renforcé la précarité des seniors et retardé l’âge de départ en retraite, encore plus pour obtenir une retraite à taux plein. Cette situation est d’autant plus difficile pour les salariés les plus modestes, les femmes, ceux qui ont des emplois pénibles ou difficiles et ceux qui connaissent un parcours professionnel heurté.

Avec ces réformes, on n’a pas toujours saisi à court terme les effets négatifs des décisions prises et c’est avec le temps qu’est réellement apparue la nocivité des choix. D’où l’importance de se mobiliser pour bloquer ce qui se prépare, car il sera beaucoup plus difficile par la suite de corriger les dégâts.

La réforme Balladur en 1993 est la première étape de l’allongement des trimestres cotisés pour avoir une retraite à taux plein (on passe de 37,5 annuité à 40) ; les retraites ne seront plus indexées sur l’évolution des salaires mais sur l’inflation et seront calculées sur la base des 25 meilleures années et non plus 10. Ainsi le calcul des pensions va baisser de façon significative.

Avec la réforme Fillon en 2003, les annuités de cotisations nécessaires passent de 40 à 41 ans et instaure un système de décote pour ceux qui partent avant ce niveau de cotisation valable jusqu’à 65 ans.

Sous Nicolas Sarkozy, non seulement le gouvernement s’attaque aux régimes spéciaux mais en 2010, il fait passer l’âge légal à partir du moment où l’on peut partir en retraite de 60 à 62 ans, les annuités cotisées passent à 41,5. Le système des décotes fonctionne désormais jusqu’à 67 ans.

Sous François Hollande, la mesure de carrière longue est élargie à ceux qui ont travaillé avant 20 ans, mais la réforme Touraine instaure en 2014, une augmentation des annuités de cotisations d’un trimestre tous les 3 ans passant à 43 annuités pour les générations à partir de 1993. Un compte pénibilité est bien créé qui donne théoriquement droit à des équivalents trimestres cotisés pour les salariés concernés ; mais le système mis en place est illisible, renvoyé à des discussions ultérieures pour le rendre opérant. Emmanuel Macron va remettre en cause le principe même de ce mécanisme.

Reste que même sans une nouvelle réforme, nous en sommes à un âge de départ légal à 62 ans et que l’allongement des trimestres cotisés est programmé jusqu’à 43 ans induisant encore des baisses de pensions. L’allongement de l’âge légal de départ en retraite, ou/et de la durée de cotisation ont des effets redoutables :

  • L’augmentation importante de l’âge moyen de départ en retraite (à taux plein ou non) – il est déjà au-dessus de l’âge légal ;
  • La baisse des pensions touchées ;
  • L’accroissement de la précarité dans la dernière partie de sa vie professionnelle ;
  • Un nombre croissant de salariés qui ne bénéficieront pas de la retraite.

Une baisse importante des pensions, le retour massif des retraites pauvres

Une des décisions qui a fait décrocher les retraites de l’évolution des salaires a été l’indexation de l’inflation. Dans les 30 ans passés de faible inflation, les salaires ont augmenté davantage en moyenne.

Dans le rapport du COR, il est indiqué que la pension nette moyenne est en 2020 de 1 544 euros passerait à 1 697 euros (+10%) en 2032 et à 2 024 (+31%) en 2070, tandis que dans les mêmes simulations le revenu net d’activité passerait de 2 426 à 3 501 euros (+44%), voire 5 042 (+107%). En 2021, les pensions moyennes versées représentent 50% des salaires moyens (avec de grandes inégalités).

Dans le cadre des réformes déjà décidées, elles devraient ne plus représenter que 42% et en 2070 plus que 34,8%. On mesure l’ampleur de la chute avec un nouveau recul. En parallèle, le taux de remplacement devrait diminuer de 10%.

Si l’on compare le niveau de vie des retraités, il est actuellement proche de celui de l’ensemble de la population. Si on prend la situation comme base 100, il ne serait plus que de 89 en 2050 et de 84 en 2070. C’était pourtant un des piliers de notre modèle historique offrir : un niveau de vie comparable à celui des actifs.

C’est le retour programmé à la situation antérieure aux années 1980, où les retraités étaient la partie pauvre de la population.

L’annonce d’une retraite minimum garantie à 1200 euros bruts n’est en réalité qu’un infime pansement, car cette somme ne sera assurée que pour ceux qui auront atteint l’âge légal de départ et l’entièreté de leurs trimestres ou bien 67 ans. Cette mesure est estimée à 200-500 millions d’euros par an ; son extension aux retraités actuels, réclamée par LR, coûterait le triple… malgré l’imprécision des chiffres, la négociation engagée entre l’exécutif et LR sur cette base démontre l’inanité de l’argument budgétaire de la réforme pour en révéler l’obsession dogmatique. Évidemment plus l’âge légal et la durée de cotisation s’élèvent, plus obtenir cette garantie (qui n’est pas le Pérou) s’éloigne.

Une précarité redoutable des seniors

De très nombreux salariés ne sont déjà plus en activités lorsqu’ils atteignent enfin le droit de toucher leur pension. L’âge moyen de cessation définitive réelle d’activité est d’environ deux ans avant celui de l’accès aux pensions de retraite.

Ainsi il existe une zone grise où les salariés ne sont ni en emploi, ni en retraite. Ils représentent 16,7% des personnes de 62 ans en 2021 (3% d’entre eux sont au chômage , les 13,7% en inactivité sont soit en invalidité, soit au RSA ou vivent des revenus de leur conjoint).

Si la réforme de 2010, qui a fixé à 62 ans l’âge légal de départ en retraite a augmenté de 20 point le nombre de salariés de 60-61 ans en emploi, c’est loin d’être une hausse massive de l’emploi des seniors et cela a surtout augmenté le nombre de ceux qui sont dans la zone grise, une situation par ailleurs très contrastée en fonction des métiers. Ainsi le nombre d’ouvriers en zone grise a augmenté de 16 points. En 2019, à 61 ans, 28% des « actifs » sont dans un emploi et 35% ni en retraite ni en emploi … Plus nombreux donc que ceux qui sont encore au travail !!!

En 2021, dans la tranche d’âge 60/64 ans, 25% des non diplômés ont un emploi contre 53% des diplômés.

Parier sur l’emploi des seniors est, d’une part, très aléatoire et, d’autre part, très inégalitaire. C’est un argument trompeur qui sert d’alibi à cette grave détérioration.

Avec un recul supplémentaire de l’âge de départ en retraite, un grand nombre de salariés n’en bénéficieront pas et surtout celles et ceux qui ont eu des métiers ou des parcours difficiles : actuellement, à l’âge de la retraite, un quart des plus pauvres sont déjà décédés.

En 2016, l’âge moyen de vie en bonne santé était de 64,1 ans pour les Femmes, 62,7 pour les Hommes !! Bref avant l’âge légal que propose le gouvernement. En réalité à 64 ans, la moyenne cache un très grand nombre de salariés qui sont déjà complètement usés, parfois malades et handicapés, surtout ceux qui ont connu des travaux pénibles.

La pénibilité doit certes être combattue dans tous les emplois (elle l’est insuffisamment), reste que celle-ci, même réduite, amène à une usure et à une fatigue qui réduit l’espérance de vie en bonne santé et doit être impérativement et sérieusement prise en compte dans le calcul du départ en retraite. Ce n’est pas le cas aujourd’hui et aucune mesure dite de pénibilité ne prend en compte par métier une avancée de l’âge de départ. L’argument de la reconversion est un leurre, car la plupart des salariés avec un emploi pénible peuvent très difficilement changer de métier, qui plus est quand ils sont seniors.

Mobilisons-nous massivement avec les organisations syndicales unies, pour le retrait de la réforme. Là est l’urgence absolue !

Nous exigerons l’arrêt des mesures Touraine d’allongement programmé des durées de cotisations et des revalorisations immédiates des petites retraites ! Et plus encore, nous combattrons leur accélération.

C’est le préalable à l’engagement d’une grande réforme de progrès et de justice que la gauche doit proposer pour l’avenir.

1 https://g-r-s.fr/retraites-et-assurance-chomage-des-reformes-coordonnees-entre-la-commission-et-lelysee/

Comment et pourquoi le marché de l’électricité a déraillé

Dans une note rédigée pour les Economistes atterrés, David Cayla nous aide à comprendre l’impasse dans laquelle l’ouverture à la concurrence a plongé le marché de l’électricité.

« Interrogée par les députés européens le 8 juin dernier, la Présidente de la Commission européenne Ursula Von der Leyen a reconnu que le marché européen de l’électricité « ne fonctionne plus ». Fin août, elle s’est engagée à « une réforme structurelle du marché de l’électricité ». À l’heure où ces lignes sont écrites, les contours de cette réforme n’ont pas été dévoilés.

Mais une analyse lucide montre que l’Union européenne s’est fourvoyée en créant un marché de l’électricité profondément dysfonctionnel qui engendre des prix instables et élevés au profit d’acteurs qui soit n’apportent aucune valeur sociale, soit bénéficient de rentes indues. C’est toute la théorie économique dominante qui est prise en défaut. Cette note vise à expliquer les causes de ces dysfonctionnements et à montrer pourquoi le système fondé sur des monopoles publics nationaux s’avère supérieur à un marché de l’électricité fondé sur une concurrence artificielle. »

« L’historien face à la Guerre en Ukraine » – réflexions d’un étudiant en histoire

Depuis l’invasion de l’Ukraine par l’armée russe en février 2022, la guerre est de retour sur le sol européen. L’article que nous vous présentons ci-dessous est le travail d’un étudiant en histoire, engagé à la GRS, qui propose une vision historiographique du conflit et interroge sur la manière d’appréhender l’histoire qui s’écrit sous nos yeux.

« L’ignorance du passé ne se borne pas à nuire à la connaissance du présent, elle compromet, dans le présent, l’action ».

Marc Bloch cité par Jacques Le Goff

En 1940, comme en 1914-18 Marc Bloch est mobilisé. Dans L’Étrange défaite, l’historien nous fait le récit des premières années de cette guerre qu’il vit, apportant ces réflexions comme un historien non pas du passé mais des temps présents.

Comme Marc Bloch, adoptons une posture historienne face à la guerre. La guerre en Ukraine cette fois et observons ce conflit comme l’historien face à l’histoire qui s’écrit sous ses yeux.

En effet, il est de posture commune que les historiens étudient les évènements historiques après coup et non pas quand ils sont en train de se dérouler. Pour autant, les évènements nécessitant une réflexion historiographique se multiplient. L’objectif de cet article est de proposer des pistes de réflexion sur la manière dont peuvent être appréhendés les évènements contemporains (à l’instar de la guerre en Ukraine) et sur l’importance de les interroger sous le prisme des outils historiques en adoptant une posture universitaire, c’est-à-dire, se questionner, essayer de comprendre les dynamiques à l’œuvre pour tenter de l’expliquer au regard d’une situation passée ou présente.

Alors, quels sont les éléments préalables à l’étude d’un évènement contemporain par l’historien et quel est le rôle de l’historien face à « l’histoire ».

Autrement dit dans quelle mesure peut on appliquer la science historique à l’étude des événements présents ?

Tout au long de cet article, son rôle va être mis en perspective avec l’étude d’une situation contemporaine précise : celle de la guerre en Ukraine.

L’historien peut mobiliser différentes notions pour se questionner : d’abord, la notion de date.

  1. Histoire et temporalité
  2. La date, réflexion sur la notion de « jour historique »

Le 24 février 2022, le jour de l’attaque de la Russie en Ukraine, est qualifié de « journée historique », par Emmanuel Macron, il parle même de « tournant dans l’histoire ». Qu’est-ce que finalement une journée historique ? Finalement, n’importe quelle date et évènement peuvent être historiques, même les choses qui paraissent parfois futiles. Tout est historique en soit, tout est histoire.

Pour Claude Lévis-Strauss, il n’y a pas d’histoire sans date. Pour beaucoup l’histoire, c’est avant tout des dates. L’historien se questionne à la fois sur les dates présentes et les dates passées. Ces dernières permettent d’entrevoir une évolution, et parfois de comprendre comment tel ou tel évènement a pu prendre racine. Par exemple, la guerre en Ukraine peut être étudiée au regard des évènements passés entre l’Ukraine et la Russie. L’historien travaille sur le temps long qui permet d’expliquer un évènement.

Pour revenir sur la notion de « jour ou date historique », une définition est proposée par Marc Bloch, l’historien co-fondateur de l’école des Annales avec Lucien Febvre : « c’est ce qui mérite d’être raconté ».

Cette journée du 24 février 2022 mérite d’être racontée car elle matérialise un tournant, une rupture, une résurgence de l’impérialisme russe du XIXème siècle, bien que ce tournant ait pris racines il y a des dizaines et des dizaines d’années, par exemple dans l’humiliation subie ou supposée lors de la chute du mur de Berlin et l’effondrement de l’URSS. Il s’agit de regarder le passé pour expliquer le présent.

Les dates sont cruciales pour raconter l’histoire, mais elles sont surtout des repères permettant de la structurer, elles ne signifient rien en soi.

En 476, Rome ne tombe pas pour les Romains, c’est une construction historiographique postérieure. En 1492 personne ne réalise qu’un nouveau continent est découvert et qu’une brèche dans l’histoire s’est ouverte.

Tout s’établit sur le temps long, tout est continuité, les dates ne sont rien si ce n’est des repères pour se représenter le monde facilement, elles sont des outils et non pas des réalités objectives. Les dates sont arbitraires, mais elles sont performatives, le sens que nous leur donnons leur donne une réalité.

Nous avons l’impression d’une accélération de l’histoire, l’impression que le temps s’écoule lentement dans la profusion des événements, car la guerre accélère le temps.

Nous comptons les guerres en journée, parfois en mi-journée, parfois encore en heures. Ces fluctuations dans le déroulement du temps historique sont objectives et collectives, elles s’établissent autour des dates. C’est bien le rôle de l’historien de les mettre en musique pour constituer le fil d’une histoire. Sur cette accélération du temps, Fernand Braudel (1902-1985) historien français, figure tutélaire de l’école des Annales de l’après-guerre l’a longuement analysée.

b) Braudel et les temps historiques

Outre les dates, l’historien travaille sur le temps, cette guerre crée un confusionnisme des temps, il est donc primordial de s’interroger sur le concept même de temporalité pour comprendre ce qu’il recoupe.

Fernand Braudel voit trois temps :

  • Le temps long où il n’y a que peu de changement, le temps des traditions et surtout de la géographie.
  • Le temps lent ou court, le temps de la politique, de l’actualité, donc un temps énergique, où tout se passe vite,
  • Le temps intermédiaire, également un temps long mais avec plus de changement, c’est le temps de l’économie, de la démographie.
  • Le temps long et le temps court se rapprochent. Comme les structuralistes, Braudel utilise ces temps pour essayer de trouver des mécanismes aux civilisations. À ceci près que Braudel transfère cela à l’histoire.

La période que nous vivons est marquée par le temps court omniprésent avec l’actualité, la politique et les médias. Il est donc à rapprocher du temps long.

La guerre en Ukraine entraîne en effet une indistinction des temps. Nous avons l’impression de vivre une séquence de temps court avec ces images tous les jours de guerre, de bâtiments détruits, de vies brisées, de civils sous les bombes. Mais nous sommes intimement convaincus également que cette guerre aura des conséquences dans le temps intermédiaire et surtout dans le temps long avec un basculement de la géopolitique, des conséquences économiques, diplomatiques et politiques déjà palpables.

L’actualité nous enferme dans un temps court mais les conséquences de cette guerre seront à mesurer dans le temps long, dans les changements « historiques » dont nous sommes témoins.

La guerre n’est pas un pur domaine de la responsabilité individuelle, elle s’inscrit nécessairement dans le temps long.

Pour conserver à la démarche braudélienne toute sa pertinence l’important est de tenir compte de la temporalité propre à chaque série de phénomènes dans la recherche de leur articulation.

Nous sommes sortis du « temps immobile », notion pouvant nous induire en erreur car le temps reste une durée qui enregistre des changements lents, non une stabilité. Le temps immobile dans lequel nous étions n’existe pas, l’histoire s’est accélérée avec la guerre mais il existe toujours fluctuations et oscillations.

Aujourd’hui le temps a enregistré un changement brutal.

Les sanctions économiques contre la Russie s’inscrivent dans le temps long de Braudel, elles ne seront palpables et n’auront des effets que bien plus tard. Le temps est le principal acteur de l’histoire.

Cet événement va entraîner des changements irrémédiables dans notre histoire. Nous le savons tous. Car l’histoire est plus que toute autre science, la science du changement.

II. L’Histoire comme science du changement.

  1. L’histoire ne se répète jamais

Que nous raconterons les livres d’histoire sur cette séquence ? Les dates, les manœuvres, la diplomatie, les alliances ? La vieille histoire politique et diplomatique comme on en faisait au XIXème, la vieille histoire des méthodiques ? Ou alors une histoire contemporaine, des millions d’Ukrainiens fuyant, une histoire sociale et économique du conflit.

Car l’inimaginable est devenu réalité, nous sommes sidérés, ce début de siècle ressemble beaucoup au début du siècle précédent entre guerre et pandémie.

Mais comme Marc Bloch soyons également les témoins de notre temps, prenons du recul et réfléchissons dessus, réfléchissons sur le travail d’historien qui voit l’histoire s’écrire sous ses yeux. Et prenons de la distance.

Évitons également de croire que l’histoire se répète, car elle ne se répète pas. Les structures sociales, économiques et politiques évoluent. Pas de régression ni de retour en arrière à la Guerre Froide ou au XXème siècle. L’histoire n’est pas la science du passé nous disait Lucien Febvre, mais l’histoire des Hommes dans le temps. Le présent influence le passé et inversement. Si la France perd en 1940 c’est car elle se croit en 1914. Les généraux de 40 attendent le retour de 14 ils sont sidérés par les Panzers traversant les Ardennes à vive allure et les bombardiers en piqué abattants les derniers S35. Si la Prusse perd en 1806 c’est qu’elle se croit en 1750, or les routes, la technique, la géopolitique et les stratégies de Napoléon sont révolutionnaires, etc. Pas d’éternel retour. Rien ne sert d’apprendre le passé pensant qu’il se répétera. C’est l’inverse même de la science historique. Pas de déterminisme historique n’en déplaise à Karl Marx.

L’histoire ne nous apprend pas via le passé ce que sera le futur. Elle nous apprend que tout change et que la seule continuité est le changement.

Cet événement majeur qu’est la crise en Ukraine invite à réfléchir sur la mise en place réelle de la théorie apprise, une application car le monde va changer plus que jamais. L’historien s’intéresse au temps long, il est fondamental de le comprendre, pour appréhender ce qui se joue en Ukraine.

  1. Continuité et rupture

Comme Marc Bloch dans les tranchées de 1914-1918, l’historien est donc parfois témoin de l’histoire.

Alors maintenant prenons du recul sur la portée historique de cet événement qui s’écrit sous nos yeux.

Nous sommes témoins de l’histoire et acteur à la fois. C’est toute la magie de cette science où le téléspectateur assis sur son canapé peut se rêver en Dicaprio.

Alors, voyons cet événement comme une rupture, l’histoire nous l’avons vu est fait de continuités mais tout autant de ruptures, l’histoire n’est pas un long fleuve tranquille, un ruisseau qui s’écoule lentement, parfois il y a des rochers qui viennent briser la tranquille monter de ce ruisseau jamais réellement paisible.

Cette guerre est une rupture dans l’histoire, une rupture géopolitique dans l’ordre international et économique, nous sommes témoins et actualités, l’émotion apportée par l’aide apportée au peuple ukrainien et les manifestations nous font devenir acteur.

Pour l’historien, quand l’histoire semble s’accélérer, quand des brèches s’ouvrent, quand un moment de ruptures observable survient, il s’agit de mise en pratique technique du savoir enseigné en réfléchissant sur le passé tout en sachant comme nous l’avons vu qu’il ne se répète pas. Comme le disait Arlette Farge, il est impossible d’établir des pronostics en histoire, les choses peuvent toujours se passer autrement il n’y a pas de fatalité.

Sortons de cette tentation de la prophétie, comme le disait Reinhart Koselleck. Pronostiquer l’avenir de cette guerre, c’est déjà transformer la situation, c’est un facteur conscient de l’action politique.

Alors plusieurs questions et remarques, est-ce le véritable début du XXIème siècle ? Ou une résurgence du XXème ? Une nouvelle période ? Mais les périodes, comme le disait Charles Seignobos, ne sont que des « divisons imaginaires ». Toutes les périodes sont des périodes de transition, la période post-soviétique de l’Ukraine est un pont vers une période nouvelle qui s’ouvre. Cela invite à définir sur quels aspects différents deux périodes divergent, à quel moment nous changeons de périodes et sur quels aspects elles se ressemblent. La périodisation identifie continuités et ruptures. Le 11 septembre souvent donné comme véritable passage au XXIème siècle tient de la symbolique mais ne change rien à la puissance américaine, la guerre en cours en Ukraine est-elle un marqueur plus pertinent ?

Car l’Homme n’est parfois pas conscient des ruptures, la chute de Rome, ou 1492 sont des constructions a posteriori, mais certaines non. L’historien réfléchit sur l’histoire sur le passé, le construit et le reconstruit il fait l’histoire mais l’histoire s’écrit continuellement il doit donc se l’imaginer la construire au jour le jour avec des repères, réfléchir sur le temps passé et sur le temps présent. Car l’histoire ne s’arrête jamais.

Face à tous ces questionnements et potentielles bifurcations, l’historien est face à un triple défi.

Conclusion : le triple défi de l’historien

Enfin, tout ce que l’on fait aujourd’hui en étudiant l’histoire semble dérisoire, nous avons tous cette impression. Pourquoi et comment faire de l’histoire quand elle s’écrit sous nos yeux ?

Le présent interroge le passé, avec un regard proche. Qu’est-ce que le travail de l’historien, pourquoi en faire, qu’est ce qui en donne l’envie : C’est la recherche de la vérité, une vérité pas révélée d’en haut mais construite. Construite scientifiquement. Car il est difficile pour l’historien d’analyser une situation présente, l’histoire n’est pas la science du passé mais la science des Homme dans le temps, c’est une science qui a besoin de recul et d’être analysée sur le temps long.

Nous sommes aujourd’hui face à un triple défi :

  • Les faits, le travail premier de l’historien, établir les faits, la réalité à l’heure de l’agression russe qui parle de « dénazification ». L’historien doit y répondre, établir des faits construits. Car Lucien Febvre critiquant les méthodiques dont son directeur de thèse, Charles Seignobos, le disait, les faits sont construits. Et notamment grâce aux archives.
  • Le révisionnisme historique, toute histoire est également construite a posteriori, l’histoire est toujours instrumentalisée et réécrite, Poutine impose un récit d’une Russie victime.
  • Les mots, car ils ont un sens, on ne peut les tordre. La réalité des choses, tordre le sens des mots revient à faire du Orwell, cela mène au totalitarisme. Les mots comme nazi ou génocide ne peuvent être employés à tout bout champs. Soyons vigilants, sur les fables, la réécriture et l’utilisation des mots erronés de la part de Poutine et/ou des médias russes.

L’histoire fabrique des instants mais certains sont plus significatifs que d’autres.

Gurvan Judas

François Geerolf : « Il se passe dans la réalité l’inverse de ce que prévoient les modèles »

François Geerolf est économiste à l’Université de Californie ainsi qu’à Sciences Po. Polytechnicien de formation, il soutient sa thèse d’économie en 2013, puis fait un post-doctorat à l’école d’économie de Toulouse en 2013-2014. Spécialiste de macroéconomie et de finance, il fustige les modèles économiques abstraits qui sont contredits par les faits et qui nourrissent alors des choix politiques peu pertinents. Propos recueillis par David Cayla

GRS : Vous avez récemment écrit un article pour fustiger la manière dont des économistes très réputés ont quantifié les effets économiques d’un embargo du gaz russe par l’Union européenne. Selon ces économistes, la rupture de l’approvisionnement en gaz russe pèserait finalement assez peu sur l’économie allemande, générant une perte moyenne de 0,3% du PIB, pour l’une de ces études, et une perte entre 0,5 et 3% du PIB pour l’autre, tandis que le coût moyen pour l’UE ne serait que de 0,2 à 0,3% du PIB, soit environ 100 euros par adulte. Comment parviennent-ils à une telle estimation ?

François Geerolf : Deux méthodes sont utilisées, qui aboutissent à des résultats très différents. La première consiste à faire tourner un modèle macroéconomique assez sophistiqué, qui prétend modéliser les interactions entre les différents secteurs de production, le commerce international, etc. Le modèle est ensuite « calibré » à partir de données provenant de tables entrées-sorties internationales. Ce que nous dit ce modèle, c’est qu’une rupture totale et immédiate (en mars 2022 !) d’approvisionnement en énergie russes (gaz et autres) aboutirait à une baisse de 0,3% du PIB en Allemagne et en Europe, ce qui représente en effet moins de 100 euros par an, donc moins de 10 euros par mois et par adulte.1 Je pense que même des non-économistes peuvent voir intuitivement que ce chiffrage ne tient pas debout : la hausse des prix de l’énergie pour les citoyens européens coûte déjà beaucoup plus que cela, et les instituts de conjoncture allemands ont déjà révisé leurs prévisions de croissance pour l’Allemagne de 4-5% depuis que les approvisionnements énergétiques russes sont plus limités ! Peut-être parce que ces résultats leur semblent également trop faibles, ces universitaires utilisent ensuite une méthode plus simple, qui ne repose que sur l’estimation d’un paramètre (une élasticité de substitution entre le gaz et les autres facteurs de production). Selon eux, cette deuxième méthode garantit dans tous les cas que les pertes de PIB ne dépasseront jamais les 3% du PIB en Allemagne dans le cas d’une rupture d’approvisionnement (ce qui est déjà un ordre de grandeur supérieur à ce qui est obtenu par la méthode plus sophistiquée).

GRS : Selon vous, quelles sont les failles principales du raisonnement de ces économistes ? Pourquoi pensez-vous que les effets d’un embargo du gaz russe pourraient être bien plus coûteux ?

FG : Très franchement, je ne sais pas par où commencer : dans mon article, je passe par 23 points de critique.2 Le problème principal, c’est sans doute qu’ils raisonnent en économistes néoclassiques, c’est-à-dire en supposant que le gaz russe sera substituable dans l’industrie, et pourra être remplacé par d’autres intrants permettant de maintenir le niveau de production. Or, il n’y a pas lieu ici de faire ce type d’hypothèse : dans beaucoup de secteurs de l’industrie, la substitution n’est tout simplement pas possible. C’est le cas évidemment lorsque le gaz est utilisé non comme source d’énergie mais comme matière première, comme dans la chimie. Mais c’est le cas aussi pour beaucoup d’autres industriels qui utilisent le gaz comme source d’énergie principale, et qui auraient besoin de temps pour remplacer, par exemple, leurs fours au gaz par des fours à l’électricité. Ils supposent de même que l’énergie peut être remplacée par d’autres intrants lorsqu’elle devient trop cher : or l’énergie ne peut le plus souvent pas être remplacée par la force de travail, sauf à un coût prohibitif. Lorsque le prix de l’énergie augmente, les entreprises n’utilisent pas davantage la force de travail : au contraire, elles diminuent la production car elles sont moins compétitives, et mettent une partie de leurs salariés au « chômage partiel ». Bref, il se passe dans la réalité l’inverse de ce que prévoient les modèles qu’ils utilisent. Tout ceci implique que les économistes ont très fortement minimisé les coûts d’une rupture d’approvisionnement par le gaz russe.

Ils nous expliquent également que le phénomène de substitution ne se produit pas seulement au niveau micro-économique, mais également au niveau macro-économique. Lorsque le gaz se fait plus rare, son prix augmente de sorte que les entreprises qui utilisent plus de gaz font faillite et sont remplacées par d’autres selon un processus de « destruction créatrice » (un de leurs concepts-phare !). De la même façon, ils voient la possibilité de substituer la production nationale par les importations comme une opportunité (par exemple, pour les engrais). Or, ces deux mécanismes par lesquels l’économie s’ajusterait à une raréfaction de l’offre de gaz ne sont pas des opportunités, mais peuvent au contraire être considérés comme néfastes pour l’économie allemande, en tout cas sur le long terme : d’une part, la prospérité allemande s’est construite en grande partie sur le développement d’une industrie chimique à haute valeur ajoutée, qu’il n’est pas si aisé de remplacer du jour au lendemain : en cela, on peut craindre une « destruction destructrice » plutôt que créatrice. D’autre part, le remplacement de la production nationale par des importations est vu par les industriels comme une menace, dans la mesure où les concurrents de l’Allemagne (en Chine, mais aussi aux États-Unis) pourraient gagner des parts de marché pendant ce temps. Or, le secteur industriel se distingue par une forme d’irréversibilité, qui fait qu’il est souvent très difficile de reconquérir des parts de marché perdues.

Un troisième point, peut-être : fidèles à leur croyance dans l’optimalité des mécanismes de marché, ces économistes n’envisagent pas d’alternative au système de prix pour gérer le rationnement du gaz : c’est-à-dire qu’ils préconisent de laisser les prix de l’énergie augmenter jusqu’à ce que particuliers et industriels soient suffisamment découragés de l’utiliser, ce qui provoquera selon eux la réduction de demande voulue. Ce qui est « amusant », c’est que cela les conduit à envisager des hausses de prix de 1300% (c’est-à-dire une multiplication par 14), voire de 3400% (multiplication par 35) qui resteraient selon eux compatibles avec une baisse du PIB atteignant 1,6% ou 2,3% du PIB respectivement. Quand on voit l’effet qu’a déjà eu un doublement ou un triplement du prix sur les ménages britanniques ou sur les industriels allemands, on se demande vraiment dans quel monde vivent ces économistes…

GRS : À la fin de votre article, vous expliquez que l’énergie et la production industrielle sont « spéciaux » ? Qu’entendez-vous par là ?

FG : En effet, l’énergie et l’industrie ont cela en commun qu’ils sont un point aveugle de l’analyse économique néoclassique. D’abord, ces deux secteurs sont caractérisés par des coûts fixes importants, ce qui implique des rendements croissants. Qui dit rendements croissants dit monopoles naturels, place pour l’intervention publique, pour la promotion de « champions nationaux », pour la politique industrielle, etc. toutes choses qui mettent les économistes néolibéraux très mal à l’aise (et qui mettent en défaut beaucoup de leurs résultats). Ensuite, l’énergie et la production industrielle sont plus essentiels que ce que ne laisse entendre le poids relativement modeste qu’ils pèsent dans le Produit Intérieur Brut ou dans l’emploi total. Pour les économistes néoclassiques, le poids dans le PIB donne une bonne idée de l’importance d’un secteur dans l’économie : si l’énergie ne représente que 2% du PIB, alors une baisse de la quantité d’énergie de 50% ne fera baisser le PIB que de 1% (on appelle cela le « théorème de Hulten »). Or, comme le remarque fort justement Jean-Marc Jancovici, cela revient à dire que le cerveau humain ne représentant que 2% du poids du corps, en enlever la moitié n’est pas si grave puisque cela ne représente qu’1%. Ce raisonnement n’est pas plus valide pour ce qui est de l’industrie : l’industrie pèse bien plus dans l’économie allemande que ses 20% de PIB. Or c’est ce genre de raisonnements qu’ils tiennent pour expliquer que si l’Allemagne se désindustrialise, ce ne sera pas si grave.

Par ailleurs, l’énergie comme l’industrie font l’objet d’une grande attention de la part des politiques, et dans le débat public, à raison. L’énergie, car on s’attache à sécuriser les approvisionnements, et on s’inquiète de sa raréfaction, notamment lorsque les énergies fossiles viendront à manquer. L’industrie, car depuis très longtemps bien des politiques s’inquiètent de la désindustrialisation et des délocalisations vers les pays émergents. Dans les deux cas, le discours des économistes néoclassiques se veut rassurant : pour l’énergie, ils considèrent que la crainte d’un tarissement de l’énergie relève du malthusianisme. D’ailleurs, dans le modèle de Solow qui sert de base à la réflexion macroéconomique, l’énergie ou les ressources naturelles n’apparaissent même pas comme un facteur de production à part. Pour l’industrie, les économistes néoclassiques dénoncent depuis très longtemps le « fétichisme industriel » des politiques. C’est encore le cas aujourd’hui, même après la crise du Covid-19 qui a pourtant amené à une prise de conscience chez beaucoup de décideurs. En cela, leur position sur la relative innocuité d’une rupture d’approvisionnement du gaz russe s’inscrit dans une certaine forme de cohérence.

GRS : Pensez-vous que cette étude a eu un impact sur les décisions politiques ? Les autorités européennes et françaises lui ont-elles accordé du crédit ?

FG : Cette étude a en tout cas bénéficié d’un fort effet de légitimité, car elle émane de chercheurs très réputés dans leur domaine (l’un d’entre eux est par exemple lauréat 2017 du très prestigieux« prix Bernácer », remis au meilleur macroéconomiste européen de moins de 40 ans) et qu’elle a reçu l’appui des prix « Nobel » d’économie Paul Krugman ainsi que Esther Duflo and Abhijit Banerjee, ce qui a évidemment renforcé sa crédibilité auprès des politiques. Les économistes mainstream se sont rangés comme un seul homme derrière cette étude, accusant ses détracteurs d’incompétence et d’illégitimité, voire d’un positionnement « anti-science ».

En Europe, cette étude a été brandie par plusieurs parlementaires européens pour réclamer un embargo immédiat et rapide des énergies russes, et faire pression sur la Commission Européenne. La Commission a d’ailleurs décidé de « couper la poire en deux » en annonçant une sortie complète des énergies russes dans le futur, ce qui a fait augmenter les prix de l’énergie via des phénomènes spéculatifs… et ce qui a paradoxalement aidé la Russie plutôt que de la sanctionner. En France, l’étude a été reprise par le Conseil d’Analyse Économique qui conseille le gouvernement et le premier ministre français. Cela a à mon avis contribué à rendre le gouvernement français très optimiste sur la situation économique future : en septembre, et après la fermeture de Nord Stream, les économistes du Trésor prévoyaient encore une croissance de 1% pour la France, de 0.8% pour l’Allemagne en 2023. Par ailleurs, le gouvernement français est seulement en train de prendre la mesure des difficultés que la hausse des prix de l’énergie va causer sur le tissu industriel, notamment en termes de compétitivité par rapport aux concurrents chinois et américains, mais aussi européens (les gouvernements peuvent aider leur industrie de manière très inégale).

En Allemagne, les économistes ont dès le départ dû faire face à une plus forte opposition politique. Malgré leur pression insistante, le chancelier allemand Olaf Scholz n’a pas décidé en mars 2022 d’embargo immédiat et brutal sur toutes les énergies russes, en particulier sur le gaz ! Les médias ont demandé des comptes aux politiques sur la base de cette étude : interrogé à propos de l’étude des neuf économistes par Anne Will (qui présente le talk-show le plus regardé en Allemagne), Olaf Scholz s’est agacé : « Ces économistes ont tort !  Il est irresponsable d’affirmer des choses pareilles à partir de modèles mathématiques qui ne fonctionnent pas vraiment. » J’espère avoir montré qu’il avait entièrement raison sur ce point. En juin 2022, Robert Habeck, le vice-chancelier allemand en charge de l’économie, s’est également moqué de ces économistes « rassuristes » lors d’une réunion publique, en remarquant qu’ils étaient devenus bien plus silencieux depuis que tout le monde avait compris que les effets seraient bien plus graves que ce que ne disaient leurs modèles. De manière générale, j’en viens à me demander si les résultats économiques de l’Allemagne, notamment en termes de maintien du tissu industriel, ne tiennent pas beaucoup à ce qu’ils sont capables de tenir les économistes néolibéraux à bonne distance.

GRS : Plus largement, qu’est-ce que cette étude révèle de la science économique contemporaine, selon vous ?

FG : Là encore, je ne sais pas où commencer, tant je pense que cette étude révèle énormément de choses de la « profession » ! D’abord, je l’ai déjà dit, un rapport tout particulier aux sujets énergétiques et industriels, en décalage total avec la vision des ingénieurs mais aussi des politiques et tout simplement, du « bon sens ». Ensuite, une certaine forme d’hubris voire d’arrogance de la part des « économistes stars » : pour penser que les ingénieurs travaillant dans l’industrie allemande, le gouvernement allemand ont tous tort sur les possibilités de substitution du gaz russe, alors qu’on n’a pas particulièrement travaillé sur ce sujet complexe, il faut avoir une sacrée confiance en soi. Ensuite, une forme de corporatisme des économistes (qu’ils sont très prompts à dénoncer pour les autres professions), avec une critique très forte des ingénieurs et des industriels allemands, défendant nécessairement la vision de leur « lobby ». L’usage de l’argument d’autorité, également : la plupart des économistes qui ont relayé le papier et pris la défense de cette étude ne le faisaient pas en argumentant à partir de l’article, mais se fondaient sur la seule réputation de ces chercheurs. L’incapacité à répondre à une réponse argumentée, ensuite : à plusieurs reprises, j’ai tenté d’engager la discussion avec ces économistes, sur Twitter, par oral (via l’organisation d’un séminaire au Conseil des experts économiques allemands), ou via l’écriture de cet article, mais en vain.

Mais peut-être, ce qui me frappe le plus dans cette histoire, c’est de voir à quel point l’utilisation des mathématiques par les économistes a non seulement rendu plus difficile la critique, mais a aussi amené ces économistes à se fourvoyer. (L’article contient plusieurs erreurs de raisonnement dues aux mathématiques, ce que l’économiste Paul Romer appelle « mathiness ».) S’ils avaient été davantage contraints d’expliquer leurs résultats dans le langage commun, ces économistes comme leurs lecteurs auraient peut-être davantage pu voir que quelque chose n’allait pas.

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1 Voir Bachmann, R., Baqaee, D., Bayer, C., Kuhn, M., Löschel, A., Moll, B., Peichl, A., Pittel, K., & Schularick, M. (2022). What if? The Economic Effects for Germany of a Stop of Energy Imports from Russia. In EconPol Policy Reports (No 36; EconPol Policy Reports). ifo Institute – Leibniz Institute for Economic Research at the University of Munich. En France, cette étude a été reprise et étendue par le Conseil d’Analyse Économique ainsi que par le CEPREMAP. Voir Baqaee, D., Landais, C., Martin, P., Moll, B. (2022). “The Economic Consequences of a Stop of Energy Imports from Russia.” Focus du Conseil d’Analyse Economique (CAE). Langot, F., Tripier F., « Le coût d’un embargo sur les énergies russes pour les économies européennes », Observatoire Macro du CEPREMAP, n°2022-2, avril 2022.

2 Voir Geerolf, François. The “Baqaee-Farhi approach” and a Russian gas embargo – some remarks on Bachmann et al. Sciences Po OFCE Working Paper, n° 14/2022.

« Au niveau européen, la laïcité ne va pas de soi »

entretien accordé à Marianne par Emmanuel Maurel – Propos recueillis par Hadrien Brachet et Jean-Loup Adenor – publié le 10 décembre 2022

A l’origine d’un amendement pour interdire le financement par les institutions européennes de structures concourant au « prosélytisme religieux », le député européen Emmanuel Maurel a répondu aux questions de Marianne.

Dans l’immense arène qu’est le Parlement européen, il est l’un de ceux qui tentent de perpétuer la tradition laïque de la gauche. En octobre, l’eurodéputé GRS Emmanuel Maurel déposait un amendement pour que l’Union européenne ne finance plus d’organisations concourant au « prosélytisme religieux ».

Une réponse aux accusations faites aux institutions européennes d’avoir soutenu des visuels promouvant le hijab ou financé des associations proches des Frères musulmans. Le PPE (Parti populaire européen, la droite européenne) et le groupe Renew, dont fait partie la Macronie, avaient également présenté leurs propres amendements sur le sujet. Si son texte, contrairement aux deux autres, a finalement été rejeté, Emmanuel Maurel revient auprès de Marianne sur la place de la laïcité dans les institutions européennes.

Marianne : Vous avez proposé un amendement pour que les fonds européens ne financent pas des structures concourant au prosélytisme religieux. Qu’est-ce qui a motivé cette initiative de votre part ?

Emmanuel Maurel : C’était une réaction au financement par la Commission européenne d’actions sous influence de l’islamisme politique, ou qui faisaient la promotion des signes religieux en général. Certains découvrent le sujet seulement maintenant mais ce n’est pas nouveau ! Avec plusieurs collègues, je me bats depuis des années pour que le prosélytisme ne soit plus soutenu par les institutions de l’UE. Et c’est un combat de longue haleine.

La France n’est-elle pas isolée dans ce combat ?

Il y a incontestablement des différences d’approche entre les États-membres. Nous, Français, qui sommes imprégnés des principes de laïcité, nous sommes parfois heurtés par des pratiques beaucoup plus permissives à l’égard de la religion. Je me souviens qu’au début de mon premier mandat, mes interlocuteurs d’autres pays européens ne comprenaient même pas de quoi je parlais. Au niveau européen, on est dans un univers culturel et politique où la laïcité ne va pas de soi.

Plus largement, comment expliquez-vous que l’Union européenne soit perméable à des organisations politico-religieuses, notamment récemment des structures proches de l’islam politique ?

Ces organisations jouent de l’idée que la diversité étant une chance pour l’Europe. C’est d’ailleurs sa devise : « unis dans la diversité ». Il faut tout respecter, même ce qui n’est pas respectable, comme les revendications les plus agressives de certains porte-parole autoproclamés des musulmans.

Rappelons que dans ce monde, le voile est utilisé par des pouvoirs réactionnaires et totalitaires pour soumettre la femme ! Il y a une forme d’aveuglement chez ceux qui refusent de voir la contradiction entre le voile et le féminisme. En Europe et en France, ils en viennent à considérer toute position laïque comme islamophobe, et assimilent à du racisme la critique d’une religion et de ses dogmes.

Votre amendement différait de ceux du PPE et de Renew qui mentionnaient respectivement la promotion du « hijab » ou le financement des « Frères musulmans ». Pour votre part, vous ne citiez aucune organisation religieuse. Pourquoi ?

Mon amendement était rédigé pour mettre la politique européenne à distance de toutes les religions. Les entorses à la neutralité de l’État sont en effet légion sur notre continent. On pense par exemple à l’emprise démesurée de l’Église catholique en Pologne, sur son administration, sur ses dirigeants et sur la plupart de ses députés au Parlement européen. J’avais vraiment à cœur de dénoncer le prosélytisme religieux, et pas telle ou telle religion, encore moins tels ou tels croyants. Résultat : j’ai irrité la droite du Parlement, qui a voté contre mon amendement au motif qu’il remettait en cause les racines chrétiennes de l’Europe.

Vous pensez que François-Xavier Bellamy s’oppose à la promotion du voile non pas par attachement à la laïcité mais par défense du catholicisme ?

C’est un collègue pour qui j’ai estime et respect, un des rares intellectuels dans le monde politique. Pour lui, l’Europe fait avant tout face à un enjeu de civilisation. Pour moi, l’Europe doit avancer vers davantage de sécularisation, faute de quoi risquent de prospérer les discours de retour aux superstitions et de négation de la raison, voire de guerre civile. Mes oppositions avec François-Xavier Bellamy sur la place du spirituel sont philosophiques – et elles agitent le débat public en Europe au moins depuis la Révolution française.

Selon vous, comment devrait se positionner la gauche européenne sur cette question ?

On parle beaucoup de l’offensive de l’islam politique, mais la résurgence de la religiosité est un phénomène bien plus large, qui charrie notamment une défiance vis-à-vis de la science. De nombreux penseurs et universitaires s’en inquiètent à juste titre. Parmi eux, je pense à Stéphanie Roza, qui montre dans ses travaux passionnants que les Lumières sont dans le viseur et qu’elles sont menacées, y compris à gauche ! Mais de nos jours, rien que dire cela est devenu « problématique ».

Cela devrait pourtant nous rassembler, car les conséquences sont graves : en témoigne la pression – hélas couronnée de succès – des évangélistes américains, brésiliens, ou des intégristes catholiques polonais contre l’avortement. Toutes les petites compromissions avec les intégrismes, toute complaisance à l’égard de la bigoterie, ont un prix, que les sociétés finissent toujours par payer, au premier rang desquelles les femmes. C’est un combat qui mérite d’être mené et que je porte en essayant de bousculer la torpeur, l’indifférence et les réticences à s’aventurer sur ce terrain.

La situation en Iran ne contribue-t-elle pas à une prise de conscience ?

Bien sûr, mais j’aurais aimé que les Lumières projetées par les femmes iraniennes nous éclairent davantage. Ce qui se passe en Iran témoigne de l’inanité des thèses relativistes : oui, il y a bien des valeurs universelles. Je suis surpris qu’en dépit de cette éclatante démonstration de résistance contre l’obscurantisme, certains progressistes ne fassent pas le lien entre leur combat quotidien et la nécessité de lutter contre l’impérialisme clérical, ici comme ailleurs.

À gauche, ce sont les Verts pour qui la culture laïque à la française semble le moins aller de soi. Ce sont ceux, à gauche, qui ont le moins voté votre amendement…

L’écologie politique abrite effectivement en son sein des grilles de lecture qui ne voient aucun risque dans le différentialisme. On peut l’expliquer par la genèse et l’histoire des mouvements écolos des tout débuts, dans les années 1970 et 1980. À cette époque, le gauchisme sociétal et culturel dominait et les Verts en ont eux aussi subi l’influence, s’obligeant à épouser toutes les causes minoritaires quelles qu’elles soient.

Cela a créé chez EELV des décalages et des contradictions. J’en vois deux principales : la première entre leur féminisme intransigeant et leur relativisme par rapport aux questions religieuses. La seconde entre leur radicalité réformatrice et leur défiance vis-à-vis de l’État, dans lequel ils voient avant tout un système d’oppression, alors qu’il est avant tout, en France, le garant de l’intérêt général et un vecteur d’émancipation.

Que pensez-vous de l’action du gouvernement français qui a écrit à la Commission sur le financement d’organisations proches des Frères Musulmans ?

Le macronisme n’est pas exempt d’ambiguïtés sur la place du religieux, comme en témoigne le discours d’Emmanuel Macron en 2018 devant la Conférence des évêques de France, sur le lien entre l’État et l’Église qu’il faudrait « réparer ». Quant à la droite, elle est tout sauf irréprochable : rappelez-vous Nicolas Sarkozy qui lors du discours de Latran en 2007, avait déclaré que « l’instituteur ne pourra jamais remplacer le curé ou le pasteur ».

Il y a en France un déclin du militantisme laïque. Le relativisme consumériste, selon lequel tout se vaut, est consubstantiel à l’idéologie néolibérale et porte des coups violents à l’humanisme universaliste. La République respecte évidemment les différences, mais elle porte en son cœur l’idéal d’égalité, qui va au-delà de ces différences. Pour faire simple, la République ce n’est pas juste « vivre ensemble », c’est aussi « vouloir vivre ensemble ».

Production, échanges et transition écologique : l’Europe n’a pas de stratégie

David Cayla, économiste, était sur le plateau de « C ce soir » sur France 5 le jeudi 1er décembre 2022.

Le modèle exportateur allemand n’est pas compatible avec la transition écologique et mène l’UE dans l’impasse.
Au lieu de critiquer la loi Biden qui privilégie la production de batteries électriques sur son sol national, faisons la même chose! Il est absurde de vouloir déplacer des batteries d’un bout à l’autre de la planète alors qu’on est parfaitement capable de les produire localement.
Plus largement, il faut mettre fin à cette mondialisation mortifère qui pousse les commerçants et les industriels à privilégier systématiquement la production dans des pays les moins coûteux dans lesquels il n’y a aucune liberté syndicale et pratiquement aucune norme écologique.
Biden à raison de vouloir relocaliser sur son territoire la fabrication de véhicules électriques. Faisons pareil quitte à tordre le bras de l’Allemagne.

Hôpital : sont-ils devenus fous !

Nous espérions (à tort) que la COVID était derrière nous, qu’il fallait tourner la page, que d’autres sujets méritaient toute notre attention. Sur ce point, il est vrai que de nombreuses préoccupations sont majeures : Énergie, Inflation, guerre en Ukraine, impuissance d’une assemblée paralysée par le manque de majorité politique, précarité, réchauffement climatique.

Mais voilà, le COVID refait son apparition, pour une neuvième vague. À bas bruit… une vague, une vaguelette ou un tsunami ? La différence n’est d’ailleurs pas tant sur la virulence ou pas de cette nouvelle saison de COVID, la différence de qualificatif de celle-ci réside plutôt dans nos capacités collectives à tenir le front, à maintenir la digue.

L’hôpital public est à terre et rien n’est fait pour le reconstruire. Il ne s’agit pas d’un effet conjoncturel, comme Olivier Véran et ses complices ont voulu nous le vendre lors des précédentes vagues ; il ne s’agit pas d’une situation exceptionnelle due aux inconséquents qui n’ont pas voulu se faire vacciner (dans un contexte de communication politique et de santé publique inexistant), il s’agit bien d’une destruction en cours de notre système de soins.

Bien sûr, ça fait 30 ans que l’hôpital s’écroule et on ne peut pas tout mettre sur le dos de la Macronie, mais quand même ! Jamais une majorité (quand ils avaient encore une majorité) n’avait eu si belle occasion de reconstruire ce que leurs prédécesseurs avaient commencé à détruire (Sarkozy, Hollande) : les (presque) pleins pouvoirs, une logique du « quoi qu’il en coûte » permettant des investissements massifs de reconstruction, un contexte géopolitique où les champions mondiaux du néolibéralisme lançaient à tours de bras des mesures digne du « new deal ».

Emmanuel Macron , qui avait critiqué les aspirations populaires des « Gilets Jaunes » en les traitant de « Gaulois réfractaires », s’est transformé en un Abraracourcix conservateur, chef du dernier village gaulois défendant sa vision néolibérale anachronique et inadaptée du monde.

Et pour quel résultat ?

Pénurie de soignants, pénurie de médicaments, pénurie de structures, pénurie d’une véritable politique sanitaire pourrait-on dire. Souvent, on a tancé la gauche en l’accusant de vouloir raser gratis, avec Macron, on est servi, on rase tout court., et en premier lieu l’hôpital.

Aujourd’hui, quelle que soit l’ampleur de la vague, l’hôpital est déjà sous l’eau et il ne veut même pas commencer à écoper !

Nous, les délégués des militants de la Gauche Républicaine et Socialiste, n’avons pas renoncé à changer la vie, et concernant l’hôpital public, nous n’avons pas renoncé à lui sauver la vie. C’est la motivation de la résolution adoptée lors de notre congrès et que vous retrouverez ci-dessous.

« Ceux qui travaillent »

Alors que le gouvernement fait adopter avec le concours de LR de nouvelles lois fracassant les chômeurs et les salariés modestes, Gabriel Attal prétend vouloir “s’occuper des Français qui travaillent” mais rejette avec son gouvernement l’indexation des salaires sur l’inflation.

“Ceux qui travaillent”, les salariés, perdent chaque année et du pouvoir d’achat et leur part dans la richesse nationale totale.
L’inflation est paraît-il la plus basse d’Europe – mais les augmentations de salaires sont encore plus basses !
Tant les rapports de l’OCDE que ceux de la DARES soulignent que le salaire réel le plus rapidement en baisse des pays développés, sur les trois premiers trimestres de 2022, c’est le salaire des Français !
Les relevés Insee montrent que l’inflation pourrait dépasser en France les 10% au quatrième trimestre 2022.
Le gouvernement n’a rien proposé, mis en œuvre, de tangible pour les salariés, les aides et mesures de soutien ne sont pas ciblées sur les salariés modestes – 90% des salariés sont sous 3000 euros mensuels (c’est ce que gagne Hanouna par jour) – et arrosent également les plus riches. C’est l’Insee qui le dit

Citons le rapport Dares du 10 novembre 2022 : “En euros constants et sur la même période, (l’indice des salaires réel) diminue respectivement de 1,9 %, 2,1 % et 2,6 % pour chacun de ces secteurs (tertiaire, industrie et construction)”

évolution comparé des prix et salaires
Parmi les économies du G7, l’impact de l’inflation sur les ménages au T1 2022 a été particulièrement visible en France, où le revenu réel des ménages par tête a chuté de 1,9% et en Allemagne, où il a chuté de 1,7%. Ailleurs en Europe, la forte inflation qui a touché les ménages a également contribué aux fortes chutes du revenu réel des ménages par tête en Autriche (moins 5,5%) et en Espagne (moins 4,1%). Pour aller plus loin cliquez ici

La Gauche Républicaine et Socialiste réunie en congrès les 19 et 20 novembre 2022 a pour principale préoccupation concrète les “Français qui travaillent” ! Elle a ainsi adopté comme première résolution de son congrès un texte exigeant l’indexation des salaires sur les prix le plus vite possible.
Les rapports récents du FMI le démontrent : il n’y a plus de risque de spirale salaire prix à la hausse aujourd’hui dans le monde.
Il n’y a qu’une seule raison pour Gabriel Attal et le gouvernement Borne de refuser une telle mesure : ils protègent les riches. Et seulement eux.

Indexons les salaires sur les prix et protégeons “ceux qui travaillent”!

Il faut se préoccuper de l’intelligence artificielle avant qu’il ne soit trop tard

Tribune d’Emmanuel Maurel (député européen GRS), Pierre Ouzoulias (sénateur et conseiller départemental communiste des Hauts-de Seine) et Cédric Villani (mathématicien et ancien député) publiée dans Le Huffington Post le 16 novembre 2022

« Quelles institutions, quelles règles pour faire le bon tri, en régulant tout en permettant les progrès permis par l’IA ? Du travail a été fourni, du travail reste à fournir », estiment Pierre Ouzoulias, Emmanuel Maurel et Cédric Villani.

Que diriez-vous d’un monde dans lequel un article de journal ou le scénario d’un film serait intégralement rédigé par une intelligence artificielle ? Que penseriez-vous d’une société dans laquelle une décision de justice serait rendue par un algorithme ? D’une chaîne de musique qui vous ferait entendre un nouveau morceau composé de A à Z, paroles, instruments et arrangement, par un réseau de neurones ? Accepteriez-vous de travailler dans une entreprise qui laisserait à une machine le soin d’examiner votre CV et à une autre le droit de vous accorder une pause ?

Ces exemples ne sont pas issus du Meilleur des mondes ou de 1984, référence incontournable de la littérature dystopique. Ils ne sont qu’une infime partie de ce qui est déjà rendu possible par l’intelligence artificielle. Ils ont déjà tous été mis en œuvre ici ou là, suscitant des débats légitimes, dans la foulée du célèbre ouvrage de l’informaticienne Cathy O’Neil : Algorithmes, la Bombe à retardement.

La question n’est désormais plus de savoir si nous devons approuver ces bouleversements. Il est trop tard pour cela, et les rejeter, ce serait oublier les côtés plus sympathiques. L’algorithmique, experte en diagnostics à partir de données médicales, a déjà sauvé des vies. À Singapour, elle recale en temps réel les feux de circulation pour laisser la voie libre à une ambulance appelée pour une urgence vitale. Elle apporte un peu de confort plus que bienvenu à des agriculteurs. Elle donne chaque jour à des millions d’usagers les instructions pour trouver un itinéraire rapide, aller à la rencontre du bon arrêt de bus dans une ville inconnue. Elle améliore des consommations d’électricité à l’échelle de ménages ou de communes, aide à optimiser les positions des éoliennes, fouille les entrailles des grandes bases de données médicales pour mettre au point de nouveaux traitements.

La question n’est désormais plus de savoir si nous devons approuver ces bouleversements. Il est trop tard pour cela, et les rejeter, ce serait oublier les côtés plus sympathiques.

Quelles institutions, quelles règles pour faire le bon tri, ou le bon compromis, régulant tout en permettant les progrès permis par l’IA ? Du travail a été fourni, du travail reste à fournir. Les interrogations liées à l’IA passent souvent sous les radars politique et médiatique. Sans doute est-ce dû, pêle-mêle, à l’ésotérisme du jargon de la « tech » et au lobbying des grandes compagnies internationales qui présentent l’IA comme un progrès à accepter d’un bloc, incorporée dans des solutions démesurées par leur complexité technologique, leur dilapidation de matière et d’énergie et parfois les conditions inhumaines dans lesquelles travaillent sous-traitants et fournisseurs. La compagnie Tesla est emblématique de ce travestissement de progrès. Son fondateur n’hésite d’ailleurs pas à évoquer l’IA comme une menace existentielle pour l’humanité, bien conscient de l’efficacité d’une telle provocation pour séduire les investisseurs.

À raison, l’impact sur le travail et l’emploi nourrit les plus grandes inquiétudes, tout autant que les plus grandes incertitudes. Emploi massif de travailleurs pauvres pour consolider des bases de données toujours plus importantes : ce prolétariat d’un nouveau genre, à défaut d’être remplacé par une armée de robots, ne doit-il pas être considéré comme tel ? L’esclavage d’employés d’Amazon soumis aux ordres d’algorithmes, tant dans leurs actions que dans la gestion de leurs pauses, les « optimisations » d’horaires devenus parfaitement ingérables et décrits dans le rapport de O’Neil, donnent finalement raison à Marx lorsque celui-ci affirmait que « le temps est tout, l’homme n’est plus rien ; il est tout au plus une carcasse du temps. ».

Qu’avons-nous à dire sur les implications philosophiques, juridiques et politiques de l’intelligence artificielle ? La Chine nous démontre comment elle peut être utilisée pour la surveillance massive et l’anéantissement de la vie privée. Aux États-Unis, elle s’est sournoisement infiltrée dans les procédures judiciaires accentuant le plus souvent les jugements à caractère raciste, ainsi que des associations ont pu le prouver.

Qu’avons-nous à dire sur les implications philosophiques, juridiques et politiques de l’intelligence artificielle ?

Le gouvernement français, suivant l’avis du rapport du Conseil d’État sur l’intelligence artificielle, a décidé de continuer le déploiement d’une stratégie initiée en 2018 : en témoignent les dispositions prévues dans le projet de loi d’orientation et de programmation du ministère de l’Intérieur (LOPMI), qui est actuellement discuté au Parlement. Ce doit être l’occasion de poser encore et toujours les mêmes questions : comment instaurer un contrôle démocratique dans l’utilisation des algorithmes ? Comment l’articuler avec notre souveraineté numérique ? Quel sens politique accorder à l’usage croissant des nouvelles technologies ? Où trouver l’équilibre entre l’usage de l’algorithme et la protection des données ? Qui est responsable juridiquement de l’algorithme en cas de défaillance ?

Le temps presse, car les grands groupes disposent d’une avance considérable sur les États. Sans réaction de notre part, nous serons dans l’incapacité de construire une politique humaniste et opérante de l’intelligence artificielle. Le Parlement européen a déjà porté le fer sur le sujet, mais sans la couverture médiatique nécessaire à un débat fécond dans l’opinion publique.

L’objet de ce texte est précisément de contribuer à ouvrir la discussion pour les semaines et les mois à venir. Nous devons, selon le concept de Michel Callon et du regretté Bruno Latour, opérer un véritable travail de traduction autour de ces questions fondamentales, afin que les citoyennes et les citoyens appréhendent cette matière, qui, un jour ou l’autre, finira par les toucher. Il est essentiel que nos organisations politiques, les syndicats, les associations et les universitaires agissent de concert pour que demain, nous soyons tous capables de répondre à cet immense défi.

Un Budget 2023 (partie recettes) contre les collectivités locales

Le projet de loi de finances pour 2023 arrive au Sénat après avoir été adopté sans vote de l’Assemblée Nationale. Dans un article récent, nous avons analysé la situation politique qui avait conduit à ce « 49.3 sans surprise » et ses conséquences. Il convient aujourd’hui d’en étudier le fond, sachant que le texte présenté à la Haute Assemblée par le gouvernement diffère très peu en réalité de son projet initial, la fable de son enrichissement par l’intégration d’amendements issus du débat parlementaire étant, comme nous l’avions expliqué, digne d’un Sganarelle.

Il faut cependant rajouter avant d’aller au fond que la méthode du gouvernement pour organiser les débats budgétaires a été particulièrement nébuleuse. En effet, la discussion commune entre le projet de loi de finances 2023 et le projet de loi de programmation des finances publiques 2023-2027 a généré de la confusion dans et en dehors de l’hémicycle. Les oppositions étaient amenées à procéder aux motions de rejet sur l’un et l’autre texte à la suite, avant même que la discussion générale n’ait été ouverte sur le projet de loi de programmation. D’autre part, le Gouvernement s’est à nouveau exonéré d’études d’impact en confiant à sa majorité des amendements pour donner l’illusion d’une majorité qui propose, et d’opposition cantonnées à un rôle d’opposant.

En réalité, seuls 24 amendements ont été débattus en séance publique, et parmi ceux adoptés en commission 72 ont été rayés d’un trait de plume par le gouvernement ; aucun débat sur les superprofits ; aucun débat sur les mesures énergétiques de plafonnement des prix de ventes sur le marché et les mesures exceptionnelles sur les bénéfices des raffineries.

La descente aux enfers de la fiscalité locale

Le projet de loi de finances du gouvernement Borne propose à l’article 5 la suppression en deux années de la Cotisation sur la Valeur Ajoutée des Entreprises (CVAE) : c’est un contresens économique, fiscal et politique. Quant à la Contribution économique territoriale (CET), elle sera plafonnée à 1,62% en 2023 puis 1,25% en 2024 soit une baisse de 2 points.

Une part de TVA serait fléchée pour compenser en l’affectant en deux parts :

  • La part fixe correspondant à la moyenne de leurs recettes de CVAE des années 2020, 2021, 2022 et 2023 (grâce à un ajout du rapporteur) majorée des exonérations de la moyenne des exonérations de CVAE perçue ou qui aurait été perçue par les communes ou les intercommunalités ;
  • Une part dynamique, si la TVA l’est, verra la différence affectée à un « Fonds national de l’attractivité économique des territoire ». Ce fonds sera réparti « afin de tenir compte du dynamise de leurs territoires respectifs », selon des modalités définies par décret.

En réalité, le budget Borne marque une disparition brutale des recettes fiscales économiques des collectivités, synonyme de subordination à l’État et de grave déconnexion avec l’activité économique des territoires. En 2008, les recettes issues de la taxe professionnelle (TP) s’élevaient à 29,14 Mds €. La suppression de la TP a été suivie par une baisse immédiate de plus 5 Mds €, avec la mise en place de la contribution économique territoriale (CET), composée de la cotisation foncière des entreprises (CFE) et de la CVAE. En conséquence, la fiscalité économique locale, qui constitue aussi une incitation à faire venir des entreprises sur le territoire de la collectivité qui la maîtrisait, a été ainsi fortement réduite depuis 2011, passant de 26 % des produits de la fiscalité en 2008 à 13,3 % en 2021.

Le coût brut de la suppression progressive de la CVAE pour l’État est estimé à 8,9 Mds € à compter de 2024, pour un coût net de 7,2 Mds € espéré à terme. L’écart se justifiant par l’espoir qu’une partie des crédits de compensation versés aux collectivités (auxquelles on aura supprimé la CVAE) soit récupérée par un rendement croissant de l’impôt sur les sociétés (IS), la CVAE étant déductible l’IS.

Pourtant, au-delà du financement des collectivités locales, la CVAE, jouait également le rôle d’un rempart à l’optimisation fiscale1 en faveur de l’ancrage de l’impôt sur un territoire qu’il aurait convenu de renforcer. D’autant plus qu’à nouveau le macronisme a choisi de satisfaire parmi les entreprises les plus importantes d’entre elles : pour rappel, seules les entreprises au-dessus de 500 000€ de chiffre d’affaires acquittent réellement la CVAE.

Autre absurdité, la TVA devient la première ressource fiscale des collectivités locales, au détriment de l’État ; or ce jeu de transfert vers la TVA est un invariant de la politique fiscale d’Emmanuel Macron et ce dès le départ de son premier quinquennat. L’injustice fiscale est renforcée à chaque nouvelle affectation de TVA en compensation de fiscalité. Dans les faits, en considérant que la TVA est essentiellement payée par les ménages, l’imposition des ménages a donc progressé de 19,8% là où la fiscalité économique a reculé de 31,9% entre 2020 et 2021.

Les Collectivités dans l’incertitude face à l’inflation

Comparé à ces bouleversements fiscaux, le soutien réel de l’État aux collectivités est particulièrement nébuleux. Le projet de loi de finances propose bien un nouveau dispositif de soutien des collectivités territoriales « confrontées à une situation de forte inflation de leurs dépenses d’énergie » baptisé « filet de sécurité » et qui atteindra 1,5 Md € ; ce dispositif concernera cette fois-ci toutes les catégories de collectivités, et non plus les seules communes et intercommunalités comme le filet de sécurité mis en place dans le budget rectificatif pour 2022 (LFR2022) et voté l’été dernier pour faire face à la revalorisation du point d’indice des fonctionnaires et la hausse des prix de l’énergie et des produits alimentaires.

Mais les conditions sont plus restrictives, car les collectivités doivent cumulativement avoir subi une baisse de leur épargne brute d’au moins 25 % (le ratio d’épargne brute à 22% des recettes réelles de fonctionnement disparaît) ; subi une augmentation des dépenses d’énergies d’au moins 60% par rapport à 2022, alors que les augmentations ont déjà eu lieu en 2022 ; et enfin ne seraient concernés pour les communes et les intercommunalités, que les collectivités dont le potentiel financier est inférieur à 2 fois le potentiel financier moyen par habitant des collectivités de la même strate. Pour ces collectivités bénéficiaires, la dotation prend en charge 50% de l’augmentation des dépenses d’approvisionnement en énergie, électricité et chauffage urbain par rapport à 2022 et 60% de l’augmentation des recettes réelles de fonctionnement par rapport à 2022.

Le projet de budget ne lève par contre pas l’incertitude introduite dans la LFR2022 de l’été : l’État s’était engagé à verser aux communes et aux intercommunalités une compensation équivalente à l’addition de 70% de la hausse des dépenses 2022 (énergie, électricité, chauffage urbain, produits alimentaires) et 50% la revalorisation du point d’indice. C’était alors un soutien budgétaire estimé à 430 M€ ; un décret du 13 octobre 2022 est venu préciser le fonctionnement de la dotation, qui sera attribuée automatiquement aux communes en 2023, en pouvant cependant demander un acompte de 50% sur son montant avant le 15 novembre 2022, pour un versement en décembre (dans quelques jours donc). Mais tout cela dépendra en définitive de l’évolution effective de l’épargne brute des communes et de leurs intercos en 2022 : RDV donc lors de la validation des comptes administratifs à l’automne 2023, certaines communes pourraient alors se voir réclamer une partie de l’acompte. Ce dispositif crée une forme d’insécurité budgétaire pour les collectivités ce qui risque fortement d’aggraver la chute des investissements locaux.

Or les communes ont consommé au 31 juillet dernier la totalité de leur budget énergie pour 2022 ; le PLF prévoit déjà la reconduction en 2023 du bouclier tarifaire qui bénéficie aux 30.000 plus petites communes, qui bénéficient encore des tarifs réglementés de vente d’énergie. Mais au regard de la difficulté rencontrées par l’ensemble des collectivités, il convient aujourd’hui d’interroger sur le retour à une logique de monopole public sur l’énergie qui permettrait une politique tarifaire protectrice pour l’ensemble des acteurs, entreprises, particuliers et collectivités. Il est bien évidemment que cela implique une révision radicale du marché européen de l’énergie dont l’organisation actuelle a démontré son niveau d’aberration, débat qui en est à peine à son commencement aujourd’hui.

Le gouvernement continue sa politique de gribouille : une semaine après avoir dégainé son premier 49.3 suspendant ainsi de fait les débats budgétaires, la Première ministre a présenté jeudi 27 octobre, un « amortisseur électricité », visant à réduire les factures électriques des collectivités ne bénéficiant pas des tarifs réglementés de vente (TRV). Une aide qui devrait donc s’appliquer en 2023, mais qu’il est difficile pour le moment d’évaluer, même si les sommes annoncées se situent autour de 10 Mds € dont 2 pour les collectivités territoriales, partiellement financées par la taxation des profits des énergéticiens, décidée par les Européens … que l’exécutif français s’acharne pourtant à décrédibiliser au niveau national, avant d’intégrer a minima la décision européenne en catastrophe par amendement à son projet de budget (à hauteur de 33% pour les entreprises pétrolières dont le résultat dépasserait de 20% la moyenne des quatre dernières années). On voit bien qu’on marche sur la tête. Si on peut momentanément se satisfaire qu’une réponse soit apportée à des centaines de collectivités qui étaient jusqu’ici exclues du « bouclier tarifaire », on peut s’étonner qu’elle ne couvre pas la question du gaz (alors que les TRV gaz auront disparu au 1er juillet 2023 même pour les petites communes) et qu’elle ne soit pas pérenne. Précisons également qu’il est encore trop tôt pour se réjouir : Les associations d’élus attendent encore de pouvoir lire le projet de décret avec les critères précis pour l’évaluer ; par le passé, on a eu l’habitude d’annonces pas toujours suivies d’effets avec des dispositifs illisibles (on l’a vu plus haut sur le « filet de sécurité »).

Quelques miettes pour le logement

La mise en scène de l’intégration par le gouvernement d’amendements dans le texte faisant l’objet du 49.3 a donné lieu à l’introduction de quelques miettes qui aideront les collectivités. C’est le cas de l’élargissement des critères pour définir en matière de logement les « zones tendues » aux communes d’aires urbaines de moins de 50 000 habitants sous conditions. Aujourd’hui, il y a plus de 1135 communes qui sont considérées comme des zones tendues conformément à la liste des villes annexées au décret n°2013-392 en date du 10 mai 2013.

L’avantage de cet élargissement est de permettre aux communes concernées d’appliquer la majoration de la taxe d’habitation sur les résidences secondaire (la seule TH qui survivra au massacre macronien de la fiscalité locale), soit une majoration comprise entre 5 et 60% sur délibération du conseil municipal. Il faudra pour cela démontrer « un déséquilibre marqué entre l’offre et la demande de logements entraînant des difficultés sérieuses d’accès au logement sur l’ensemble du parc résidentiel existant » qui se caractérise par :

  • le niveau élevé des loyers ;
  • le niveau élevé des prix d’acquisition des logements anciens ;
  • la proportion élevée de logements affectés à l’habitation autres que ceux affectés à l’habitation principale par rapport au nombre total de logements.

Un décret recensera les communes éligibles. Les premières estimations dans la presse concerneraient quelques 4 000 communes supplémentaires.

Il est également proposer d’augmenter d’un tiers les taux de la taxe sur les logements vacants. Même si nous portons le quadruplement de cette taxe sur les logements vacants pour lutter contre ce fléau, soit 50% la première année, et 100% à partir de la seconde, nous pouvons nous réjouir de cette avancée. Les taux fixés par le rapporteur majorent de 12,5 à 17% la première année et de 25% à 34% pour la seconde.

1 Suite à une censure constitutionnelle, l’article 7 du PLF pour 2018 a prévu de consolider les chiffres d’affaires à l’échelle du groupe en additionnant les chiffres d’affaires, en cas d’intégration fiscale (détention d’au moins 95% du capital). Or, la consolidation ne s’applique que si la sommes des chiffres d’affaires est supérieure à 7,63 M€ et la condition de détention est extrêmement restrictive bien que retenue pour le régime d’intégration fiscale. Une autre limite réside dans la possibilité de filialiser les résultats et donc de contourner l’imposition ou de « déterritorialiser » la valeur ajoutée.

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