Marie-Noëlle Lienemann, sénatrice de Paris et coordinatrice nationale de la GRS, a publié hier sur son site une note particulièrement argumentée et solide sur les causes profondes de la crise énergétique aggravée que nous subissons en Europe et les moyens d’en sortir. Nous reprenons à notre compte ses propos.
Les enjeux de production, de maîtrise et de production d’énergie sont inséparables de la construction et de l’évolution des États et de la puissance publique depuis 1945. Le monopole public en France autour d’EDF et de GDF a été indispensable pour la reconstruction de notre pays, son développement et l’émergence d’un véritable État social au service des citoyens et de l’intérêt général. La libéralisation forcée du marché de l’énergie était fondée sur le mensonge néolibéral d’une plus grande efficacité d’un marché concurrentiel pour produire et distribuer l’énergie avec la promesse de prix toujours plus bas : ce mirage démontre aujourd’hui sa faillite totale. Il est temps de revenir à un système de monopoles publics nationaux interconnectés auxquels les usagers doivent être associés.
Parmi les grandes décisions prises au lendemain de la Libération, la création d’EDF et de GDF comme entreprise publique gérant un monopole d’État pour l’énergie s’est imposée. Il s’agissait d’abord d’assurer la maîtrise stratégique par la nation – « retour à la nation des grands moyens de production monopolisée, fruits du travail commun, des sources d’énergie, des richesses du sous-sol, des compagnies d’assurances et des grandes banques » comme le précise le programme du CNR (Titre II, chapitre 5, point a). Mais il fallait également tirer les leçons des insuffisances du système d’avant-guerre où la multiplication des acteurs et des normes techniques et les mécanismes de spéculation boursière et de concentration capitalistique ne permettaient pas d’assurer un égal accès des Français à l’électricité, tout en créant une rente capitalistique injuste et inefficace.
Ainsi la France s’est dotée d’un bon réseau électrique pleinement efficace, envié par ses voisins. D’ailleurs, l’indépendance énergétique a été dès le départ un enjeu de la construction européenne. La création de la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) en 1952, puis l’entrée en vigueur du traité Euratom le 1er janvier 1958 en même temps que le traité créant la Communauté économique européenne, en témoignent. C’est bien la preuve qu’on ne pouvait concevoir le secteur énergétique comme un simple bien de marché. Hélés, la vague libérale conduira plus tard les institutions européennes à faire fi de ces réalités : l’ouverture des marchés de l’électricité et du gaz est un processus engagé depuis 1996, sur la base des orientations libérales données par l’Acte unique européen en 1986.
Pour garantir notre autonomie, les débats politiques des années 1970 ont abouti à un engagement fort de la France en faveur du nucléaire civil, dégageant notre pays d’une dépendance excessive aux énergies fossiles dont nous étions dépourvus. On peut cependant regretter que dans les années qui ont immédiatement suivi, on ait confondu développement du nucléaire et « tout nucléaire » : j’ai pour ma part défendu à l’Assemblée nationale sous le gouvernement Rocard la nécessité d’un contrat de plan État-EDF qui oblige l’entreprise publique à prévoir 20 à 25% d’énergie renouvelable. Il ne faut donc pas confondre monopole public et « tout nucléaire » (qui résulte de la myopie du débat politique de l’époque) ; on peut encore moins prétendre qu’un tel monopole public rendrait en soi impossible un haut niveau de développement des énergies renouvelables. Au contraire, l’avantage de la méthode que je suggérais à l’époque et qui reste valable est de demander à EDF de garantir cohérence et complémentarité des différents types d’énergie.
L’(ir)résistible dérégulation européenne du secteur de l’énergie
Le processus d’ouverture des marchés européens de l’énergie à la concurrence a été introduit dans la législation européenne pour la première fois en 1996 pour l’électricité et en 1998 pour le gaz. Initialement focalisées sur l’application des principes du droit de la concurrence au secteur de l’énergie, les règles communes alors établies pour l’exploitation des réseaux de transport et de distribution avaient pour principal objectif d’éliminer toute discrimination, subvention croisée et distorsion de concurrence dans des secteurs jusqu’alors dominés par des entreprises verticalement intégrées en situation de monopole, le plus souvent contrôlées par les pouvoirs publics. À terme, les consommateurs européens devaient pouvoir choisir librement leur fournisseur d’électricité et de gaz naturel au sein du marché intérieur, la concurrence devant magiquement permettre une optimisation des prix à la baisse pour ces mêmes consommateurs européens.
La détermination de la Commission européenne en faveur de la libéralisation du marché électrique s’est opérée sous l’effet de trois facteurs : développement des thèses néolibérales, différenciation des demandes, maturité des secteurs de l’électricité. L’objectif était de casser les frontières et les modes nationaux ; or la France qui bénéficiait d’une surproduction bon marché et permanente grâce au nucléaire n’éprouvait aucun intérêt à cette politique libérale : elle a donc tenté de conserver le maintien du caractère monopolistique de sa production d’énergie, défini comme principe du service public. L’Allemagne, l’Espagne ou l’Italie ont utilisé le levier communautaire, qui imposait la libéralisation, pour rebâtir ou augmenter un système vétuste. Enfin certains États membres ont milité pour la libéralisation afin d’exporter et de se constituer un marché (Finlande, Suède, Grande Bretagne). Ainsi, la libéralisation s’est faite contre les intérêts d’EDF en France et contre la politique énergétique de notre pays. Avec nombre de parlementaires et de responsables politiques (essentiellement de gauche), je n’ai cessé de dénoncer dès cette époque l’absurdité et le caractère délétère de cette logique.
Malgré une résistance d’une partie des gouvernements et des responsables politiques et syndicaux, les digues vont peu à peu céder dans notre pays. La France, incapable de formuler une vision contre-offensive du secteur de l’énergie (ses élites étant elles-mêmes gagnées aux poncifs libéraux) est progressivement isolée au sein de l’Union Européenne : de nombreux pays réclament une ouverture rapide, tandis que Paris plaide pour son modèle en rappelant les mésaventures récentes aux États-Unis, en Grande Bretagne et en Suède. Les Libéraux et la Commission européenne attaquaient ce qu’ils considéraient être un avantage concurrentiel pour les entreprises installées en France, car bénéficiant d’un prix de l’énergie plus bas que la moyenne car « subventionné », et ils exigeaient l’ouverture à la concurrence partout et plus particulièrement sur le marché français pour y « remédier ». Au passage, cet argument sur la rupture de concurrence n’est jamais utilisé par les Libéraux pour dénoncer le dumping social et salarial qui existe entre États européens…
Les quinquennats de Jacques Chirac et de Nicolas Sarkozy marqueront la fin de la résistance – fût-elle molle – de notre pays : si le marché est ouvert pour les gros consommateurs industriels (> 16 GWh/an pour l’électricité ; > 237 Gwh/an pour le gaz) dès l’été 2000 (les seuils passeront à 7 GWh et 83 GWh entre février et août 2003). L’ensemble des entreprises et collectivités aura l’obligation dès le 1er juillet 2004 d’abandonner les tarifs régulés pour se tourner vers le marché. L’ouverture à la concurrence sera totale en France pour les particuliers au 1er juillet 2007.
Entre août et novembre 2004, EDF-GDF, d’établissement public à caractère industriel et commercial (EPIC) devient société anonyme (SA) ; selon la loi alors votée, l’État doit en détenir 70% au moins. Le 21 novembre 2005, l’entreprise introduit 15% de son capital à la Bourse de Paris. Deux ans plus tard, fin 2007, l’État vend 2,5% du capital d’EDF dans le but de récupérer environ 5 Mds € : la vente rapportera moins que prévu initialement, environ 3,7 Mds € (preuve que la privatisation partielle n’était pas une si « bonne affaire »). Au 31 décembre 2020, le capital était détenu à 83,68% par l’État, à 14,94% par le « public » (institutionnels : 12,97% et les particuliers : 1,97%), à 1,36% par les salariés d’EDF et à 0,02% par EDF. Or entre 2005 (date de l’introduction en bourse) et 2021, les tarifs réglementés ont augmenté de 41,9%, mais ces augmentations ont été accompagnées d’un changement de structure de la grille tarifaire ce qui a pu affecter plus fortement certains usagers devenus clients : ainsi entre 2011 et 2021, l’augmentation du tarif bleu réglementé pour un couple moyen sans augmentation de la consommation pourra avoir été de 47,75%.
La privatisation de fait de GDF est finalement autorisée par une loi votée par l’Assemblée Nationale le 7 décembre 2006 après qu’eurent été repoussés … 137 655 amendements. La scission d’EDF et de GDF est opérée avec l’ouverture à la concurrence pour les particuliers. Elle permet la fusion GDF Suez l’année suivante sous Nicolas Sarkozy. L’État, cependant, détient encore 40% de la nouvelle entité. Elle passera à 32% en 2015 sous François Hollande puis à 24% en 2018 sous Emmanuel Macron qui fera sauter en 2019 avec la loi PACTE le verrou fixé en 2006 du tiers des actifs. Selon l’organisation internationale OXFAM, le groupe Engie n’en a pas moins distribué 27,5 Mds € de dividendes à ses actionnaires entre 2010 et 2018. Un taux de redistribution moyen qu’elle évalue à … 333%, quand de 2002 à 2020, le prix du gaz pour l’abonné français (devenu « client ») a plus que doublé en euros courants (de 0,029 € à 0,071 €/kwh).
Ainsi, alors que la Commission européenne – en accord avec la majorité des gouvernements des États membres – a libéralisé le marché, prétendant que l’électricité deviendrait ainsi moins chère, le prix payé par le consommateur n’a cessé d’augmenter.
L’absurde construction artificielle d’une concurrence sur le marché de l’énergie
Les grands monopoles publics EDF et GDF étaient efficaces à la fois techniquement et financièrement, garantissant un prix aligné sur les coûts de production. La concurrence privée n’aurait pas pu faire mieux, au contraire puisqu’elle doit verser des dividendes aux actionnaires. Malgré l’impossibilité – pour des raisons de souveraineté stratégique induite par la maîtrise du nucléaire – de privatiser EDF, comme on l’avait fait pour GDF, cela n’a pas empêché les gouvernements libéraux qui se sont succédés depuis 2002 d’imaginer des « réformes » pour rendre les opérateurs privés artificiellement concurrentiels. La première d’entre elles a été de subventionner le développement privé des énergies renouvelables grâce à un tarif de rachat garanti par l’État et financé par une taxe sur la facture d’électricité, plutôt que de développer des énergies renouvelables publiques en demandant aux opérateurs historiques EDF et GDF de le faire, avec des objectifs imposés : on a donc pris prétexte de lutter contre le changement climatique pour ouvrir la porte au privé. Mais cela ne pouvait suffire à concurrencer véritablement EDF.
Donc, le législateur, sous pression de la Commission européenne, a inventé un autre système, tout à fait incroyable qui contraint EDF à vendre une partie de sa production à ses concurrents privés, à un prix déterminé (au départ le prix coûtant) qui s’est avéré devenir un prix inférieur au coût de production, pour développer la concurrence : c’est ce qu’on appelle l’« Accès régulé à l’électricité nucléaire historique » (ARENH) et qui concerne un quart de la production nationale – quantité Plafonnée à 100TWh/an, pour une production électronucléaire de 450 TWh/an. Le tarif actuel de l’ARENH (42 €/MWh), mis en place en 2010 dans le cadre de l’ouverture à la concurrence, plombe les finances d’EDF et ne permet pas au groupe de faire face à ses investissements ; le prix a été défini en 2010, fixé jusqu’en 2025. Le dispositif asymétrique de l’ARENH créé une concurrence artificielle et une subvention aux « alternatifs » (dont TotalEnergie !? mais aussi Auchan ou Cdiscount dont chacun connaît les capacités industrielles énergétiques…), qui deviennent de facto des « revendeurs » et non plus des producteurs (ils avaient l’obligation théorique de produire de l’électricité mais aucun ne l’a respectée), et constitue une perte régulière de revenus pour EDF. En réalité, l’ARENH crée une situation de rente pour les « revendeurs » qui n’achètent de l’énergie à EDF au tarif de l’ARENH que quand le prix du marché est supérieur à celui de l’ARENH et n’achètent au prix du marché que quand celui-ci est inférieur à celui de l’ARENH. Comment s’étonner qu’EDF n’ait pas pu ainsi investir dans l’entretien et la modernisation du parc nucléaire existant et porter des programmes ambitieux de développement des énergies renouvelables : tout a été fait pour tailler dans ses recettes et l’empêcher d’être le grand acteur d’une politique énergétique capable de relever le défi de la transition écologique.
Les institutions européennes n’ont d’ailleurs cessé d’exiger qu’en contrepartie d’une éventuelle modification des tarifs régulés soit opérée une scission complète d’EDF. La DG concurrence de la Commission européenne exige également depuis 2011 que soient mises en concurrence les concessions échues des barrages. La Commission européenne souhaitait ainsi imposer une société holding EDF sans rôle opérationnel, n’exerçant ni contrôle ni influence sur ses filiales et ne percevant pas de dividendes, ceux-ci étant directement versés aux actionnaires de la holding : une scission des actifs et une impossibilité de maintenir un groupe intégré. Pour l’instant, ce projet « Hercule », que j’avais dénoncé dès novembre 2020, n’a pas abouti, grâce à la mobilisation syndicale et celle de nombreux parlementaires et ce malgré la complaisance de l’exécutif et de la direction d’EDF. Il apparaît aujourd’hui d’autant plus clair à l’aune de la crise énergétique que ce projet était aberrant.
S’ajoutent à ces problèmes les choix européens en matière de formation des prix. À partir de 2021, les prix de marché ont considérablement augmenté à cause de la flambée du tarif du gaz. Avec l’ancien système de tarification d’EDF, au temps du véritable service public, cela n’aurait pas eu de répercussion en France car les coûts du nucléaire et de l’hydraulique, eux, restent stables. Mais comme l’Union Européenne a créé un marché européen de l’électricité sur lequel tous les producteurs des État membres vendent et tous les fournisseurs achètent, il a été décidé les prix se formeraient au niveau européen, au détriment d’accord d’échange d’électricité entre pays. De surcroît, la formation de ces prix s’est faite au détriment de la réalité du prix coûtant, car elle prend en compte le kW fourni, ce qui – notamment avec les énergies renouvelables – est réalisé par des centrales au gaz (mobilisées lorsque la production cyclique est insuffisante). Cette méthode était au fond la validation du modèle allemand, fondé sur les énergies renouvelables certes mais aussi sur le maintien du charbon et l’importation massive de gaz (en particulier provenant de Russie). C’était une folie économique pour la France dont le gouvernement une fois de plus n’a pas voulu résister à la domination de notre voisin d’Outre-Rhin. Hélas, on voit aujourd’hui avec la guerre en Ukraine, et le chantage géopolitique sur le gaz orchestré par la Russie, combien ce système était non seulement défavorable à la France mais géo-stratégiquement et économiquement dangereux pour l’Union Européenne, ses habitants et ses entreprises.
Aujourd’hui, une fois de plus, le gouvernement fait des annonces prétendant exiger le changement de ce système sur lequel il a cédé auparavant, mais il ne crée aucun rapport de force pour l’obtenir. Pire, avant même l’invasion de l’Ukraine, pour sauver les opérateurs privés, le gouvernement n’a rien trouvé de mieux que d’augmenter le volume d’ARENH, c’est-à-dire d’obliger EDF à vendre encore plus d’électricité à bas prix à ses concurrents. Il s’agit même d’une vente à perte qui menace fortement l’entreprise. Pourtant, peu de temps après, le président de la République annonçait à Belfort le 10 février 2022, en pleine campagne présidentielle, une relance de l’ambition nucléaire française et la nécessité de reprendre les investissements d’avenir à EDF : l’entreprise nationale était face à un effet de ciseau intenable.
Mettre fin à la dérégulation : la nécessité du retour des monopoles publics nationaux
Ainsi la renationalisation d’EDF annoncée par Emmanuel Macron et Élisabeth Borne au lendemain des élections législatives visait à donner des gages à une opinion publique et à des usagers inquiets, aux syndicats et aux parlementaires qui perçoivent désormais mieux la portée des errances imposées et aggravées depuis 25 ans. Le défi d’EDF resterait cependant entier si, au-delà de la renationalisation, on choisissait à nouveau une mauvaise stratégie. N’oublions que le fort endettement d’EDF a été aggravé depuis 2010 et qu’il est aujourd’hui couplé à la nécessité d’investir quelques 100 Mds € pour la prolongation des centrales nucléaires existantes et des désormais 14 EPR annoncés par le président de la République pour 2035.
Sortir EDF de la bourse la soustrairait évidemment à la pression des marchés et des analystes financiers et il faudra inventer un « véhicule financier » pour alimenter l’entreprise nationale par de la dette garantie par l’État (c’est ce qui avait été fait avec la Caisse nationale de l’énergie qui porta les investissements nécessaires à l’électrification du pays après-guerre). Pourtant, il existe une crainte légitime des salariés et de leurs représentants syndicaux – qui rejoint ici des considérations d’intérêt général – à savoir qu’une fois EDF renationalisée la puissance publique ne privatise une partie des activités, comme la production d’énergies renouvelables (rappelez-vous la stratégie évoquée plus haut pour engager l’invention d’un marché concurrentiel) ou la distribution, et ne laisser à EDF que le nucléaire ancien et l’hydraulique. Ce serait là une nouvelle erreur stratégique qui empêcherait EDF d’agir sur toute la gamme des productions et l’État d’orienter la transformation énergétique du pays. EDF doit impérativement être en capacité d’arbitrer entre les cycles des différents types d’énergie.
EDF, dans son format actuel, constitue un amortisseur de crise économique. La sécurité de ses ressources d’approvisionnement et la quantité de ses réserves (ressources hydrauliques qui constituent 70% de la part de de la production des énergies renouvelables et ressources en uranium) contribuent à anticiper les coûts de production de l’opérateur. La production constante répartie sur le territoire national écarte les risques de volatilité des prix. La crise du COVID, lors du premier confinement, a démontré la capacité de résilience de l’opérateur en garantissant une production d’énergie dans une économie à l’arrêt. Dans le cas d’une production exclusivement solaire ou éolienne, sauf à maintenir une production thermique d’appoint au charbon ou au fioul qui ne répond pas aux objectifs de neutralité carbone, la question de l’équilibre des réseaux se pose, ainsi que celle du système de transfert qui dépend des conditions météorologiques. Le parc ne peut être efficace qu’au niveau de plusieurs régions (ou pays, on y reviendra plus loin sur le besoin d’une interconnexion européenne) regroupés au sein d’un même réseau. Enfin, EDF doit rester un tout. Nous devons être intransigeants pour qu’en aucune façon la nationalisation version Macron-Borne n’aboutisse à moyen terme à une nationalisation des pertes et une privatisation des profits tel que nous l’avons déjà connu trop souvent.
Pour faire face à la crise énergétique et à l’urgence de la transition écologique – en se donnant comme objectif une sortie définitive des énergies carbonées (pétrole, gaz, charbon…) d’ici 2040 –, le retour au monopole public national sur la production et la distribution d’énergie (en y réintégrant le pôle gazier) est incontournable et mieux vaut s’y atteler dès aujourd’hui que de reporter indéfiniment l’échéance. Non seulement cette solution n’empêche en rien la capacité d’opérateurs privés à conduire leurs propres efforts pour décarboner leur consommation (la production et la consommation autonomes d’électricité pour alimenter une maison individuelle ou un immeuble collectif en énergie renouvelable – éolien ou solaire – serait toujours possible en prenant bien soin qu’il ne peut y avoir de versement de cette production autonome dans le réseau général), mais elle permettrait en réalité de manière bien plus efficace la fixation d’un prix régulé, la garantie d’un tarif social et faciliterait le soutien aux industries électro-intensives et la conversion de certains secteurs industriels (cimenterie, sidérurgie, papeterie…) aujourd’hui fortement consommateurs de gaz et d’énergies carbonées. Nous pourrions enfin reprendre de manière cohérente l’élaboration de stratégie de filières – fabrication de panneaux solaires, fabrication et assemblage d’éoliennes, hydrogène – sans laquelle la stratégie nationale fixée aujourd’hui et demain dans la PPE est désarmée (ces stratégies de filière, pour être efficaces, nécessitent la mise en place d’un protectionnisme intelligent pour contrer la concurrence en particulier chinoise dont le bilan carbone de production n’est pas compensé par la production d’énergie décarbonée durant leur cycle de vie). Le monopole public de l’énergie serait ainsi un atout essentiel dans une stratégie de relocalisation industrielle tout en redonnant à notre pays un outil de souveraineté économique majeur.
Le rétablissement d’un monopole public de l’énergie permettrait de sortir 8% des dépenses des ménages français de la logique du capital, pour un service public efficace et égal pour tous qui donnait pleinement satisfaction avant que l’idéologie néolibérale n’impose contre la raison son démantèlement. C’est environ l’équivalent de 2% du PIB qui serait arraché à la logique du marché. Une telle organisation démocratique permettrait aussi de mettre en place de réelles politiques redistributives en matière énergétique, avec par exemple la gratuité des premières consommations indispensables, tandis que les dépenses excessives pourraient être fortement imposées.
Deux possibilités de gouvernance pourraient être discutées : soit la restauration d’un EPIC (qui était la forme juridique d’EDF et GDF jusqu’en 2004), soit une structure juridique indépendante, à l’image de la gestion de la Sécurité sociale jusqu’en 1967. La gouvernance et les votes pourraient être distribués de manière équilibrée entre le pouvoir politique (avec un débat à conduire sur la place respective de l’exécutif et du Parlement), les citoyens/usagers (associations d’usagers, administrateurs de l’énergie) et les salariés. Une autonomie importante de cette structure vis-à-vis de l’exécutif serait parfaitement compatible avec la gestion d’un objectif de long terme respectant une planification énergétique et la fourniture d’un service public de l’énergie à l’ensemble des citoyens, et ce de manière égalitaire. Une telle structure disposerait d’une capacité évidente à assurer la tenue d’objectifs fixés nationalement. La centralisation permettrait de gagner en efficacité mais certaines décisions pourraient tout de même être décentralisées à des échelons inférieurs avec des objectifs de développement de capacités de production à l’échelon régional par exemple. Son financement passerait par de la création de dette garantie par l’État et une utilisation de l’épargne des citoyens. La planification écologique aurait tout à gagner à l’établissement de plans régionaux de l’énergie permettant d’articuler au mieux toutes les potentialités de production locale, les besoins des différents secteurs économiques et des citoyens, les économies réalisables, contractualisant aussi avec l’entreprise publique EDF. Cette méthode doit articuler de façon nouvelle l’organisation d’un réseau national et d’un monopole public avec la diversité des territoires.
D’un point de vue démocratique, un tel pôle public redonnerait une importante capacité d’intervention aux syndicats et aux usagers en matière de choix de production et de maîtrise des outils de travail. Par ailleurs, la taille importante du pôle permettrait de faciliter grandement la transition énergétique en matière d’emplois et de compétences. Un peu à l’image de ce que fait EDF en interne actuellement, il serait beaucoup plus facile de transférer les salariés des branches en déclin (pétrole, gaz, charbon) vers les branches porteuses, sans perte ni de statut ni de salaire.
Il faut aujourd’hui engager le processus qui permettra de remettre le monde à l’endroit : cela commence par la remise en cause urgente de l’ARENH ou à défaut on peut inciter le parlement à se saisir de l’échéance de 2025 en exigeant de ne pas renouveler le « principe de contestabilité de l’ARENH » (ce que la Commission Régulation de l’Energie rapproche de la notion de « neutralité » concurrentielle des tarifs sur le marché). La Commission européenne s’affrontera alors à nous ; elle ne manquera sans doute pas de rappeler que la concurrence s’impose en droit à la France (et malheureusement le respect du droit européen a été constitutionnalisé et les tribunaux français s’assurent de cette conformité du droit national).
Mais nous pouvons sortir des directives et des règlements qui imposent la libéralisation. Or en matière d’énergie, la France dispose d’un levier puissant et il faudra savoir s’en servir pour construire enfin un rapport de force capable de remettre en cause les errements néolibéraux ; cela suppose d’un minimum de volonté politique, dont nos dirigeants nationaux ont largement manqué depuis 1995. L’Union Européenne ne peut se passer de la puissance d’EDF qu’elle n’a pourtant eu de cesse de vouloir le démantèlement : si EDF décidait de retirer de la vente la part d’électricité nucléaire qu’elle exporte, le marché européen s’effondrerait. Et l’intervention du Président de la République, lundi 5 septembre 2022, indiquant que la France allait exporter du gaz pour venir en soutien à nos voisins allemands, démontre que nos atouts vont au-delà de la maîtrise de la production nucléaire civile.
La Commission européenne et les États membres les plus aveuglément libéraux comprendront rapidement que, face à une crise énergétique amenée à durer, l’actuelle politique européenne de l’énergie doit cesser pour revenir à des systèmes publics nationaux qui doivent rester néanmoins interconnectés, et pour laquelle l’Union Européenne pourra, là, jouer un rôle utile et nécessaire d’organisation des échanges d’énergie entre pays, permettant de réguler la production, de compenser les baisses saisonnières de puissance dans telle ou telle région européenne (selon la géographie et les modes de production adoptés) et de coordonner et soutenir les politiques publiques de transition énergétique dans chacun des États membres.
Ne prenons pas en traître nos partenaires européens : mettons directement sur la table la vision que nous proposons pour l’énergie en Europe, sans oublier d’exprimer clairement que nous ne transigerons plus sur ce qui relève de la souveraineté énergétique, un prix de l’énergie abordable et une stratégie bas carbone dans notre pays.