Emmanuel Macron : la drôle de dramatisation

Dans son allocution du 5 mars 2025, le Président de la République a appelé les Français à faire face à la « menace russe ». « Les temps de l’insouciance sont terminés » et « la patrie a besoin de vous », a-t-il affirmé. 

Sans contester la gravité du moment, céder aux facilités de la surenchère guerrière serait contre-productif. Les Français soutiennent majoritairement le combat des Ukrainiens, mais ne s’en estiment pas proches au point d’approuver une escalade militaire. La vérité est que nous ne sommes pas en guerre et l’évocation permanente de l’Histoire (« faut-il mourir pour Dantzig ? ») n’y changera rien.

Le message que nos compatriotes sont prêts à entendre, c’est qu’il faut dimensionner correctement notre armée. Ils comprennent qu’un budget militaire à moins de 2% du PIB relève de l’exception historique. Sous les septennats de François Mitterrand, la France consacrait plus de 3% de son PIB à la défense, et sous de Gaulle, près de 5%. Face à une Russie plus agressive que jamais, en « économie de guerre » depuis trois ans et qui augmente ses capacités, mais aussi face aux menaces diverses dans un monde chaotique et violent, il est logique de poser la question des moyens alloués à notre défense.

Il ne serait ni prudent ni responsable de faire comme si le Kremlin allait s’arrêter à 20% du territoire ukrainien, puis redevenir subitement pacifique à la faveur d’un simple cessez-le-feu. En Russie, le bourrage de crâne contre « l’Occident collectif » fonctionne à plein régime et entretient la paranoïa de la base au sommet. Le révisionnisme historique n’y est pas non plus en reste, qui conteste aux anciennes républiques soviétiques leur droit à l’autodétermination et l’indépendance. La peur des Baltes, des Polonais et même des Finlandais, sujets du Tsar jusqu’en 1917, n’est pas imaginaire. Ils ont tous payé pour voir l’impérialisme russe à l’œuvre.

On ne compte plus les opérations russes de « guerre hybride » sur le territoire européen. Tentatives de déstabilisation politique, meurtres, attaques cyber, propagande téléguidée depuis Moscou sur les réseaux sociaux… tout y passe. Les services de renseignements européens alertent de longue date sur ce déploiement de grands moyens. Ils n’inventent rien et nous devons nous fier à leur expertise, mais en gardant la tête froide. Les services et officines russes seraient ravis que nous cédions à la panique ; ils en profiteraient même pour jeter encore plus d’huile sur le feu.

Ce qui a radicalement changé en revanche, c’est le revirement américain. Depuis le retour au pouvoir de Donald Trump, les Etats-Unis adoptent une position « pacifiste pro-russe » qui reprend quasi intégralement le narratif du Kremlin, osant même accuser l’Ukraine d’avoir déclenché la guerre ! Le discours de Trump révèle une trahison assumée de ses alliés européens, qui sert plusieurs buts : affaiblir nos économies, rafler le Groenland et détacher la Russie de la Chine. Pour nous Européens, ce changement radical comporte un vrai risque, auquel nous sommes bien obligés de faire face.

Et pour nous Français, ce n’est pas faute d’avoir prévenu ! Tous ceux qui méprisaient nos propositions pour un approfondissement de la coordination européenne en matière de défense en sont pour leurs frais. L’Otan est vraiment « en état de mort cérébrale », nous sommes vraiment seuls, et il faut vraiment mettre en place des mécanismes pour rattraper notre retard. Il est assez piquant de voir les plus fervents atlantistes historiques se rallier en convertis fervents à « l’Europe de la défense ». 

Mais les affichages budgétaires ne suffiront pas. Pour être efficients, ils devront s’inscrire dans une politique de croissance et de relance, qui seule est en mesure de conforter l’autonomie stratégique européenne. Cela implique d’investir en commun et surtout d’acheter européen en commun. Cela implique aussi d’en finir avec l’austérité gravée dans le marbre des traités budgétaires.

La validation de la (vieille) proposition française de sortir les dépenses militaires du calcul des déficits n’est qu’un premier pas. La conjoncture comateuse de l’Union européenne exige que la politique macroéconomique dans son ensemble, budgétaire et monétaire, soit entièrement revue.

Macron a donc tort d’envisager la montée en puissance de notre effort militaire d’une manière étroitement libérale, où sa politique de l’offre devrait impérativement être préservée. Au nom de quel principe fondamental, ou d’efficacité, devrait-on exonérer les plus riches et les multinationales de cet effort collectif ? Ce n’est pas aux Français des classes populaires et moyennes, et encore moins aux plus vulnérables, de payer intégralement le prix de notre sécurité ! Aucune nécessité n’impose de compenser 30 milliards annuels de plus pour l’armée par 30 milliards annuels en moins pour la protection sociale. Il n’est pas de notre intérêt de procéder à de tels arbitrages, qu’il s’agisse du social ou de tous autres investissements publics utiles à la collectivité.

Quoiqu’il en soit, le Président de la République n’a pas la prérogative pour en décider seul, ni la majorité parlementaire pour trancher sans débat préalable ! 

Le Parlement vote le budget, les impôts, et il se prononce sur les grands choix économiques et sociaux. Il serait temps qu’Emmanuel Macron comprenne que tout le pouvoir n’est pas concentré à l’Elysée.

Il serait temps aussi qu’il comprenne que nous n’avons nul besoin de nous précipiter vers des solutions toutes faites de type « armée européenne », et autres détricotages des souverainetés nationales sur les questions régaliennes. Fidèles à eux-mêmes, les Français ne refusent pas d’approfondir la coopération européenne, y compris en matière de défense. Mais ils ne sont pas prêts à toutes les fuites en avant ; et exigent qu’en tout état de cause, la parole leur soit donnée sur tout choix structurant pour l’avenir de la nation.

pour la Gauche Républicaine et Socialiste
Emmanuel Maurel, député et animateur national

Si la France veut disposer d’une défense nationale souveraine, il faut défendre notre industrie

Mardi 4 mars 2025 dans l’après-midi, Emmanuel Maurel, député et animateur national de la GRS (groupe parlementaire GDR), intervenait à la tribune de l’Assemblée nationale lors du débat sur « La perte de souveraineté industrielle et l’atteinte aux industries stratégiques« . 🔴🏭Parler sérieusement de souveraineté, de défense, cela suppose au minimum de ne pas laisser nos entreprises se faire racheter par l’étranger. Depuis des années les Américains font leurs courses en France et le Gouvernement laisse faire (sauf… 3 fois). Soyons un peu cohérents !

États-Unis : Donald Trump et Elon Musk passent la science à la tronçonneuse

communique de presse d’emmanuel maurel – mercredi 5 mars 2025

Nous pensions savoir à quoi nous en tenir avec Donald Trump, mais le début de son second mandat montre que nous n’avons encore rien vu.

Le Président des États-Unis, qui préconisait de s’injecter de l’eau de javel par intraveineuse pour soigner le COVID, pour qui le réchauffement climatique est un canular inventé par la Chine, qui pense que les sans-papiers sont des criminels et des violeurs qui mangent les chiens et les chats, se livre à une attaque sans précédent contre l’université, la science et la recherche.

Un collectif de chercheurs américains de toutes universités et toutes disciplines, « Stand Up For Science », s’est constitué en réaction aux assauts de la nouvelle administration, et particulièrement de son bras armé d’une tronçonneuse, Elon Musk.

Ce collectif répertorie une incroyable série de suppressions de crédits budgétaires, menées tambour battant par le département de la soi-disant « efficacité gouvernementale ». Désormais, seule la bande de fanatiques obscurantistes au pouvoir à Washington s’estime qualifiée pour dicter ce qui vaut d’être lu, étudié et appris. Voilà le sort que les défenseurs autoproclamés de la « liberté d’expression » réservent aux voix discordantes.

Les sciences humaines font l’objet, dans toute leur diversité, de mises à l’index allant jusqu’à retirer des milliers d’ouvrages des rayons des bibliothèques universitaires. Mais ce n’est qu’un prélude à une attaque en règle contre toutes les sciences.

Nous apprenons avec sidération que le Gouvernement américain a supprimé 20% des financements destinés au télescope spatial James-Webb, fruit d’une coopération associant la Nasa et l’Agence spatiale européenne, et qui a remplacé le célèbre télescope Hubble en 2021.

Nous assistons, médusés, à une foire d’empoigne des trumpistes visant à décourager toute vaccination, au point de mettre même dans l’embarras le ministre de la santé, Robert Kennedy Jr, pourtant considéré comme un vaccino-sceptique de choc.

Nous apprenons enfin qu’il n’y aura plus de mesures satellitaires des gaz à effet de serre et du changement climatique. Cela s’ajoute aux milliards de dollars subitement retirés à d’innombrables laboratoires de recherche, jusqu’aux sciences de la santé et aux neurosciences, et qui laissent sur le carreau des milliers de scientifiques.

J’apporte tout mon soutien au collectif « Stand Up For Science » et aux initiatives des universitaires et chercheurs français pour venir en aide à leurs collègues outre-Atlantique. La journée de mobilisation du 7 mars, à laquelle je prendrai part, marquera la première étape de la résistance contre le bâillonnement de la science par la nouvelle internationale réactionnaire.

L’agriculture a besoin d’une alternative

Comme chaque année, le salon de l’agriculture bat son plein à Paris depuis le samedi 22 février 2025, traduisant l’attachement constant des Françaises et des Français pour nos paysans, nos territoires, nos savoir-faire et nos produits. Emmanuel Maurel, député et animateur national de la GRS, était dans cet état d’esprit présent porte de Versailles pour des moments riches d’échanges, de rencontres et de convivialité.

Pourtant, plus d’un an après les mobilisations des agriculteurs en janvier et février 2024, aucun gouvernement n’a répondu à l’angoisse des paysans et exploitants agricoles, qui plus que d’autres catégories sociales et professionnelles pointent le risque de déclassement de notre pays si nous ne changeons rien.

L’incohérence de la politique commerciale européenne qui conduit encore aujourd’hui à vouloir imposer aux Etats – la France au premier chef – un accord inutile et dangereux avec le MERCOSUR, l’absence de réelle stratégie française dans la distribution et l’utilisation de la Politique Agricole Commune et le dénigrement qui semble animer aujourd’hui le cabinet Bayrou contre l’agriculture biologique, tout cela met en question ou en risque notre autosuffisance alimentaire.

Les chambres d’agriculture ont été renouvelées voici quelques semaines et la poussée de la confédération paysanne et surtout de la coordination rurale sont le symptôme criant de ce besoin de changement et progrès.

Il faut une alternative politique : nous ne pensons pas qu’elle passe par la sécurité sociale de l’alimentation mais nous travaillons à compléter nos propositions exposées dans notre programme de 2022.

Comprendre le jeu de la Russie en 2025 – entretien de David Gaüzère dans France-Arménie

Comment évolue la stratégie de Moscou après ses revers en Artsakh et en Syrie ? Jusqu’où pourra aller la coopération compétitive avec la Turquie ? Le chercheur et spécialiste de l’Asie centrale David Gaüzère (Président du Centre d’observation des sociétés d’Asie centrale (COSAC) et chercheur-associé au Centre français de recherche sur le renseignement (CF2R)1. Il est également militant à la Gauche Républicaine et Socialiste) a accepté de partager ses analyses pour France Arménie. Nous diffusons aujourd’hui l’entretien accordé pour l’édition de mars 2025 par notre camarade avec son accord.

France Arménie : Avec le revers de la Russie en Syrie et ses percées sur le front ukrainien, comment évaluez-vous les priorités de la politique étrangère de la Russie en 2025 ?

David Gaüzère : La priorité de Moscou sera d’après moi un recentrage sur l’Afrique, car ce continent voit la présence russe se renforcer, contrairement au reste du monde où soit l’influence de la Russie est contestée (Ukraine, Caucase, Syrie), soit est bien présente, mais limitée à un soft power discret (Amérique du Sud). En Afrique, des instructeurs militaires et paramilitaires russes sont directement impliqués en Libye, auprès du maréchal Khalifa Haftar, ou, plus au Sud, en soutien aux trois régimes sahéliens putschistes (Mali, Burkina Faso et Niger) ou encore en République centrafricaine.

Les tensions augmentant avec la France à deux niveaux (contentieux franco-algérien et franco-russe), il est fort possible que d’ici peu de temps Alger fasse appel à Moscou pour installer une base navale et/ou aérienne en bordure de la mer Méditerranée en Algérie. Toujours est-il que la Marine russe, naguère stationnée à Tartous en Syrie, peut facilement trouver en Méditerranée d’autres ports d’attache, en premier lieu en Libye, sinon – en accord avec ces États alliés – en Égypte ou en Algérie. Ces ports « prêtés » rapprocheraient du reste la Marine russe des côtes de l’Union européenne (UE), notamment dans le cas algérien.

Cette priorité n’est-elle pas dictée par une question de sécurité nationale ? A savoir éliminer les ressortissants russes partis faire le djihad en Syrie sous la bannière des différentes factions rebelles ?

La Russie a subi ces dernières années deux revers majeurs en peu de temps dans deux régions proches l’une de l’autre, à savoir en Artsakh (2020 et 2023) et en Syrie (2024). Moscou est en mauvaise posture dans ces deux endroits, du fait de sa perte d’influence face à la montée en puissance de la Turquie.

Aujourd’hui, les relations entre Moscou et Ankara souffrent d’un véritable manque de lisibilité, qui nuit en principal lieu à Moscou. Officiellement, les deux hommes forts que sont Vladimir Poutine et Recep Tayyip Erdoğan se toisent, s’impressionnent et se craignent dans une relation virile et équilibrée de joueurs d’échecs. Mais, le Turc, fin stratège, a toujours le dernier mot : soutien d’Ankara au gouvernement libyen de Fayez el-Sarraj face au maréchal Haftar l’homme de Moscou, protection des éléments djihadistes, notamment russophones, par Ankara dans le nord de la Syrie, appui discret d’Ankara aux Tatars de Crimée pour leur autonomie et leur renaissance culturelle contrecarrant à moyen terme l’action de Moscou dans la province annexée ; inaction totale de la Russie face à l’annexion azerbaïdjanaise de l’Artsakh chapeautée par Ankara et aux agressions quotidiennes de l’Azerbaïdjan dans le Siounik arménien et montée de l’Organisation des États turcophones avec une coopération interne très dynamique en matière de défense face à une CEI stagnante, sans encore évoquer l’ancrage turc également en Afrique. Partout, la Russie est contrariée par son soi-disant allié turc du moment. Aussi, cette alliance de façade sera condamnée à échouer d’ici peu de temps, sans doute une fois le conflit ukrainien gelé.

Que sait-on du nombre et de la situation des combattants rebelles de nationalité russe et de pays d’Asie centrale en Syrie ?

Ils seraient évalués autour de 700-800 hommes. Ils appartiennent essentiellement à al-Tawhid wal-Djihad, plus communément qualifié de Djannat Ochiklary. Cette katiba (unité djihadiste), toujours fidèle à al-Qaïda – même du temps de la puissance de l’Organisation État islamique (OEI) – était dirigée par Abou Saloh, un Ouzbek ressortissant du Kirghizstan provenant de la ville d’Och (sud du Kirghizstan), et comprenait quelques centaines de combattants issus de cette région multiethnique qu’est la vallée du Ferghana. En Syrie, cette katiba, qui a un temps tenu Alep jusqu’en 2016, s’est ensuite repliée dans le réduit d’Idlib, jusqu’à l’offensive éclair de décembre 2024, dont elle était l’un des principaux fers de lance. Parmi ses dirigeants, un certain nombre avaient combattu dans l’OEI au sein de la garde prétorienne d’al-Baghdadi dirigée par le colonel tadjik Goulmourod Khalimov. À la mort de ce dernier et à la chute de l’OEI, ces combattants d’élite étaient alors repartis en Afghanistan. Cependant, du fait de leur longue absence entre 2014 et 2019, les hiérarchies avaient été reconstituées dans la djihadosphère afghane, y compris russophone, et ces hommes n’avaient pas, pour la plupart, pu retrouver leur place ; ce qui les avait donc forcés à retourner en Syrie et reprendre la lutte djihadiste sur ce terrain, en plaçant leur tactique militaire héritée de l’ex-Armée rouge soviétique au service d’al-Qaïda, puis de Hayat Tahrir al-Cham (HTC). Parmi ces combattants revenus en Syrie, figure Saïfiddin Tadjibaev, devenu après l’installation du nouveau pouvoir à Damas, le chef d’état-major de la nouvelle armée syrienne, en signe de reconnaissance par HTC pour ses actes passés.

Héritière de la diplomatie soviétique, la diplomatie russe jouit d’une remarquable expertise sur les affaires du monde arabe, pensez-vous que Moscou avait anticipé le succès des rebelles islamistes syriens ?

Non, Moscou pensait que, comme à Alep en 2016, le régime pourrait de nouveau maintenir son emprise sur de larges pans de la Syrie, notamment Damas et le réduit alaouite de Lattaquié (une plaine étroite facilement défendable entre la Méditerranée et les monts Anti-Liban) et n’a pas du tout anticipé un effondrement aussi rapide. Moscou avait cependant plusieurs fois par le passé appelé le régime baasiste syrien à faire des « réformes », mais n’a pu l’y convaincre. Par lassitude d’une part et du fait du dégarnissement d’autres zones du monde où l’armée russe était présente pour renforcer ses troupes en Ukraine, Moscou a laissé tomber le régime d’Assad. Cet abandon aura malheureusement des conséquences dans le Caucase avec le retour du djihadisme dans les républiques musulmanes de la Fédération de Russie et en Asie centrale post-soviétique. Tadjibaev, qui a de nombreux soutiens au Tadjikistan, est par exemple qualifié par ses pairs de « président », car dans sa tête il a déjà détrôné Emomali Rakhmon, le chef d’État tadjik actuel, et gouverne à sa place un État devenu islamiste.

Que pouvez-vous nous dire au sujet de la coopération russo-turque en Syrie ? Est-ce cela qui explique l’absence de confrontation directe entre les soldats russes présents en Syrie et les rebelles de HTC ?

La coopération russo-turque est en Syrie, comme auparavant en Artsakh, une coopération en chiens de faïence. Mais, il est clair que, du moins pour l’instant, c’est la Turquie qui sort gagnante de ce bras de fer. La Russie a besoin de soldats en Ukraine et doit pour ce faire dégarnir les autres fronts (Tadjikistan, Arménie, Syrie…). Mis en place en 2020, le centre de coopération technique russo-turc d’Aghdam n’a pas fonctionné depuis et la prise par l’Azerbaïdjan, aidé de la Turquie, du dernier réduit encore « libre » de l’Artsakh trois ans plus tard a mis fin à la vocation de ce centre, comme à celle de la Russie en tant que puissance d’interposition. La suite de la partie s’est jouée en Syrie, où la chute du régime Assad, soutenu par Moscou, et la panique au même moment des soldats russes sur les bases de Hmeimim et de Tartous ont sonné le glas de leur présence sur place, au même moment où les forces turques ont profité du chaos syrien ambiant pour reprendre des villes comme Manbij aux Kurdes d’YPG et envoyer leurs agents d’influence dans le sillage du ministre des Affaires étrangères (et ancien chef du MIT) Hakan Fidan auprès du nouveau régime à Damas. Moscou n’a, en revanche, à l’heure actuelle, toujours pas envoyé de signes positifs ou négatifs en direction du nouveau pouvoir de HTC à Damas.

Pensez-vous réaliste que la Russie rapatrie ses facilités militaires navales en Libye où dans les zones contrôlées par le maréchal Haftar se trouve le port en eaux profondes de Tobrouk ?

Oui, car c’est la dernière zone que Moscou tient encore en Méditerranée et, dans cette partie du monde, la Russie peut encore compter sur ses alliés égyptien et algérien.

Est-ce que ce repli russe dans le Moyen Orient aura pour conséquence une concentration de l’effort militaire et diplomatique russe dans le Caucase du Sud et en Asie centrale ? Pourquoi ?

Il est difficile ici de répondre pour le moment, tant les signes contradictoires sont forts, ne serait-ce par exemple que dans le Caucase du Sud : en Géorgie, la « victoire » du parti pro-russe, Rêve géorgien, dans les élections législatives trafiquées du 26 octobre 2024 et le départ de la présidente pro-UE Salomé Zourabichvili sont un point marqué par Moscou, mais qui d’un autre côté ne peut enrayer les ambitions azerbaïdjanaises soutenues par Ankara, dont le rêve est d’isoler – sinon occuper – l’Arménie en reliant la Turquie au vaste espace turcophone centrasiatique dans un projet néo-impérial panturquiste. L’Arménie est, comme la Moldavie, tiraillée entre de fortes velléités pro-UE et le besoin d’être défendue par la Russie. À Erevan, le pouvoir pro-occidental de Nikol Pachinian est contesté par une
forte opposition pro-russe conduite par d’anciens hauts-gradés nostalgiques (Onik Gasparian) et appuyée par une grande part d’Artsakhiotes pour qui la perte de l’Artsakh, qui aurait pu être évitée, est la conséquence de la relation inamicale entre Poutine et Pachinian.

Chisinau, la présidente pro-UE Maia Sandu se trouve face à ses minorités gagaouze (turque orthodoxe) et transnistrienne (russe) au positionnement pro-Poutine.

En Asie centrale, le changement générationnel commence à se voir sur la relation entretenue avec la Russie, avec la montée de critiques internes au soutien de l’action de la Russie en Ukraine (le Kazakhstan et l’Ouzbékistan ne reconnaissent pas par exemple les républiques sécessionnistes pro-russes d’Ukraine et les récentes annexions territoriales de Moscou dans ce pays).

Comment peuvent évoluer les relations russo-azerbaïdjanaises après le crash de l’avion d’Azerbaijan Airlines au-dessus de Grozny à Noël dernier ?

Dans l’immédiat, elles n’évolueront pas, car la Russie et l’Azerbaïdjan restent encore tous deux membres de la CEI et des intérêts économiques communs liés aux exportations de pétrole et de gaz naturel de la mer Caspienne lient encore ces deux États. Cependant, il est fort probable qu’à moyen terme la fin prochainement annoncée de l’alliance entre la Russie et la Turquie rebattra de nouveau les cartes dans le Sud-Caucase et ailleurs.

Par ailleurs, si Poutine conserve encore une « vision eurasiste » de son pouvoir, qui ne dit pas que son successeur n’aura pas une vision pan-slaviste mettant plutôt en avant les valeurs de la Russie éternelle ? Si cette éventualité se produisait, peut-être alors que la question de l’Artsakh pourrait revenir sur le devant de la scène régionale, notamment si une nouvelle majorité politique pro-russe venait au même moment à s’emparer du pouvoir par les urnes à Erevan. Enfin, il ne faut pas perdre de vue l’évolution du régime politique en Iran. Si ses jours sont comptés, sa chute pourrait soit, si elle est bien orchestrée, entraîner une évolution politique maîtrisée sans changements territoriaux. En revanche, si elle devait mener au chaos, un risque de désintégration de l’Iran multi-ethnique ne serait alors pas à exclure et, auquel cas, les Azéris iraniens – plus nombreux qu’en Azerbaïdjan – pourraient alors s’unir dans les frontières d’un « Grand Azerbaïdjan » panturquiste.

À cela s’ajoute encore la question kurde. Il en résulterait des conséquences régionales incalculables et gravissimes dans le grand jeu des puissances riveraines qui se déroule du Caucase à l’Asie centrale, dans son acception géographique la plus large.


  1. David Gaüzère est également co-auteur avec Yoann No-miné de l’ouvrage Le Chaudron vert de l’islam centrasiatique : vers un retour des ethnies combattantes en Asie centrale postsoviétique (L’Harmatan, 2020) et de nombreux chapitres d’ouvrages et articles portant sur l’observation des formes de radicalisation religieuse en Asie centrale et de leur incidence sur la situation sécuritaire de la région. Il a notamment publié un chapitre dans l’ouvrage Haut-Karabakh : le livre noir, intitulé « Haut-Karabakh : l’Etat profond turc contrarié par l’axe sino-russe » (Ellipses, 2022). ↩︎

Redonner du pouvoir aux travailleurs. Entretien avec Étienne Colin – Les Jeudis de Corbera [PODCAST]

Dans le cadre des « Jeudis de Corbera », nous recevions Étienne Colin, Avocat au barreau de Paris en droit du travail, membre de l’Observatoire du dialogue social de la Fondation Jean-Jaurès et Enseignant à l’université Paris I Panthéon-Sorbonne  en Master 2 de Relations professionnelles.

Le thème exploré pour ce jeudi 27 février 2025 est « Redonner du pouvoir aux Travailleurs« .
Cela s’inscrit dans un contexte social difficile, car les fermeture d’entreprises, les « plans sociaux » et licenciements reprennent. D’autre part, depuis plusieurs années est engagé un débat autour du travail : les Français n’aimeraient pas le travail et en contesteraient la valeur, alors qu’en réalité ce sont les conditions de travail et de rémunération qui sont mises en cause ainsi que l’absence de respect et de reconnaissance pour ce qu’apportent les travailleurs. Il ne faut pas non plus sous-estimer les changements d’organisation et de comportement qui favorisent l’individualisation, de pénibilité, de stress…

C’est sur ces questions que Marie-Noëlle Lienemann et Carole Condat ont interrogé et débattu avec Étienne Colin en lui demandant de s’intéresser également et tout particulièrement à l’état de la démocratie sociale ; au-delà des constats, le sujet est aussi de suggérer des pistes pour redonner de la force à cette démocratie sociale et de la valeur au travail et aux travailleurs.

Bonne écoute du podcast !

Vous trouverez plus bas le podcast organisé en deux parties pour une écoute thématique.

1. Repenser la démocratie sociale

– La démocratie n’est pas que politique, elle doit aussi être sociale et irriguée intermédiaires re-légitimés (A. Supiot)

– Pourquoi a-t-elle été considérablement affaiblie ces dernières années ? Rupture avec la conférence sociale en 2014 / Rejet de la négociation interprofessionnelle et mise à distance de la branche / Primauté du « tout entreprise » / Recul du rôle de l’Etat

– Impasse dans des sociétés dont le fonctionnement s’est horizontalisé et où les réponses ne peuvent plus être uniformes et  tomber d’en haut / Nécessité de créer du dialogue à tous les niveaux, pour donner un débouché à la confrontation sociale, sans peur du nécessaire conflit

– Interroger le « fait syndical » : Particularités du syndicalisme français / Comparaisons internationales / Situation de la social-démocratie / Evolutions possible ou nécessaires

– Quelle démocratie sociale ? Rôle de l’Etat / Tripartisme / Hiérarchie des normes

2. Donner du pouvoir aux salariés dans l’entreprise

– Garantir un haut niveau de protection individuelle : Santé-sécurité / Conditions de travail / Durée du travail / Stabilité de l’emploi

– Renforcer la citoyenneté dans l’entreprise : Liberté d’expression / Libertés fondamentales (harcèlements/discriminations /égalité de traitement)

– Protéger contre les difficultés économiques : « plans de sauvegarde de l’emploi », autres licenciements économiques

– Participation des salariés via leurs représentants : Administrateurs salariés ? Nécessité mais limites

– Concilier revendication/représentation/participation  = renforcer la négociation collective de travail

– Impossible sans une intervention résolue de l’Etat = tripartisme et non paritarisme béat (ex. édifiant de Bayrou avec les retraites)

Élections du 23 février 2025 : la fin du modèle allemand

Après la publication d’un podcast sur la Radio « Français dans le monde« , notre camarade franco-berlinois Mathieu Pouydesseau revient dans cet article avec une analyse détaillée des résultats des élections législatives fédérales du 23 février 2025, de leurs causes et de leurs potentielles conséquences. Il propose quelques pistes pour sortir de l’ornière.

Le peuple allemand, convoqué à des élections législatives anticipées le 23 février 2025, a répondu massivement. 83% des inscrits ont voté, soit le plus fort taux de participation de l’histoire de l’Allemagne réunifiée, supérieur au record enregistré sous la RFA en 1987 !

Jamais le résultat de ces élections n’aura été aussi incontestable dans la légitimité accordée aux députés siégeant au Bundestag.

Le résultat en pourcentage voit la droite, constituée des deux partis CDU et CSU, l’emporter avec 28,6%. La CSU n’est présente qu’en Bavière, où la CDU ne présente pas de candidats. Le candidat conservateur à la chancellerie, Friedrich Merz, a reçu les félicitations des autres présidents de partis qui lui ont reconnu la légitimité de constituer une coalition.

La coalition sortante SPD-Verts-Libéraux (FDP) s’effondre, totalisant à peine 32,3% des suffrages. Le FDP disparaît du Bundestag en manquant le seuil des 5%. L’ancien ministre des finances Lindner a annoncé son retrait de la vie politique.

Les verts résistent mieux que leurs partenaires de coalition mais perdent au profit des Linke une partie de l’électorat féminin et de moins de 30 ans.

L’extrême droite double son score, tant à l‘Est qu’à l‘Ouest, où, avec 17,7% elle fait jeu égal avec le SPD et remporte certain de ses anciens bastions. Les classes ouvrières et salariées ont voté AfD plutôt que SPD.

Les Linke connaissent une renaissance inattendue, fondée sur une campagne politique sur le thème du pouvoir d’achat, et de la fin de la « règle d’or » pour permettre des investissements, ainsi qu’une identification forte à l’antifascisme.

La majorité est à 316 sièges. La droite et le SPD ont la majorité absolue ensemble. Les dirigeants conservateurs multiplient les appels du pied au SPD pour entrer en négociation de coalition. Ils ont exclus l’autre coalition majoritaire, avec l’extrême droite.

Le SPD est choqué par sa défaite. Le futur nouveau patron du groupe parlementaire, Lars Klingbeil, a déclaré que la participation du parti au gouvernement « n’était pas automatique. »

Analyse politique des résultats

La droite l’emporte avec un score décevant, son deuxième plus mauvais score depuis 1949, le pire ayant été en 2021. Friedrich Merz, un homme sorti des années 1980, rival malheureux de Merkel en 2005, néo-libéral à la pensée archaïque, va donc devenir chancelier. En janvier, il a fait voter ses troupes avec l’extrême droite sur des résolutions sur l’immigration, brisant le « mur républicain » autour de celle-ci pourtant établi depuis 1949. Il a annoncé un agenda de coupes drastiques dans le système social et les dépenses publiques, tout en reconnaissant le déficit d’investissements. Il fait partie des théologues croyant à la « règle d’or » comme à une règle divine.

Celle-ci empêche les États de mobiliser l’épargne accumulée par l’investissement, financé par l’emprunt. Or, les mêmes refusent aussi de mobiliser l’épargne des riches par l’impôt. Face à cette contradiction, il ne reste plus qu’à baisser les dépenses. On a vu en France l’échec de cette politique avec des déficits budgétaire et commercial abyssaux.

L’extrême droite AfD double son score et submerge l’Allemagne de l’Est. Ce serait une erreur de croire que l’AfD est un parti régionaliste : elle rassemble presque 18% des suffrages à l’Ouest et y fait jeu égal avec le SPD. Elle y gagne d’ailleurs deux circonscriptions. Elle a proposé une coalition à la droite ; Merz l’a refusé en nommant comme divergences insurmontables l’Ukraine, le soutien à Poutine, le rejet de l’Euro et de l’Union Européenne.


Carte des circonscriptions allemandes, partis arrivés en tête

Le SPD s’effondre à son pire score depuis … mars 1933. Le chancelier sortant Scholz a exclu participer aux négociations de coalition ou à un gouvernement. Son destin au sein du parti reste flou. Boris Pistorius, le ministre de la défense, beaucoup plus populaire, pourrait récupérer la présidence et le rôle de vice-chancelier en cas d’alliance avec la droite.

Les Verts font mieux que prévus mais reculent par rapport à 2021. Le ministre écologiste sortant de l’économie, Habeck, n’a pas cherché à mobiliser les troupes venues de Friday for Future1, fortement mobilisées contre l’AfD et la complaisance de Merz, pour ne pas abîmer la possibilité d’une participation au gouvernement. Le résultat cependant ouvre la voie à une majorité sans les Verts.

Les Linke sont littéralement réanimés par la tentation de Merz de rompre le mur républicain isolant l’AfD. Ils ont récupéré l’électorat jeune, activiste pour le climat, mobilisé cette fois-ci contre l’extrême droite et la tentation de Merz de s’allier avec elle. Les verts, en refusant d’exclure gouverner avec Merz, ont perdu surtout dans cet électorat. Les Linke ont su aussi apprendre du départ de Wagenknecht et mener leur campagne sur les sujets du pouvoir d’achat et des investissements.

Le parti de gauche conservatrice BSW manque l’entrée au Bundestag de peu, à 4,972% pour un seuil minimum à 5%. Cruauté des soirées électorales ! C’est un échec cuisant, suite à une stratégie inaudible depuis septembre, abandonnant les questions économiques pour suivre l’AfD sur le rejet de l’aide à l’Ukraine et sans d’ailleurs se distancer d’eux sur les questions migratoires. Ils n’ont pas bénéficié du rebond antifasciste de la jeunesse allemande.

Le FDP du libéral Lindner, qui a saboté le travail du gouvernement pendant trois ans et organisé sa chute en septembre, est lourdement sanctionné et disparaît du Bundestag.

https://www.bundeswahlleiterin.de/bundestagswahlen/2025/ergebnisse/bund-99.html

L’AfD s’impose comme le parti des classes populaires inquiètes de l’avenir, mais aussi ébranlées par des années de stabilité salariale à la baisse, l’augmentation des prix et des loyers. Si la droite chrétienne démocrate conserve un volant populaire, le SPD a perdu cet électorat au profit de l’AfD.

Évolution du vote des classes salariées et ouvriers entre 2013 et 2025
Sondage sortie des urnes par situation financière
Sondage sortie des urnes : vote en fonction de la peur face à l’inflation « j’ai peur que les prix augmentant tant que je ne puisse plus payer mes factures »
Sondage sortie des urnes : « comment considérez vous la situation économique du pays » schlecht = mauvaise, gut = bonne

Quel nouveau modèle allemand ?

Dimanche soir, lors de la traditionnelle émission politique où se retrouvent tous les patrons de partis représentés au Bundestag, M. Söder, le président du parti bavarois CSU, composante de la droite victorieuse, disait ceci : « Le vieux modèle économique allemand est terminé, le modèle de l’immigration économique est terminé ». Le constat est devenu consensuel en Allemagne : le « modèle allemand » est en échec. Les conséquences à en tirer divergent très fortement, le seul parti étant finalement incapable de formuler une réflexion cohérente, le SPD, subissant une défaite historique.

L’autre parti s’accrochant encore à la « règle d’or » et au « modèle » des exportations au prix de la baisse des salaires, le FDP, n’est même plus représenté au parlement.

La crise du modèle allemand a fait l’objet de plusieurs de mes analyses. Je rappellerai ici les articles suivants, récents :

La crise politique allemande, conséquence de la crise sociale, s’aggrave avec le résultat des législatives anticipées, et menace d’emporter l’Union Européenne.

Pourquoi l’Europe en crise voit la montée du populisme nationaliste ?

Le moteur économique de l’Union Européenne entre 2009 et 2019, l’Allemagne, n’a depuis plus connu de croissance. Ce sont six années de stagnation qui ne s’expliquent pas seulement par le Covid ou la guerre d’agression russe en Ukraine. Le PiB est en 2024 au niveau de 2019. L’industrie s’effondre. Un institut a prédit la troisième année de récession pour ce pays en 2025.

En janvier 2025, la droite allemande a poussé au Bundestag un texte sur l’immigration, comme si ce sujet était l’urgence économique de l’heure, pour le faire voter par l’extrême droite et les libéraux. C’est la première fois que le cordon républicain isolant l’extrême droite allemande depuis son retour au Bundestag en 2017 se fissure. L’ancien président du consistoire des juifs d’Allemagne a démissionné de ce parti, l’ancienne chancelière Merkel a critiqué le parti.

Madame von der Leyen ne s’est pas distanciée de son camarade de parti Merz. Elle a déjà mené des actions avec une partie de l’extrême droite européenne depuis sa nomination pour un second mandat à la commission, et a marginalisée les tenants d’un fédéralisme politique – les macronistes français – comme ceux tenants d’une Europe sociale.

Elle souhaite disposer des coudées franches pour une pratique autoritaire de son pouvoir, elle est animée d’un profond mépris pour la France, par une vision idéologique des problèmes, d’une absence totale de décence et de morale, et promeut plus que jamais la mise en place de réformes libérales néfastes et stupides pour l’économie.

Elle s’apprête à rentrer dans l’histoire au côté du chancelier Brüning, cet idéologue de l’équilibre budgétaire qui en pleine crise économique de 1929 décida de rompre avec le centre gauche, de diriger sans majorité parlementaire, de couper les crédits et les salaires, aggravant encore la crise et favorisant la montée du parti nazi, pourtant marginal jusqu’en 1929.

Sauf qu’en 2025, l’extrême droite est déjà présente dans sept gouvernements européens.

L’échec économique et social, l’échec culturel, l’échec politique

L’Union Européenne connaît en 2025 des perspectives de croissance médiocres. Les instituts les plus optimistes prévoient une stagnation. Les causes de cette crise sont connues : les prix de l’énergie sont trop hauts, la demande intérieure des ménages et des entreprises trop basse.

Les Européens n’ont pas assez d’argent pour consommer. Ceux qui ont de l’argent l’épargnent au lieu de consommer. Leur épargne n’est pas investie en Europe, elle est investie à l’étranger, ne créant aucune demande en Europe.

Les Européens qui n’ont pas d’argent pour consommer ont vu l’envolée des prix de leurs logements, et de leur transport et la dégradation de leurs services publics. Leur qualité de vie se dégrade depuis que l’Europe est en excédent commercial.

La banque centrale européenne a, d’après tous les analystes, monté les taux d’intérêts trop haut, les y a maintenu trop haut trop longtemps, et les baisse trop peu, trop lentement. Il y a six mois, l’ancien patron de la banque centrale européenne Mario Draghi a présenté un rapport sur la perte de productivité européenne et le décrochage économique de l’Europe depuis 2010. Il y conclut que l’Europe manque d’investissements. Il y fait aussi, prisonnier de son idéologie, des recommandations de dérégulation sauvage et de privatisation de services publics, sans s’attaquer aux déséquilibres réels de l’économie européenne.

Madame von der Leyen, avec le soutien de l’extrême droite, pousse uniquement le chapitre des dérégulations. Elle conclut seule, sans demander aux chefs de gouvernement ni au parlement, des accords de libre échange prolongeant le mercantilisme européen.

L’erreur est humaine, la répéter diabolique


Les États Unis ont mené au sortir de la crise de 2020 une politique très différente de l’européenne. Voilà une économie qui a depuis 2010 laissé l’Europe loin derrière et qui génère d’énormes capacités d’investissement et d’innovations. Pourtant, le déficit public américain, c’est 6,3% du produit intérieur brut. Pourtant, la dette publique US, c’est 123% du PIB. Pourtant, le déficit commercial américain, c’est l’équivalent de 3% du PIB. D’après les doctrines économiques européennes, les États-Unis devraient être mis sous “troïka” et mener une politique de réduction drastique des salaires pour « rétablir ses comptes ».


Les États Unis ont financé leur différence de croissance avec l’investissement public, laissant loin derrière la vertueuse Europe. Il y a une corrélation, positive, entre dette et croissance.

La Chine fait la même politique que les États Unis pour rattraper et dépasser l’Union Européenne, bien trop restrictive même en accumulant des excédents commerciaux.

La crise américaine est une crise des inégalités économiques, et non sociales ou culturelles. La prospérité non partagée amène l’orage, toujours.

L’arrivée au pouvoir des démocrates s’accompagne de politiques déflationnistes contre l’inflation, touchant en premier lieu les salaires des classes populaires. Les inégalités sociales s’y aggravent et la prise de pouvoir médiatique et politique des oligarques s’accompagne d’une dégradation du débat public, sur des agendas de boucs émissaires. La bourgeoisie démocrate, incapable de s’unir aux syndicalistes et aux classes populaires – car cela signifierait augmenter leurs impôts et réduire leurs privilèges économiques – sera incapable de défendre la démocratie.

Les démocrates ont été incapables, en 2023 et en 2024, de prendre des mesures concrètes de soutien du pouvoir d’achat des américains. La politique de la banque centrale, la “Fed”, a joué un grand rôle en privant de l’accès au crédit à la consommation et au crédit immobilier des millions d’Américains. Or, l’accès au crédit est aux États-Unis le principal stabilisateur social et il est en crise. Joe Biden, qui conservait des éléments de keynésianisme, a été remplacé par Kamala Harris pour mener une campagne sur des sujets culturels principalement.

Trump est en train de mettre en place une politique de « mise au pas », de “Gleichschaltung”, de l’ensemble de l’État et de la société. C’est un coup d’État aux apparences de légalité. Ceux qui pensent pouvoir corriger ces effets en 2026 se trompent : les élections américaines de 2026, au mieux, ressembleront sans doute à celles de mars 1933 en Allemagne : un climat de violence, d’intimidation, et de réduction de la liberté de la presse.

Différentiel de vote entre scrutin sur l’avortement et score de Trump/Harris

L’électeur américain a ainsi voté dans de nombreux États à la fois pour l’augmentation des salaires minimums, des aides sociales et pour le droit à l’avortement, et en même temps, pour Trump, dont la principale promesse est de garantir le retour de la prospérité pour tous les Américains – “les vrais Américains”.

Les pertes de voix de Harris dans des électorats populaires s’accompagnent du maintien de la mobilisation des bases sociologiques trumpistes. La guerre culturelle approfondit les clivages et empêche de reconquérir l’électorat populaire passé à Trump en 2016.

Malgré ces énormes défis politiques, et les conséquences pour l’Europe, l’économie américaine était en bien meilleure position en faisant l’inverse de l’Union Européenne : soutien de la demande par la dette publique et l’investissement, transferts des gains économiques en investissements privés, innovation par la recherche publique monétisée par le privé.

Cependant, le libertarisme idéologique des oligarques américains est en train de détruire un à un ces ressorts de la prospérité américaine. Dans ces conditions, les oligarques auront besoin d’une autre manifestation indissociable des régimes ultra-capitalistes : la guerre, civile ou extérieure.

L’urgence en Europe, c’est reprendre le contrôle de notre économie

Le problème européen, ce n’est pas le recours à une immigration du travail, qui n’est qu’un symptôme d’une erreur plus large. Le problème européen, c’est d’avoir tout subordonné à l’idéologie de la compétitivité.

Car celle-ci a un autre nom : la déflation. Nous avons dévalué depuis plus de 20 ans nos salaires, nos services publics, nos investissements. La valeur du capital financier, comme celui du capital immobilier, a augmenté considérablement. Le but était d’être compétitif pour vendre plus de biens et de services au reste du monde que ce que nous voulions lui acheter. Cela s’est fait en réduisant nos capacités d’acheter, le prix du travail devant baisser.

Or, le monde a appris à produire ce que nous produisions et à détester les philosophies morales et politiques inventées en Europe. Nous ne sommes plus ni un partenaire commercial à la même hauteur, ni une puissance militaire respectée, ni un modèle intellectuel et culturel, nous devenons la nouvelle proie.

Au cœur de la sécurité européenne future se trouve d’abord un énorme effort d’investissement public.

Mais les classes politiques dominant les grands pays d’Europe n’en veulent pas. Myopes, soumises aux théories qui nous conduisent à un échec depuis 20 ans, incapables de se remettre en cause même face aux faits les plus brutaux, elles veulent continuer à servir une accumulation de capital stérile et vaine.

Tous les peuples européens ont les mêmes intérêts. Chaque Nation en Europe est solidaire par sa situation géographique, son histoire, son héritage issu des Lumières. Les Européens ont mené leur émancipation de religions obscurantistes, meurtrières en millions de victimes, de systèmes de féodalité les asservissant, de régimes autoritaires et héréditaires méprisant le droit et l’utilisant pour imposer les inégalités de naissance et de condition. L’Europe a créé un système pour ne plus asservir : la démocratie sociale, avec un État providence, acceptant la décolonisation, renforçant le système des organisations internationales.

Depuis les années 1970, des forces employant à tort le mot de « libéralisme » ont cherché à détruire tout ce qui a été construit en 1945 pour empêcher le retour des fascismes, au nom des « énergies libres du capitalisme », de la compétitivité, de la productivité, de l’efficacité. C’est ce mouvement qui est à sa fin décadente.

Il est temps de revenir à une période de solidarité, de réconciliation entre Européens, de reconstruction sur la base des philosophies de la raison. Les États-Unis sont perdus. Ils vont devenir le siège d’une pieuvre fasciste cherchant à détruire l’idée même de solidarité. Mais les droites européennes sont tentées d’abandonner toute morale, tout sentiment chrétien, toute compassion, pour quelques billets verts et quelques jouissances du pouvoir.

L’Europe n’a pas besoin de dérégulation et d’abandon supplémentaire à des lois du marché conçues pour un être humain amoral, égoïste, et immortel, c’est-à-dire, diabolique.

L’Europe a besoin d’un projet d’investissement commun, de l’abandon des bureaucraties myopes des ordolibéraux qui croient que l’état doit contrôler l’efficacité du marché à coup de normes, d’une mobilisation de l’épargne par emprunt, et la mobilisation des gains injustifiés des profiteurs de la guerre en Ukraine et de l’inflation par l’impôt confiscatoire sur les milliardaires.

Cette campagne de mobilisation doit reconstruire notre demande intérieure. Pour que les machines allemandes alimentent les industries françaises et non chinoises. Pour que les Allemands puissent consommer de la haute qualité en vêtements et en nourriture française et non du low cost Bengalais ou chilien.

En France, le budget adopté est le plus stupide de notre histoire depuis 1788. l’effondrement des recettes en 2023 s’est accéléré en 2024 et ne s’arrêtera pas en 2025. Car les recettes dépendent directement de la croissance.

Or, depuis 2023, d’après la plus récente note de l‘Insee, l’épargne ne s’investit pas, ni ne se consomme, et le pouvoir d’achat s’effondre. Seule les dépenses de l’État alimentent encore un peu la croissance. Et, le pays cessant de produire pour lui-même, les importations continuent d’augmenter, obligeant le pays à s’endetter.

Et que va faire ce budget ? Casser le seul moteur de la faible croissance, stopper les investissements, et ne rien faire pour la sécurité géopolitique du pays.

Voilà où j’attends la gauche, et non dans les disputes sur le « sexe des anges » au sein de la coalition électorale actuelle. Je constate que celles et ceux qui partagent mes constats et mes solutions sont systématiquement « silencés », tant dans les médias que par ces gauches médiocres.

Le triomphe de la folie n’est cependant pas inéluctable. Nous avons, dans notre histoire européenne, vaincu plusieurs fois la folie. J’ai espoir.

Rappels et perspectives pour notre avenir

Qui se souvient de 2013 ?

J’avais alors mis en garde sur la montée de l’extrême droite allemande au moment du scrutin législatif. J’avais posé l’idée que sans renversement des logiques budgétaires et économiques, les extrêmes droites européennes prospéreraient. J’avais notamment regretté que les logiques de « compétitivité » et de concurrence entre les économies nationales au sein du marché unique entraînaient de force un appauvrissement des classes populaires. J’avais enfin écrit que la culture démocratique était en danger.

2013 était une fenêtre de tir historique. Elle fut manquée. L’histoire ne repasse pas les plats. Les conséquences de nos myopies doivent être assumées.

En 2025, l’Europe fait face à l’abandon de l’allié américain. Celui-ci veut partager le monde directement avec la Chine et la Russie. Les alliés idéologiques argentins ou indiens seront sans doute associés. L’Europe, vue comme le maillon faible, est la proie.

Dimanche soir, au débat télévisé entre présidents de partis allemands, l’atlantisme allemand, qui justifiait de mépriser la France tout au long des années Merkel et Scholz, a commencé à se fissurer. Le patron des écologistes, Habeck, a constaté que les États-Unis de Trump se plaçaient du côté des adversaires des valeurs de l’universalisme européen. Merz, le futur chancelier chrétien-démocrate, a aussi fait le constat que l’alliance américaine était finie, à la surprise de nombreux observateurs.

https://www.swissinfo.ch/fre/face-%C3%A0-trump,-merz-pr%C3%AAt-%C3%A0-abandonner-l’atlantisme-allemand/88915577

Seul Scholz, le chancelier sortant du SPD, s’accrochait encore à l’Otan comme un outil pertinent de sécurité.

Merz est un homme des années 1980. Âgé de 69 ans, passé par un fonds d’investissement américain où il a fait fortune, il n’a pas de réflexion profonde sur la crise actuelle, reprenant le prêt à penser mainstream qui unit l’extrême droite, la droite et le centre : « il faut baisser les dépenses publiques, réduire les impôts des riches, baisser les cotisations et les prestations des pauvres, réduire les salaires pour rester compétitif. Il faut fermer les frontières. Il faut expulser. Et par miracle, la demande déprimée, l’investissement partant aux États-Unis plutôt qu’en Europe, la croissance repartira ». C’est de la pensée magique. Mais la crise américaine pourrait entraîner des révisions drastiques des dogmes mainstream.

Sinon, on connaît le scénario : la crise économique et sociale s’aggrave, la vulnérabilité géopolitique augmente, la droite prend panique et s’allie à l’extrême droite.

Les gauches européennes ont encore une fenêtre de tir.

Il faut réfléchir ensemble à trois sujets :

1. Quelle transformation du modèle économique européen est elle nécessaire, pour que notre demande absorbe notre production et réduire notre dépendance à la demande internationale. En créant une demande européenne interne, nous soutiendrons notre production, des emplois à haute valeur ajoutée, une progression du pouvoir d’achat. Cela passe par l’investissement public, la fin des règles d’or.

2. Quelle transformation de notre système de défense et d’alliance est nécessaire pour garantir notre sécurité géopolitique et intérieure ? L’OTAN ne joue pas ce rôle. L’allié américain n’est pas fiable, et trahit l’alliance. La dépendance aux technologies américaines est un poison.

3. Quelle transformation de notre rôle culturel et médiatique souhaite t-on ? Cela implique retrouver une souveraineté sur nos espaces publics, médiatiques, technologiques et investir massivement dans la science et la raison, alors que Trump est en train de tuer la recherche scientifique aux États-Unis.

C’est ce à quoi je souhaite m’employer.

Mathieu Pouydesseau

  1. Friday for future : mouvement lancé par des mouvements activistes sur le climat ayant eu beaucoup de succès dans les lycées et les universités d’Allemagne avec des manifestations tous les vendredis. Friday for future a eu l’impact en Allemagne de sos racisme dans les années 1980 en France. Que les Verts aient perdu la main sur ce mouvement au profit des Linke par une transformation d’un mouvement pro-climat en un mouvement antifasciste pose fortement questions aux écologistes. ↩︎

Élections Allemandes : Mathieu Pouydesseau analyse les résultats [PODCAST]

Quel est l’impact des élections législatives allemandes sur l’Europe et ses voisins ?
Dans cet épisode du podcast « 10 minutes, le podcast des Français dans le Monde », Gauthier Seys interrogeait lundi 24 février 2025 Mathieu Pouydesseau sur les répercussions potentielles des récentes élections législatives allemandes.

Alors que l’Allemagne, pilier central de l’Union européenne, traverse une période de bouleversements politiques, quelle influence cela pourrait-il avoir sur ses voisins, notamment la France ? Ce questionnement introduit une discussion captivante qui explore les dynamiques politiques actuelles en Allemagne et leurs implications plus larges.

Me Too : préférer la justice au pilori

Quelques articles de presses, essentiellement des relais de dépêches AFP, nous ont appris le classement sans suite des investigations contre Julien Bayou, ancien député écologiste de Paris. Cette décision de classement est justifiée par l’absence d’infraction susceptible de lui être reprochée.

Alors que les accusations contre Julien Bayou avaient été relayées à la une de nombreux médias, les mêmes n’offrent pas une couverture aussi large à la conclusion de cette affaire : aucune réhabilitation ni en une des journaux ni de leurs sites internet. C’est là la principale injustice pour un homme qui aura dû se battre seul pour défendre non seulement son innocence mais son honneur.

La présomption d’innocence a été constamment ignorée. Des enquêtes à la qualité douteuse ont cherché à dépeindre Julien Bayou comme un monstre sans aucun souci d’équilibre. Son droit au respect de sa vie privée a été bafoué. Des élus et des militants ont propagé des rumeurs, transformant les réseaux sociaux en chambre d’accusation et de jugement, dans lesquelles chacun était sommé de le condamner bruyamment.

MeToo a permis la libération de la parole des victimes. S’il en était besoin d’autres affaires démontrent régulièrement combien cette libération est nécessaire. Chacun sait le scandale que génère la peur de déposer plainte pour viol ou agression sexuelle à cause d’une forme de pression sociale latente ou explicite ; personne ne peut ignorer que les victimes sont encore trop mal reçues, écoutées et accueillies dans les commissariats et les gendarmeries ; personne ne peut ignorer 97% des plaintes pour viol ou agression sexuelle n’aboutissent à rien.

Les siècles de domination masculine ne se rachèteront pas en frappant sans distinction innocents et coupables, mais lorsque la société prendra enfin pleinement conscience de l’absolu impératif de l’égalité et du respect, de la nécessité d’accélérer leur concrétisation, lorsque les comportements seront enfin appropriés dans les commissariats, lorsque des moyens seront donnés à la justice pour que tous les coupables soient punis et que les victimes puissent se reconstruire.

Ne soyons pas aveugles à ceux qu’on a considéré comme un œuf à casser pour faire une omelette : ceux dont les noms ont été jetés en pâture dans les médias puis sur les réseaux sociaux ou condamnés sans autre forme de procès, avant que la justice finisse par rejeter les accusations. Julien Bayou est aujourd’hui concerné, mais d’autres personnes ont aussi été victimes d’accusations dont les fondements ont disparu à l’examen des faits.

La Justice rendue tardivement, mais rendue, peut ici laisser un goût amer tant le mal est fait. Avec toute sa lenteur, ses biais et ses imperfections, il importe de continuer à préférer la justice au pilori, de l’aider à accomplir sa mission, depuis l’instruction jusqu’à la peine ou la réparation. Il revient à la société dans son ensemble de réhabiliter Julien Bayou, et les autres victimes de dénonciations calomnieuses à la hauteur du préjudice qui leur a été infligé. Il nous revient à toutes et à tous de faire changer la société pour que l’égalité et la justice deviennent de réelles priorités, pour que la violence recule toujours plus, pour que l’égalité femmes-hommes se concrétise dans l’intimité comme dans le métro, dans les salaires comme dans les responsabilités.

L’extrême droite s’attaque à la justice !

Là où certains voient un drame, d’autres ne peuvent s’empêcher d’y percevoir une sordide opportunité. Il y a quelques jours, le corps d’une jeune fille de onze ans, Louise, était découvert en Essonne. On imagine toujours la profonde douleur des parents confrontés à la perte brutale d’un enfant — notre humanité nous commande de nous y associer.

En dépit du souhait de la famille d’éviter toute récupération politique, l’identité complète d’un des suspects fut presque immédiatement divulguée par certains médias. Cette fuite donna lieu à un véritable lynchage numérique, orchestré et amplifié par certaines figures de l’extrême droite, ravies de relayer cette « information ». Car voilà, un des deux suspects avait un nom qui semblait être « extra-européen ».

En parallèle, un journaliste du média Frontières entreprit de s’attarder sur le profil Twitter de la sœur de la victime, qui avait initialement relayé l’avis de disparition. Constatant qu’elle affichait parfois des positions plutôt marquées à gauche, il l’exposa publiquement dans une publication désormais supprimée. S’en est suivie une vague de harcèlement profondément abjecte, où certains l’accusaient — sans même connaître le mobile du meurtre — d’être « responsable de la mort de sa sœur ». Face à l’ignoble, la jeune femme a été contrainte de clôturer son compte.

Le soir même, le parquet annonçait finalement mettre hors de cause les premiers suspects. Ceux qui jappaient pourtant si fort se sont alors subitement tus, et même si une bonne partie d’entre eux ont supprimé leurs messages qui bafouaient allègrement la présomption d’innocence, la honte ne semble pas les étouffer pour autant.

L’avocate du premier suspect — désormais tout à fait hors de cause — a effectivement annoncé porter plainte pour violation du secret de l’enquête et de l’instruction. Mais l’origine de la fuite sera-t-elle identifiée ? Cette propension qu’ont certains médias à trouver si rapidement parmi les personnes concourant à la procédure des relais prêts à divulguer des informations confidentielles devrait nous inquiéter.

S’il est normal qu’un drame puisse susciter l’émoi et déclencher des débats de société, ceux-ci doivent avant tout rester rationnels, et toujours respecter les valeurs de la dignité humaine.

Malheureusement, tous ces gens attendront patiemment la prochaine occasion de faire déferler la haine. Pendant ce temps, ils ignoreront qu’un enfant est victime de viol ou d’inceste toutes les trois minutes en France. Ils ignoreront que dans notre pays, le comptage des infanticides reste entaché d’une part d’ombre importante, particulièrement s’agissant des décès des très jeunes enfants1. Au fond, la souffrance des victimes les intéresse-t-elle vraiment ?

Ils feront le tri dans les faits divers, bavant d’avance d’y trouver un nom n’ayant pas une consonance européenne. Puis, par un mécanisme ayant moins de rapport avec les subtilités de l’intelligence humaine qu’avec les salivations du chien de Pavlov, ils se remettront à aboyer, pensant encore avoir trouvé la source du mal là où elle n’est pas.

Il y a quelques semaines, le média Frontière avait déjà défrayé la chronique en publiant une liste d’avocats qu’il considérait comme « coupables » de la « submersion migratoire » – un véritable « palmarès des avocats de clandestins ». La méthode de dénonciation et de mise au pilori demeure inchangée, et les réactions ordurières subséquentes se sont empressées d’apparaître.

Ne leur en déplaise, le droit de la défense est universel : toutes les femmes et tous les hommes naissent et demeurent d’ailleurs libres et égaux en droits. Porter atteinte à ce principe fondamental de notre justice républicaine, tout en ciblant les avocats, constitue une attaque grave contre notre démocratie.

L’insécurité est une préoccupation majeure et légitime des Françaises et des Français. Mais tandis que nous sommes déterminés à apporter des solutions rationnelles à cette problématique, nous répéterons inlassablement que ni la propagation de la haine, ni les instrumentalisations racistes ne contribueront à résoudre la situation. Bien au contraire, exacerber des divisions déjà profondes ne ferait que l’envenimer.

Derrière les coups médiatiques se dessine une certaine conception de nos institutions, qui ne manquera pas d’être transposée en actes si la droite extrême obtient le pouvoir. Il nous appartient de la dénoncer sans relâche, et d’y opposer notre idée d’une justice ne transigeant jamais, mais restant toujours digne de la grande patrie des droits de l’Homme.

Maxence Guillaud

  1. Mediapart : https://www.mediapart.fr/journal/france/020225/un-d-infanticides-les-ressorts-d-une-violence-immuable
    Libération : https://www.liberation.fr/checknews/2018/06/15/combien-y-a-t-il-d-infanticides-par-an_1659098/ (études contestés)
    Le Monde : https://www.lemonde.fr/societe/article/2021/02/06/les-infanticides-des-meurtres-a-l-ampleur-meconnue_6069003_3224.html ↩︎

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