La Taxe Zucman ne peut être l’alpha et l’oméga d’une politique économique, mais elle est nécessaire !

Jeudi 23 octobre 2025, David Cayla a débattu dans le 28 minutes d’Arte à propos des sommets atteint par le CAC 40 et de la situation économique et de la France. À la fin, le projet de taxe Zucman a été évoqué, mais il n’a pas vraiment eu le temps d’expliquer son propos, il le fait donc ci-dessous.

Est-il vrai que les milliardaires sont moins taxés que les classes moyennes et supérieures ? La réponse est oui. Car, les très grandes fortunes optimisent et surtout réduisent leur base taxable en minimisant leurs revenus réels. Comment ?

C’est très simple : l’essentiel de leur fortune est placée dans des holdings, qui sont des sociétés souvent enregistrées à l’étranger et dont le capital est essentiellement constitué d’actifs financiers (actions, obligations, titre dérivés…) La fiscalité de ces holdings est très avantageuse. Ce sont ces holdings qui reçoivent les dividendes à leur place. Les revenus des milliardaires sont donc les revenus de leurs holdings. Mais ces holdings ne leurs reversent pas ces revenus. Elles le gardent et le réinvestissent dans l’achat de nouveaux titres. Une holding ne reverse donc en revenus à son propriétaire que ce dont il a besoin pour consommer. Le reste est accumulé et accroit sa fortune. C’est ce système qui permet de minimiser le revenu fiscal et donc l’impôt.

Voyons comment cela fonctionne avec un exemple.

Mettons que M. Bernard A. possède un patrimoine financier de 150 milliards d’euros qu’il a placé dans une holding. Chaque annés, ses actions lui rapportent en moyenne entre 6 et 8% de rendement. Mettons 6%. Il touche donc un revenu économique d’environ 9 milliards.

Evidemment, il est impossible à Bernard de dépenser 9 milliards d’euros chaque année. Son train de vie et celui de sa famille implique de dépenser 1 million d’euros par jour, soit environ 350 millions par an. Sa holding lui verse donc 500 millions en dividendes.

Ces 500 million sont taxés de 30% grâce au PFU (prélèvement forfaitaire unique ou Flat tax en bon français) qui fait office d’impôt sur le revenu. Bernard paie donc 150 millions d’euros d’impôt. Sa holding, basée dans un paradis fiscal ne paie pour sa part aucun impôt (ses entreprises en paient). Sur les 9 milliards de rendement de la holding, il reste 8,5 milliards qui sont accumulés et dont une partie lui sert à racheter de nouveaux titres qui génèreront 6% de rentabilité. La fortune financière de Bernard passe donc de 150 à 158,5 milliards.

En fin de compte, Bernard a obtenu 9 milliards de revenus du capital, mais n’a été réellement taxé que sur 500 millions de dividendes que sa holding lui a versé. On peut donc calculer que le taux d’imposition de son revenu économique est de 150 / 9000 = 1,67 %.

La taxe Zucman est une taxe différentielle qui vise à taxer à 2% l’ensemble du patrimoine. L’idée est que le patrimoine financier génère en moyenne 6% de rentabilité. Cette taxe de 2% revient donc à taxer à 33% les revenus économiques du patrimoine. La taxe Zucman est une taxe différentielle : elle ne s’ajoute pas aux autres taxes, elle les complète. Si Bernard a payé au total 400 millions d’impôts de toutes sortes, il doit payer la différence, soit 3-0,4 = 2,6 milliards d’euros d’impôt complémentaire.

Cette taxe pose de nombreuses questions techniques. La première est que Bernard risque d’y échapper en se domiciliant à l’étranger car le coût est faramineux pour lui. C’est le problème d’une taxe qui repose sur une base très étroite de contribuables. Le deuxième problème est que la rentabilité d’un actif financier et sa valeur ne génère pas toujours une distribution de dividendes en proportion. Donc on peut avoir une grande fortune financière sans avoir le cash pour payer l’impôt.

Ce n’est pas le cas de LVMH qui distribue 13 euros par action. Avec un cours d’environ 600 euros, elle redistribue plus de 2% de sa valeur chaque année. Donc Bernard a de quoi payer l’impôt.

On remarquera que 2% de rentabilité, c’est loin des 6% estimé. Cette différence est due au fait que l’ensemble du bénéfice n’est pas redistribué aux actionnaires.

Une partie est capitalisée par l’entreprise, ce qui augmente sa valeur et donc son cours de bourse. Les 6% de rentabilité représentent donc pour une part la distribution de dividendes, et pour une autre part la hausse de la valeur de l’entreprise. Parfois, tous les bénéfices sont distribués, d’autres fois, aucun dividende n’est distribué.

Il existe donc une possibilité qu’un milliardaire ne puisse pas payer l’impôt si l’entreprise ne génère pas de cash (ex. : Mistral AI) ou si elle préfère ne pas distribuer de dividendes pour financer un investissement ou une acquisition. Dans ce cas, comment payer l’impôt ? Une solution pourrait être de payer en nature, c’est-à-dire en actions. Ces actions seraient versées par exemple à la Caisse des dépots. L’Etat se trouverait donc partiellement propriétaire de l’entreprise du milliardaire.

Dans le cas de Bernard, la question ne se pose pas. Il a le cash pour s’acquitter de l’impôt (c’est le cas la plupart du temps). Les entreprises distribuent beaucoup de dividendes.

https://fr.statista.com/infographie/33128/montant-des-dividendes-verses-par-an-en-france-et-dans-les-principaux-pays-ue

Mais si le milliardaire possède une entreprise qui ne génère pas de profits ou qui subit une crise ponctuelle, l’impôt pourrait être reporté sur les années suivantes ou payé en nature. Cette question est délicate et mérite un débat politique et technique.

On peut aussi décider de ne rien faire. Mais la conséquence est une accumulation sans limite et une concentration de plus en plus forte du patrimoine économique entre quelques mains. Cela risque de poser d’importants problèmes économiques et politique. On y est déjà.

David Cayla

Le Nobel de Maria Machado : prime à la guerre ?

Au-delà du dépit et des fanfaronnades du président des Etats-Unis d’Amérique pour qui la politique se serait mêlée de la désignation de Maria Machado comme prix Nobel de la Paix 2025, la tension géopolitique avec le Venezuela a atteint un point incandescent. Notre camarade Vincent Arpoulet, spécialiste de l’Amérique latine, nous permet dans l’article ci-dessous de comprendre une situation complexe où tout se conjugue pour éloigner une perspective démocratique et de satisfaction des besoins du peuple vénézuélien.

Commençons par une évidence : Nicolas Maduro est un autocrate responsable de l’exil de près de 8 millions de vénézuéliens et dont la dernière réélection dans un contexte caractérisé par l’interdiction d’un certain nombre de candidatures d’opposition sur la base de motifs parfois litigieux est plus que questionnable. Et ce, d’autant plus que les autorités électorales se refusent toujours, plus d’un an après le scrutin, à publier les procès-verbaux de l’intégralité des bureaux de vote. Cependant, dire cela n’exonère pas de dénoncer d’une même voix l’indécence de décerner le prix Nobel de la Paix à l’une des artisans de l’intensification de la crise politique vénézuélienne. Figure de proue de la droite radicale, Maria Corina Machado suit en effet un credo assez clair : Si l’on pourrait arguer de la légitimité de ce type de pratiques en contexte autoritaire, il se trouve que celle-ci prenait déjà activement part au coup d’État perpétré en 2002 à l’encontre d’Hugo Chavez, alors même que celui-ci bénéficiait d’une indéniable légitimité populaire et électorale. Citons aussi son soutien appuyé, en 2019, à l’auto-proclamation à la présidence du Venezuela de Juan Guaido. Or, en bloquant notamment un certain nombre d’actifs nationaux placés dans les institutions bancaires de pays lui ayant apporté leur soutien, ce dernier a sciemment concouru à déstabiliser un peu plus une économie déjà fragilisée par un modèle rentier non questionné par le chavisme, ainsi qu’une série de sanctions économiques imposées par les États-Unis dont l’impact sur l’industrie pétrolière vénézuélienne s’élèverait à près de 232 milliards de dollars1. Or, ces sanctions ne sont précisément pas étrangères au dysfonctionnement du système démocratique du pays : le Centre de Recherche Économique et Politique (CEPR) affirme notamment que de telles mesures sont susceptibles de « convaincre les gens de voter comme le souhaitent les États-Unis ou de se débarrasser du gouvernement par d’autres moyens »2.

Parmi ces autres moyens, l’option d’une intervention militaire étasunienne est sur la table et ouvertement plébiscitée par Machado. C’est ce qui la conduit à se féliciter des assassinats ciblés perpétrés au large des côtes vénézuéliennes par une flotte étasunienne chargée par Trump de lutter contre le « narcoterrorisme ». Un qualificatif loin d’être anodin puisqu’il ouvre la voie à des opérations extrajudiciaires dont la légitimité est d’autant plus questionnable que les suspicions de liens entre le trafic de drogue et une entreprise bananière étroitement liée au gouvernement équatorien voisin aligné sur les positions géopolitiques trumpiennes3 suscite bien moins d’émotions au sein de l’appareil d’État étasunien. Cette instrumentalisation politique de la nécessaire lutte contre le narcotrafic n’est ainsi pas sans rappeler la fable des armes chimiques ayant conduit à l’intervention en Irak, là encore soutenue publiquement par Machado qui a rendu visite en personne à George W. Bush en 2005, avec le succès que l’on connaît … Tout ceci interroge quant aux raisons ayant conduit le comité Nobel à primer une personnalité portant à minima atteinte à deux des trois critères établis dans le testament d’Alfred Nobel, à savoir la résistance à la militarisation de la société et le soutien à une transition pacifique vers la démocratie.

Cela interroge d’autant plus que l’opposition à Maduro est loin d’être réductible à la seule figure de Machado : au sein même de l’opposition de droite, les méthodes qu’elle prône sont notamment contestées par Henrique Capriles, autre opposant historique du chavisme qui rejette quant à lui toute forme d’ingérence extérieure dans la résolution de cette crise politique. Si, au-delà du désaccord stratégique, celui-ci soutient cependant la cure néolibérale par ailleurs prônée par Machado – qui s’est notamment vu attribuer le sobriquet de « Thatcher vénézuélienne » pour avoir par exemple prôné à plusieurs reprises la privatisation intégrale d’entreprises stratégiques telles que le pétrolier PDVSA4 -, il est également nécessaire de préciser que ce rejet de l’intervention publique dans le marché ne traverse pas non plus toute l’opposition vénézuélienne. Le parti communiste vénézuélien (PCV) lui-même est notamment entré dans l’opposition en vue de dénoncer le revirement idéologique d’un gouvernement qui rompt à leurs yeux avec l’ère Chavez en consolidant un « modèle de capitalisme dépendant (…) en contradiction avec les intérêts des travailleurs »5. Notons également que c’est à l’heure actuelle l’opposition de gauche qui subit le plus les foudres de l’administration maduriste6, pour qui la consolidation d’une opposition de droite radicale est nécessaire à la perpétuation d’une rhétorique anti-impérialiste indispensable à sa survie, bien que dévoyée par la présence accrue d’intérêts russes et chinois dans les secteurs stratégiques du pays.

C’est ainsi que ce prix Nobel de la Paix risque paradoxalement d’intensifier la perspective d’escalade guerrière au Venezuela : d’une part, il vient appuyer, à travers la figure de Machado, la conception trumpienne des relations internationales qui, derrière la rhétorique isolationniste, s’apparente plus à un recentrage de l’impérialisme étasunien sur la sécurisation de sa zone d’influence traditionnelle. Par-là même, ce prix risque d’autre part d’exacerber la répression interne au Venezuela sous couvert de lutte contre toute forme de subversion susceptible d’être aux mains de l’impérialisme trumpien.

Si cette décision semble ainsi difficilement compréhensible, une piste d’explication pourrait être le confusionnisme ambiant consistant à assimiler libéralisation de l’économie et défense des libertés individuelles, l’engagement actif de Machado en faveur de l’ouverture de l’économie vénézuélienne aux capitaux privés semblant suffire pour occulter, aux yeux du comité Nobel, le fait qu’elle ait mêlé sa signature à celles de figures d’extrême-droite telles que Javier Milei, Marion Maréchal Le Pen ou encore, le pinochetiste José Antonio Kast dans le cadre de la charte de Madrid lancée en 2020 par le parti néo-franquiste Vox7. La joie non dissimulée de nombre d’éditorialistes et élus libéraux à la suite de sa nomination vient mettre encore un peu plus en lumière cette porosité entre droite radicale et marchés, ces derniers omettant de rappeler que la première expérimentation concrète de l’idéologie néolibérale s’est accompagnée d’une limitation considérable des libertés individuelles dans le Chili d’Augusto Pinochet. Il est ainsi regrettable de constater que les mêmes qui appellent la gauche à la responsabilité et à la nuance à longueur de journée ne s’imposent pas ces deux impératifs lorsqu’il s’agit de défendre la paix et le droit international …

Vincent Arpoulet

1 VENTURA Christophe, « Au Venezuela, une crise sans fin », Le Monde diplomatique, octobre 2024.

2 CEPR, « Venezuela’s disputed election and the pathforward”, 12 août 2024.

3 https://insightcrime.org/es/noticias/acusan-presidente-ecuador-vinculos-con-narcotrafico/

4 POSADO Thomas, « Venezuela : Maria Corina Machado, nouvelle figure du radicalisme de droite », France Culture, 26 octobre 2023 ; https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/les-enjeux-internationaux/venezuela-maria-corina-machado-nouvelle-figure-du-radicalisme-de-droite-7868137

5 BENOIT Cyril, « Venezuela : les communistes pour une alternative populaire à la crise », PCF, Secteur International ; https://www.pcf.fr/venezuela_les_communistes_pour_une_alternative_populaire_la_crise

6 BRACHO Yoletty, « Venezuela : du Nobel de la Paix au spectre de la guerre », 17 octobre 2025 ; https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/les-enjeux-internationaux/venezuela-du-nobel-de-la-paix-au-spectre-de-la-guerre-5933320

7 https://fundaciondisenso.org/wp-content/uploads/2021/09/FD-Carta-Madrid-AAFF-V29.pdf

Droits de douane sur l’acier : « Il faut une plus grosse inflexion de l’Union européenne » – entretien accordé par Emmanuel Maurel à Marianne

entretien publié le mercredi 8 octobre 2025 dans Marianne – propos recueillis par Martin Bot

La Commission européenne adopte une approche protectionniste pour préserver sa filière sidérurgique, gravement menacée, notamment par l’afflux d’acier chinois à prix cassé. Mais une politique vraiment ambitieuse de réindustrialisation n’est pas pour autant à l’ordre du jour à Bruxelles, selon le député Gauche républicaine et socialiste Emmanuel Maurel.

La Commission européenne s’apprête à doubler les droits de douane sur l’acier, selon le quotidien britannique The Financial Times : 18,3 millions de tonnes d’acier seront toujours exemptées de taxes, soit moitié moins qu’auparavant. Au-delà de ce quota, l’acier sera imposé à 50 %, contre 25 % jusqu’ici.

« Le marché européen de l’acier devient un marché domestique », défend Stéphane Séjourné, commissaire européen à la stratégie industrielle. Avec ce plan, Bruxelles répond aux inquiétudes des producteurs d’acier en Europe, qui alertent depuis de longs mois sur la situation catastrophique du secteur. « Il s’agit de la première véritable mesure visant à soutenir notre secteur et à soutenir des emplois de qualité en Europe. Mais il faut aller plus loin ! », a déclaré Axel Eggert, directeur général d’Eurofer, l’association européenne de l’acier.

Le plan doit encore être voté par le Parlement européen et ratifié par les États membres. Il s’applique aux importations d’acier, mais cible en particulier la Chine, qui depuis la fermeture du marché américain redirige sa production vers l’Europe. Député Gauche républicaine et socialiste (GRS) Emmanuel Maurel, réagit à ces mesures auprès de Marianne.

Marianne : L’Union européenne dévoile son plan pour protéger le marché européen de l’acier chinois. C’est un tournant protectionniste majeur ?

Ce n’est pas du tout un tournant protectionniste majeur. Ursula von der Leyen vient de négocier avec Donald Trump un accord commercial qui est d’une veine tout sauf protectionniste. C’est un accord déséquilibré et inégalitaire pour l’Europe. La Commission européenne communie dans la religion transatlantique, mais ça porte atteinte aux intérêts fondamentaux de l’Europe. Ils épousent le récit américain sur la Chine. Ce faisant, ils n’ont pas tort sur tout, la Chine s’adonne en effet à une politique de prix cassés. Mais les États-Unis sont eux aussi agressifs sur plusieurs points, et cela ne doit pas être oublié.

Il y a eu aussi le Mercosur. Pour la sidérurgie européenne, il y a un sursaut, parce que c’est une question de survie pure et simple. On est à un point où les signaux d’alerte ont été dépassés. La menace pèse sur une branche qui représente 25 000 salariés en France. ArcelorMittal et ThyssenKrupp, les deux géants du secteur en Europe, sont dans une situation très problématique. De nouvelles fermetures d’usines porteraient un coup fatal à notre développement économique et à notre souveraineté. En ciblant l’acier, la Commission européenne s’est contentée de parer au plus pressé. L’industrie a été frappée de plein fouet par une trop grande ouverture des marchés européens, l’augmentation des droits de douane américains et les surcapacités chinoises, qui inondent le marché de produits à prix cassés.

Cela sera-t-il suffisant pour sauver l’acier européen ?

Non, c’est loin d’être suffisant. Il faut réformer le Mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (MACF). Il faut créer un label acier vert européen et réformer le fonctionnement des marchés publics européens pour favoriser l’acier produit en Europe. Ensuite, on ne fera pas l’économie d’investissements colossaux dans ce secteur. L’industrie sidérurgique est clé pour tous les secteurs, en particulier celui de l’automobile, qui connaît une rétraction violente à travers l’Europe. Il faudra aussi agir sur les prix de l’énergie, puisqu’avec les matières premières, elle représente une très grande part du coût de production de l’acier. Le marché européen de l’énergie n’est pas calibré comme il faudrait. Tous ces éléments font qu’on est encore loin d’une politique donnant réellement la priorité à la réindustrialisation de l’Europe. Il y a un petit bougé, alors qu’il faut une grosse inflexion.

Des industriels du secteur textile se sont plaints également des surcapacités chinoises. L’approche souverainiste pourrait-elle être appliquée à d’autres secteurs ?

Pour l’instant, le textile n’est pas une priorité européenne. Pas plus que française d’ailleurs. Ce qui explique la relative mansuétude à l’égard des enseignes de fast fashion, je pense à Shein, à Temu et aux autres. Je pense qu’il y a des opportunités pour relancer le secteur textile français. Nous pourrions développer une offre performante et écologique, mais il faudrait des investissements et des mécanismes de protection commerciale pour la soutenir. Sur d’autres secteurs, comme l’agriculture, la Commission européenne ne fait pas non plus le choix de la souveraineté. L’Union européenne, comme d’habitude, aveuglée par son idéologie, est sourde aux alertes qu’on exprime depuis plus de dix ans. Quand la crise arrive, ils comprennent enfin qu’il faut infléchir. Je suis évidemment pour, mais ça vient très tard ! Il y a des sacrés dégâts, il faut redoubler d’effort pour construire reconstruire un tissu industriel puissant.

Je pense que la mobilisation pour la sidérurgie française devrait être transpartisane. L’enjeu de décarbonation des hauts fourneaux est colossal, le montant des investissements nécessaires est immense. C’est une question de mois avant qu’il soit trop tard. Or, on ne peut pas accepter que la France se retrouve dépourvue d’industrie sidérurgique. Quels que soient les blocages au niveau politique, il faut être capable de construire une stratégie d’investissement de long terme dans ce domaine. Il faut arrêter d’être dogmatique sur les règles du libre marché, dans un monde où les règles ne sont pas respectées par les autres.

« Macron, du ruissellement au 10 septembre » – Emmanuel Maurel invité de « Penser, c’est chouette »

« Penser, c’est chouette » a reçu Emmanuel Maurel, député, membre fondateur et animateur national de la Gauche républicaine et socialiste, à la veille du mouvement « Bloquons tout » du 10 septembre 2025. Ils lui ont demandé de leur présenter sa vision de la situation dans laquelle se trouve la France, pourquoi nous en sommes là et quoi faire pour inverser la tendance afin de redresser la situation économique, politique et sociale et d’améliorer la vie des Français.

« La France est en faillite ? Mensonge, la France vit en dessous de ses moyens ! » – tribune de Mathieu Pouydesseau dans Marianne

tribune de Mathieu Pouydesseau publiée dans Marianne le mardi 26 août 2025

Le mur de la dette, le pays en ruine, le FMI bientôt au chevet de la France… Depuis plusieurs mois, tout le monde semble tirer la sonnette de l’alarme financière. Pas Mathieu Pouydesseau, entrepreneur du numérique en Allemagne, ancien conseiller du commerce extérieur de la France et responsable politique de la GRS, qui s’intéresse plutôt aux excédents à l’épargne privée, abondante en France comme en Allemagne mais mal investie. Explication.

Toute l’Europe se porterait mieux si l’Allemagne cessait d’être la fourmi. Car fourmi, elle passe son temps à se faire arnaquer son épargne. L’épargne européenne, c’est 36 000 milliards d’euros. Trois fois le montant de la dette publique. Autrement dit, l’Europe n’a aucun problème de financement. Aucun. Ce qu’elle a, c’est un problème de vision, de courage, de politique. L’Allemagne, avec près de 9 000 milliards d’euros d’épargne, consomme peu, investit encore moins, et surtout investit mal. Très mal. Les ménages, les entreprises, l’État : tous font les pires choix, comme le confirment la BCE et le magazine Der Spiegel. L’argent dort, ou pire, s’évapore.

La France, elle, n’est pas en reste : plus de 6 000 milliards d’euros d’épargne. Mais elle ne prête pas assez à ses entreprises, ni à ses services publics. Depuis 2010, on nous martèle que « la France est en faillite ». Mensonge. La France vit en dessous de ses moyens. Elle investit en dessous de ses capacités. Et pourtant, en 2024, son solde extérieur était positif. Le tourisme, les entreprises, les services ont rapporté plus qu’ils n’ont coûté. Il n’y a pas de crise de financement. Il y a une crise de gouvernance. Une classe politique incapable de comprendre que l’investissement est la clé.

La France, avec sa démographie dynamique, devrait être en tête de la relance européenne. Mais non. L’Europe préfère envoyer un quart de ses investissements… aux États-Unis. Le texte de l’accord sur les droits de douane dévoilé le 21 août confirme d’ailleurs que les entreprises européennes devraient investir 600 milliards de dollars supplémentaires dans les secteurs jugés stratégiques aux États-Unis d’ici 2028.

La France peut apporter autre chose

Les États-Unis, justement. Leur productivité dépasse celle de l’Europe. Leur PIB progresse deux fois plus vite. Et grâce à leur privilège monétaire, ils imposent des tarifs douaniers sans résistance. Pourtant, si les États-Unis étaient dans l’Union européenne, ils se verraient imposer une Troïka façon Grèce : épargne des ménages quatre fois inférieure à celle de la France, dette publique à 122 % du PIB, déficit à 6,5 %, balance commerciale déficitaire à 5 % du PIB. Et malgré tout, aucune perte de crédibilité financière. La Chine, elle aussi, dépasse les 60 % de dette publique. Et elle investit. Car ailleurs, on n’a pas oublié une vérité que l’Europe refuse de voir : l’épargne a besoin d’un débouché. Elle doit revenir dans la sphère réelle.

Comme le disait l’ancien chancelier allemand Helmut Schmidt en 2011 : « Les excédents des uns font les dettes des autres. » L’Allemagne exportatrice a intérêt à financer ses clients. Mais elle préfère thésauriser, par peur de la dette. Résultat : l’épargne est gaspillée, ou investie hors d’Europe. Le rapport Draghi chiffre le déficit d’investissement à 5 % du PIB pendant dix ans. Bonne nouvelle : notre épargne couvre largement ce manque. Il est temps de faire exploser cette machine. Un changement de paradigme s’impose.

Le mercantilisme, mal interprété par l’Allemagne de Merkel, n’a jamais été transformé en puissance. Par peur que l’investissement entraîne la consommation, et donc les importations, on a préféré l’austérité. Résultat : appauvrissement des Européens, affaiblissement du continent. La France peut apporter autre chose. Elle est la nation de l’universalisme, du rationalisme, de la fraternité. Elle est aussi une nation révolutionnaire. Elle sait renverser les choses. Elle l’a fait. Elle le refera. Danton disait : « De l’audace, encore de l’audace, toujours de l’audace, et la patrie est sauvée. » Le temps des pusillanimes est fini.

Mathieu Pouydesseau

La crise sociale française en 2025

Chaque été, l’INSEE publie son rapport sur la privation matérielle en France. Le rapport souligne qu’en 2024, la privation matérielle a un peu reculé, mais reste au-dessus des moyennes de 2017-2020. La crise économique mondiale est bien payée par les classes salariées.

L’étude de l’INSEE rappelle une réalité cruelle : un habitant sur cinq de ce pays ne part pas en vacances.

Privation matérielle et sociale en 2024 : Une personne sur huit est en situation de privation matérielle et sociale – François Gleizes, Julie Solard (Insee) – Insee Focus n°353, mai 2025

Mais les chiffres révèlent d’autres dimensions des colères sociales de ce pays.

Les trois classes qui dominent les médias, les éditoriaux, les mandats électoraux ne connaissent pas de privations en proportion comparable aux autres classes. Il s’agit des cadres, des indépendants et des retraités.

Les classes qui connaissent des privations sont les employés (14%), les ouvriers (16%), et parmi eux les chômeurs (34%), les mères seules et les familles de plus de trois enfants.

Cette étude confirme les autres études sur la question de la perception de la pauvreté et ses réalités matérielles.

Le taux de pauvreté en relation au revenu moyen stagne à un niveau très élevé, plus élevé qu’en 2012. Certains prétendent que ce taux n’est pas pertinent, car le montant du revenu moyen augmentant, le seuil de pauvreté correspond à un niveau de pouvoir d’achat supérieur à 2012. L’étude ci-dessus confirme que le niveau de privation matérielle est supérieur à 2012.

Pour surmonter les écueils d’une analyse monétaire uniquement des seuils de pauvreté, le bureau des statistiques européennes à créé il y a plus de 15 ans un indice synthétisant plusieurs critères. C’est la mesure « Arope »1.

Et bien le dernier rapport a également constaté une dégradation générale de la situation en France depuis 2015. L’Allemagne stagne à 20% de sa population ayant des difficultés à vivre depuis plus de 15 ans, malgré une économie florissante et excédentaire entre 2007 et 2019. La France disposait d’un modèle qui empêchait les chocs violents, tant en crise qu’en surchauffe. Et bien le taux de pauvreté au sens européen, 20% inférieur à l’Allemagne, a rattrapé celle-ci en 2024.

Je me souviens de débats au sein du PS dans les années 2013-2015 où nous étions nombreux à mettre en garde contre des politiques budgétaires, économiques, sociales, et juridiques nous conduisant à plus d’inégalités sans aucun avantage compétitif, ni croissance renforcée, ni stabilisation budgétaire, ni amélioration de la vie des Françaises et des Français.

Nous étions surpris de ne voir aucune argumentation de fond face à nos arguments. On nous traitait de trois façons :

  1. On nous renvoyait à un futur radieux. « Les effets du CICE sont à long terme ». Le terme de 12 ans est suffisamment long pour se rendre compte que la politique choisie a été un gaspillage budgétaire et une erreur stratégique.
  2. On nous opposait les traités européens. Le rapport Draghi de 2024 comme les études économiques de l’UE comme des instituts europhiles soulignent tous le manque d’investissement entre 2013 et 2024, la faible utilisation de l’épargne européenne qui du coup finance les investissements aux États-Unis, en Chine, hors d’Europe, et la nécessité de revenir sur les « freins à la dette » des traités. Cette faiblesse économique européenne s’accompagne d’une faiblesse géopolitique et d’un risque de colonisation par les forces géopolitiques supérieures militairement.
  3. On nous accusait de « postures », multipliant les accusations sur nos personnes. Les tenants de l’orthodoxie ordo libérale profitaient de leur loyauté aux doctrines dominantes pour construire des carrières de conseillers ministériaux, de ministres, de directeurs administration ou d’autorités administratives, avant de les rentabiliser en passant dans le privé. Ces opportunistes, dont la plupart ont rejoint Macron, ne pouvaient imaginer que nous argumentions sur le fond en raison même du fond, et non pour leur piquer leur place ou leur concurrencer une prébende.

Le bilan de court, moyen et long terme est catastrophique, œuvre de ces classes dominantes, venues du sarkozisme, du hollandisme ou du macronisme, pour former le « bloc central » et, avec le ralliement de LR, « gouvernemental ».

Mais leurs clientèles électorales – indépendants, cadres et retraités – profitent de ces politiques.

Mathieu Pouydesseau

  1. https://ec.europa.eu/eurostat/statistics-explained/index.php?title=Glossary:At_risk_of_poverty_or_social_exclusion_(AROPE) ↩︎

Défense (6/6) : Comment les États-Unis veulent verrouiller le financement de la défense en Europe

Nicolas Ravailhe, professeur à l’École de guerre économique et avocat au barreau de Bruxelles (droit européen), propose une chronique sur la guerre économique entre les États-Unis et l’Europe dans le domaine de la défense en six volets. Ces articles ont été initialement publiés dans La Tribune.

Dernière partie : le nerf de la guerre qui est comme toujours la question du financement contrôlé par le droit. De l’économie de guerre à la guerre économique, l’Union européenne devra se mobiliser pour rester la plus autonome possible.

Personne n’ignore que sans maîtrise des financements, il ne peut pas y avoir de souveraineté. Toute l’expertise de l’Union européenne (UE) se déploie donc sur le sujet et c’est un « festival » de pièges à tous les niveaux. Des experts, par exemple des universitaires américains, sont dépêchés pour venir modéliser les enjeux du réarmement de l’UE devant les décideurs européens. La dernière intervention, le 26 juin 2025 devant une commission du Parlement européen, est celle de Madame Kaija Schilde, Associate Dean of Studies, Pardee School of Global Studies, Boston University.

Dans son intervention, elle a expliqué aux Européens que la logique d’arsenal des États était néfaste. Kaija Schilde a plaidé pour un cadre juridique sécurisant au niveau européen – ce qui est fait avec la « modernisation » prévue des directives – afin de permettre au secteur privé d’investir dans des marchés sécurisés. Werner von Siemens, véritable père fondateur de l’UE, n’aurait pas dit mieux : « qui crée la norme, crée le marché ». Viennent ensuite les logiques de financements.

Avant de financer, il est donc nécessaire de restreindre les marges de manœuvre des États. Pourtant, les directives sur les marchés publics permettraient le contraire. Il convient aussi « booster » les possibilités de commercer en matière de défense. La dernière proposition vise à éliminer des freins dans la directive de 2009 sur les marchés de défense et dans des législations connexes, « Omnibus défense ».

Les marchés publics : cible numéro 1

Pour la France qui aspire à se réindustrialiser, le fait que la défense relève de marchés publics spécifiques est d’ailleurs un énorme atout. L’ambassadeur américain en Europe ne s’y est pas trompé et ils déplore déjà que des États qualifient de défense certaines dépenses un peu en marge du sujet. Qu’à cela ne tienne… les Européens négocient que dans les 5% de PIB affectés à la défense, 1,5% serve la logique de défense, des infrastructures connexes par exemple.

Ensuite, la commande publique des Européens est organisée. Le Parlement européen et le Conseil ont eu à se prononcer sur le programme EDIP. Des débats ont eu lieu sur des dispositions fantoches et inopérantes concernant la souveraineté, par exemple la condition de 65 % de composants européens pour intégrer les dispositifs européens. Or, il suffit de 1% pour être dépendant de composants stratégiques. Quant aux 65% de composants européens, la définition n’est pas très claire étant donné que des groupes étrangers produisent en Europe souvent en coopération avec des groupes américains, comme par exemple Rheinmetall. La France et l’Allemagne s’opposent sur la définition de la souveraineté.

Il faut de l’argent, encore de l’argent

Sur les 800 milliards annoncés du plan Rearm Europe, 650 milliards doivent provenir des États. Qui dispose de montants aussi importants ? L’Allemagne est riche et peut allouer 400 milliards. Un belle aubaine pour combler le « trou d’air » des industries civiles. Le PDG de Rheinmetall a été vu visitant des usines Volkswagen. De l’intérêt des directives européennes qui permettent d’investir dans la défense sans les cadres européens contraignants. En matière civile, la réglementation des aides d’État et celle sur les marchés publics auraient été un obstacle avec de tels montants.

Pour la France qui peine à respecter sa loi de programmation milliaire, la réalité est autre. L’UE a donc ouvert aux États qui n’ont plus d’argent la possibilité de se réarmer. La contrainte dite « critères de Maastricht » qui pèse depuis des années sur les budgets des États est levée, à tout le moins partiellement, pour une durée limitée – quatre ans dans la proposition initiale. À juste titre, la France n’a pas souhaité recourir à cette faculté de « clause de sauvegarde » offerte par l’UE. S’endetter davantage n’a pas de grande utilité sans logique de conquêtes économiques.

De plus, des logiques d’opposition franco-françaises sur l’usage de la dette surgiraient alors que nous avons besoin d’investir dans la défense comme dans d’autres secteurs.
Dans quatre ou six ans, nous serions davantage endettés et directement placés sous tutelle. L’Italie n’est pas plus motivée. Face au peu de succès de la mesure, l’UE cherche donc d’autres marges de manoeuvre tout en refusant l’endettement commun. En effet, l’Europe du Nord craint d’être exposée par les dettes de concurrents. De plus, ces derniers pourraient se renforcer dans la compétition qui s’accentue en matière de productions et de ventes d’armes.

Outre les 650 milliards d’euros sensés être mobilisés par les États, l’Europe lance le programme SAFE, doté de 150 milliards d’euros entre 2025 et 2030. La France a décidé d’y recourir. Tout sera donc intelligence économique dans ce programme qui vise l’achat ou la production d’armes en coopération et avec toujours la même « ambiguïté » autour de la notion « d’au moins 65% de composants ou technologies européennes ».

L’Allemagne verrouille les votes

Les fonds européens actuellement disponibles sont mobilisés. La politique régionale, gros pourvoyeur, a été immédiatement sollicitée. En l’espèce, l’Allemagne s’est souvenue des succès de son Ostpolitk qui a servi ses exportations et ses investissements à l’étranger. Contributeur net au budget européen, comme et même davantage que la France, la République fédérale et ses Länder ont aidé les entreprises allemandes à se ruer sur les financements européens disponibles en Europe de l’Est après les élargissements, c’est-à-dire avec la sécurité juridique du droit européen.

Ces relais de croissance, à l’opposé de délocalisations effets d’aubaine, n’ont pas supprimé d’activités outre-Rhin. Les entreprises allemandes ont augmenté leur volume de production, réduit les coûts et gagné en compétitivité. Les États, objets de ces investissements, ont été arrimés aux intérêts allemands pour conserver ces activités économiques. Ils votent donc majoritairement avec l’Allemagne les choix législatifs et normatifs de l’UE, ce qui conforte les majorités au Conseil comme au Parlement européen. La gouvernance de la Commission européenne est quant à elle bien maîtrisée par la présidente et ses collaborateurs.

L’ouverture des fonds européens de la politique régionale aux activités de défense va donc engendrer les mêmes logiques que dans le civil. Ne pas accompagner des PME et des grands groupes dans leurs logiques de croissance dans les États européens exposera à des difficultés concurrentielles très fortes. La préparation du prochain cadre financier européen, post 2028, devrait renforcer ces logiques au profit des industries de défense.

Les Français ont payé des chars coréens à Varsovie

Bien entendu, d’autres fonds européens contribuent à financer les activités de défense. Le Fonds européen de la défense (FEDef) est peu doté mais il a une influence sur les coopérations et les choix de défense en Europe. On voit mal la France, avec ses finances publiques exsangues, participer au financement d’un projet via le FEDef et concomitamment financer un projet concurrent avec le budget de l’État. Le Programme de R&D civil de l’UE – Horizon – est aussi sollicité en raison de la dualité de certaines activités ou de transferts très aisés de technologies civiles vers les matériels de défense.

La Banque européenne d’investissement est également à la manœuvre. Une première tranche de 3 milliards a été débloquée. Dans ce cadre, le premier partenariat signé avec des banques européennes pour distribuer ces prêts est conclu avec la Deutsche Bank pour 500 millions d’euros destinés à financer des entreprises en Europe. BPCE devrait recevoir une enveloppe de 300 millions d’euros.

Il est utile de noter que ces programmes européens sont « audités » à grands frais par des cabinets américains (soumis au droit américain). Les mêmes cabinets conseillent aussi les instances européennes, notamment la DG Defi de la Commission européenne.

En outre, on rappellera qu’un autre programme, la Facilité européenne pour la paix, est déployé dans le but de moderniser les armées européennes qui ont donné des matériels à l’Ukraine. Les armes données sont remplacées par des équivalents à valeur du neuf sans condition de souveraineté européenne. Le contribuable français et européen a par exemple payé des chars coréens et des avions américains à la Pologne avec une perte sèche pour notre industrie et le budget de nos armées d’environ trois milliards d’euros. Il est faux de dire que nous n’étions pas en capacité de fournir, d’autant plus que les Russes ne sont pas en état d’attaquer l’UE à brève ou à moyenne échéance.

Création d’une banque de défense

Comme les fonds publics ne suffiront pas : les fonds privés sont-ils la solution ? Un lobbying très intense s’opère dans l’UE autour de ce business très prospère. Il est envisagé de créer la Banque de défense, de sécurité et de résilience (DSR) conçue comme un instrument financier stratégique visant à renforcer les capacités de défense collective des nations euro-atlantiques et indo-pacifiques.

Dans un contexte de menaces sécuritaires et d’incertitudes économiques croissantes, de nombreux pays alliés peinent à maintenir des dépenses de défense adéquates en raison de ratios dette/PIB élevés, de coûts d’emprunt élevés et de contraintes budgétaires nationales. La Banque DSR proposée vise à alléger ces pressions financières en fournissant un mécanisme de financement durable et coopératif facilitant les investissements à long terme dans la défense, la sécurité et la résilience ».

Le droit américain en embuscade

Tout est dit et cela résume tout : les États n’ont plus de moyens financiers et l’UE se charge de les contraindre en ce sens. L’UE régule, par la R&D et le droit, le marché et les programmes européens de défense. Des experts américains viennent expliquer que le privé permet d’être cinq fois plus efficace que les États. Une banque est créée pour décider qui finance quoi et où. De plus, elle saura tout sur ceux qui solliciteront les fonds. En matière, d’intelligence économique, on ne peut pas faire mieux. La force de l’extraterritorialité du droit américain pourrait se charger du reste « en cas de nécessité ».

Les États comme les entreprises de défense n’auront pas le choix. Ils devront recourir à  des structures financières privées – il n’y aura pas ou peu d’argent disponible ailleurs – ou périr face à une concurrence qui sera financée. Bien évidemment, cette banque ou des équivalents ne seront pas contrôlés par des États en mesure d’exercer leur pleine souveraineté. En l’état des perspectives européennes comme des moyens nationaux, il est manifeste que des fonds privés doivent être mobilisés, en particulier pour sécuriser les fonds propres de nos entreprises comme pour assurer leur croissance.

L’irrigation des fonds privés vers le secteur de la défense est urgente mais en étant opérée de concert avec les États. Les fonds privés nationaux n’obèrent pas forcément la souveraineté d’un État. Économie de guerre ou plutôt guerre économique, il nous appartient de nous mobiliser.

Nicolas Ravailhe

(fin … provisoire)

Défense (5/6) : Comment les États-Unis font évoluer la dépendance des Européens vis-à-vis de leurs intérêts

Nicolas Ravailhe, professeur à l’École de guerre économique et avocat au barreau de Bruxelles (droit européen), propose une chronique sur la guerre économique entre les États-Unis et l’Europe dans le domaine de la défense en six volets. Ces articles ont été initialement publiés dans La Tribune.

Cinquième partie : les États-Unis ont pour objectif de dépenser moins en Europe tout en forçant les Européens à acheter davantage américain pour assurer leur défense.

Les Américains sont experts dans l’art de diviser les Européens. Comme la France, ils sont affaiblis économiquement par l’Allemagne. Pour eux, il est compliqué de s’entendre avec la France car ils sont concurrents dans les mêmes segments, en particulier l’industrie de défense. De surcroît, la France tente de rester souveraine dans la conception de ses choix. D’où les attaques dans les médias du secrétaire d’État américain à la défense sur la faiblesse française et même britannique… Toutefois, en matière de défense, force est de constater que la France n’a jusqu’alors pas été une concurrente des États-Unis en Europe.

La France à la manœuvre ?

Rien ne changera tant que Paris ne remettra pas en cause les déséquilibres économiques en matière civile dans le marché intérieur européen, à savoir une France en déficit des échanges commerciaux face aux autres États en excédents. En d’autres termes, dans sa relation avec les autres États européens, la France devrait faire compenser ses déficits en matière civile par des acquisitions des autres États européens de matériels militaires « fabriqués en France » comme le font les États-Unis.

Étant donné le contexte géopolitique, c’est le bon moment. Il ne s’agit pas d’une logique de Frexit mais un rapport de force est nécessaire en vue d’une renégociation au sein de l’Union européenne (UE) pour rééquilibrer un déficit commercial abyssal. La France s’endette pour servir les succès économiques de ses partenaires européens. Ce n’est plus tenable pour notre pacte social. Nos partenaires et concurrents européens doivent l’entendre et acheter ce que nous produisons, des matériels de défense.

Et les États-Unis ?

Les États-Unis utilisent beaucoup l’arme idéologique pour diviser les Européens. Cette technique a commencé bien avant les ingérences de l’actuel président, du vice-président ou d’Elon Musk. Nous assistons à des phénomènes d’amplification plus visibles. Des provocations répétées évoquent la décadence de l’UE à l’appui de thèses considérées par une majorité d’Européens comme « illibérales ». On notera que la gauche américaine avec George Soros n’est pas restée en marge de ces pratiques. Diviser les Européens, et surtout la gauche européenne entre des logiques universalistes conformes aux valeurs et aux droits fondamentaux européens et des logiques communautaires d’inspiration américaine a également produit des effets délétères notoires.

Pendant que les Européens se livrent à des guerres picrocholines sur ces sujets, ils détournent leur attention. De nombreux Européens en oublient complètement leurs intérêts économiques et surtout financiers. Pendant que des Européens se chamaillent, George Soros, qui est bien plus un financier qu’un philanthrope, aura bien profité de l’explosion des prix de l’énergie en Europe. Cela aurait pu interpeller davantage la gauche européenne restée largement silencieuse à son encontre. Il appartient aux Européens et à eux seuls de défendre leurs modèles sans interférence.

Lors des élections allemandes, le soutien affiché par le vice-président américain, J.-D. Vance, à l’AFD aurait eu une incidence négative sur le score de ce parti. Voilà qui doit faire réfléchir ceux qui fantasment sur les leaders américains actuels. Il en va de même pour ceux qui à gauche relayent les aspirations au wokisme à la mode américaine et ne connaissent pas de grands succès électoraux en Europe. Nous ne sommes pas américains. Les États-Unis n’aspirent pas à nous convaincre. Ils nous affaiblissent et c’est assez logique à comprendre. C’est même « de bonne guerre ».

Les Américains ne se désengagent pas de l’Europe

Les revendications de Donald Trump envers l’Ukraine et ses richesses économiques sont éloquentes. L’Ukraine est un pays très vaste et devrait conserver 80% de son territoire. Le président américain montre donc un intérêt certain pour rester en Europe, de l’Atlantique au-delà de la Dniepr. Tout cela n’est pas improvisé, ni même nouveau, bien que le mode opératoire soit nettement plus direct.

Une consultation des investissements directs étrangers en Ukraine depuis des années révèle que les États-Unis y sont très présents. Les exemples sont nombreux. Les agriculteurs français savent qu’ils ont à affronter une concurrence déloyale des investissements américains, ex-Smith Field, en Ukraine. Bien évidemment, les États-Unis ne sont pas les seuls à être allés en Ukraine. L’Allemagne a initié le mouvement. La décision européenne d’abandonner les droits de douane sur ce qui est produit en Ukraine et importé vers l’UE en résulte.

Il s’agit d’une arme de destruction économique massive de l’industrie française. Les entreprises s’étant abstenues « d’investir » en bande et en masse dans des pays tiers pour aller chercher des relais de croissance sont exposées. Elles sont encore plus vulnérables en fonction de leur taille comme de leur faible capitalisation. Notre industrie subit une concurrence de technologies allemandes, américaines ou chinoises produites, sous salaire et temps de travail ukrainiens et avec une qualité de main d’œuvre ukrainienne désormais en libre service en Europe, sans barrière de protection possible. Les relais de croissance opérés en Ukraine font grandir des entreprises contre des concurrents qui ne pratiquent pas ce type d’attaques économiques. Aucun emploi ne sera supprimé en Allemagne, aux États-Unis ou en Chine.

En tout état de cause, cette décision d’abandon de droits douane n’aide pas l’Ukraine. Cette mesure sert les investissements étrangers en Ukraine qui en deviennent très, très rentables en se déployant ensuite sur le marché intérieur européen. Le secteur de la défense n’est pas épargné. Le Parlement européen a souhaité associer l’Ukraine aux programmes UE de défense. Les compétences développées en Ukraine (on les comprend) seront très efficaces à l’export en Europe et ailleurs. Évidemment si l’Ukraine tient face à la Russie, mais les États-Unis « gèrent » bien la situation en fonction des réalités militaires.

Une mesure contre-productive pour l’Ukraine

L’absence de droits de douane Ukraine UE est une mesure contre-productive pour l’Ukraine. Pour l’Ukraine qui a besoin d’armes, on peut douter de l’intérêt d’une mesure qui affaiblit l’économie des principaux pays producteurs d’armement en Europe, à commencer par la France très exposée. Comment une France appauvrie et désindustrialisée peut-elle produire davantage d’armes et les affecter à la défense de l’Ukraine ? Nous sommes en présence d’une équation impossible.

Or, les tensions entre l’Ukraine et les États-Unis ont montré que Kiev a davantage besoin d’armes non dépendantes du bon vouloir américain. Les Etats-Unis l’ont très bien compris et, logiquement, ils augmentent leur pression sur l’Ukraine, d’autant plus que les Européens, dont la France, ne peuvent pas compter sur l’aide américaine à court et moyen terme. Américains et Européens ont des objectifs économiques avant tout. La géopolitique sert donc la géo-économie. Les Européens, sauf la France, avec leurs milliards d’euros d’excédents commerciaux dans le monde, principalement aux États-Unis, n’ont de surcroit pas de leçon à donner.

États-Unis : rééquilibrage de leurs relations avec l’Europe

L’objectif des États-Unis est de dépenser moins en Europe, notamment en réduisant la présence de soldats, tout en forçant les Européens à acheter davantage américain pour assurer leur défense. Nous ne sommes nullement en présence d’un désengagement américain. La dépendance évolue. Elle devient technologique – les armes vendues aux Européens sont contrôlées par les États-Unis, même à distance – au profit d’un rééquilibrage financier en faveur des Américains.

En outre, les élargissements de l’OTAN, par exemple à la Finlande, augmentent les surfaces à protéger. « Business opportunities » : c’est autant de F-35 qu’il faudrait commander en conséquence. Un marché qui a des volumes d’affaires très importants et bien contrôlés. Les lobbyistes recrutés en Europe, souvent des anciens milliaires européens, sont efficaces. La limite de l’exercice réside dans les négociations avec les Russes, sans les Européens. La Russie refuse que l’Ukraine intègre l’OTAN. En revanche, elle ne s’oppose pas au fait que l’Ukraine rejoigne l’UE. « Business is Business ».

Nicolas Ravailhe

(à suivre)

Défense (4/6) : Comment les Allemands privilégient les excédents commerciaux aux États-Unis

Nicolas Ravailhe, professeur à l’École de guerre économique et avocat au barreau de Bruxelles (droit européen), propose une chronique sur la guerre économique entre les États-Unis et l’Europe dans le domaine de la défense en six volets. Ces articles ont été initialement publiés dans La Tribune.

Quatrième partie : la priorité de Berlin reste les excédents commerciaux, notamment aux États-Unis ; celle de Washington vise les ventes d’armes en Europe.

Nous assistons au début d’une relation en apparence conflictuelle avec le retour de Donald Trump mais, sans naïveté, les Européens ont toujours su que les États-Unis défendent leurs intérêts avant tout. Peut-on légitimement leur en vouloir quand tant d’États européens font de même ? Outre la phrase prêtée au Général de Gaulle à propos des États-Unis « qui n’iront pas mourir pour les beaux yeux d’une Hambourgeoise », la souveraineté des Européens en matière de défense est un sujet récurrent depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.

Si, en France, gaullistes, communistes et centre gauche (Pierre Mendès France) ont été unis contre la droite modérée pour refuser la Communauté européenne de défense (CED), ce n’est pas par crainte de l’Allemagne ou par refus de l’Europe. En 1954, la mise sous tutelle des Européens par les Américains était redoutée avec la CED. Les enjeux n’ont pas changé. Toutefois, les rapports de force, les institutions européennes et les courants de pensée sont désormais bien différents en Europe.

Agacements de Washington vis-à-vis de Berlin

On s’offusque en Europe du style de Donald Trump, mais les États-Unis ont toujours été à l’unisson pour réagir face aux excédents européens en matière civile. Les démocrates américains n’étaient pas non plus inactifs. Ils ont d’ailleurs aussi bien réussi avec les achats d’armes américains massifs en Europe sous la présidence de Joe Biden. Depuis Barack Obama, relayé par Donald Trump sous son premier mandat, puis par Joe Biden, les États-Unis n’ont eu de cesse de dire aux Allemands que le contribuable américain n’avait pas à les protéger contre les Russes alors que l’absence de budget de la défense outre-Rhin permet d’investir davantage dans les productions civiles.

Ces investissements permettent aux entreprises allemandes d’être attractives et, ainsi, d’avoir des excédents commerciaux aux États-Unis. Une colère américaine renforcée par le fait que les Allemands allaient acheter du gaz pas cher aux Russes – pourtant une menace – afin d’être encore plus compétitifs par rapport aux industries américaines. Nous ne pouvons pas avoir la mémoire courte. Jusqu’au déclenchement de la guerre russo-ukrainienne, l’alliance économique avec la Russie était plutôt germano-russe que russo-américaine.

Les Allemands ont profité pendant des décennies de cette réalité. Quand il devient compliqué de commercer avec les Russes sans renoncer aux États-Unis, l’Allemagne va chercher de nouveaux alliés ailleurs, en appliquant les mêmes logiques. La Chine, l’Inde avec un projet d’accord de libre-échange total avec l’Union européenne (UE) presque finalisé, les ex-pays satellites de l’URSS et l’Amérique latine sont déjà très « ciblés ». D’ailleurs, les liens tissés entre des États européens, en particulier l’Allemagne, et la Chine irritent les États-Unis.

Allemagne : priorité aux excédents commerciaux

L’Allemagne en connait les risques et elle équilibre en permanence ses messages. La progression des exportations allemandes aux États-Unis, plus de 40 milliards d’euros d’excédents supplémentaires en quatre ans, demeure une de ses priorités. Cette pénétration allemande des marchés américains n’a pas pour seule explication une augmentation de la production en Allemagne et dans les pays satellites en Europe de l’Est. Les États-Unis ont parfaitement observé – via Eurostat – une augmentation en Allemagne d’importations depuis la Chine.

De nouveau, il convient de citer le Général de Gaulle, « les États n’ont pas d’amis, ils n’ont que des intérêts ». Il ne sert à rien d’adresser un réquisitoire en règle contre l’Allemagne et/ou les USA, d’autant que des alliances militaires bien négociées sont utiles et nécessaires. L’Allemagne ne remet pas ses modèles en cause. Elle cherche à se redéployer ailleurs via l’UE, vers par exemple le Mercosur ou le « Comprehensive and Progressive Agreement for Trans-Pacific Partnership » (CPTPP), qualifié de mini OMC.

De même, rien ne paraît pouvoir arrêter les orientations américaines. Les États-Unis ne sont pas assez productifs et compétitifs. Le documentaire produit par les Obama, « American factory », en témoigne. Les États-Unis taxent en conséquence les biens entrant sur leur sol et ils utilisent leur puissance géopolitique pour exporter ce qu’ils fabriquent : des armes. Un troc s’opère : exportations d’armes en Europe contre importations civiles aux États-Unis. C’est si lucratif pour certains Européens que ceux-ci sont prêts à accepter sans broncher la sur-taxation de 10% des produits importés aux États-Unis sans répliquer.

Quid de la France ?

La France aurait pu s’entendre avec les États-Unis. Elle connaît la même réalité économique qu’eux avec des déficits commerciaux face à l’Allemagne, face à l’Italie, comme face à la quasi-totalité des pays européens. La première difficulté pour l’Hexagone est que ses entreprises souveraines sont souvent concurrentes des américaines, dans les secteurs où les États-Unis sont forts : défense, aéronautique, spatial… L’Allemagne va donc s’engouffrer dans cette brèche pour toujours finir par chercher à s’allier avec les États-Unis dans l’industrie de défense.

Rappelons-nous que le chancelier allemand Scholz (SPD) a déclaré « la France est notre allié le plus proche, les USA sont les plus importants ». Outre quelques dissensions et jalousies historiques probablement mal pansées, on doit comprendre que 92 milliards d’excédents commerciaux en 2024 sur les biens aux États-Unis pèsent davantage qu’environ 15 milliards d’euros d’excédents annuels en France. Puis, comme déjà évoqué, le droit européen protège l’Allemagne de représailles (taxes…) en France alors qu’il est inopérant aux États-Unis.

Défense : consensus politique en Allemagne

L’Allemagne connaît un consensus sur la guerre économique, même sans la nommer, depuis des années. Tous les partis politiques s’y rallient, y compris les écologistes et les sociaux-démocrates. Des crédits de la guerre votés même par le SPD « en 14 » en passant par le réarmement économique post 1945, l’Allemagne dirigée en coalition depuis des décennies n’a pas varié concernant son consensus : produire et importer pour vendre dans le monde entier.

Toutefois, les questions de défense y sont sensibles depuis l’après Seconde Guerre mondiale. Aucun des partis ne les a mises en avant. Ils ne souhaitaient pas réarmer. Une telle décision aurait exposé l’Allemagne à des logiques d’arbitrages géopolitiques qui auraient pu faire perdre des contrats civils et même militaires. L’Allemagne conçoit des chars pour les vendre, pas pour les utiliser. Des affirmations géopolitiques auraient pu exposer à des désaccords avec les États-Unis dans une registre où ceux-ci s’imposent depuis des décennies en qualité de « gendarme plus ou moins affirmé du monde ». Il est donc impératif d’éviter tout risque en l’espèce.

De plus, la gouvernance allemande est complexe à appréhender sur les sujets de défense. Le Bundestag a des prérogatives importantes et les accords y sont incertains. Cela pousse même des groupes allemands comme Rheinmetall à produire ailleurs, souvent en Europe de l’Est. Une stratégie d’éviction des risques politiques internes et des subventions européennes abondantes à l’Est et au Sud favorisent ces choix. En France, le pouvoir exécutif et ses structures comme le secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) emportent les décisions. La gouvernance en matière de choix de défense est plus stable.

Une affirmation de l’Allemagne dans le contrôle de l’UE

Avant la réunification, les Allemands « câlinaient » la France. Edith Cresson, qui a connu en responsabilité les deux périodes, avant et après, décrit parfaitement cette évolution. Les Russes étaient aux portes de l’Allemagne de l’Ouest et la France avait un intérêt stratégique pour la RFA. En repoussant les frontières de l’Europe avec la Russie en Ukraine, la donne a complètement changé. Cependant, en Europe, nous ne sommes pas pris en « traîtres » par nos partenaires / concurrents. Nous avons parfaitement, notamment à l’École de guerre économique mais pas exclusivement, analysé les stratégies de l’Europe du Nord.

À titre d’exemple, il est loisible d’observer que les fonds européens en Europe de l’Est ont servi à des relais de croissance pour les entreprises allemandes. La conséquence directe est que les États d’Europe soutiennent souvent l’Allemagne dans les décisions européennes afin de conserver les activités économiques « investies » par les entreprises allemandes sur leur sol.

En Europe, les stratégies économiques offensives priment sur les défensives. Notre pays souffre de deux maux : une croyance dans une Europe qui n’est plus le fantasme espéré jusqu’au milieu des années 1990 et un défaut de formation et de travail sur ce que l’UE est réellement. L’UE est le nom du champ de bataille et elle définit des règles communes dans la guerre économique (marché intérieur et accords économiques avec les pays tiers). Il ne suffit pas de toujours vouloir avoir raison et d’en expliquer les motifs aux autres Européens, il faut vouloir gagner.

France : la réindustrialisation, clé de son autonomie

Pour peser en Europe, il faut des succès économiques. Un État qui s’appauvrit doit d’abord analyser ses échecs et se réorganiser. La France doit profiter de l’effort de défense pour se réindustrialiser et vite, pour produire et pour exporter. En matière d’intelligence économique, le secteur de la défense est une priorité. Souverain, notre pays a un avantage : la souveraineté comme « soft », « smart » et même « hard power », en proposant à des États d’acquérir nos technologies afin de ne pas dépendre des États-Unis ou d’autres pays, en particulier la Chine. La question centrale est donc celle des financements de la réindustrialisation et des choix effectués en tenant compte des cadres juridiques européens.

Nicolas Ravailhe

(à suivre)

Défense (3/6) : L’Union européenne préfère la géo-économie à la géopolitique

Nicolas Ravailhe, professeur à l’École de guerre économique et avocat au barreau de Bruxelles (droit européen), propose une chronique sur la guerre économique entre les États-Unis et l’Europe dans le domaine de la défense en six volets. Ces articles ont été initialement publiés dans La Tribune.

Troisième partie, sous l’influence de l’Europe du Nord, l’Union Européenne ne fait pas de géopolitique via les armées des États membres, mais de la géo-économie.

Le 24 février 2025, Emmanuel Macron a réuni à Paris les États européens pouvant aider à sécuriser un accord entre les Etats-Unis et la Russie dans l’hypothèse d’une évolution favorable du conflit russo-ukrainien. Il est étrange d’envoyer des soldats français, aux frais du contribuable français, en Ukraine pour un accord auquel nous ne sommes pas partie et surtout pour protéger des intérêts économiques américains et allemands en Ukraine. Sans doute sensible aux soutiens européens mais lucide, le président ukrainien ne semble pas croire en l’efficacité des Européens. Volodymyr Zelensky a davantage besoin d’un soutien américain. Il n’a donc accepté de céder des « terres rares » aux Américains qu’en garantie de la protection de l’Ukraine. A la suite de l’accord intervenu entre eux, les ventes d’armes américaines ont repris.

Les États-Unis défendent leurs intérêts et n’allaient quand même pas renoncer à faire coup double : prédations économiques civiles – cf. la Banque mondiale montrant les montants très importants d’investissements directs étrangers américains en Ukraine – et exportations d’armement.

Ne pas gêner les Américains

L’Europe n’entend pas se mêler des négociations inhérentes à ce conflit, sauf pour les faciliter et même si elles ont des conséquences sur son flanc Est. La priorité de l’Union européenne (UE), c’est l’économie sans gêner les USA. Le jour où Emmanuel Macron a reçu des Européens à Paris pour discuter géopolitique, la Commission européenne présidée par Ursula von der Leyen a dépêché à Washington le commissaire au commerce, Maros Sefcovic. Ce dernier a donc eu pour mission de promettre davantage d’achats par l’Europe d’armes et de gaz liquide « made in USA ».

Pourtant, la Commission européenne n’a pas de compétence pour décider des acquisitions d’armes par les États membres. La souveraineté numérique des Européens est également sacrifiée et les GAFAM, Apple et Meta, qui ont violé le droit européen, se voient infliger des amendes réduites.

Vers des achats d’armes américaines

Les achats d’armes aux USA demeurent en « pole position » des négociations. Cette démarche est d’autant plus déployée que depuis des mois, la présidente de la Commission européenne, après avoir retiré la compétence défense du portefeuille du commissaire français, pousse la création d’un marché intérieur européen de la défense. Ce dernier aura vocation à structurer les commandes des États, sans réels éléments de souveraineté européenne. Les initiatives en ce sens avancent, par exemple le programme européen pour l’industrie de la défense (EDIP) ou les propositions de modification de directives : « Omnibus défense » et « marchés publics ».

Si la création du marché intérieur de la défense rencontre des difficultés en raison de la complexité juridique des traités européens, le think tank Brugel est activé pour pallier les difficultés. En effet, Brugel a publié une proposition tendant à structurer la commande des Européens en matière de défense à travers un « mécanisme européen de défense » sur base ad hoc des institutions de l’UE. Dans une autre note, il suggère également de taxer les États récalcitrants. Ce n’est pas sans écho à la demande américaine d’atteindre des montants de dépenses de défense à hauteur de 5% du PIB des États.

Considérant les promesses répétées encore très récemment d’achats d’armes aux États-Unis et l’absence d’accord en Europe sur la notion d’armement souverain européen, on peut légitimement craindre qu’un marché intérieur de la défense, comme toute démarche connexe, affecte notre souveraineté. On pourrait résumer ainsi la situation : aux Français les ronds dans l’eau géopolitiques sans effet et à l’UE – sous contrôle des autres États – d’aller sécuriser les intérêts économiques des Européens aux États-Unis et ailleurs.

Contrarier davantage les USA aurait en effet des répercussions pour le commerce européen dans d’autres parties du monde. « Vivons cachés pour ne pas défier les États-Unis, vivons heureux », telle pourrait être la maxime de l’Européen en matière de géopolitique. Pour les Européens, la priorité est au business dans les secteurs où les États-Unis sont faibles et il ne faut pas défier les Américains dans les domaines où ils sont forts.

Des enjeux économiques colossaux

Il faut bien reconnaître que l’enjeu est de taille. En valeur absolue, l’UE est passée de 158 milliards d’euros d’excédents en matière de commerce de biens avec les Etats-Unis en 2023 à 198 milliards en 2024. Certes, ces données sont pondérées par un déficit récurrent d’environ 100 milliards d’euros sur les services. Les importations de services n’affectent cependant pas davantage les États européens très exportateurs aux États-Unis que les autres. La consommation de services américains en France contribue même à la protection des exportations de biens allemands aux États-Unis. D’où le troc européen qui consiste à ne pas affecter l’économie numérique américaine en Europe en échange d’une absence de taxation des biens européens aux États-Unis.

Des logiques d’optimisation de fonds européens et d’évasion fiscale au profit d’entreprises américaines en Europe, via l’Irlande, sont aussi à prendre en compte. L’Irlande, qui est peu peuplée et dont la superficie permettant de produire sur son sol est peu étendue, a des excédents records aux États-Unis, 50 milliards d’euros en 2024.Des liens anciens et étroits avec les États-Unis en font un parfait cheval de Troie en Europe au profit de multinationales américaines. L’Allemagne laisse faire et anéantit toute tentative dans l’UE de mettre un terme aux dumpings irlandais. Il ne faudrait pas « fâcher » des acteurs économiques américains influents.

L’Europe gagnante dans les échanges commerciaux

Force est de constater qu’en moyenne, les Européens sont gagnants dans les échanges commerciaux avec les États-Unis depuis des décennies. Mais tout dépend de qui l’on entend par Européens… Ce sont les États membres et les députés européens des États gagnants qui dirigent l’UE. Des intérêts divergents apparaissent dans la ventilation des excédents et des déficits.

Concernant les biens, l’Allemagne est toujours numéro un, l’Irlande et l’Italie, selon les années, se partagent la deuxième place. On comprend que l’attrait de la présidente du Conseil italien, Giorgia Meloni, pour le nouveau président des États-Unis n’est pas qu’idéologique. Suite aux intentions affichées de Donald Trump de taxer les produits européens, il est aisé de constater que les milieux d’affaires italiens sont très mobilisés pour éviter de telles mesures outre-Atlantique. À l’instar des Allemands et des Irlandais, ils ont aussi œuvré pour contenir les possibles répliques européennes.

D’autres pays ont des logiques inversées. La Belgique et, plus encore, les Pays-Bas, ont opté pour aider les importations en Europe de biens fabriqués aux États-Unis. Alliés de la Chine, des États-Unis, comme de tous ceux qui veulent exporter en Europe, ces États mobilisent leurs infrastructures portuaires pour ensuite revendre ces biens aux autres Européens via les dispositions de l’article 28 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne.

Les États importateurs s’enrichissent ainsi en gardant une partie des droits de douane perçus par l’UE – 25% pour le premier État importateur en Europe – et leurs entreprises engrangent des marges en revendant ces produits dans le marché intérieur européen. Les statistiques de l’UE en sont faussées. Il ne s’agit pas d’importations qui restent, par exemple, aux Pays-Bas ou en Belgique. Eurostat appelle ce procédé, « l’effet Rotterdam ». En conséquence, quand la France pense avoir un léger excédent dans ses échanges de biens avec les États-Unis, elle a en réalité un déficit

France/États-Unis : Déficit commercial

En effet, il est nécessaire de prendre en considération une partie des milliards d’euros de déficit des Pays-Bas qui sera revendue en France. C’est dans le marché intérieur européen que notre pays connaît son plus grand déficit commercial (-149 milliards d’euros en 2022). Les Pays-Bas ont quant à eux des excédents énormes (+327 milliards en 2002). Pays exportateur et/ou importateur, l’Allemagne régule les deux fonctions dans la relation économique avec les États-Unis. Les intérêts des États membres de l’UE sont donc divergents.

Toutefois, une écrasante majorité des États membres a décidé d’utiliser le commerce des armements comme outil de régulation des intérêts civils. En matière de défense, l’Allemagne va même jusqu’à refuser d’acheter ce qu’elle produit. La commande d’hélicoptères américains Apache en est une des illustrations. L’Allemagne n’achète jamais français et n’indique pas vouloir changer de stratégie. Coopérer dans la défense nucléaire n’est pas acheter.

Coopérer dans l’armement terrestre signifie absorber les entreprises françaises. Un projet de char incluant 11 États membres – sans la France – et avec les entreprises KNDS et Rheinmetall vient d’être sélectionné dans le cadre du Fonds européen de défense (FEDef). Les promoteurs du MGCS Franco-allemand avec KNDS devraient être perplexes. En matière navale, la concurrence fait rage. Dans les secteurs de l’aéronautique et du spatial, les blocages sont nombreux et les intérêts de pays tiers, notamment américains, rodent en permanence dans les politiques et les programmes européens.

Nicolas Ravailhe

(à suivre)

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