PLFSS 2023 : la Sécurité Sociale en mode « migration des Lemmings »

Le projet de loi de financement de la Sécurité Sociale pour 2023 arrive au Sénat après que le Gouvernement a actionné à deux reprises l’article 49.3 de la constitution pour le faire adopter sans vote. Ce processustémoigne de la fragilité de sa majorité relative du gouvernement à l’Assemblée nationale – pris entre les oppositions, qui avaient réussi à faire adopter des amendements comme celui du groupe communiste qui transférait la dette Covid de la Sécurité sociale à l’État, et un groupe LR qui ne peut ou ne veut assumer totalement qu’il est la roue de secours du macronisme, l’engagement de la responsabilité du gouvernement sur les différents textes budgétaires était inscrit dans la logique même du débat parlementaire tel qu’il l’avait engagé depuis l’ouverture de la session parlementaire.

Le début de son examen en séance au Sénat dès le 7 novembre 2022 permettra de mesurer jusqu’où peut aller le mode polyphonique entre l’exécutif, ses soutiens directs à l’Assemblée nationale et ce qu’il reste de la droite parlementaire, en position de force au sein de la Haute Assemblée. Comme chaque année, le passage au Sénat pourrait bien aggraver le caractère antisocial du PLFSS, mais il faudra regarder précisément si le gouvernement acceptera un compromis plus important que les années précédentes.

Au-delà des questions de financement, c’est évidemment la situation du système de santé et la perspective d’une réforme des retraites qui fait du PLFSS 2023 un enjeu particulièrement fort ; nous donnerons cependant en fin d’article des éléments d’analyse sur les différentes branches.

Le budget de la sécurité sociale plus malthusien que jamais

Le budget prévoit 595 milliards d’euros de recettes (presque le double du projet de loi de finances pour 2023) et 601,9 Mds €. Ce déficit de 6,8 Mds € en 2023 (1,1 % contre 39,1 % pour le PLF) est dû à une augmentation de la masse salariale (+5 % en 2023) sur fond de créations d’emplois et de hausses des salaires, ce qui confirme en passant que l’équilibre des comptes sociaux sera d’abord atteint grâce à l’augmentation des recettes consécutive à une politique volontariste de l’emploi et de répartition des richesses – ce que nous proposons – plutôt que par la logique décliniste de la droite et des néolibéraux qui tend à privilégier la contraction des dépenses. C’est le premier enseignement de ce premier PLFSS du second quinquennat Macron : l’amélioration de la situation des comptes de la Sécurité sociale ne remet pas en cause la logique idéologique de réduction des déficits publics, alors même que nous nous trouvons dans un contexte d’inflation et de récession économique au niveau mondial.

Ainsi contre toute rationalité économique, le gouvernement prévoit de réaliser 1,7 Md € d’économies en 2023 (mise à contribution de la biologie médicale qui a profité des dépistages COVID -400 M€, déremboursement des arrêts maladies prescrits en téléconsultation, baisse des remboursement des médicaments -100 M€) auquel il faut ajouter une sous-revalorisation des dépenses d’assurance-maladie – hors dépenses liées au Covid – de 3,7 % par rapport à l’inflation (4,7%) et de l’évolution naturelle des dépenses de santé (4% en moyenne) ; à titre de comparaison, même pour le budget 2022 de la sécurité sociale, le gouvernement Castex avait produit un effort plus important avec une hausse de l’ONDAM de 3,8 % (hors COVID). Comment croire enfin que le financement annoncé des tests et vaccins COVID sera limité à 1 Md € quand les mesures d’urgence sanitaires avaient coûté quelques 11 Mds en 2022 ?

Dans son rapport sur le financement de la Sécurité sociale, la Cour des comptes appelle à clarifier et à stabiliser les règles de financement de la Sécurité sociale.

Depuis une trentaine d’années, l’impôt a pris une place croissante (38 % en 2021, dont 20 % pour la CSG et 8 % pour la TVA) dans le financement de la sécurité sociale afin de faire face à des besoins financiers croissants et de réduire le poids des cotisations sociales au prétexte d’alléger le coût du travail peu qualifié, d’améliorer la compétitivité et d’augmenter les salaires nets ; les cotisations ne représentaient plus que 50 % des recettes en 2019 contre 90 à la fin des années 1980. Les autres recettes (12 %) comprennent la contribution d’équilibre de l’État au régime des pensions des fonctionnaires, des transferts financiers et divers autres produits. Le gouvernement prévoit également de transférer 17,7 Mds € à la Cades, soit autant de recettes en moins pour financer les hôpitaux, la retraite à 60 ans, etc.

C’est donc une pénurie des recettes qui a été sciemment organisée par les gouvernements successifs ; les différents dispositifs d’exonérations, d’exemption et d’allègement de cotisations sociales représentent une perte de 75 Mds € de recettes pour la Sécurité sociale – 30 Mds € ne sont pas compensés par l’État à la Sécurité sociale, pour des politiques qui ont démontré leur inefficacité en matière de création d’emploi.

Au chapitre des équilibres financiers, le gouvernement a cherché à renforcer le soutien des députés LR à son projet en mettant avant la « lutte contre la fraude sociale ». Il prétend ainsi augmenter de 10% les fraudes à la Sécurité sociale détectées, en accordant des pouvoirs de police judiciaire à certains « agents de contrôle » et en autorisant le partage d’information avec les tribunaux de commerce ; sauf que ce PLFSS ne prévoit pas de renforcer les moyens humains et financiers des contrôleurs de la Sécurité sociale. Pourtant la fraude des entreprises aux cotisations patronales est estimée à 20 Mds € par la Cour des comptes en 2012 et la fraude des professionnels de santé estimée à 500 M€ par an.

Ils n’ont rien retenu de la crise sanitaire

La branche Assurance Maladie connaît une réduction de son déficit à 6,7 Mds € en 2023. L’objectif national des dépenses de santé (ONDAM) augmentera de 3,7 %, si l’on exclut les dépenses exceptionnelles liées à la crise sanitaire. Il s’agit, selon l’exécutif, d’une « forte progression » qui correspond à 8,6 Mds € supplémentaires de dépenses courantes par rapport à 2022.

La croissance de 4,1 % de l’enveloppe de l’hôpital (soit 4 Mds €) est censée financer la poursuite des revalorisations issues du « Ségur » et des assises de la santé mentale, la hausse du point d’indice dans la fonction publique dans les hôpitaux privés non lucratifs.

L’ONDAM est donc fixé à 238,3 milliards d’euros en 2023, mais à nouveau cette hausse de 3,7 % de l’Ondam en 2023 est inférieure à la hausse tendancielle des besoins en santé qui est estimée à 4 % par la commission des comptes de la Sécurité sociale, inférieure à la hausse de l’inflation (4,7% en 2023, selon les prévisions de la Banque de France au 15 septembre dernier) ; ainsi si on tenait compte de l’inflation, la progression devrait être de 10,9 Mds € contre les 8,6 Mds d’euros prévus. C’est plus de 2 Mds d’économie supplémentaires sur le dos de la santé qui s’ajoutent à celles de deux décennies d’austérité (hors dépenses exceptionnelles de la crise sanitaire, qui a causé des dégâts profonds qu’une politique rationnelle aurait dû réparer).

Le retour masqué de la réforme des retraites

Les dépenses de la branche vieillesse pour 2023 sont de 273,3 Mds € en hausse de +4,5% par rapport à 2022. C’est la résultante pure et simple de notre démographie.

Dans un premier temps annoncé par voie d’amendement dans le PLFSS 2023, la réforme des retraites devrait finalement faire l’objet d’un texte spécifique à la rentrée 2023. La précipitation et la détermination affichée de l’exécutif sont pourtant à contre-courant des perspectives du Conseil d’Orientation des Retraites (COR) ; en effet, les dépenses de retraites du pays devraient rester stables dans le temps à 13,9% du PIB. Or, si les régimes de pension deviennent légèrement déficitaires de 2022 à 2032 (-0,5% à 0,8% du PIB) et à un niveau parfaitement supportable, c’est essentiellement parce que l’État prévoit d’économiser sur la masse salariale publique, notamment en réduisant les traitements indiciaires de ses fonctionnaires territoriaux et hospitaliers qui cotisent à la Caisse nationale de retraite des agents des collectivités locales.

Nous faisons donc face à un pur entêtement idéologique : les néolibéraux français sont obsédés (à l’instar de leurs homologues européens) d’une part par la nécessité de réduire les dépenses publiques et d’autre part d’ouvrir de nouveaux marchés aux entreprises financières. Cela fait sens avec le refus tout aussi obsessionnel de retrouver un niveau de recettes fiscales et sociales décent : les baisses de cotisations sociales n’ont pas vocation à améliorer la compétitivité mais à compléter l’action menée depuis Nicolas Sarkozy pour réduire massivement la fiscalité des entreprises – surtout celle des plus grandes et nourrir ainsi les bénéfices et les dividendes au-delà de leurs performances réelles et sans lien avec des investissements concrets pour leur développement. Alors, pensez-vous qu’on puisse envisager dans ce contexte avec un tel gouvernement et un tel recrutement politique une taxation rationnelle des super-profits ?

Cet entêtement idéologique se nourrit d’arguments démographiques absurdes – la hausse de l’espérance de vie qui justifierait la réduction des droits à la retraite alors qu’ils l’ont permise – et moraux – le « sens de l’effort » et la « valeur travail » (sans jamais vouloir reconnaître la valeur du travail) – qui ont plus de rapport avec le puritanisme anglo-américain qu’avec la réalité économique franco-européenne. Cette justification idéologique des reculs sociaux est d’autant plus absurde que le rapport du COR préconise de relever de 1,4% point le taux de prélèvement des retraites en 2032 pour atteindre l’équilibre du système de retraite.

Le PLFSS arrivant au Sénat, on peut supposer que, comme chaque année, le groupe LR (qui dispose de la majorité absolue) déposera un amendement prévoyant le report de l’âge légal de départ à la retraite (63 ans en 2018, 64 ans en 2019, à nouveau 63 ans en 2020, puis 64 ans en 2021). Novembre 2022 sera donc un moment politique particulièrement révélateur : Quel sera le niveau de l’amendement LR ? Quelle sera l’attitude de l’exécutif à son égard ? Le renvoi d’une réforme des retraites désormais annoncée comme essentiellement paramétrique (le recul de l’âge de départ, avec un compromis possible sur l’augmentation de la durée de cotisation) au 1er trimestre 2023 après concertation pourrait ainsi faire long feu. L’hypothèse d’une réforme des retraites « par surprise » en devançant le congrès de LR (et quel dirigeant de LR issu de ce congrès irait après coup remettre en cause un tel « acquis » ?) n’est pas totalement à exclure.

La véritable pomme de discorde entre Sénateurs et gouvernement se situe ailleurs : dans le transfert précipité du recouvrement des cotisations Agirc-Arrco vers l’Urssaf (87 Mds €) prévu à l’article 6 du PLFSS. En juin 2022, la commission des affaires sociales du Sénat préconisait de reporter l’unification du recouvrement pour laisser le temps à la sécurisation des systèmes d’information ; ce dispositif, au-delà des débats de fond, pose de réelles difficultés techniques et pourrait impliquer une perte de contrôle sur leurs droits individuels pour les assurés sociaux. Par ailleurs, l’ensemble des organisations syndicales et patronales y sont opposées. En commission, les députés avaient ainsi refusé le transfert de cotisations de l’Agirc-Arrco à l’Urssaf au 1er janvier 2023 (c’est peut-être la justification essentielle du recours au 49-3).

Familles, je vous aime ?

Les dépenses de la branche famille pour 2023 sont fixées à 14,8 Mds € en hausse de +4,2 %.

Dans le but de mieux concilier vie professionnelle et familiale, il est prévu une série de mesures destinées à réduire le coût de la garde d’enfants et à mieux tenir compte de la diversité des situations familiales. Le texte ouvre la possibilité de répartir entre les parents séparés l’aide allouée au titre du financement de la garde d’enfants : les parents n’auront plus à se débrouiller entre eux pour partager l’aide qui leur est versée.

Notre pays manquant cruellement de places en crèche, 60 % des enfants sont gardés chez une assistante maternelle, solution plus coûteuse mais contrainte. Or plutôt que d’accélérer les investissements, revaloriser les métiers (on a vu que le ministre de la solidarité considérait que les Ass’mat’ étaient déjà trop rémunérées) et créer un véritable service public de la petite enfance, le gouvernement préfère consacrer 300 M € à la prise en charge pour les familles des frais de garde à domicile. On ne peut pas totalement dénoncer ce soutien aux familles, mais il s’agit dans les faits d’une forme de renoncement concernant les engagements à ouvrir des places de crèches. On notera également l’alerte de l’Union des familles Laïques : cette stratégie dans le contexte actuel d’explosion des prix de l’énergie pourrait avoir pour effet d’inciter les collectivités à renoncer à l’ouverture de crèches pour privilégier une prise en charge à domicile, privilégier les solutions individuelles au cadre collectif.

Enfin, l’aide financière à la garde d’enfants normalement conçue pour les enfants de moins de 6 ans pourra ainsi être perçue par les pères ou mères célibataires jusqu’aux 12 ans de leur enfant.

Par contre, une dernière mesure qui risque de passer inaperçu pourrait bien fragiliser les comptes de la branche famille. Le transfert à la branche famille des indemnités journalières des congés de maternité post-naissance, jusqu’ici prises en charge par l’assurance maladie, vise uniquement à rééquilibrer les comptes entre les différentes branches de la Sécurité sociale. Depuis la disparition de l’universalité des prestations sociales sous le quinquennat Hollande, les excédents de la branche famille « compensent » les déficits de la branche maladie induits entretenus par les exonérations de cotisations sociales des entreprises. La prise en charge par la branche famille des indemnités journalières pour un montant de 2 Mds € indique que le rétablissement des soins serait déconnecté de la branche maladie.

Remplir la coquille vide de la branche autonomie

Créée à la sauvette en juillet 2020, sans nouveau financement et sans réellement arrivé à distinguer ce qui aurait dû relever de la branche maladie ou de la branche vieillesse, la branche perte d’autonomie atteint 37,3 Mds € en 2023 soit +5,4%, du côté des établissements et services de personnes âgées, le budget de la Sécurité sociale progresse de 5,1 % et de 5,2 % pour les établissements des personnes handicapées. La réalité c’est qu’il manque toujours d’une politique publique cohérente pour avancer sur un enjeu important qui mobilise plus de 66 Mds € répartis aujourd’hui entre État, Sécurité sociale et Départements. Pariant sur le traumatisme causé par la crise sanitaire, le gouvernement d’alors s’était en réalité exonéré facilement de la nécessité de présenter un véritable plan d’actions.

Afin de renforcer les effectifs des Ehpad, première étape d’un plan qui vise à 50 000 recrutements supplémentaires d’ici 2027, le PLFSS financerait 3 000 postes d’infirmiers et aides-soignants, à hauteur de 170 M€ pour 2023 (+ 4 000 places additionnelles pour les aides à domicile). Cet effort représente à peine 10 % de ce qui serait nécessaire en réalité pour atteindre à moyen terme un encadrement d’un personnel par résident. Il y a 7 000 EHPAD en France : ce qui nous est présenté correspond à un demi post par établissement.

Le PLFSS enterre provisoirement les « deux heures supplémentaires de vie sociale » pour des personnes âgées, évoquées pendant la campagne présidentielle en direction de quelque 780 000 personnes. Ayant découvert qu’il fallait discuter des modalités avec le département, le gouvernement ne le fera en réalité pas entrer en vigueur avant 2024.

Les Fossoyeurs, enquête publiée en janvier 2022, avait mis à jour un mode de gestion du groupe privé ORPEA conduisant en soi au mauvais traitement de personnes âgées tout en captant de l’argent public à son profit, au détriment de ses pensionnaires. Le scandale qui couvait depuis de nombreuses années a été tel que les premières mesures apparaissent dès le PLFSS 2023 avec le renforcement des pouvoirs d’inspection de l’IGAS et des obligations de transparence du modèle économique des opérateurs d’EHPAD en exigeant la communication d’un certain nombre de données liées à leur mode de fonctionnement. On est loin d’une fin du système des EHPAD à buts lucratifs et d’un véritable service public, mais ces premières mesures représentent un progrès.

Les salariés de l’accompagnement des personnes âgées et des personnes handicapées ont enfin été entendus sur plusieurs de leurs revendications. Pour le secteur associatif, des augmentations pour les salariés des établissements seront financés, afin de tenir compte de l’augmentation du point d’indice dans la fonction publique (de 3,5 %, sous l’inflation). Et face à l’explosion des prix de l’énergie et des prestations de services, les établissements du secteur médico-social ont aussi obtenu une rallonge pour amortir le choc : les Ehpad bénéficieront du « bouclier » pour les particuliers pour ne pas subir de plein fouet la hausse des prix de l’énergie.

Au regard de la faiblesse du PLFSS en matière d’accidents du travail et de maladies professionnelles (quelques rares mesures pour le milieu agricoles), nous ne ferons pas de parties autonomes sur la question. Nous pointeront cependant que la Cour des Comptes avait pointé les graves difficultés dans ce domaine rencontrées par le secteurs médico-social : encore une fois, la crise sanitaire n’aura apporté aucune inflexion dans les politiques du gouvernement.

* * *

Le projet de loi de financement de la Sécurité sociale pour 2023 est particulièrement décevant. Le gouvernement ne tire aucune conséquence des besoins d’investissements financiers dans notre système de santé et préfère maintenir les dépenses de santé en dessous de l’inflation et donc aggraver la détérioration des conditions de travail des personnels hospitaliers et l’accès aux soins des patients. Pire nous pouvons craindre une forme d’opération éclair sur les retraites avec la complicité de la majorité sénatoriale. Mais même sans offensive anticipée sur ce dossier, ce PLFSS 2023 est en opposition frontale avec nos principales exigences de fond :

  • Interdire le secteur lucratif dans la gestion des Ehpad ;
  • Créer un pôle public du médicament, des dispositifs médicaux et de la recherche ;
  • Instaurer un moratoire sur les fermetures d’établissements, de services et de lits hospitaliers ;
  • Rétablir les gardes des médecins libéraux et un conventionnement sélectif à l’installation ;
  • Encadrer les dépassements d’honoraires à hauteur de 30 % du tarif pour aller à leur suppression ;
  • Développer les centres de santé ;
  • Améliorer les mécanismes de transparence dans la fixation des prix des médicaments ;
  • Rétablir l’universalité des prestations familiales…

Du point de vue des financements, il entre également en contradiction avec nos analyses qui s’appuient notamment sur le fait que les baisses de cotisations des entreprises n’ont jamais créé un seul emploi ni amélioré leur compétitivité. Par ordre de priorité, il aurait fallu dès 2023 :

  • Rétablir les cotisations patronales du CICE (26,8 Mds €) ;
  • Supprimer le dispositif « Fillon » sur les bas salaires (24,5 Mds €) ;
  • Supprimer la taxe sur les salaires des établissements publics de santé (5 Mds €).

Plus le temps passe, plus le sentiment d’une déconnexion totale entre la réalité sociale et l’action des pouvoirs publics grandit. Ce PLFSS 2023 l’illustre une nouvelle fois. Année après année, le macronisme – le sarkozisme et le hollandisme avant lui – donne l’impression d’une migration de Lemmings emmenant les comptes sociaux vers la falaise.

De l’Élysée au Parlement : cynisme et désordre

Et de trois ! Élisabeth Borne vient d’engager, quelques heures à peine après la fin de l’entretien télévisé du Président de la République sur France 2 et France info, la confiance du gouvernement sur la suite du projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS). Le recours au 49.3 avait été activé pour le projet de loi de finances (avant même la fin de l’examen de la première partie – les recettes) et le début du PLFSS. Ce matin, la NUPES a annoncé logiquement le dépôt d’une nouvelle motion de censure après celles qui ont été débattues en début de semaine.

Avant ce nouvel épisode peu glorieux de la séquence budgétaire, Emmanuel Macron s’en est pris hier soir à l’opposition de gauche sur le ton d’une colère surjouée, qui ne sied pas à un Chef de l’État : « Ce qui me met en colère, c’est le cynisme et le désordre […]. Ils ont prouvé qu’ils n’ont pas de majorité, mais ils ont surtout prouvé qu’ils étaient prêts, socialistes, communistes, écologistes, LFI, à se mettre main dans la main avec le Rassemblement national alors qu’il y a la guerre en Europe, la crise, le désarroi de tant de familles et qu’il faut être du côté des Français. […] Ils ont montré une chose : ils ne sont pas du côté du mérite, de l’ordre, du travail, de la solution, de l’avancée, ils sont du côté du désordre et du cynisme. Et je vous le dis: ça ne mènera à rien. Ces gens-là ne sauront pas demain gouverner ensemble. »

La chute de la tirade macronienne démontre l’absurdité même du raisonnement élyséen : il ne fait de mystère pour personne qu’il ne sera jamais à l’agenda de la gauche de gouverner avec le rassemblement national ou avec son soutien. Il est tout autant excessif – et donc insignifiant pour suivre l’adage – de refuser aux oppositions d’user d’une des rares procédures que leur laisse la constitution pour exprimer la cohérence de leur ligne face au gouvernement. Ainsi au prétexte de la guerre en Ukraine, de l’inflation, de la crise énergétique et économique, il faudrait taire les divergences et ne surtout pas récuser une politique que l’on combat. Un raisonnement aussi spécieux que le tweet de Jean-Luc Mélenchon, le 20 octobre au soir caractérisant le macronisme comme « un régime de violence autoritaire » du seul fait du recours à une procédure constitutionnelle. Les victimes des nouvelles règles d’engagement et d’intervention des forces de l’ordre dans les manifestations depuis 6 ans apprécieront sans doute la mesure du propos. Nous ne serons jamais favorables au parlementarisme contraint et rationalisé de la Vème République (que nous avons toujours dénoncé), mais le registre de l’outrance choisi par deux dirigeants politiques de ce niveau n’est en rien rassurant.

Le jeu de dupes de la “majorité parlementaire”

Les groupes parlementaires de la NUPES avaient au demeurant d’excellentes raisons pour censurer le gouvernement. Si le contexte actuel empêche l’exécutif de rompre totalement avec le « quoi qu’il en coûte » – les incertitudes liées à la guerre, aux pénuries et aux conséquences des décisions inadaptées de la Banque Centrale Européenne rendent prudents les néolibéraux français qui nous gouvernent – les moyens, la logique politique et l’économie générale du budget présenté par l’exécutif sont incompatibles avec une politique de gauche (salaires, relance, politique industrielle, solidarité sociale…).

Le macronisme sans majorité parlementaire officielle n’a pas changé de méthode ; il n’écoute pas plus qu’avant les parlementaires et encore moins ceux issus de l’opposition. Le gouvernement a prétendu avoir intégré de nombreux amendements dans le texte du budget sur lequel il a engagé sa responsabilité, or sur les 117 concernés 83,7 % sont issues de ses propres soutiens (Renaissance, Modem, Horizons) ou de lui-même (le texte « final » intègre 23 amendements que le gouvernement a déposé pendant les débats dans l’hémicycle – petite bizarrerie institutionnelle française). LR pourra revendiquer l’intégration de trois amendements ; LIOT (groupe rassemblant le centre droit et plusieurs députés ultra-marins) a été gratifié de cinq reprises ; quand à la NUPES, le gouvernement a daigné reprendre onze de ses amendements (à considérer que les six issus de la commission des finances aient été tous portés par son président Éric Coquerel).

répartition des amendements intégrés par le gouvernement dans le PLF 2023 dont le texte a fait l’objet du recours au 49.3 (source : Libération)

L’intervention d’Élisabeth Borne à la tribune de l’Assemblée Nationale a fini de démontrer le marché de dupes de cette supposée largesse d’esprit gouvernementale : énumérant un à un les amendements tolérés, leur caractère cosmétique est apparu clairement. Elle semblait d’ailleurs follement s’en amuser ; elle ne réprimait même plus un grand sourire narquois en direction des bancs de la gauche quand elle citait les amendements qu’elle lui reprenait. Elle est donc pleinement consciente qu’elle proposait au prétexte d’un grain de sel ajouté à la NUPES d’avaler tout entier un plat écœurant : au moins, le débat budgétaire aura permis à Mme Borne de gagner en assurance, c’est toujours ça de pris ; les Français n’y ont rien gagné par contre.

Mais le recours au 49.3 était en réalité inscrit dans les tablettes dès le départ : il s’agit en réalité de camoufler l’existence en pratique d’une majorité parlementaire à l’Assemblée nationale, fondée sur la connivence non assumée d’une majorité de députés LR avec les politiques économiques et sociales mises en œuvre par la « majorité présidentielle ». En engageant la responsabilité de son gouvernement, Élisabeth Borne leur permet de ne pas se prononcer sur son budget et son PLFSS tout en les laissant passer. Les députés LR peuvent ainsi continuer de revendiquer la fiction de leur non appartenance à la majorité.

Pourtant, cet épisode risque d’avoir une réplique sénatoriale en lien avec le congrès des Républicains qui se tiendra en décembre. Le président du groupe LR au Sénat, Bruno Retailleau, est opposé à Eric Ciotti pour prendre la direction du parti. Depuis deux jours, les couloirs du Sénat bruissent de rumeurs annonçant le rejet du PLF dès la première partie : face à celui qui plaide pour l’union des droites réactionnaires mais qui n’aura pas osé censurer le gouvernement, le Chouan Retailleau pourra revendiquer le rejet du PLF pour satisfaire la radicalité des militants LR. Un niveau digne d’une dispute de cour d’école élémentaire, mais symptomatique de la médiocrité de bien des dirigeants politiques actuels.

Un ambiance nauséabonde

La stratégie macroniste a donc fait long feu. Le Président a été contraint hier soir de formuler explicitement le souhait d’une alliance formelle entre LR et ses propres soutiens. En réalité, sur l’économie et le social rien ne les sépare vraiment ; c’est sur la stratégie culturelle et politique que se joue le congrès LR. Emmanuel Macron a presque cité dans le texte les mots de Nicolas Sarkozy dans l’entretien que ce dernier a accordé au Journal du Dimanche : mérite, ordre, travail… il a multiplié les appels du pied à la droite républicaine que ce soit sur les retraites, sur le refus d’augmenter la valeur du travail, sur la sécurité ou sur l’immigration.

Le Président de la République sait que son quinquennat est déjà fini avant même d’avoir réellement commencé (ce qui ne veut pas dire que les Français ne subiront pas les conséquences désastreuses de ses orientations) ; après avoir joué les Matamor sur la dissolution, il sait désormais qu’une conjugaison des contraires le temps d’une motion de censure est possible et que sa menace pourrait se retourner contre ses fidèles. Il lui faut donc formaliser ce qu’il se refusait à faire jusqu’ici.

Marine Le Pen n’a pas seulement pris au piège LR et Emmanuel Macron ; elle a plongé la NUPES dans le désarroi. Depuis lundi, les députés de gauche se voit contraints par les médias de se justifier de n’avoir pas voulu faire une alliance de circonstance avec l’extrême droite. L’hypothèse est en soi absurde, mais tout à leur volonté de mettre en difficulté Olivier Faure pour le congrès du PS en janvier 2023, Jean-Christophe Cambadélis et François Kalfon (copieusement relayés par la macronie) ont cherché à accréditer l’idée que la motion de censure de la NUPES aurait été corrigée après coup pour plaire au RN. Le procédé est à la fois odieux, irresponsable et puérile, mais l’ambiguïté extra-parlementaire de Jean-Luc Mélenchon leur permet de médire à moindre risque : « nul ne votera la motion de censure RN à la #NUPES puisque le #RN a déjà dit qu’il ne voterait pas celle de la NUPES » (tweet du 19 octobre au soir, qui montre la faiblesse du cordon sanitaire) ; ou encore la revendication assumée sur son blog le 26 octobre de faire feu de tout bois.

Pendant ce temps, Marine Le Pen compte les points, se frotte les mains et attend son heure. Et les Français s’apprêtent à passer un hiver froid et déprimant.

Le modèle allemand en fin de vie ?

La crise industrielle allemande

Un rapport de la Deutsche Bank met en garde contre une désindustrialisation accélérée de l’Allemagne. En effet, l’un des piliers les plus importants du modèle économique soutenu par Angela Merkel, c’était l’accès constant à une énergie carbonée abondante et peu chère, aidant l’Allemagne à conserver un avantage compétitif et ses usines localement.

Ce n’est plus le cas. L’industrie pourrait reculer de 5 points de PIB en 3 ans.

La première pénurie, c’est la main d’œuvre. Dès 2014 cependant, un facteur de coût apparaissait : le manque de main d’œuvre qualifiée, combiné à une démographie atone et un défaut massif d’investissement dans la formation, entraînait une progressive reprise à la hausse des salaires. Les syndicats patronaux allemands ont imploré le gouvernement de mettre en œuvre des politiques agressives d’immigration de personnels bien formés par d’autres pays pour limiter ces coûts, soit de financement des formations, soit d’augmentation des salaires.

C’est ce qui explique en partie la décision brutale d’Angela Merkel en septembre 2015 de s’asseoir sur un traité international, l’accord de Dublin, pour ouvrir les frontières allemandes. C’est aussi ce qui explique qu’entre 2016 et 2020 l’industrie commence un recul dans la part de la richesse nationale produite, passant de 22,6% à 20% : le manque de main d’œuvre.

Le SPD tenta en 2016 de répondre au besoin de main d’œuvre en revalorisant les salaires par l’instauration d’un SMIC, et cette mesure, loin de coûter “un million d’emplois” comme le prétendait le patronat allemand avant le vote de cette loi, contribua à en créer 200 000 et permettre la poursuite des gains de productivité.

L’industrie en panne de carburant

La Deutsche Bank pense que l’explosion des coûts de l’énergie carbonée, ainsi qu’en corollaire les pénuries menant le gouvernement à privilégier le chauffage des habitations sur le maintien des lignes de production industrielle pourrait entraîner une vague massive de délocalisations et de faillites – qui sont des délocalisations d’emplois vers des concurrents.

La question de l’énergie est au cœur du renversement de paradigme économique en Allemagne.

Dans ce contexte, la décision du chancelier Scholz du 17 octobre 2022 de maintenir les trois centrales nucléaires encore en activité jusqu’en avril 2023 au moins est logique : entre transition énergétique et coupure avec son « allié russe », l’Allemagne n’a pas le choix.

Mais toutes les infrastructures ont été conçues pour une consommation massive de gaz, et non d’électricité nucléaire, ou d’électricité renouvelable. En Allemagne, le nucléaire est une emplâtre, pas une solution pérenne.

En octobre 2021, à la présentation du contrat de gouvernement, la nouvelle coalition SPD-Verts-Libéraux se félicite d’avancer la sortie du charbon à 2035 en fondant toute sa stratégie sur le gaz naturel comme énergie de transition vers une énergie 100% renouvelable. Il était prévu de doubler les capacités énergétiques fondées sur le gaz russe pour supplanter le lignite, très polluant, mais extrait d’Allemagne.

Dès cette date, Poutine organise le débit des pipelines de telle manière que le prix recommence à augmenter. Le dépendance géopolitique de l’Allemagne à la Russie, organisée par Merkel tout au long de ses 4 mandats, en dépit de la crise de 2014 et l’annexion de la Crimée, rendait impensable à Poutine un ralliement de son principal client et partenaire à un front unifié au moment de l’invasion de l’Ukraine. D’ailleurs, l’Allemagne hésita les premiers jours.

Pénurie et Pénurie

Entre mars et septembre 2022, la consommation allemande de gaz est certes en recul de 30% ; et la vague de chaleur tardive de ce mois d’octobre à plus de 20 degrés, s’il est le signe d’une accélération dramatique du réchauffement climatique, va réduire mécaniquement la consommation. Mais cette baisse reflète également une crise larvée de la production en Allemagne, déjà engagée avant même la pandémie.

La crise est structurelle, et antérieure au Covid.

On l’a oublié, mais dès le troisième trimestre 2019, on s’inquiétait d’une récession possible en Allemagne avec la conjonction des problèmes structurels d’approvisionnement en matières premières et en composants de base des produits industriels. La pénurie est antérieure à la pandémie, et touche déjà les puces micro-électroniques, les capacités de stockage des données, les métaux et terre rares.

La pandémie, accélérateur de la crise de la globalisation

La pandémie a profondément bouleversé les équilibres économiques de la période 2010-2019.

En Chine, les fermetures des gigantesques centres de production des composants de base des produits manufacturés de l’économie mondiale, dans le cadre d’une politique de zéro Covid stricte, a exposé la vulnérabilité des capitaux étrangers placés dans ce pays. En fin de compte, c’est le gouvernement de Xi Jinping qui décide de l’ouverture et la fermeture des usines, et non l’investisseur allemand.

La reprise en main idéologique et politique des géants de la haute technologie chinoise reflète également la lutte entre classes dominantes dans ce pays, avec une nouvelle classe qui s’est crue proche de pouvoir prendre une influence politique mais qui a été rappelée brutalement à la réalité des rapports de force d’un régime despotique.

La classe bureaucratique reste en Chine plus puissante que la classe capitaliste qui s’est formée depuis 1978. Cependant, ces nombreuses convulsions chinoises ont aussi des conséquences en Allemagne sur les manufactures spécialisées dans l’exportation.

L’exportation, richesse stérile allemande

Sans marché intérieur – toute la politique d’Angela Merkel consista à restreindre la croissance du marché intérieur pour en expurger toute tentation inflationniste, maintenir la compétitivité extérieure et garantir la paix sociale par la déflation des produits de première consommation – l’Allemagne produisait encore en 2021 un tiers de ses richesses en vue de l’exportation.

Les revenus de ce commerce excédentaire n’étaient pas réinjectés dans l’économie nationale, par l’investissement public, privé, ou la hausse des revenus: non ! Des quantités gigantesques de liquidités ont été accumulées et … stockées dans des trappes improductives, ou empilées dans le marché immobilier, et la dette publique en euros. Près de 1000 Mds € seraient ainsi stockés sur des comptes courants non rémunérés, de quoi financer une transformation énergétique allemande en trois ans. Les Allemands, d’après une enquête de la Bundesbank de 2020, conserveraient chez eux plus de 150 milliards en liquide !

S’il y a un peuple prouvant par l’absurde la justesse du système keynésien, c’est bien l’allemand.

Toutes ces liquidités accumulées ne servent à rien. Cette épargne, contrairement à un présupposé des économistes “dominants” n’a pas créé une croissance d’investissements pas plus, par une consommation accrue, ou une augmentation des salaires, qu’elle a été inflationniste.

Le mercantilisme merkellien, tragédie de l’Europe des années 2010

Merkel a été une mercantile acharnée et obstinée. Début octobre 2022, interrogée au Portugal sur les enseignements tirés depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie en février de la même année, Angela Merkel donna en une phrase toute l’étendue de son mercantilisme : la décision de se rendre dépendant du gaz russe dès 2011 était à ses yeux toujours justifiée “parce que c’était le moins cher”, et la guerre de 2022, enjambant tout ce qui s’est passé entre 2014 et cette date, “une césure”, un changement de paradigme.

Le mercantilisme – par exemple celui des colbertistes conduisant la transition du féodalisme au capitalisme, libéral en Angleterre, encadré par l’État absolutiste en France – suppose une économie produisant des excédents commerciaux pour en financer des investissements publics et privés attributs de puissance d’une Nation.

Merkel a bien produit des excédents, qu’elle a bien utilisés comme attribut de puissance au sein de l’Union Européenne, mais sans jamais passer aux investissements par peur de faire partager les classes populaires à cette prospérité, et de déséquilibrer les ressorts profonds, déflationnistes, du commerce extérieur.

Mais c’est aussi ce mercantilisme, fondé une vision souverainiste de la politique allemande toute cette décennie, qui amène de fait l’Allemagne à s’allier d’abord avec le Royaume Uni de Cameron contre la France et les pays du Sud, puis avec la Turquie contre la Grèce, avec la Hongrie contre le fédéralisme et la mutualisation des dettes, avec les Pays Bas, le Luxembourg, l’Irlande, contre l’harmonie fiscale européenne, et avec toutes les droites contre l’Europe sociale.

Évidemment, la “chancelière climat” comme l’appelaient les éditorialistes conservateurs après sa décision, politicienne et soudaine, de sortir du nucléaire, n’a rien fait pour le climat, le choix d’investir dans les énergies renouvelables étant cohérent avec la vision mercantile d’une industrie énergivore allemande nécessitant un minimum de diversification de l’approvisionnement.

Le triomphe de la raison stupide, taux d’intérêt et commission européenne

L’ancien directeur de la banque centrale américaine Bernanke a été récompensé du “Nobel” d’économie pour ces travaux sur la crise financière de 1929, où il était arrivé à la conclusion que ce n’est pas un excès de liquidité, mais un déficit de monnaie, qui avait accéléré la crise et provoqué l’inflation. C’est ce qui le conduit en 2008 à ouvrir les vannes de la planche à billets, politique menée aussi par la banque centrale européenne depuis 2013, et qui a financé la reprise des années 2010-2020 sans contagion monétaire par l’inflation.

Pourtant, à l’approche d’une inflation structurelle, de production, les banques centrales, l’européenne en tête, montent les taux d’intérêts et pensent qu’il est préférable de plonger l’économie dans une profonde récession plutôt que d’augmenter les salaires. La commission européenne ne cesse, dans ce contexte de crise inflationniste par contagion des pénuries apparues dès 2019 et des prix de l’énergie, de rappeler les nécessités de respecter la “règle d’or” austéritaire.

Or, on sait comment on sort de crises profondes comme celles de 1929 : par le fascisme et la guerre. C’est le triomphe de la raison stupide.

Un mercantilisme infectieux, une Allemagne malade

Ce qui n’a pas été fait, c’est préparer l’industrie allemande à un marché de l’énergie sans carbone, et à une indépendance géostratégique énergétique. Ceci a eu des conséquences politiques dramatiques tant pour les Allemands – les classes populaires allemandes sont parmi les grandes perdantes de la période 2000-2022 en Europe – que pour les Européens.

La paupérisation des classes populaires allemandes est un poison démocratique. Dès lors que l’Allemagne encaissait chaque année plus de 6% de sa richesse nationale en excédent commercial, alimentant en recette fiscale l’État, lui permettant même d’emprunter à taux négatif, les classes populaires auraient été légitimes à réclamer une partie de cette prospérité auxquelles elles contribuaient par leur travail.

C’est l’inverse qui s’est produit : le niveau de vie, le niveau de pouvoir d’achat réel des classes populaires a reculé, au mieux stagné, entre 1998 et 2018.

Le plein emploi obtenu entre 2008 et 2016 ne l‘a pas été en multipliant le nombre d’emplois : le nombre d’heures travaillées en Allemagne a baissé de 5% sur la période, reflet de la crise démographique.

Le nombre d’heures salariées travaillées a aussi baissé. Nous l’avons régulièrement relayé dans nos analyses depuis les élections de 2017, la réduction du chômage en Allemagne est essentiellement le produit d’un double phénomène :

1. Une réduction contrainte du temps de travail et du nombres d’heures rémunérées des emplois populaires. Le temps de travail effectif moyen est passé de 38 à 33 heures pour les emplois en dessous du médian salarial. Les salariés gagnent par tête moins qu’avant parce qu’on les oblige à accepter des contrats à temps partiels. Les cadres et les professions intellectuelles supérieures ont elles maintenues leur temps de travail au delà de 41 heures payées 41 heures, et ont vu leur taux horaire fortement progresser sur la période.

2. La réforme du minimum social conditionné à un contrôle de tous les aspects de la vie intime menée par Schröder et approfondie par Merkel – et qui sert en réalité de modèle à Macron pour ses réformes de l’assurance chômage – a piégé près de 5 millions d’actifs dans des statuts de “prolétariat en guenille”, payés parfois 1 euro l’heure travaillée, pendant plus de dix années consécutives, sans véritable travail de formation professionnelle qui exigerait des investissements publics. En 2020, les estimations du déficit en investissements publics en Allemagne oscillaient entre 250 Mds € (uniquement pour les infrastructures) à 600 Mds € tout confondu.

Crise de l’industrie, pénuries, paupérisation, guerres : le terreau de la bête immonde

La conséquence politique a été visible dès la fin des années 2010 : la défaite du SPD et l’échec des Linke à incarner une meilleure gauche entraîne des comportements électoraux des classes populaires et moyennes inférieures très différents des 50 premières années de la république fédérale.

Ces tâtonnements électoraux ont profité en alternance au NPD néonazi ou aux Pirates (parti laïc et libertaire). L’électorat cherche un débouché, et les Linke, empêtrés dans des débats sur le sexe des anges entre intersectionnalistes, communautaristes, adeptes de la théorie des “milieux” (le terranovisme allemand) et matérialistes marxistes, sabotent eux-mêmes la tentative de Aufstehen de capter cette colère populiste dans un mouvement progressiste. Pourtant, le lancement du mouvement, au printemps 2018, intéressait “36% des Allemands” d’après un sondage du magazine Focus, et enregistrait 100 000 adhésions en ligne. Tout l’été 2018, les apparatchiks du parti vont mener une campagne acharnée qui tuera dans l’œuf le mouvement.

La marche en avant de l’extrême droite en Europe et en Allemagne

Ce sont les néofascistes qui vont sauter sur cette occasion.

Finalement, tous les parlements allemands, dans les Länder comme au Bundestag, vont connaître une weimarisation : explosion des votes pour des petits partis y compris lorsqu’ils n’ont aucune chance d’être élus, multiplication du nombre de partis représentés dans les parlements, émiettement des coalitions majoritaires traditionnelles, multiplication des “Grandes Coalitions”, et, depuis 2017, enracinement d’une extrême droite parlementaire à plus de 10%.

En 2013, manquant encore de peu l’entrée au Bundestag, l’AfD “l’alternative pour l’Allemagne” grossit sur le dos des grandes coalitions pour entrer au parlement européen en 2014, dans des parlements régionaux, et en 2017, pour la première fois depuis 1951, au Bundestag avec 90 députés, conservés en 2021.

L’AfD compte autant de députés que le RN en France, mais la maladie démocratique n’est pas aussi avancée que la septicémie française.

Ce phénomène s’accompagne d’un effondrement des effectifs militants dans les partis comme des effectifs syndicalistes. L’ensemble des corps intermédiaires s’affaiblissent.

L’Allemagne cependant n’a pas eu l’histoire conflictuelle de la France entre 1945 et 1968 : pas de guerre de décolonisation, pas de guerres civiles larvées, pas de tentatives de coup d’État militaire, et une stabilité constitutionnelle autour d’un régime parlementaire.

Les institutions ont mis du temps à s’extraire de personnels formés – et souvent adhérents – sous le nazisme. Mais depuis, elles sont plus solides qu’en France pour limiter le pouvoir exécutif et maintenir le respect du droit et des libertés fondamentales. Cependant, l’Allemagne est aujourd’hui mûre pour une aventure populiste. La crise de l’énergie ne touche pas que l’industrie, mais tous les ménages.

Au début du mois d’octobre, le Land de Basse Saxe, où se trouve Volkswagen, mais aussi les grands éleveurs et abattoirs allemands, l’ancien bastion de Schröder, a voté. Les deux grands partis, SPD (-4%) et CDU (-8%) ont continué de reculer. Les deux partis en progression sont les Verts (15%) et l’extrême droite (11,5% et +5%). Si le SPD peut conserver la présidence du Land dans une coalition avec les verts, les libéraux du FDP ont été éjectés du parlement.

Les Libéraux en tirent la leçon que la coalition nationale au Bundestag ne les sert pas. Le 17 octobre, ils ont poussé la coalition au bord d’une crise existentielle en exigeant l’investissement dans le nucléaire. Le chancelier Scholz a donc tranché la poire en deux entre Verts et Libéraux.

Un gouvernement Scholz affaibli

Les sondages nationaux sont très mauvais pour la coalition, avec une droite menée par un ultra-libéral populiste, Merz, dénonçant un “tourisme social des réfugiés ukrainiens” – un million d’Ukrainiens se sont réfugiés en Allemagne, et les classes populaires allemandes, qui avaient déjà vues en 2015-2016 l’État mobiliser d’importants moyens pour accueillir un million de réfugiés venus du Proche Orient se demandent bien pourquoi ces moyens n’existent pas pour améliorer leur propre situation matérielle – et une extrême droite AfD à plus de 15%.

Or, Scholz est vulnérable : une enquête judiciaire pourrait le lier au scandale Warburg, nom de la banque de Hambourg, ville dont il fut maire, qui a fait déjà tomber le député et chef de l’aile droite du SPD Kahrs.

L’échec moral du mercantilisme merkellien allemand

Wandel durch Handel”: La transformation par le commerce. Le mercantilisme, et la foi dans le commerce comme moteur des transformations positives des relations entre États et Nations, sont autant au cœur de la construction européenne que de la politique allemande, notamment d’Angela Merkel entre 2005 et 2021.

Aujourd’hui, le patron du SPD Lars Klingbeil regrette que même son parti “ait mis l’accent sur ce qui nous reliait” – le commerce – “ et refusé de voir ce qui nous séparait” avec Poutine.

Aucun des régimes avec lesquels l’Allemagne a commercé intensément depuis 2005, cherchant l’alliance mercantile d’abord, puis des accords politiques, ne s’est développé vers des formes plus démocratiques, progressistes, ou tolérantes sur la période, bien au contraire.

Les avantages économiques tirés du commerce avec l’Allemagne ont enrichi des classes corrompues de plus en plus autoritaires.

Russie, Chine, Turquie : comparez les situations politiques intérieures entre 2005 et 2022. En 2005, Merkel explique que Erdogan est un “Musulman-démocrate” comme il existe des chrétiens-démocrates, et salue son libéralisme économique. Elle envisage un rapprochement avec l’Union Européenne. En 2016, malgré les transformations du régime et sa répression des manifestations de 2014, son implication dans les groupes islamistes de Syrie, sa lutte contre nos alliés qui ont battu Daesh, elle choisit la Turquie plutôt que la Grèce pour accorder plusieurs milliards par an pour bloquer les réfugiés, donnant à la Turquie une formidable arme de chantage.

La Chine reçoit l’essentiel des investissements économiques allemands financés par ses excédents. Ils passent de 29 milliards par an en 2010 à 90 milliards par an en 2019. Voilà des milliards qui auraient pu aider l’intégration européenne et faire de l’Allemagne ce consommateur de dernier ressort.

Les joint venture se développent. Dans le même temps, XI Jinping a engagé la répression la plus meurtrière et massive, criminelle et raciste, des Oighours, mets au pas la démocratie à Hong Kong, mets en camp les milliardaires et les leaders d’opinion des classes montantes de la prospérité Chinoise, engage une politique coloniale agressive et hostile à l’Europe en Asie et en Afrique, et finalement, après une politique AntiCovid sans aucun égards pour les conséquences sur l’économie allemande, renforce, en 2022, ses pouvoirs vers le pouvoir absolu, effaçant les ouvertures du régime depuis 1978. Les transferts de technologie et de capitaux préparent son invasion de Taïwan.

En Russie, l’Allemagne a non seulement investie en se liant pieds et poings à Poutine, pour le meilleur et pour le pire, en faisant tout pour affaiblir les sources d’énergies alternatives hors d’Allemagne au gaz russe, et en premier lieu le potentiel de la France tant pour l’électricité nucléaire que pour les pipelines venus d’Afrique du Nord où les terminaux de gaz liquide, et en décidant de sauter l’Ukraine avec les deux pipeline Nord Stream – l’Allemagne a sous Merkel toujours choisie son intérêt à court terme égoïste sur les partenaires européens – que dans l’économie russe. Le régime de Poutine lui est devenu de plus en plus autoritaire, réactionnaire, anti-LGBT, anti droits des femmes, et impérialiste, s’alliant avec Assad, avec le régime iranien, tolérant l’écrasement des Arméniens par les Azéris pour maintenir l’Arménie dans son espace de contrôle, soutenant le pourtant haï Lukashenko pour empêcher un exemple réussi de transition démocratique dans sa zone d’influence.

Entre 2015 et 2020, par exemple, l’industrie de la microélectronique allemande a investi 9 milliards par an en Chine, 2 milliards en Russie, 1,3 milliards en Turquie, et seulement, tendance à la baisse sur toute la période, moins d’un milliard en France.

Il y a quelques années, avant la pandémie, nous nous interrogions sur les raisons pour lesquelles les industriels allemands, tout occupés à pleurer à la chancellerie sur les pénuries de main d’œuvre qualifiée et les difficultés locales pour développer leurs usines, ne venaient jamais, au sein d’un espace monétaire homogène, avec une sécurité d’un droit commun et d’une compréhension du droit commun, investir en France, que la même la Deutsche Bank qualifiait d’attractive, disposant d’une main d’œuvre plutôt formée abondante.

Angela Merkel préférait les incertitudes des régimes autoritaires et les maximisations des gains économiques immédiats. Comme elle l‘a redit encore début octobre 2022, elle ne voit rien de mal à sa politique énergétique entre 2010 et 2021 car “le gaz russe était le moins cher.”

Tout est dit.

En 2020, les Chinois ont ouvert et fermé les usines construites avec des capitaux allemands comme bon leur semblaient : les propriétaires du capital n’avaient rien à dire. Le droit ne protège pas l’investisseur étranger lorsque le régime autoritaire serre les boulons.

Nous n’avons pas besoin de revenir sur la situation russe et les gigantesques transformations que l’absence de commerce imposent à l’Allemagne maintenant. C’est l’ironie tragique du “Wandel durch Handel” : la Russie maintenant transforme l’Allemagne, et non l’inverse.

Notons l’échec moral complet de Merkel : Son mercantilisme a accompagné la radicalisation des formes autoritaires et islamistes des trois partenaires privilégiés, pendant que sa politique concurrentielle en Europe a fait monter l’extrême droite partout, y compris en Suède, en Allemagne même.

C’est une débâcle économique, politique, morale, philosophique et personnelle.Le mercantilisme merkellien restera comme l’épisode le plus frappant et dramatique du triomphe de la raison stupide. Longtemps présenté en modèle pour la France, le mercantilisme merkellien se révèle être fondé sur trop de dépendances à des pouvoirs corrompus autoritaires, et par conséquent sans aucune fiabilité. L’Allemagne, en choisissant systématiquement la Russie, la Turquie et la Chine contre la France, l’Italie, l’Espagne, et la prédation de l’excédent commercial sur la coopération et la solidarité, découvre bien tard avoir été la cigale.

Scholz, la semaine dernière, a ouvert la voie, pour la première fois depuis une déclaration commune de Martine Aubry et Sigmar Gabriel en septembre 2011 laissée sans suite, à une mutualisation des dettes européens pour affronter solidairement, en coopération européenne, la crise énergétique. Ce ne fut pourtant pas le cas pendant la crise pandémique, ni pendant aucune des crises des années 2008-2020. C’est que l’Allemagne y est contrainte. Elle a besoin de la solidarité européenne qu’elle refusait par principe pendant vingt ans.

Il est donc logique que ce soit à ce moment que Grèce et Pologne relancent leurs exigences d’indemnisation pour les destructions de la seconde guerre mondiale.

Un effet d’aubaine ?

Si l’Allemagne est profondément déstabilisée, en doute profond sur les paradigmes des 20 dernières années, c’est une fenêtre d’opportunité pour la France. Malheureusement, celle-ci est gouvernée par des élites encore enivrées à la chimère opiacée d’une “amitié franco-allemande” que Merkel n’a jamais honorée.

Elle refusait encore en novembre 2015 les moyens budgétaires à Hollande pour se protéger du terrorisme islamiste, ne l’oublions jamais, ne lui pardonnons jamais.

Pourtant, jamais les visions françaises, mitterrandiennes, de l’Europe n’ont été aussi proches de trouver un terrain de réalisation. C’est le moment de pousser l’avantage, de l’exploiter sans compromis, sans pitié : Mutualisation des dettes, contrôle politique de la BCE, défense européenne sous leadership technologique et politique français, toutes ces idées pourraient être mises en avant.

Mais Macron, provincialiste tout occupé à améliorer l’argent de poche de Bolloré et Bernard Arnault, préfère cliver son opinion publique sur les retraites, l’assurance chômage, les salaires des employés de l’énergie. Quel gâchis ! Si le mercantilisme merkellien est une tragédie, le libéralisme macronien est une farce. Comme le disait Engels en 1844, il parlait de Saint-Simon, dont la vision de l’Europe continue d’inspirer justement les libéraux français, “tout ce qui en France est touché une fois par le ridicule est perdu à jamais”.

C’est exactement ce qui touche le président actuel, dans l’époque la plus dramatique depuis la chute du rideau de fer.

La République sociale européenne ?

Nous sommes attachés à une vision universaliste ancrée dans l’histoire de France. Nos révolutions ont fondé l’idée républicaine et l’espoir que celle-ci sera l’instrument de la justice sociale, avec le moteur de la fraternité pour surmonter les crises et les agressions extérieures. Ces valeurs et ces principes, autant que la méthode républicaine, sont les inspirations nécessaires pour formuler les réponses aux crises contemporaines.

Il est temps de mettre fin à l’expérience d’une union douanière allemande en confédération d’États germanique, une répétition européenne de 1834 en Allemagne.

Il est temps de porter le flambeau d’une république sociale et européenne, construite sur les principes français d’égalité et de fraternité, et non sur les principes mercantiles d’une Allemagne en échec total.

Le fantasme du complot américain pour remplacer le gaz russe en Europe

Les Américains avaient-ils intérêt à “couper le gaz russe pour exporter leur gaz de schiste en Europe ?” Si leur capacité de production et transport pouvait remplacer ce marché, peut-être, mais c’est très loin d’être le cas.

Pourquoi s’exposer à voir une des régions les plus importantes pour le commerce et le système financier américain s’effondrer en récession, avec le risque de crise bancaire capable d’emporter le système financier américain ?

Les capacités actuelles de production et d’exportation de gaz naturel américain, de schiste ou non, c’est l’équivalent d’un dixième de ce que livrait la Russie en 2021.

Il n’y aura pas de capacités de production supplémentaires américaines avant 3 ans pour augmenter massivement de tels apports. Les États Unis ne peuvent pas prendre le relais.

En 2022, le mètre cube de gaz à destination de l’Europe rapporte 40% de plus que vers l’Asie où l’Amérique latine. L’essentiel des augmentations des exportations de gaz liquide américain vers l’Europe s’est faite en détournant des quantités à l’origine contractées par la Chine, le Pakistan, le Brésil. L’augmentation du prix dans ces pays va rééquilibrer les flux de gaz liquide et réduire les quantités disponibles pour l’Europe.

Joe Biden s’était engagé lorsque Poutine avait commencé les chantages aux livraisons de gaz au moment des premières sanctions à faire monter les exportations américaines vers l’Europe à 15 milliards de mètres cubes. La Russie en exportait 155. On voit bien que les États Unis n’ont jamais été en capacité de “remplacer” le gaz russe.

Depuis février 2022, les pays de notre région ayant remplacé le gaz russe par du gaz liquide américain sont dans l’ordre de l’augmentation de leurs importations : Belgique, Espagne, Grèce, Italie, France, Croatie, Turquie.

La France est ici en bonne place parce qu’une bonne partie du transport et de la liquéfaction du gaz américain, de schiste ou pas, est maîtrisé par l’entreprise française TotalÉnergies, qui est également historiquement très impliquée dans le gaz et le pétrole russe.

Les Américains ne voulaient pas de North Stream 2 pour plein de raisons qui leur sont propres. Mais ils n’avaient aucun intérêt à plonger l’Europe en récession par l’inflation des prix de l’énergie contaminant l’ensemble des chaînes de valeurs de l’économie, ni à organiser la pénurie énergétique d’un de leur plus grands marchés.

D’autant que leur gaz liquide était déjà commandé. Comme rappelé au dessus, ce sont les commanditaires non européens qui à l’heure actuelle voient les quantités qu’ils avaient commandés être réorientés vers l’Europe. Il n’y a jamais eu de stocks n’attendant que la fin du gaz russe pour être miraculeusement vendus aux européens.

On le sous estime, mais les États Unis ont des besoins considérables intérieurs en énergie. Le coût du gaz liquide aux États Unis est six fois inférieur à celui payé par l’Europe, donnant un avantage compétitif considérable aux producteurs manufacturés américains, dont l’approvisionnement est garanti par les mécanismes d’encadrement du marché intérieur.

Avant le Covid, les États Unis étaient importateurs net en gaz. Le principal exportateur mondial de gaz liquide, c’est le Qatar, suivi de l’Australie, de la Malaisie. La situation géopolitique et économique actuelle profite d’abord à ces trois pays, qui ont pris l’essentiel de l’augmentation de l’approvisionnement européen.

Si les capacités de gazéification du gaz liquide existaient suffisamment, et le nombre de bateaux – la flotte compte 641 navires en tout capables de transporter du gaz liquide – augmentait, le Qatar pourrait compenser le gaz russe en Europe.

Lorsque l’Allemagne, confrontée à l’effondrement de la stratégie énergétique d’Angela Merkel, doit réagir, elle n’a pas couru à Washington, mais vers le golfe. C’est au Qatar que l’Allemagne s’approvisionne aujourd’hui, et compte sur ses deux terminaux flottants provisoires avec des capacités modiques mais nouvelles de gazéification, ouverture prévue début 2023, pour se passer et du gaz russe, et d’un gaz américain qui de toute façon n’existe pas dans les quantités nécessaires…

Exportation de Gaz naturel liquéfié par les USA

Le néolibéralisme contre la croissance et le progrès

En France, entre 1990 et 2007, le PIB par habitant a progressé de 28%. Entre 2007 et 2021, il a progressé de 4%. Nous vous partageons ici les réflexions que cette situation soulève.

Les tensions sociales actuelles sur le pouvoir d’achat sont essentiellement dues au fait que chacun souhaite une part plus grande d’un gâteau qui ne croît pratiquement plus. Par exemple, si le PIB n’augmente plus, il est impossible d’augmenter la part de la consommation collective (les services publics) sans baisser la part de la consommation individuelle (le pouvoir d’achat) ou celle de l’investissement.

Or, en raison du vieillissement de la population et des besoins économiques, la part de la dépense collective devrait croître pour faire face au coût des dépenses de santé, à celui de la dépendance, ou pour augmenter le niveau éducatif de la jeunesse. Mais dans une économie sans croissance, la hausse des dépenses collectives ne peut se faire qu’au détriment du pouvoir d’achat des ménages ou de l’investissement (les infrastructures collectives et industrielles).

Ainsi, ce que les gouvernements essaient de faire depuis 2007, c’est d’augmenter la production des services collectifs en diminuant les revenus réels des fonctionnaires par le gel de leurs rémunérations afin d’éviter toute hausse d’impôt. On mesure aujourd’hui les limites de cette stratégie. Les services publics sont à l’os et on ne parvient plus à recruter des soignants et des enseignants. On ne peut pas faire toujours plus sans hausse des moyens et sans hausse de la fiscalité.

Une autre stratégie menée depuis 2007 (et accélérée en 2012 et 2017) a été de basculer la charge fiscale des entreprises vers les ménages au nom de l’attractivité fiscale. Cette politique a globalement augmenté les profits des entreprises et les revenus des classes supérieures.

PO : prélèvements obligatoires

Mais dans une économie sans croissance, les gains des uns sont les pertes des autres, donc celles des revenus du travail et des classes moyennes et populaires. Cette stratégie a conduit au mouvement des gilets jaunes et à l’exaspération d’une grande partie de la population.
Aujourd’hui, pour dégager des marges de manœuvre et financer sa politique d’attractivité fiscale, le gouvernement s’attaque aux retraites. L’idée est de faire payer les futurs retraités après avoir fait payer les fonctionnaires et les revenus du travail.

Pourtant, la stratégie de l’attractivité fiscale n’a donné aucun résultat depuis 2007. Les baisses d’impôt et les subventions au bénéfice des entreprises qui ont été payées par les Français n’ont eu aucun effets notables sur la croissance*.

Au lieu de s’acharner à relancer la croissance en aidant toujours les mêmes, il faudrait changer complètement notre manière de penser. Réfléchir à partir des besoins sociaux et penser à comment décider démocratiquement des grands choix économiques. On en reparlera.

Évidemment, réfléchir en termes de besoins sociaux, cela suppose d’arrêter de penser exclusivement en termes de “pouvoir d’achat”. Or, je ne suis pas sûr que le débat politique actuel soit tout à fait prêt à ça.

* source : http://ires.fr/index.php/etudes-recherches-ouvrages/etudes-des-organisations-syndicales/item/6572-un-capitalisme-sous-perfusion-mesure-theories-et-effets-macroeconomiques-des-aides-publiques-aux-entreprises-francaises

La question du travail doit revenir au cœur de la gauche !

Depuis la fin du mois d’août et à la rentrée, la polémique a enflé à gauche : quelle est la place du travail dans la société et dans le projet que la Gauche doit proposer aux Français. Au-delà des slogans et des petites phrases (parfois maladroites) des uns, auxquels répondent les dénonciations de triangulation des thèses de la droite des autres, François Ruffin et Fabien Roussel ont permis ses dernières semaines, par la sortie d’un livre et leurs prises de position dans les médias, de rappeler que cette question est une des préoccupations centrales de nos concitoyens et que la valorisation du travail répond à leurs aspirations prioritaires. Ainsi la reconquête du pouvoir passe par leur prise en compte : il est donc indispensable de remettre le travail au cœur du projet de la gauche !

Un débat vieux comme le mouvement ouvrier

Il n’y a pas de société, ni de richesses créées collectivement sans une implication individuelle dans le travail. Evacuons d’entrée de jeu les faux débats : lorsque Karl Marx développe au milieu du XIXème siècle ses réflexions et ses écrits sur le système capitaliste, il dénonce l’aliénation par le travail du prolétaire qui est dépossédé de son individualité, de sa contribution créatrice personnelle et du produit même de son action, l’essentiel de la création en elle-même et la richesse qui en découle étant détournée par le propriétaire du capital. Le prolétaire est donc celui qui ne possède plus rien d’autre que sa force de travail, qu’il vend contre un subside de misère. L’idée commune du XIXème siècle chez tous les philosophes et acteurs d’un mouvement socialiste en construction, est que l’émancipation des travailleurs doit passer par leur association qui rendra inutile la propriété du capital et par la maîtrise de l’outil de travail ainsi que du bénéfice du produit de leur travail.

La place du salariat

Les conditions d’organisation des économies nationales et du système économique mondial ont été incroyablement transformées depuis le milieu du XIXème siècle, non seulement sous l’effet des évolutions du capitalisme lui-même mais aussi par la mise en branle d’un mouvement de la société pour dépasser le capitalisme ou, à tout le moins, limiter la place du capital dans celle-ci : Marx, les penseurs socialistes du XIXème siècle, Max Weber et bien d’autres ont provoqué une sorte de « paradoxe de Wigner » appliqué concrètement aux sciences sociales et économiques, leurs observations d’un phénomène ayant profondément modifié les conditions de l’expérience… Mais, alors que le salariat était unanimement à gauche voué aux gémonies à l’orée de la première guerre mondiale, les conditions d’organisation de la production et de nos sociétés en ont fait le vecteur principal de distribution des revenus des travailleurs. Les victoires successives quant à l’amélioration des conditions de travail et à l’acquisition des droits sociaux créent les conditions pour un début d’émancipation et la conquête d’une dignité au travail.

L’État social s’est ainsi construit patiemment tout au long du XXème siècle, et plus encore après la seconde guerre mondiale, et l’une de ses applications concrètes a été d’attacher au statut de salarié des droits et des protections, un cadre légal pour la distribution des revenus qui le fait sortir de l’arbitraire capitaliste. Aujourd’hui la stratégie des nouveaux acteurs du capitalisme (que sont notamment les plateformes numériques) et les néolibéraux (depuis presque 50 ans maintenant) visent à faire disparaître à terme ce statut (relativement) protecteur de salarié, tentant de faire passer l’auto-entreprenariat ou la soumission à un algorithme pour une forme de libération, alors que le plus souvent cela replonge le travailleur dans la logique d’aliénation dénoncée par Marx voici 170 ans !

Travail et émancipation des travailleurs

Les politiques néo-libérales, mises en œuvre dans toutes les économies développées, ont modifié fortement le rapport au travail et la place des travailleurs dans notre société, fragmentant le monde du travail et avec la flexibilité croissante (précarité, temps partiel, CDD, externalisation des postes). Ells visaient non seulement à réduire le « cout du travail » (ce qui en dit long sur leur pseudo attachement à la « valeur travail ») mais également à réduire le travailleur à un rôle d’exécutant d’une tache et non comme un acteur de l’entreprise qui pouvait légitimement revendiquer une part de pouvoir, mais aussi une répartition plus juste des profits et richesses produits. Cette tendance de long terme aboutit à une forme de déshumanisation avec de lourdes conséquences dans le profond malaise que vivent les salariés (les salariés français sont parmi ceux qui se sentent le moins bien reconnus et traités dans leurs entreprises, y compris dans la fonction publique). Remettre le travail au cœur de notre projet c’est s’attaquer résolument à ces dérives, que tous les gouvernements de droit comme de gauche au pouvoir ont accompagné, voire accéléré dans la dernière période (avec le quinquennat de François Hollande).

La question de l’émancipation des travailleurs doit donc être au coeur de la vision du monde et de la société proposée par la gauche : cela suppose une organisation collective, un État social, qui s’assure que chacun puisse avoir accès au travail et à des conditions de travail dignes, mais aussi participer d’avantage aux décisions stratégiques des entreprises, en particulier celles qui concernent directement les travailleurs. Que nous demandent la plupart de nos concitoyens ? Le fait de pouvoir travailler, dans un cadre qui assure des conditions de santé et de sécurité dignes, de recevoir en échange une rémunération qui permette de vivre décemment et d’offrir à leur famille un cadre de vie humain, mais qui marque aussi leur utilité sociale. Ils demandent aussi plus de sens à leur travail et un équilibre harmonieux entre temps de travail et leurs loisirs, leur temps libre. Car l’émancipation des travailleurs doit s’opérer dans l’emploi mais aussi dans sa capacité de vivre d’autres engagements, d’autres implications. C’est indissociablement lié.

Cela implique plusieurs choses : D’abord de redonner une valeur concrète au « droit au travail » qui est inscrit dans notre constitution et de raffermir à nouveau le droit du travail (tant mis à mal par la loi Hollande-El Khomri de 2016 et les ordonnances Macron-Pénicaud de 2017) pour s’assurer que celui-ci retrouve son caractère protecteur face à la toute-puissance du capital. Affirmer le droit au travail, c’est bel est bien permettre à chacun d’avoir accès à l’emploi. On observera que cette idée d’avoir accès à l’emploi conduit les soutiens de Bernie Sanders aux États-Unis à promouvoir l’idée d’un État garant de l’emploi en dernier ressort. L’objectif du plein emploi, d’un emploi utile permettant de vivre dignement, est donc aujourd’hui un axe incontournable d’un projet de gauche qui voudrait entrer en résonnance avec les aspirations de nos concitoyens.

Face à cette attente des Français, les libéraux, comme Emmanuel, Macron font de la triangulation à l’envers : avec eux l’objectif du plein emploi devient pour les salariés la contrainte d’accepter un emploi à tout prix, même déqualifié et dévalorisé, mal rémunéré, à temps partiel ; au final, ils construisent une société où la perspective des catégories populaires se réduit à être un travailleur pauvre, précaire et mal reconnu. Il donne une forme contemporaine à la vieille formule réactionnaire : « l’oisiveté mère de tous les vices ».

Or le plein emploi et la valorisation du travail sont pourtant indissociables. Nous n’attendrons en réalité jamais l’objectif du plein emploi sans agir sur la qualité du travail, la reconnaissance des métiers, l’amélioration des conditions de travail, l’augmentation des salaires et des retraites, l’égalité femmes/hommes et la participation aux décisions stratégiques de l’entreprise. Cela implique aussi une politique industrielle volontariste assurant la ré-industrialisation et l’indépendance de la France et prenant en compte les impératifs climatiques. Cela passe aussi par une consolidation de notre protection sociale, qui pour une large part s’appuie sur des droits liés au travail, quand elle ne s’apparente pas tout simplement à l’idée du « salaire différé ». Les dégâts générés par le quinquennat Hollande se mesurent bien à l’aune de cette perspective ; la situation s’est encore davantage détériorée avec Emmanuel Macron qui persiste et signe en prétendant aggraver encore sa première « réforme » de l’assurance chômage et en annonçant une offensive éclair contre notre système de retraites.

La suppression de la gestion paritaire de la protection sociale, en particulier pour l’Assurance chômage et les retraites (ces dernières sont de fait salaires différé) ne date malheureusement pas d’hier ; elle entre dans une stratégie qui a pour but de transformer sa nature même : de pacte entre des droits garantis, fondés sur des cotisations mutualisées, la technocratie gagnée aux idées néolibérales veut la faire glisser vers des politiques publiques de solidarité (aides octroyées). Les allocations chômages deviennent ainsi peu à peu des aides conditionnées à des critères définies par le gouvernement ; hier, la même logique amenait la droite (et une partie de la gauche) à changer la retraite par répartition en un socle de solidarité et des fonds de pensions par capitalisation en complément. Une logique similaire préside à la création (par un gouvernement de gauche) de la prime d’activité qui fait peser sur le budget de l’État une part de la rémunération du travail plutôt qu’augmenter les salaires et de placer les entreprises devant leurs responsabilités économiques. Nous sommes entrés en 2001-2022 dans l’engrenage de l’austérité salariale exigée par le patronat partiellement compensée pour les plus modestes par des primes aléatoires. Cette logique ne cesse de s’étendre. Nous l’avions combattu alors et il nous faut redoubler d’efforts plus encore aujourd’hui contre ce qui est devenu une stratégie pérenne (prime pour l’emploi, primes Macron défiscalisées…).

Ne nous faisons pas d’illusions : cette logique néolibérale n’a rien d’une spécificité française et l’on retrouve partout dans le monde ce même enjeu. C’est le sens de l’intervention récente de Lula qui disait très justement ce 12 septembre : « les gens ne veulent pas vivre tout le temps des prestations du gouvernement. Ce qui rends les êtres humains fiers c’est d’avoir un salaire et d’emporter de la nourriture avec leur travail. Et nous créerons des emplois. »

Conforter le financement de la protection sociale et réussir vraiment le plein emploi

N’oublions pas que l’essentiel de notre système d’État social est fondé sur la contribution des revenus du travail, que ce soit par les cotisations (employeurs et employés) ou par une forme de fiscalité. Quel serait le devenir de notre protection sociale si nous nous satisfaisions de la situation actuelle où des millions de personnes n’ont pas d’emploi ou sont sous-employées, ne cotisent pas ou peu ? Quel sera le devenir de notre protection sociale si nous ne cherchons pas à reprendre, comme le rappelle Christophe Ramaux dans son dernier livre Pour une économie républicaine, au Capital les richesses que nous lui avons abandonnées progressivement depuis une quarantaine d’année ?

Mais cela suppose que l’on mette fin aux baisses massives de cotisations sociales octroyées d’abord aux grandes entreprises (sans aucune contrepartie et sans aucune preuve de leur efficacité économique, et pour cause l’essentiel est parti dans les dividendes). Cela suppose qu’on réponde enfin aux discours libéraux sur le poids excessif de l’État sur l’économie ; et là encore, Christophe Ramaux, dans son dernier livre, livrent un certain nombre de réflexion sur lesquelles nous pouvons nous appuyer : le néolibéralisme a tenté de tuer l’État social dans toutes les économies occidentales, mais il n’y est pas arrivé (même aux USA) et ce dernier a été le recours incontournable face aux crises (financière de 2008 ou sanitaire de 2020-2021), nous avons donc un point d’appui pour reprendre au marché ce que nous lui avons abandonné et c’est le rôle d’une démocratie républicaine d’en fixer les bornes ; nous pouvons et devons revenir sur la libéralisation des marchés financiers et sur le tout libre-échange ; l’État peut et doit conduire la stratégie de transformation écologique avec comme premier enjeu le sujet central de la production d’électricité, l’intervention (et la dépense) publique doit en ce sens pleinement être réhabilitée car seule capable de proposer un projet mobilisateur aux citoyens, aux travailleurs du privé comme du public ; on peut et on doit remettre à plat le fonctionnement des entreprises en s’attachant à redonner de la fierté aux travailleurs comme acteurs à part entière…

Cela suppose aussi qu’on réhabilite le travail ! Et réhabiliter le travail ce n’est en rien flatter le travailleur pauvre pour stigmatiser celui qui n’a pu avoir un travail et n’a que la solidarité nationale pour survivre ! Réhabiliter le travail, c’est considérer qu’on doit le rémunérer correctement à l’inverse de l’austérité salariale relative qui sévit depuis plus de 30 ans, c’est engager des politiques publiques pour offrir un travail à chacun. Donc c’est également sortir du discours sur la fin du travail et sortir du défaitisme qui fait dire à certains dirigeants politiques que « de toute façon, il n’y aura jamais assez de travail pour tout le monde ». La gauche ne doit pas renoncer à un projet de plein emploi. Quand on mesure le nombre de besoins sociaux, économiques (rappelons nous de la « découverte » effarée de certains quand il apparut que la France risquait en mars 2020 une pénurie de paracétamol et devait gérer une pénurie de masques sanitaires) et même écologiques insatisfaits dans nos sociétés, cette posture est mortifère, l’argument des bullshit jobs ne tient pas face à cette réalité, quand bien même on sait qu’il existe des emplois dont on ne comprend pas toujours l’utilité.

Solidarité

Il existera toujours des situations où certaines personnes ne seront pas en capacité de travailler… La solidarité nationale est là pour assurer un filet de sécurité et garantir la dignité de tous. Mais la garantie d’une solidarité nationale efficace qui ne condamne pas ses concitoyens les plus en difficulté à surnager entre les eaux de la pauvreté et de la survie, cela implique une solidarité nationale financée fortement par les revenus créés par le travail. Dans le cas contraire, dans une mondialisation libérale sauvage, nous retomberions rapidement dans la situation décrite en 1847 dans Travail salarié et Capital par Karl Marx : « La grande industrie nécessite en permanence une armée de réserve de chômeurs pour les période de surproduction. Le but principal de la bourgeoisie rapport à l’ouvrier est bien sûr, d’obtenir le travail en tant que matière première au plus bas coût possible ».

Avant la réforme récente de l’assurance chômage, plus de la moitié des chômeurs ne touchaient rien de Pôle emploi, après la réforme, la proportion atteint 60 %. Qui peut encore croire que le durcissement des conditions d’indemnisation est une voie utile pour avancer vers le plein emploi ? Les conditions de travail et le niveau de rémunération ne sont-elles pas plus en cause ? Observons que plus la droite parle de « valeur travail » moins elle soutient la « valeur DU travail ». Voilà la réalité qui doit nous faire réfléchir quand le gouvernement et les organisations patronales continuent de défendre une forme d’austérité salariale alors que l’augmentation des salaires est une revendication générale et qu’elle est une nécessité. La logique visant à dégager les entreprises de leurs responsabilités salariales s’est incarnée dans le transfert vers l’État de la responsabilité du soutien au pouvoir d’achat avec la prime d’activité ou les pseudo-primes Macron.

Être à l’offensive et reconquérir les catégories populaires

François Ruffin et Fabien Roussel ont pu remettre le travail au cœur du débat à gauche. Leur surface médiatique leur permet de réussir là où nous commencions à désespérer de nous faire entendre. Ce qu’ils disent avec nous c’est que la gauche doit arrêter d’être défaitiste, doit arrêter de porter le discours sur la fin du travail parce que ses dirigeants pensent que toutes les politiques économiques de gauche seraient incapables de créer de l’emploi de qualité… Or ce qui a été mis en place à partir de 1985, et à de rares exceptions près, est d’abord une adaptation aux diktats du néolibéralisme triomphant…

Le think tank Terra Nova – qui a hélas inspiré une partie de la gauche – ont tiré en 2011 « les conséquences politiques » de cette fragmentation du monde du travail découlant de ces politiques (dont il partageait l’orientation générale), en plaidant pour un alliance entre les « minorités », les plus démunis et les classes moyennes supérieures intégrées (croyaient-elles) dans la mondialisation, rejetant dans la marginalité politique une large part du monde ouvrier et salariat… ces catégories se tournèrent vers l’abstention et une partie se réfugiera le vote FN/RN, s’éloignant durablement de la gauche qui semblait ne plus avoir grand-chose à lui proposer. Nous en sommes rendus au point que, même dans l’opposition et avec la politique antisociale de Macron, les forces de gauche n’ont pas été capables de retrouver grâce à leurs yeux lors des scrutins récents. Il faut donc rompre avec cette logique et redonner au travail sa place centrale dans le combat de la gauche.

Nous pouvons le faire et reprendre une politique économique ambitieuse qui crée de l’emploi de qualité. Nous sommes convaincus que la reconquête des catégories populaires attachées au travail passe par cette implication politique : c’est elle qui nous permettra de construire une véritable majorité de transformation sociale.

Engouffrons nous avec entrain dans la brèche ainsi ouverte !

Quelques unes de nos propositions issues de notre programme pour 2022

RECONQUÉRIR NOS CAPACITÉS INDUSTRIELLES

● Se libérer des accords de libre-échange, qui mettent en danger la production française au profit d’importations de qualité médiocre et polluantes (notamment le CETA et l’accord avec le Mercosur) ;

● Appliquer une taxe à l’importation sur les produits fabriqués ne respectant pas nos normes sociales et environnementales ;

● Développer le volet français du futur “Buy European Act” ;

● Relancer les 34 plans stratégiques abandonnés par Emmanuel Macron à l’automne 2014 ;

● Organiser avec les partenaires sociaux des plans de filières pour préparer les mutations dans les secteurs existants (notamment en lien avec la transition écologique) et les relocalisations (en réorientant les aides publiques) ;

● Créer un fonds d’accompagnement des reprises ou création d’entreprises par les salariés en particulier sous forme de coopératives (capital de portage transitoire, basculant progressivement vers l’actionnariat coopératif) ; interdire le départ des machines-outils si les salariés veulent reprendre l’activité ;

● Exiger la révision de la directive européenne « aides d’État » et « profiter » de cette période exceptionnelle pour déclarer sa suspension, voire le faire de façon unilatérale si besoin ;

● Lancer des grands plans d’investissements publics pour répondre à des besoins essentiels pour nos concitoyens, qu’ils concourent avec la qualité des services publics à la performance économique du pays, et qu’ils sont indispensables à la réussite de la transition écologique du pays.

RÉMUNÉRER LES TRAVAILLEURS

● Le SMIC sera porté à 1 400 € nets dès le début du quinquennat pour atteindre progressivement 1 600 € à la fin du mandat ;

● Fixer les salaires sur une échelle de 1 à 20, au sein d’une même entreprise ou d’un même groupe. Au-delà de cet écart, les rémunérations ne pourront être déduites de l’impôt sur les sociétés ;

● Plusieurs mesures très précises permettant de faire de l’égalité femmes hommes au travail sont décrites dans notre programme (page 36).

PROTÉGER ET GARANTIR LA DIGNITÉ DES TRAVAILLEURS

● Réduction du temps de travail : 6ème semaine de congés payés et négociation de la semaine de 32h ;

● Abroger les lois Travail et les accords de compétitivité « offensifs » ; rétablir les CHSCT et les délégués du personnel ;

● mettre fin au plafonnement des indemnités et aux barèmes prud’homaux ;

● Abroger les décrets Macron-Philippe-Pénicaud sur l’Assurance chômage ;

● Relancer la progressivité des cotisations en fonction de la valeur ajoutée dégagée par l’entreprise ;

● Mettre en place une garantie d’emploi, passant par un État employeur en dernier ressort des chômeurs de longue durée et la mise en œuvre effective d’un droit opposable ;

● Restaurer la hiérarchie des normes et le principe de faveur dans l’ensemble des négociations professionnelles ;

● Rendre obligatoire la présence de 50% de représentants des salariés avec voix délibérative dans les conseils d’administration et de surveillance des grandes entreprises ;

● Dans le cas d’une faillite ou d’une cessation d’activité, accorder la priorité aux projets de reprise défendus par les salariés ;

● Requalifier en contrat de travail salarié la fausse situation d’auto-entrepreneurs des plateformes type Uber et offrir une protection adaptée à ces travailleurs précaires.

« Il faut remercier François Ruffin et Fabien Roussel d’avoir remis le travail au cœur du débat à gauche » – tribune dans Le Monde

Dans une tribune au Monde publiée samedi 24 septembre 2022 à 6h, un collectif de responsables politiques et d’économistes explique que la gauche doit arrêter d’être défaitiste en renonçant au plein-emploi. Elle ne doit pas oublier l’importance du travail dans la société, et ce que nous devons tous à ceux qui l’assument.

La place du travail dans la société et dans le projet que la gauche doit proposer aux Français ne devrait pas faire polémique. Au-delà des slogans et des petites phrases qui ont été échangées par les uns et les autres, François Ruffin (député La France insoumise) et Fabien Roussel (député du Nord et secrétaire national du Parti communiste français) ont rappelé que les aspirations de nos concitoyens ne sont pas celles d’une société post-travail, mais celles d’une société qui puisse apporter à chacun un travail digne et vecteur d’émancipation.

Commençons par rappeler une évidence : il n’y a pas de société sans travail. Cela est vrai pour tout système économique, qu’il soit capitaliste ou non. De fait, le travail, qu’il soit salarié, indépendant, familial ou produit bénévolement pour une association, est la seule source de richesse pour la communauté.

L’Etat social s’est ainsi construit

Karl Marx (1818-1883) lui-même, théoricien de la valeur travail, n’a jamais nié son importance. Lorsqu’il développe au milieu du XIXe siècle ses réflexions et ses écrits sur le système capitaliste, il dénonce l’aliénation par le travail du prolétaire dépossédé de son individualité et de sa contribution personnelle.

Le prolétaire est celui qui ne possède que sa force de travail, qu’il vend contre un subside de misère. L’idée commune du XIXe siècle, chez tous les philosophes et acteurs d’un mouvement socialiste en construction, c’est que l’émancipation des travailleurs doit passer par leur association, leur rendant ainsi la maîtrise de l’outil de travail et le bénéfice de son produit.

Face au travail exploité incarné par le salariat, le socialisme rêvait d’un travail émancipé, organisé collectivement par les travailleurs eux-mêmes. Mais le salariat s’est étendu, tant et si bien qu’au début du XXe siècle, les conditions d’organisation de la production et de nos sociétés en ont fait le vecteur principal de distribution des revenus, notamment par la création de la Sécurité sociale.

De son côté, le droit social est venu protéger le salarié, améliorer ses conditions de travail et défendre l’expression syndicale au sein des entreprises.

L’Etat social s’est ainsi construit patiemment, comme le rappelle l’économiste Christophe Ramaux dans son dernier ouvrage, Pour une économie républicaine. Une alternative au néolibéralisme (De Boeck, 336 pages, 21,90 euros). L’une de ses applications concrètes fut d’attacher au statut de salarié un cadre légal visant à sortir de l’arbitraire capitaliste.

Une même logique d’aliénation

D’ailleurs, la stratégie des nouveaux acteurs du capitalisme que sont notamment les plates-formes numériques vise à enfoncer un coin dans le statut protecteur du salariat, faisant passer l’autoentrepreneuriat ou la soumission à un algorithme pour une forme de libération, alors que cela replonge le travailleur dans la même logique d’aliénation que celle qui fut dénoncée par Marx en son temps.

La question de l’émancipation des travailleurs doit rester au cœur des propositions de la gauche. Mais cela implique plusieurs choses.

Tout d’abord, il faut reconnaître que le travailleur est non seulement celui qui travaille, mais aussi tous ceux qui ont travaillé ou ont vocation à travailler sans être en mesure de le faire.

En ce sens, les chômeurs, les personnes en situation d’exclusion ou de handicap, ceux qui sont empêchés par la maladie, tout comme les retraités constituent ensemble la grande classe des travailleurs, et il est vain de chercher à les opposer. Il n’y a pas d’un côté des assistés fainéants et de l’autre des travailleurs méritants.

Admettre que les chômeurs, les étudiants et les retraités appartiennent à la grande classe des travailleurs implique qu’on réhabilite le travail, ce qui signifie en premier lieu de le rémunérer correctement, et en second lieu de lui donner des conditions dignes sur le plan sanitaire et social pour sa réalisation. Mais réhabiliter le travail, c’est aussi sortir du discours sur la fin du travail qui fait dire à certains dirigeants politiques que, « de toute façon, il n’y aura jamais assez de travail pour tout le monde ». Quand on voit le nombre de besoins sociaux insatisfaits, cette posture est mortifère.

Discours enflammés de la droite

Nous avons besoin de travail, parce que nous sommes pour le progrès social, et parce que nous pensons que chacun a la capacité de contribuer à sa mesure au bien commun. Ainsi, les étudiants ont vocation, une fois leurs études achevées, à contribuer à la création de richesses.

De même, les chômeurs doivent bénéficier d’un service public de qualité pour être accompagnés dans l’emploi. A ce titre, rappelons l’expérience fructueuse qu’ont été les expérimentations territoires zéro chômeur de longue durée (TZCLD), qui ont permis d’accompagner dans l’emploi des milliers de personnes en situation d’exclusion.

Nous ne devons pas nous laisser abuser par les discours enflammés de la droite et du gouvernement sur la valeur travail alors qu’ils œuvrent inlassablement pour réduire le coût, et donc la valeur économique du travail. Nous ne devons pas oublier que c’est le capitalisme néolibéral qui détruit le travail, lui fait perdre son sens, le parcellise.

Les droits et la dignité

C’est le capitalisme qui jette les travailleurs usés, qui délocalise et qui pousse les cœurs vaillants au burn-out. Sortir le travail de cette exploitation, ce n’est pas nier son rôle social, sa nécessité, c’est au contraire lui rendre son sens premier, celui de créateur de richesses et de progrès social.

Il faut remercier François Ruffin et Fabien Roussel d’avoir remis le travail au cœur du débat à gauche. Ce qu’ils disent, c’est que la gauche doit arrêter d’être défaitiste en renonçant au plein-emploi. Elle ne doit pas oublier l’importance du travail dans la société et ce que nous devons tous à ceux qui l’assument.

Comme eux, nous sommes convaincus que la gauche doit protéger le travailleur empêché non seulement en lui versant des revenus complémentaires, mais aussi, et surtout, en l’accompagnant dans l’emploi de qualité. Elle doit défendre les droits et la dignité de l’ensemble de la classe des travailleurs, qu’ils soient ou non en emploi. C’est ainsi qu’elle amorcera sa reconquête de l’électorat populaire et sera en mesure de reconstruire une majorité de transformation sociale.

Les signataires : David Cayla, économiste à l’université d’Angers ; Catherine Coutard, vice-présidente du Mouvement républicain et citoyen ; Frédéric Faravel, membre de la direction nationale de la Gauche républicaine et socialiste ; Marie-Noëlle Lienemann, ancienne ministre, sénatrice (PS) de Paris ; Emmanuel Maurel, député européen, animateur national de la Gauche républicaine et socialiste

Mettons fin à la dérégulation de l’énergie en Europe et à ses dramatiques conséquences – par Marie-Noëlle Lienemann

Marie-Noëlle Lienemann, sénatrice de Paris et coordinatrice nationale de la GRS, a publié hier sur son site une note particulièrement argumentée et solide sur les causes profondes de la crise énergétique aggravée que nous subissons en Europe et les moyens d’en sortir. Nous reprenons à notre compte ses propos.

Les enjeux de production, de maîtrise et de production d’énergie sont inséparables de la construction et de l’évolution des États et de la puissance publique depuis 1945. Le monopole public en France autour d’EDF et de GDF a été indispensable pour la reconstruction de notre pays, son développement et l’émergence d’un véritable État social au service des citoyens et de l’intérêt général. La libéralisation forcée du marché de l’énergie était fondée sur le mensonge néolibéral d’une plus grande efficacité d’un marché concurrentiel pour produire et distribuer l’énergie avec la promesse de prix toujours plus bas : ce mirage démontre aujourd’hui sa faillite totale. Il est temps de revenir à un système de monopoles publics nationaux interconnectés auxquels les usagers doivent être associés.

Parmi les grandes décisions prises au lendemain de la Libération, la création d’EDF et de GDF comme entreprise publique gérant un monopole d’État pour l’énergie s’est imposée. Il s’agissait d’abord d’assurer la maîtrise stratégique par la nation – « retour à la nation des grands moyens de production monopolisée, fruits du travail commun, des sources d’énergie, des richesses du sous-sol, des compagnies d’assurances et des grandes banques » comme le précise le programme du CNR (Titre II, chapitre 5, point a). Mais il fallait également tirer les leçons des insuffisances du système d’avant-guerre où la multiplication des acteurs et des normes techniques et les mécanismes de spéculation boursière et de concentration capitalistique ne permettaient pas d’assurer un égal accès des Français à l’électricité, tout en créant une rente capitalistique injuste et inefficace.

Ainsi la France s’est dotée d’un bon réseau électrique pleinement efficace, envié par ses voisins. D’ailleurs, l’indépendance énergétique a été dès le départ un enjeu de la construction européenne. La création de la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) en 1952, puis l’entrée en vigueur du traité Euratom le 1er janvier 1958 en même temps que le traité créant la Communauté économique européenne, en témoignent. C’est bien la preuve qu’on ne pouvait concevoir le secteur énergétique comme un simple bien de marché. Hélés, la vague libérale conduira plus tard les institutions européennes à faire fi de ces réalités : l’ouverture des marchés de l’électricité et du gaz est un processus engagé depuis 1996, sur la base des orientations libérales données par l’Acte unique européen en 1986.

Pour garantir notre autonomie, les débats politiques des années 1970 ont abouti à un engagement fort de la France en faveur du nucléaire civil, dégageant notre pays d’une dépendance excessive aux énergies fossiles dont nous étions dépourvus. On peut cependant regretter que dans les années qui ont immédiatement suivi, on ait confondu développement du nucléaire et « tout nucléaire » : j’ai pour ma part défendu à l’Assemblée nationale sous le gouvernement Rocard la nécessité d’un contrat de plan État-EDF qui oblige l’entreprise publique à prévoir 20 à 25% d’énergie renouvelable. Il ne faut donc pas confondre monopole public et « tout nucléaire » (qui résulte de la myopie du débat politique de l’époque) ; on peut encore moins prétendre qu’un tel monopole public rendrait en soi impossible un haut niveau de développement des énergies renouvelables. Au contraire, l’avantage de la méthode que je suggérais à l’époque et qui reste valable est de demander à EDF de garantir cohérence et complémentarité des différents types d’énergie.

L’(ir)résistible dérégulation européenne du secteur de l’énergie

Le processus d’ouverture des marchés européens de l’énergie à la concurrence a été introduit dans la législation européenne pour la première fois en 1996 pour l’électricité et en 1998 pour le gaz. Initialement focalisées sur l’application des principes du droit de la concurrence au secteur de l’énergie, les règles communes alors établies pour l’exploitation des réseaux de transport et de distribution avaient pour principal objectif d’éliminer toute discrimination, subvention croisée et distorsion de concurrence dans des secteurs jusqu’alors dominés par des entreprises verticalement intégrées en situation de monopole, le plus souvent contrôlées par les pouvoirs publics. À terme, les consommateurs européens devaient pouvoir choisir librement leur fournisseur d’électricité et de gaz naturel au sein du marché intérieur, la concurrence devant magiquement permettre une optimisation des prix à la baisse pour ces mêmes consommateurs européens.

La détermination de la Commission européenne en faveur de la libéralisation du marché électrique s’est opérée sous l’effet de trois facteurs : développement des thèses néolibérales, différenciation des demandes, maturité des secteurs de l’électricité. L’objectif était de casser les frontières et les modes nationaux ; or la France qui bénéficiait d’une surproduction bon marché et permanente grâce au nucléaire n’éprouvait aucun intérêt à cette politique libérale : elle a donc tenté de conserver le maintien du caractère monopolistique de sa production d’énergie, défini comme principe du service public. L’Allemagne, l’Espagne ou l’Italie ont utilisé le levier communautaire, qui imposait la libéralisation, pour rebâtir ou augmenter un système vétuste. Enfin certains États membres ont milité pour la libéralisation afin d’exporter et de se constituer un marché (Finlande, Suède, Grande Bretagne). Ainsi, la libéralisation s’est faite contre les intérêts d’EDF en France et contre la politique énergétique de notre pays. Avec nombre de parlementaires et de responsables politiques (essentiellement de gauche), je n’ai cessé de dénoncer dès cette époque l’absurdité et le caractère délétère de cette logique.

Malgré une résistance d’une partie des gouvernements et des responsables politiques et syndicaux, les digues vont peu à peu céder dans notre pays. La France, incapable de formuler une vision contre-offensive du secteur de l’énergie (ses élites étant elles-mêmes gagnées aux poncifs libéraux) est progressivement isolée au sein de l’Union Européenne : de nombreux pays réclament une ouverture rapide, tandis que Paris plaide pour son modèle en rappelant les mésaventures récentes aux États-Unis, en Grande Bretagne et en Suède. Les Libéraux et la Commission européenne attaquaient ce qu’ils considéraient être un avantage concurrentiel pour les entreprises installées en France, car bénéficiant d’un prix de l’énergie plus bas que la moyenne car « subventionné », et ils exigeaient l’ouverture à la concurrence partout et plus particulièrement sur le marché français pour y « remédier ». Au passage, cet argument sur la rupture de concurrence n’est jamais utilisé par les Libéraux pour dénoncer le dumping social et salarial qui existe entre États européens…

Les quinquennats de Jacques Chirac et de Nicolas Sarkozy marqueront la fin de la résistance – fût-elle molle – de notre pays : si le marché est ouvert pour les gros consommateurs industriels (> 16 GWh/an pour l’électricité ; > 237 Gwh/an pour le gaz) dès l’été 2000 (les seuils passeront à 7 GWh et 83 GWh entre février et août 2003). L’ensemble des entreprises et collectivités aura l’obligation dès le 1er juillet 2004 d’abandonner les tarifs régulés pour se tourner vers le marché. L’ouverture à la concurrence sera totale en France pour les particuliers au 1er juillet 2007.

Entre août et novembre 2004, EDF-GDF, d’établissement public à caractère industriel et commercial (EPIC) devient société anonyme (SA) ; selon la loi alors votée, l’État doit en détenir 70% au moins. Le 21 novembre 2005, l’entreprise introduit 15% de son capital à la Bourse de Paris. Deux ans plus tard, fin 2007, l’État vend 2,5% du capital d’EDF dans le but de récupérer environ 5 Mds € : la vente rapportera moins que prévu initialement, environ 3,7 Mds € (preuve que la privatisation partielle n’était pas une si « bonne affaire »). Au 31 décembre 2020, le capital était détenu à 83,68% par l’État, à 14,94% par le « public » (institutionnels : 12,97% et les particuliers : 1,97%), à 1,36% par les salariés d’EDF et à 0,02% par EDF. Or entre 2005 (date de l’introduction en bourse) et 2021, les tarifs réglementés ont augmenté de 41,9%, mais ces augmentations ont été accompagnées d’un changement de structure de la grille tarifaire ce qui a pu affecter plus fortement certains usagers devenus clients : ainsi entre 2011 et 2021, l’augmentation du tarif bleu réglementé pour un couple moyen sans augmentation de la consommation pourra avoir été de 47,75%.

La privatisation de fait de GDF est finalement autorisée par une loi votée par l’Assemblée Nationale le 7 décembre 2006 après qu’eurent été repoussés … 137 655 amendements. La scission d’EDF et de GDF est opérée avec l’ouverture à la concurrence pour les particuliers. Elle permet la fusion GDF Suez l’année suivante sous Nicolas Sarkozy. L’État, cependant, détient encore 40% de la nouvelle entité. Elle passera à 32% en 2015 sous François Hollande puis à 24% en 2018 sous Emmanuel Macron qui fera sauter en 2019 avec la loi PACTE le verrou fixé en 2006 du tiers des actifs. Selon l’organisation internationale OXFAM, le groupe Engie n’en a pas moins distribué 27,5 Mds € de dividendes à ses actionnaires entre 2010 et 2018. Un taux de redistribution moyen qu’elle évalue à … 333%, quand de 2002 à 2020, le prix du gaz pour l’abonné français (devenu « client ») a plus que doublé en euros courants (de 0,029 € à 0,071 €/kwh).

Ainsi, alors que la Commission européenne – en accord avec la majorité des gouvernements des États membres – a libéralisé le marché, prétendant que l’électricité deviendrait ainsi moins chère, le prix payé par le consommateur n’a cessé d’augmenter.

L’absurde construction artificielle d’une concurrence sur le marché de l’énergie

Les grands monopoles publics EDF et GDF étaient efficaces à la fois techniquement et financièrement, garantissant un prix aligné sur les coûts de production. La concurrence privée n’aurait pas pu faire mieux, au contraire puisqu’elle doit verser des dividendes aux actionnaires. Malgré l’impossibilité – pour des raisons de souveraineté stratégique induite par la maîtrise du nucléaire – de privatiser EDF, comme on l’avait fait pour GDF, cela n’a pas empêché les gouvernements libéraux qui se sont succédés depuis 2002 d’imaginer des « réformes » pour rendre les opérateurs privés artificiellement concurrentiels. La première d’entre elles a été de subventionner le développement privé des énergies renouvelables grâce à un tarif de rachat garanti par l’État et financé par une taxe sur la facture d’électricité, plutôt que de développer des énergies renouvelables publiques en demandant aux opérateurs historiques EDF et GDF de le faire, avec des objectifs imposés : on a donc pris prétexte de lutter contre le changement climatique pour ouvrir la porte au privé. Mais cela ne pouvait suffire à concurrencer véritablement EDF.

Donc, le législateur, sous pression de la Commission européenne, a inventé un autre système, tout à fait incroyable qui contraint EDF à vendre une partie de sa production à ses concurrents privés, à un prix déterminé (au départ le prix coûtant) qui s’est avéré devenir un prix inférieur au coût de production, pour développer la concurrence : c’est ce qu’on appelle l’« Accès régulé à l’électricité nucléaire historique » (ARENH) et qui concerne un quart de la production nationale – quantité Plafonnée à 100TWh/an, pour une production électronucléaire de 450 TWh/an. Le tarif actuel de l’ARENH (42 €/MWh), mis en place en 2010 dans le cadre de l’ouverture à la concurrence, plombe les finances d’EDF et ne permet pas au groupe de faire face à ses investissements ; le prix a été défini en 2010, fixé jusqu’en 2025. Le dispositif asymétrique de l’ARENH créé une concurrence artificielle et une subvention aux « alternatifs » (dont TotalEnergie !? mais aussi Auchan ou Cdiscount dont chacun connaît les capacités industrielles énergétiques…), qui deviennent de facto des « revendeurs » et non plus des producteurs (ils avaient l’obligation théorique de produire de l’électricité mais aucun ne l’a respectée), et constitue une perte régulière de revenus pour EDF. En réalité, l’ARENH crée une situation de rente pour les « revendeurs » qui n’achètent de l’énergie à EDF au tarif de l’ARENH que quand le prix du marché est supérieur à celui de l’ARENH et n’achètent au prix du marché que quand celui-ci est inférieur à celui de l’ARENH. Comment s’étonner qu’EDF n’ait pas pu ainsi investir dans l’entretien et la modernisation du parc nucléaire existant et porter des programmes ambitieux de développement des énergies renouvelables : tout a été fait pour tailler dans ses recettes et l’empêcher d’être le grand acteur d’une politique énergétique capable de relever le défi de la transition écologique.
Les institutions européennes n’ont d’ailleurs cessé d’exiger qu’en contrepartie d’une éventuelle modification des tarifs régulés soit opérée une scission complète d’EDF. La DG concurrence de la Commission européenne exige également depuis 2011 que soient mises en concurrence les concessions échues des barrages. La Commission européenne souhaitait ainsi imposer une société holding EDF sans rôle opérationnel, n’exerçant ni contrôle ni influence sur ses filiales et ne percevant pas de dividendes, ceux-ci étant directement versés aux actionnaires de la holding : une scission des actifs et une impossibilité de maintenir un groupe intégré. Pour l’instant, ce projet « Hercule », que j’avais dénoncé dès novembre 2020, n’a pas abouti, grâce à la mobilisation syndicale et celle de nombreux parlementaires et ce malgré la complaisance de l’exécutif et de la direction d’EDF. Il apparaît aujourd’hui d’autant plus clair à l’aune de la crise énergétique que ce projet était aberrant.

S’ajoutent à ces problèmes les choix européens en matière de formation des prix. À partir de 2021, les prix de marché ont considérablement augmenté à cause de la flambée du tarif du gaz. Avec l’ancien système de tarification d’EDF, au temps du véritable service public, cela n’aurait pas eu de répercussion en France car les coûts du nucléaire et de l’hydraulique, eux, restent stables. Mais comme l’Union Européenne a créé un marché européen de l’électricité sur lequel tous les producteurs des État membres vendent et tous les fournisseurs achètent, il a été décidé les prix se formeraient au niveau européen, au détriment d’accord d’échange d’électricité entre pays. De surcroît, la formation de ces prix s’est faite au détriment de la réalité du prix coûtant, car elle prend en compte le kW fourni, ce qui – notamment avec les énergies renouvelables – est réalisé par des centrales au gaz (mobilisées lorsque la production cyclique est insuffisante). Cette méthode était au fond la validation du modèle allemand, fondé sur les énergies renouvelables certes mais aussi sur le maintien du charbon et l’importation massive de gaz (en particulier provenant de Russie). C’était une folie économique pour la France dont le gouvernement une fois de plus n’a pas voulu résister à la domination de notre voisin d’Outre-Rhin. Hélas, on voit aujourd’hui avec la guerre en Ukraine, et le chantage géopolitique sur le gaz orchestré par la Russie, combien ce système était non seulement défavorable à la France mais géo-stratégiquement et économiquement dangereux pour l’Union Européenne, ses habitants et ses entreprises.

Aujourd’hui, une fois de plus, le gouvernement fait des annonces prétendant exiger le changement de ce système sur lequel il a cédé auparavant, mais il ne crée aucun rapport de force pour l’obtenir. Pire, avant même l’invasion de l’Ukraine, pour sauver les opérateurs privés, le gouvernement n’a rien trouvé de mieux que d’augmenter le volume d’ARENH, c’est-à-dire d’obliger EDF à vendre encore plus d’électricité à bas prix à ses concurrents. Il s’agit même d’une vente à perte qui menace fortement l’entreprise. Pourtant, peu de temps après, le président de la République annonçait à Belfort le 10 février 2022, en pleine campagne présidentielle, une relance de l’ambition nucléaire française et la nécessité de reprendre les investissements d’avenir à EDF : l’entreprise nationale était face à un effet de ciseau intenable.

Mettre fin à la dérégulation : la nécessité du retour des monopoles publics nationaux

Ainsi la renationalisation d’EDF annoncée par Emmanuel Macron et Élisabeth Borne au lendemain des élections législatives visait à donner des gages à une opinion publique et à des usagers inquiets, aux syndicats et aux parlementaires qui perçoivent désormais mieux la portée des errances imposées et aggravées depuis 25 ans. Le défi d’EDF resterait cependant entier si, au-delà de la renationalisation, on choisissait à nouveau une mauvaise stratégie. N’oublions que le fort endettement d’EDF a été aggravé depuis 2010 et qu’il est aujourd’hui couplé à la nécessité d’investir quelques 100 Mds € pour la prolongation des centrales nucléaires existantes et des désormais 14 EPR annoncés par le président de la République pour 2035.

Sortir EDF de la bourse la soustrairait évidemment à la pression des marchés et des analystes financiers et il faudra inventer un « véhicule financier » pour alimenter l’entreprise nationale par de la dette garantie par l’État (c’est ce qui avait été fait avec la Caisse nationale de l’énergie qui porta les investissements nécessaires à l’électrification du pays après-guerre). Pourtant, il existe une crainte légitime des salariés et de leurs représentants syndicaux – qui rejoint ici des considérations d’intérêt général – à savoir qu’une fois EDF renationalisée la puissance publique ne privatise une partie des activités, comme la production d’énergies renouvelables (rappelez-vous la stratégie évoquée plus haut pour engager l’invention d’un marché concurrentiel) ou la distribution, et ne laisser à EDF que le nucléaire ancien et l’hydraulique. Ce serait là une nouvelle erreur stratégique qui empêcherait EDF d’agir sur toute la gamme des productions et l’État d’orienter la transformation énergétique du pays. EDF doit impérativement être en capacité d’arbitrer entre les cycles des différents types d’énergie.

EDF, dans son format actuel, constitue un amortisseur de crise économique. La sécurité de ses ressources d’approvisionnement et la quantité de ses réserves (ressources hydrauliques qui constituent 70% de la part de de la production des énergies renouvelables et ressources en uranium) contribuent à anticiper les coûts de production de l’opérateur. La production constante répartie sur le territoire national écarte les risques de volatilité des prix. La crise du COVID, lors du premier confinement, a démontré la capacité de résilience de l’opérateur en garantissant une production d’énergie dans une économie à l’arrêt. Dans le cas d’une production exclusivement solaire ou éolienne, sauf à maintenir une production thermique d’appoint au charbon ou au fioul qui ne répond pas aux objectifs de neutralité carbone, la question de l’équilibre des réseaux se pose, ainsi que celle du système de transfert qui dépend des conditions météorologiques. Le parc ne peut être efficace qu’au niveau de plusieurs régions (ou pays, on y reviendra plus loin sur le besoin d’une interconnexion européenne) regroupés au sein d’un même réseau. Enfin, EDF doit rester un tout. Nous devons être intransigeants pour qu’en aucune façon la nationalisation version Macron-Borne n’aboutisse à moyen terme à une nationalisation des pertes et une privatisation des profits tel que nous l’avons déjà connu trop souvent.

Pour faire face à la crise énergétique et à l’urgence de la transition écologique – en se donnant comme objectif une sortie définitive des énergies carbonées (pétrole, gaz, charbon…) d’ici 2040 –, le retour au monopole public national sur la production et la distribution d’énergie (en y réintégrant le pôle gazier) est incontournable et mieux vaut s’y atteler dès aujourd’hui que de reporter indéfiniment l’échéance. Non seulement cette solution n’empêche en rien la capacité d’opérateurs privés à conduire leurs propres efforts pour décarboner leur consommation (la production et la consommation autonomes d’électricité pour alimenter une maison individuelle ou un immeuble collectif en énergie renouvelable – éolien ou solaire – serait toujours possible en prenant bien soin qu’il ne peut y avoir de versement de cette production autonome dans le réseau général), mais elle permettrait en réalité de manière bien plus efficace la fixation d’un prix régulé, la garantie d’un tarif social et faciliterait le soutien aux industries électro-intensives et la conversion de certains secteurs industriels (cimenterie, sidérurgie, papeterie…) aujourd’hui fortement consommateurs de gaz et d’énergies carbonées. Nous pourrions enfin reprendre de manière cohérente l’élaboration de stratégie de filières – fabrication de panneaux solaires, fabrication et assemblage d’éoliennes, hydrogène – sans laquelle la stratégie nationale fixée aujourd’hui et demain dans la PPE est désarmée (ces stratégies de filière, pour être efficaces, nécessitent la mise en place d’un protectionnisme intelligent pour contrer la concurrence en particulier chinoise dont le bilan carbone de production n’est pas compensé par la production d’énergie décarbonée durant leur cycle de vie). Le monopole public de l’énergie serait ainsi un atout essentiel dans une stratégie de relocalisation industrielle tout en redonnant à notre pays un outil de souveraineté économique majeur.

Le rétablissement d’un monopole public de l’énergie permettrait de sortir 8% des dépenses des ménages français de la logique du capital, pour un service public efficace et égal pour tous qui donnait pleinement satisfaction avant que l’idéologie néolibérale n’impose contre la raison son démantèlement. C’est environ l’équivalent de 2% du PIB qui serait arraché à la logique du marché. Une telle organisation démocratique permettrait aussi de mettre en place de réelles politiques redistributives en matière énergétique, avec par exemple la gratuité des premières consommations indispensables, tandis que les dépenses excessives pourraient être fortement imposées.

Deux possibilités de gouvernance pourraient être discutées : soit la restauration d’un EPIC (qui était la forme juridique d’EDF et GDF jusqu’en 2004), soit une structure juridique indépendante, à l’image de la gestion de la Sécurité sociale jusqu’en 1967. La gouvernance et les votes pourraient être distribués de manière équilibrée entre le pouvoir politique (avec un débat à conduire sur la place respective de l’exécutif et du Parlement), les citoyens/usagers (associations d’usagers, administrateurs de l’énergie) et les salariés. Une autonomie importante de cette structure vis-à-vis de l’exécutif serait parfaitement compatible avec la gestion d’un objectif de long terme respectant une planification énergétique et la fourniture d’un service public de l’énergie à l’ensemble des citoyens, et ce de manière égalitaire. Une telle structure disposerait d’une capacité évidente à assurer la tenue d’objectifs fixés nationalement. La centralisation permettrait de gagner en efficacité mais certaines décisions pourraient tout de même être décentralisées à des échelons inférieurs avec des objectifs de développement de capacités de production à l’échelon régional par exemple. Son financement passerait par de la création de dette garantie par l’État et une utilisation de l’épargne des citoyens. La planification écologique aurait tout à gagner à l’établissement de plans régionaux de l’énergie permettant d’articuler au mieux toutes les potentialités de production locale, les besoins des différents secteurs économiques et des citoyens, les économies réalisables, contractualisant aussi avec l’entreprise publique EDF. Cette méthode doit articuler de façon nouvelle l’organisation d’un réseau national et d’un monopole public avec la diversité des territoires.

D’un point de vue démocratique, un tel pôle public redonnerait une importante capacité d’intervention aux syndicats et aux usagers en matière de choix de production et de maîtrise des outils de travail. Par ailleurs, la taille importante du pôle permettrait de faciliter grandement la transition énergétique en matière d’emplois et de compétences. Un peu à l’image de ce que fait EDF en interne actuellement, il serait beaucoup plus facile de transférer les salariés des branches en déclin (pétrole, gaz, charbon) vers les branches porteuses, sans perte ni de statut ni de salaire.

Il faut aujourd’hui engager le processus qui permettra de remettre le monde à l’endroit : cela commence par la remise en cause urgente de l’ARENH ou à défaut on peut inciter le parlement à se saisir de l’échéance de 2025 en exigeant de ne pas renouveler le « principe de contestabilité de l’ARENH » (ce que la Commission Régulation de l’Energie rapproche de la notion de « neutralité » concurrentielle des tarifs sur le marché). La Commission européenne s’affrontera alors à nous ; elle ne manquera sans doute pas de rappeler que la concurrence s’impose en droit à la France (et malheureusement le respect du droit européen a été constitutionnalisé et les tribunaux français s’assurent de cette conformité du droit national).

Mais nous pouvons sortir des directives et des règlements qui imposent la libéralisation. Or en matière d’énergie, la France dispose d’un levier puissant et il faudra savoir s’en servir pour construire enfin un rapport de force capable de remettre en cause les errements néolibéraux ; cela suppose d’un minimum de volonté politique, dont nos dirigeants nationaux ont largement manqué depuis 1995. L’Union Européenne ne peut se passer de la puissance d’EDF qu’elle n’a pourtant eu de cesse de vouloir le démantèlement : si EDF décidait de retirer de la vente la part d’électricité nucléaire qu’elle exporte, le marché européen s’effondrerait. Et l’intervention du Président de la République, lundi 5 septembre 2022, indiquant que la France allait exporter du gaz pour venir en soutien à nos voisins allemands, démontre que nos atouts vont au-delà de la maîtrise de la production nucléaire civile.

La Commission européenne et les États membres les plus aveuglément libéraux comprendront rapidement que, face à une crise énergétique amenée à durer, l’actuelle politique européenne de l’énergie doit cesser pour revenir à des systèmes publics nationaux qui doivent rester néanmoins interconnectés, et pour laquelle l’Union Européenne pourra, là, jouer un rôle utile et nécessaire d’organisation des échanges d’énergie entre pays, permettant de réguler la production, de compenser les baisses saisonnières de puissance dans telle ou telle région européenne (selon la géographie et les modes de production adoptés) et de coordonner et soutenir les politiques publiques de transition énergétique dans chacun des États membres.

Ne prenons pas en traître nos partenaires européens : mettons directement sur la table la vision que nous proposons pour l’énergie en Europe, sans oublier d’exprimer clairement que nous ne transigerons plus sur ce qui relève de la souveraineté énergétique, un prix de l’énergie abordable et une stratégie bas carbone dans notre pays.

Allemagne, 2022 : entre « Winter is coming » et le sparadrap du « Capitaine Scholz »

Voici quelques jours,le Chancelier social-démocrate allemand Scholz était convoqué par la commission d’enquête du parlement régional de Hambourg concernant les nouveaux développements de l’affaire Warburg. En Allemagne les commissions d’enquêtes parlementaires régionales ont autant de pouvoir que celles de l’Assemblée nationale ou du Bundestag, mais peuvent aussi interroger sur des enquêtes en cours.

Le parlement régional cherche à comprendre :

  1. Est ce que Scholz lui a menti les fois précédentes où il a déposé devant sa commission d’enquête ?
  2. Quel fut son rôle exact dans la tentative d’effacer le redressement fiscal de 47 millions d’euros de la banque Warburg, qui fut responsable entre 2005 et 2016 de 450 millions d’euros d’escroquerie du fisc et d’avoir massivement créé le mécanisme CumEx, lui-même coûtant au fisc des Etats européens quelques 55 milliards d’euros (!) sur la période – c’est un tribunal en 2016 qui a jugé la pratique illégale depuis le début et comme une forme d’escroquerie à la TVA.

55 Mds€, c’est la moitié de la dette publique grecque en 2011. On se serait épargné cette crise européenne si les riches contribuables n’avaient pas fait s’évader cette somme dans la période.

Le parquet enquête sur les preuves, surgies cette semaine, indiquant que les e-mails du futur Chancelier, alors maire de Hambourg, échangés autour de rendez vous – dont le Chancelier affirme « ne pas se souvenir » – avec les trois personnes ayant mis au point le dispositif assurant une forme d’impunité de la banque, avaient été récemment supprimés.

Là où l’affaire dépasse le simple trafic d’influence, c’est que l’on sait que le député SPD Kahrs, patron à l’époque de l’aile droite du SPD et grand soutien de Scholz, avait obtenu du directeur financier de Warburg 44 000 euros de dons pour sa section de Hambourg, et il y a 15 jours le juge d’instruction a découvert 215 000 euros de liquide dans un cofrre fort non déclaré de Kahrs qui n’explique pas la provenance de l’argent, alors que la loi l’y oblige. Pour ne pas empêcher Scholz de devenir Chancelier, Kahrs avait brutalement démissionné de ses mandats politiques en pleine négociation de coalition.

Plus embêtant pour Scholz : son directeur de cabinet, qui a rang de secrétaire d’Etat en Allemagne, Wolfgang Schmidt, semble au cœur du dispositif. Lors de précédents articles, nous avions déjà alerté sur le potentiel de cette affaire ; en janvier 2018, notre référent à Berlin avait publié une note sur un média depuis disparu, mais son article est toujours accessible1. Le SPD pourrait bien perdre son chancelier cet automne.

1https://librechronique.net/articles-et-entretiens/

L’héritage des contradictions de l’ère Merkel

Les deux partis partenaires du SPD dans la coalition « feu de circulation », Verts et libéraux, sont très discrets sur l’affaire car si Scholz tombe de nouvelles élections seraient convoquées : Verts et FDP ne profiteraient pas d’être vus comme les Lorenzaccio de l’affaire (meurtriers). De plus, il semble aujourd’hui probable que le SPD ne refera pas de coalition avec eux.

La CDU et l’ancien député des Linke Fabio de Masi poussent de leurs côtés les feux politiques.

Cette crise politique est le reflet de toutes les contradictions de l’ere Merkel. Elle a recyclée le SPD schröderien en 3 grandes coalitions :

  • Steinmeier, l’actuel président de la République, vice chancelier au premier mandat Merkel, ministre des affaires étrangères du troisième, était le directeur de cabinet et principal inspirateur de l’agenda 2010 de Schröder.
  • Scholz fut comme secrétaire général du SPD en 2003 chargé de la purge des anti-agenda 2010, conduisant en 2005 à la fusion des dissidents social-démocrates avec les anciens communistes dans die Linke.

Merkel avait dès 2005 montrée son extrême connivence avec le système financier privé allemand en organisant sur fonds publics la fête d’anniversaire du patron de la Deutsche Bank à la chancellerie. L’étude du bilan de la Deutsche Bank, longtemps la banque zombie européenne la plus exposée à un risque de faillite systémique, explique par ailleurs bon nombre de décisions politiques de Merkel, notamment contre labandon des créances grecques. La DB ne fut sauvée d’une faillite que par une prise de contrôle par … la Chine en 2017.

De même tout le système social induit par l’agenda 2010 et prolongé par Merkel supposait une forte déflation intérieure, avec baisse des salaires réels et donc maintien des prix à la consommation le plus bas possible. C’est aussi ce qui explique le choix d’une économie de surproduction permanente cherchant des débouchés extérieurs (les excédents commerciaux). Mais quand 200 Mds€ rentrent chaque année dans une économie sans être employés en investissement ou en salaires (ce qui aurait augmenté l’inflation, réduit les exportations et accru les importations), c’est la spéculation qui sert de trappe à liquidité : l’immobilier a vu une progression des prix exponentielle entre 2011 et 2020, largement supérieure au reste de l’Europe (et pourtant on sait que la France est elle-même particilièrement touchée).

La déflation intérieure signifie aussi que le taux de pauvreté touche également les salariés en emploi, et a toujours été entre 2011 et 2021 supérieur aux taux de pauvreté français. Pire, il a augmenté sur la période malgré la prospérité de l’économie.

Ainsi, le taux de pauvreté est passé de 12% en 1998 à 17% en 2020 ! (en France à 14,5%, plus élevé que les 11% de 2006). Les banques alimentaires ont vu leur fréquentation exploser, la pauvreté et la précarité concernant désormais un quart des Allemands, prisonniers du bas de l’échelle sociale et économique. La paix sociale est achetée avec les discounter et des conditions « d’esclavage moderne » dans les usines de viandes et d’aliments de Basse Saxe (d’après un pasteur de la région, Peter Kossen), devenus en 2020 des clusters pour les ouvriers saisonniers roumains et bulgares importés en camion, repayant leur salaire en loyers sur place à leur employeur…

Merkel a pris à plusieurs reprises des décisions structurantes sous la pression électoraliste conjoncturelle. Sa décision en 2011 de revenir sur la reprise du nucléaire visait à sauver le bastion de la CDU dans la plus riche région d’Allemagne, le Bade-Würtemberg. Raté, les Verts dirigent le Land depuis.

En 2015, la gauche est majoritaire au Bundestag. De « irréconciliable » (l’agenda 2010 jouant le rôle clivant, maus aussi le passé dissident des Verts face aux anciens communistes de l’ex-RDA), la gauche commençait à se retrouver sur la question de la gestion de la crise migratoire en août 2015. Persuadée qu’elle allait être renversée, Merkel décida en panique, et supportée par le syndicat patronal ayant besoin de main d’œuvre qualifiée importée, de s’asseoir sur les traités européens et ouvrir les frontières à un million de réfugiés syriens. Le retour d’expérience permettra d’accueillir dans de très bonnes conditions 500 000 Ukrainiens en 2022, mais ce « succès » est la conséquence de l’échec complet de la politique énergétique et diplomatique allemande depuis 2002.

Schröder, Steinmeier, Merkel, ont toujours privilégiés Poutine sur une solution intégrée européenne à l’accès à l’énergie.

Si Merkel a soutenu le Maidan en 2014 (le renversement du président élu ukrainien et les mouvements nationalistes comme démocratiques nés là, influencée par les boxeurs célèbres en Allemagne Klishko – l’un d’entre eux est depuis maire de Kiev), elle a aussi avalé l’annexion de la Crimee et accepté l’absence de conséquences à l’attaque d’un avion civil néerlandais avec plus de 300 morts ou la guerre civile dans le bassin du Don.

L’absence chronique d’investissement – cumulé sur 16 ans les infrastructures allemandes manquent de 400 à 600 Mds€ – , sans compter l’absence d’infrastructures pour transporter l’électricité des renouvelables produite dans le Nord rural vers le Sud industriel, et les choix énergétiques dépendants au gaz russe entraînent une situation d’échec et mat stratégique depuis le 24 février dernier, l’invasion de l’Ukraine par la Russie handicapant la diplomatique germanique coincée entre un soutien de façade à la démocratie ukrainienne et une retenue peu honorable à la seule fin de ne pas manquer de gaz russe. Rappelons d’ailleurs que le pipeline de gaz Nordstream2 sur lequel était basé toute la stratégie énergétique allemande de transition vers 100% renouvelable en 2050 prévoyait de contourner l’Ukraine jugée trop chère en royalties de passage et … en détournement de gaz illégal.

L’illusion atlantiste perdue des dirigeants allemands

À cela s’ajoute un deuxième échec géostrategique : Schröder, pour se débarrasser de son principal rival Oskar Lafontaine, dont le programme économique keynésien fut l’un des moteurs pourtant de la victoire du SPD en 1998, s’était rallié à la fondation progressiste des Clinton, y retrouvant Blair et D’Alema notamment. Cet alignement idéologique sur le progressisme nord-americain dans son interprétation clintonienne est l’équivalent de ce que nous avons connu avec la « note Terra Nova » 12 ans plus tard (la France est toujours un cycle derrière les autres). En conséquence, cela signifiait que même les forces critiques de l’Otan et des États Unis dans l’opposition, les Verts de Joshka Fischer compris, se ralliaient au consensus atlantiste des libéraux et conservateurs. Fini, l’ouverture à l’est des Brandt ou Schmidt.

Or, renforcer le lien avec Washington tout en se rendant dépendant des exportations et importations chinoises, et de la Russie pour le gaz, tout en traitant l’Union Européenne comme un hinterland obéissant, c’est construire des contradictions insolubles à moyen termes.

Le ralliement atlantiste fut immédiatement conçu par Schröder comme une aspiration à l’Allemagne à la puissance, le faisant intervenir au Kosovo en 1999, première intervention ouest allemande à l’extérieur depuis 1945 (la RDA est intervenue en 1956 et 1968 chez ses voisins, et dans les années 70 et 80 avec Cuba en Angola). La guerre d’Irak devait refroidir cet atlantisme quelques années, jusqu’à l’élection de Merkel qui de suite interpréta l’Otan en termes mercantiles :

  • réduire les importations d’armes américaines ;
  • supprimer le service militaire pour fermer des casernes ;
  • utiliser le budget militaire comme principale variable budgétaire de réduction des dépenses.

C’est ce qui explique l’état de vétusté et de faiblesse de l’armée allemande tel que l’état major ne pense pas pouvoir défendre les frontières, si le conflit ukrainien s’étendait à la Pologne.

Entre temps, Trump a profondément ébranlé les certitudes allemandes. C’est la première phase des contradictions apparentes. En déclarant l’Otan mort, en montrant que le moins atlantiste des membres de l’alliance pouvaient devenir les États-Unis, en retirant l’essentiel des forces américaines encore en Allemagne juste avant la fin de son mandat, en exerçant de fortes pressions et un chantage pour obliger l’Allemagne de compenser son excédent commercial en important du matériel militaire, Trump a fracassé l’illusion de sécurité allemande.

Mais, prisonnière d’une vision qui conduit à vassaliser une partie de l’Europe, sans aucune confiance en la France (il n’y a d’amitié franco-allemande que du côté français – relire les entretiens deMathieu Pouydesseau avec Coralie Delaume publiés sur son site en 2017 et 20181 et ses livres publiés ensuite), acceptant sans sourciller le Brexit et le départ de l’autre puissance nucléaire militaire, l’Allemagne se retrouve telle une reine nue. C’est pourquoi en 2018, à la conférence de sécurité de Munich, on a entendu parler d’un « arsenal nucléaire allemand à concevoir ».

1 http://l-arene-nue.blogspot.com/2017/02/souverainiste-lallemagne-ne-changera.html ; http://l-arene-nue.blogspot.com/2018/10/ou-en-est-lallemagne-apres-chemnitz.html

L’Allemagne est-elle armée pour relever ses défis ?

Ces contradictions géopolitiques, énergétiques, commerciales et sociales ont des conséquences culturelles et politiques.

Sous Merkel, on a assisté à la renaissance du nationalisme allemand, d’abord sous les couleurs festives d’une coupe du monde de football. Mais une petite musique révisionniste s’est installée, différenciant les nazis, espèce extra terrestre disparue le 10 mai 1945, et les Allemands, victimes innocentes des bombardements alliés, des viols par les Russes, des expulsions de l’est (12 millions de réfugiés allemands ont fui la Prusse orientale,la Pologne, la Hongrie, la Roumanie, la Bohême-Moravie, etc. En 1945). Sur ce terreau, l’extrême droite s’empare d’un petit parti libéral et eurosceptique fondé par une bourgeoisie rentière mal servie par l’économie d’exportation : L’AfD, alternative pour l’Allemagne, qui tient aujourd’hui à 10 à 12% de l’électorat sur son agenda d’extrême droite.

Le terrorisme neofasciste est également revenu : il a fait depuis 2010 beaucoup plus de morts que le terrorisme islamiste, s’en prenant tant à des gens dans la rue ou dans des bars, à des synagogues, qu’à des élus.

La droite conservatrice allemande a longtemps été anesthesiée par l’effet “Mutti” – mais suite aux événements de 2018 et au score très médiocre de septembre 2017, la CDU envoie celle-ci en pré retraite en décembre. Elle restait chancelière sans plus dominer le parti. Après l’échec de 2021, la CDU a tranchée pour une ligne ultra-libérale, et populiste, avec Friedrich Merz, rival de Merkel en 2002-2005, passé entre temps par l’entreprise de pillage financier BlackRock.

La gauche, elle, a bien profité suite au gauchissement du SPD du sursaut électoral (limité) de ce dernier. Mais, incapable de renouveler son personnel, il a dû recourir au dernier des Schröder boys, et cela est en train de lui coûter tous les progrès faits depuis 2018 et l’élection d’une présidence du parti très à gauche.

Les Verts engrangent pendant ce temps la crédibilité gagnée par les ministres Habeck et Bärbock. Habeck, ministre de l’économie et de l’énergie, envisage de prolonger les centrales nucléaires comme mesure transitoire. Bärbock paraît plus forte à l’étranger qu’un Scholz : elle a eu un échange violent devant la presse avec son homologue turc, quand Scholz, debout à côté de Abbas lorsque celui évoque « 50 holocaustes » commis par Israël en territoire palestinien, ne remue pas un cil…

Le patron des libéraux, Lindner, ministre des finances, a dû accepter d’énormes couleuvres sous la forme d’une relance keynésienne par le déficit budgétaire. Il tente de contenir l’inflation en résistant aux hausses de salaire et en plaidant pour une hausse des taux d’intérêt, c’est-à-dire pour une récession monétariste. Mais il n’est pas majoritaire au sein du cabinet, et la politique économique actuelle est populaire.

Pour finir, voici l’état des forces sondagiers :tous les récents sondages montrent un SPD plombé par son Chancelier entre 18 et 20%, loin de son score de 26% de septembre 2021, et loin de la droite (26/ 28%) et des Verts (23/25%). La droite n’a qu’un seul partenaire de coalition potentiel avec les libéraux et ne peut pas envisager gagner, sauf à une alliance avec les Verts. Si ceux-ci restent à 24% et le SPD à 20%, si les Linke manquent à nouveau les 5% (ils ne prennent pas le chemin de se rétablir) il peut y avoir un scénario permettant une majorité à deux, verte-noire, sans doute avec un chancelier Habeck.

C’est ce qui explique la modération des attaques des uns et des autres sur l’affaire Warburg : avec tant de contradictions et d’incertitudes, alors que l’Ukraine perd la guerre et voit ses soutiens dans l’opinion se réduire, changer de Chancelier ou revoter ne paraît pas raisonnable. Il est aussi probable que tout le monde préfère que Scholz et le SPD payent la facture des pénuries de cet hiver : il leur paraît préférable de le soutenir comme la corde soutient le pendu encore 6 mois.

Mais c’est la démonstration d’une Allemagne déboussolée, groggy, incertaine sur son avenir, et handicapée par des problèmes pratiques extrêmement concrets et urgents à résoudre. Les 16 années de mercantilisme merkellien ne furent pas qu’une catastrophe pour l’Union Européenne, mais aussi pour les Allemands des classes populaires, et aujourd’hui, la facture exorbitante est présentée à toute l’Allemagne. La cigale, entre 2005 et 2021, c’était l’Allemagne, la voici « fort dépourvue lorsque la bise fut venu ».

Ni oubli, ni pardon, les 80 ans de la rafle du Vél’ d’Hiv’

Nous vivons une époque déconcertante et à bien des égards terrifiante… L’élection présidentielle de 2022 a été marquée par la candidature d’un personnage condamné à plusieurs reprises pour provocation à la haine ou la discrimination raciale, et qui avait soutenu en 2019 (propos réitérés en 2022 durant la campagne électorale) que de 1940 à 1944, le régime de Vichy a « protégé les Juifs français et donné les Juifs étrangers ». Contre toute attente, le polémiste médiatique devenu par la suite candidat à l’élection présidentielle et attaqué pour contestation de crime contre l’humanité avait été relaxé en première instance par le Tribunal judiciaire de Paris en février 2021, relaxe confirmée le 12 mai 2022 par la Cour d’Appel de Paris. Relaxe d’autant plus absurde que le tribunal avait considéré que les propos tenus contenaient bien « la négation de la participation [du régime de Vichy et du Maréchal Pétain] à la politique d’extermination des juifs menée par le régime nazi ». Entre temps, Eric Zemmour avait obtenu près de 2,5 millions de voix lors du premier tour de l’élection présidentielle le 10 avril 2022 soit 7,07 % des suffrages exprimés.

Ainsi la négation de la participation active d’un régime et d’un dirigeants politiques à un crime contre l’humanité n’est pas aux yeux des juridictions concernées une contestation de crime contre l’humanité. 80 ans après la rafle du Vél’ d’Hiv’, on trouve des juges pour se laver les mains face à une entreprise révisionniste… car c’est bien de cela qu’il s’agit : nier la réalité historique et contester la nature intrinsèquement antisémite du régime mis en place par Philippe Pétain pour remplacer la République et détruire son œuvre. Il s’agit de banaliser la diffusion d’élucubration antisémite au prétexte de défendre une version dévoyée du « roman national » selon laquelle les dirigeants français n’auraient jamais totalement été du mauvais côté.

Comment imaginer que 82 ans après les lois antijuives de Vichy il soit encore nécessaire de reprendre sur le sujet la plus élémentaire des pédagogies ?

Vichy, un régime antisémite par et pour les antisémites

Le caractère réactionnaire, fascisant et antisémite de « l’État français » peu à peu déployé par Philippe Pétain depuis qu’il a reçu les pleins pouvoirs d’un Parlement en panique qui a sombré dans la lâcheté (sauf les 80 justes) ne fait pourtant aucun doute. Il s’agit d’appliquer un « nettoyage » radical des institutions puis de la société française, tel que le préconisaient nombre d’inspirateurs du Maréchal et de ses proches collaborateurs, les nettoyer des « quatre anti-France » théorisées par Maurras et l’Action Française : « la marxiste, la métèque, la juive et la protestante »… Les trois premières sont attaquées dès les premiers mois du nouveau régime :

  • contre les « marxistes » : arrestation et internement des principaux dirigeants des partis de gauche qui n’ont pas fait allégeance et renié leurs idéaux, déchéance des principaux élus locaux y appartenant, interdiction des partis marxistes (le PCF l’était déjà depuis le déclenchement de la guerre pour l’avoir dénoncé afin de se conformer au pacte germano-soviétique) ;
  • contre les « métèques » : dès le 12 juillet 1940, une série de décret-lois vont distinguer au sein des citoyens français des individus « moins français » que les autres et leur interdire l’accès à de nombreuses profession, puis déchoir de leur nationalité française des milliers d’entre eux et notamment tous les naturalisés depuis 1927, interdisant certaines professions aux ressortissants étrangers et « apatrides »… d’une certaine manière, le 27 août 1940, Pétain légalisait le racisme en abrogeant le décret-loi Marchandeau du 21 avril 1939 qui punissait l’injure et la diffamation raciale.

L’offensive contre les Juifs français, étrangers ou apatrides (parmi les 15 000 citoyens perdant le bénéfice de leur naturalisation 6 000 étaient juifs) se traduit dans des décisions à caractère massif : Le 3 octobre 1940, Philippe Pétain édicte le premier statut des Juifs, publié le 18 octobre : ils sont exclus de la fonction publique de l’État, de l’armée, de l’enseignement et de la presse. Le même jour, la Préfecture de Police communique que la déclaration prescrite par ordonnance allemande sur le recensement des Juifs sera reçue par les commissaires de police.

En mai 1941, environ 119 universitaires avaient dû quitter leurs postes (76 dans la zone occupée, 43 en zone Sud), et un mois plus tard, lorsque le deuxième statut des Juifs est promulgué, 125 autres membres de l’université française se retrouvent au chômage. Des exceptions fondées sur la notion de « services exceptionnels » (article 8 de la loi du 3 octobre 1940) rendus à l’État français rendaient possibles certains reclassements.

Le 4 octobre 1940, une nouvelle loi prévoit l’internement des étrangers d’origine juive sur décision administrative des préfets.

Le 7 octobre 1940, une loi abolit le décret Crémieux de 1869 accordant la nationalité française aux Juifs d’Algérie, soit près de 400 000 personnes. Quatorze à quinze mille Juifs d’Afrique du Nord sont internés en 1941 dans différents camps dont ceux de Bedeau, Boghari, Colomb-Béchar et Djelfa en Algérie. Il faudra que le polémiste entré en politique nous dise si ces Français ont été ainsi protégés.

Le 31 octobre 1940, les opérations de recensement dans le département de la Seine s’achèvent. Elles donnent lieu à la création du Fichier des Juifs de la Préfecture de la Seine, dit Fichier Tulard. Au total, à la fin de l’année 1940, 151 000 Juifs sont recensés.

Le 29 mars 1941, le Commissariat général aux questions juives est créé avec Xavier Vallat, virulent antisémite, à sa tête. Il n’y a jamais eu de distinction entre citoyens français, d’un côté, et étrangers ou apatrides de l’autre.

Le 2 juin 1941, la loi institue un deuxième statut des Juifs avec un allongement de la liste des interdictions professionnelles, un numerus clausus de 2% pour les professions libérales et de 3% pour enseigner à l’Université. Un décret passé en juillet 1941 exclut aussi les Juifs des professions commerciales ou industrielles. Ce statut autorise les préfets à pratiquer l’internement administratif de Juifs de nationalité française. Et le 2 juin 1941, une nouvelle loi prescrit le recensement des Juifs sur tout le territoire, de la zone occupée et de la zone libre.

Nous arrêterons ici l’énumération des mesures prises par le régime de Vichy, souvent annotée et durcie de la main même du Maréchal Pétain, mais l’Etat français a poursuivi tout au long de l’année 1941 puis en 1942 son travail d’innovation législative contre les Juifs français, étrangers ou apatrides. La volonté de mettre en place un régime de harcèlement et de persécution généralisé sur une base raciste ne peut faire aucun doute.

Le caractère « radical » de la rafle du Vél’ d’Hiv’

Les premières rafles et internements contre les Juifs commencent dès 1941. Dans un premier temps, la grande majorité des personnes visées sont étrangères ou apatrides, mais cela n’a rien d’exclusif. Un basculement s’opère dès 1942. L’Allemagne élabore la Solution finale, l’extermination totale des Juifs. Le régime de Vichy n’est plus simplement soumis aux ordres nazis, il va collaborer pleinement, volontairement et avec zèle pour livrer des Juifs étrangers et français. Là encore, rappelons le c’est un choix politique conscient de Vichy qui consiste à mener une politique antisémite propre dans le but de se débarrasser du maximum de Juifs. Et c’est une politique qui, de fait, n’a absolument pas été protectrice des Juifs français, puisque dès la rafle du Vel’ d’Hiv’, 3 000 enfants français ont été arrêtés. De ces enfants arrêtés lors de cette rafle en juillet 1942, il reste les fiches d’identité, orange pour les enfants juifs étrangers et bleu pour les enfants juifs français. En les comparant, on peut voir que 80% des enfants juifs arrêtés au Vel’ d’Hiv’ étaient français.

Dans le cadre de l’opération « Vent printanier » en juin 1942 (qui visait à coordonner la rafle de dizaines de milliers de Juifs d’Europe occidentale pour les déporter), « l’État français » et les Nazis négocient sur une base d’une « livraison » de 40 000 Juifs de la zone occupée, dont 22 000 adultes de la région parisienne, avec un ratio de 40% de Juifs français et 60% de Juifs étrangers.

Près de 13 000 Juifs sont arrêtés en région parisienne les 16 et 17 juillet 1942, dont 8 000 envoyés vers le palais des sports du Vélodrome d’Hiver avant d’être déportés. C’est, de loin, la plus grande rafle menée par la police française dans la France occupée. Il n’y a aucun équivalent en Europe de l’Ouest. 12 884 femmes, hommes et enfants arrêtés à Paris en un peu plus de 24 heures et envoyés vers les camps de la mort durant l’été 1942. Plus de 8 000 Juifs arrêtés les 16 et 17 juillet 1942 ont été envoyés vers le palais des sports du Vélodrome d’Hiver (XVe arrondissement), à deux pas de la tour Eiffel, avant d’être déportés. Sur les 13 152 arrêtés, il y a 4 115 enfants, moins de cent adultes et aucun enfant ne survivent à la déportation vers Auschwitz. Seuls quelques enfants, comme Joseph Weismann (qui s’échappe du camp de Beaune-la-Rolande avec un camarade) ou Annette Muller et son frère Michel (dont le père arrive à corrompre un policier du camp de Drancy, pour les en faire sortir), ont survécu à la rafle.

L’expression « rafle du Vel d’Hiv » s’est imposée dans la mémoire collective, au point de devenir le principal repère mémoriel sur la France des années noires. C’est pourtant aussi le symbole d’une forme de déni et de volonté d’oublier, de regarder ailleurs. Après la Libération, le Vélodrome d’Hiver continuera d’accueillir des spectacles et des des rencontres sportives jusqu’à sa destruction en 1959. Pendant des années, seules les associations de déportés juifs ont continué à commémorer le souvenir de l’événènement jusqu’à ce que les consciences, les politiques et les historiens commencent à regarder en face l’horreur commise à partir de la fin des années 1960…

Il faudra attendre le 16 juillet 1992 pour franchir une étape importante pour la mémoire. François Mitterrand, Président de la République, rend hommage ce jour-là aux victimes de la rafle du Vel d’Hiv’ en déposant une gerbe au pied de la stèle commémorative, accompagné de Madame Rozette Bryski, rescapée de cette terrible journée. C’est à son initiative que la journée de commémoration annuelle fut instaurée. François Mitterrand en avait fait l’annonce en 1992 ; laquelle sera suivie d’un décret officiel en date du 3 février 1993 instituant une cérémonie annuelle nationale et départementale, à Paris, à Izieu et dans chaque département. Contrairement aux dénonciations de certains militants qui avaient tant mis hors de lui Robert Badinter ce même 16 juillet 1992, François Mitterrand n’a jamais minimisé le drame du Vel d’Hiv, au contraire : à plusieurs reprises, en tant que Président de la République, il a rappelé à la Nation la nécessité de conserver la mémoire de ce douloureux événement. À l’automne 1992, interviewé par la télévision israélienne, il qualifiait lui-même le drame du Vel d’Hiv de « drame qui ne peut pas être oublié », dont le souvenir devait « être sauvegardé et honoré ». Il ajoutait que cette rafle était « intolérable », « insupportable pour l’esprit ». Tordons le cou enfin à la fable selon laquelle, le président Mitterrand (et De Gaulle avant lui) aurait minimisé la responsabilité du régime de Vichy dans le déroulement de ces événements… C’est bien le contraire que les faits relatent : dans le décret publié en février 1993 instituant la commémoration nationale, il est justement question « des persécutions racistes et antisémites commises sous l’autorité de fait dite “gouvernement de l’Etat français” », reprenant ainsi la formule de l’ordonnance du 9 août 1944 du général de Gaulle rétablissant la légalité républicaine. Enfin, en 1995, c’est sur les lieux de l’ancien vélodrome que le président Jacques Chirac a reconnu la responsabilité de l’État français dans la déportation des Juifs.

Il aura donc fallu plus de 20 ans pour que la mémoire et l’établissement des faits de cette tragédie reviennent sur la place publique. 20 ans, c’est long… et 80 ans c’est trop court pour imaginer supporter la contestation d’un crime contre l’humanité et la négation d’une complicité active.

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