“L’historien face à la Guerre en Ukraine” – réflexions d’un étudiant en histoire

Depuis l’invasion de l’Ukraine par l’armée russe en février 2022, la guerre est de retour sur le sol européen. L’article que nous vous présentons ci-dessous est le travail d’un étudiant en histoire, engagé à la GRS, qui propose une vision historiographique du conflit et interroge sur la manière d’appréhender l’histoire qui s’écrit sous nos yeux.

“L’ignorance du passé ne se borne pas à nuire à la connaissance du présent, elle compromet, dans le présent, l’action”.

Marc Bloch cité par Jacques Le Goff

En 1940, comme en 1914-18 Marc Bloch est mobilisé. Dans L’Étrange défaite, l’historien nous fait le récit des premières années de cette guerre qu’il vit, apportant ces réflexions comme un historien non pas du passé mais des temps présents.

Comme Marc Bloch, adoptons une posture historienne face à la guerre. La guerre en Ukraine cette fois et observons ce conflit comme l’historien face à l’histoire qui s’écrit sous ses yeux.

En effet, il est de posture commune que les historiens étudient les évènements historiques après coup et non pas quand ils sont en train de se dérouler. Pour autant, les évènements nécessitant une réflexion historiographique se multiplient. L’objectif de cet article est de proposer des pistes de réflexion sur la manière dont peuvent être appréhendés les évènements contemporains (à l’instar de la guerre en Ukraine) et sur l’importance de les interroger sous le prisme des outils historiques en adoptant une posture universitaire, c’est-à-dire, se questionner, essayer de comprendre les dynamiques à l’œuvre pour tenter de l’expliquer au regard d’une situation passée ou présente.

Alors, quels sont les éléments préalables à l’étude d’un évènement contemporain par l’historien et quel est le rôle de l’historien face à “l’histoire”.

Autrement dit dans quelle mesure peut on appliquer la science historique à l’étude des événements présents ?

Tout au long de cet article, son rôle va être mis en perspective avec l’étude d’une situation contemporaine précise : celle de la guerre en Ukraine.

L’historien peut mobiliser différentes notions pour se questionner : d’abord, la notion de date.

  1. Histoire et temporalité
  2. La date, réflexion sur la notion de « jour historique »

Le 24 février 2022, le jour de l’attaque de la Russie en Ukraine, est qualifié de « journée historique », par Emmanuel Macron, il parle même de « tournant dans l’histoire ». Qu’est-ce que finalement une journée historique ? Finalement, n’importe quelle date et évènement peuvent être historiques, même les choses qui paraissent parfois futiles. Tout est historique en soit, tout est histoire.

Pour Claude Lévis-Strauss, il n’y a pas d’histoire sans date. Pour beaucoup l’histoire, c’est avant tout des dates. L’historien se questionne à la fois sur les dates présentes et les dates passées. Ces dernières permettent d’entrevoir une évolution, et parfois de comprendre comment tel ou tel évènement a pu prendre racine. Par exemple, la guerre en Ukraine peut être étudiée au regard des évènements passés entre l’Ukraine et la Russie. L’historien travaille sur le temps long qui permet d’expliquer un évènement.

Pour revenir sur la notion de « jour ou date historique », une définition est proposée par Marc Bloch, l’historien co-fondateur de l’école des Annales avec Lucien Febvre : « c’est ce qui mérite d’être raconté ».

Cette journée du 24 février 2022 mérite d’être racontée car elle matérialise un tournant, une rupture, une résurgence de l’impérialisme russe du XIXème siècle, bien que ce tournant ait pris racines il y a des dizaines et des dizaines d’années, par exemple dans l’humiliation subie ou supposée lors de la chute du mur de Berlin et l’effondrement de l’URSS. Il s’agit de regarder le passé pour expliquer le présent.

Les dates sont cruciales pour raconter l’histoire, mais elles sont surtout des repères permettant de la structurer, elles ne signifient rien en soi.

En 476, Rome ne tombe pas pour les Romains, c’est une construction historiographique postérieure. En 1492 personne ne réalise qu’un nouveau continent est découvert et qu’une brèche dans l’histoire s’est ouverte.

Tout s’établit sur le temps long, tout est continuité, les dates ne sont rien si ce n’est des repères pour se représenter le monde facilement, elles sont des outils et non pas des réalités objectives. Les dates sont arbitraires, mais elles sont performatives, le sens que nous leur donnons leur donne une réalité.

Nous avons l’impression d’une accélération de l’histoire, l’impression que le temps s’écoule lentement dans la profusion des événements, car la guerre accélère le temps.

Nous comptons les guerres en journée, parfois en mi-journée, parfois encore en heures. Ces fluctuations dans le déroulement du temps historique sont objectives et collectives, elles s’établissent autour des dates. C’est bien le rôle de l’historien de les mettre en musique pour constituer le fil d’une histoire. Sur cette accélération du temps, Fernand Braudel (1902-1985) historien français, figure tutélaire de l’école des Annales de l’après-guerre l’a longuement analysée.

b) Braudel et les temps historiques

Outre les dates, l’historien travaille sur le temps, cette guerre crée un confusionnisme des temps, il est donc primordial de s’interroger sur le concept même de temporalité pour comprendre ce qu’il recoupe.

Fernand Braudel voit trois temps :

  • Le temps long où il n’y a que peu de changement, le temps des traditions et surtout de la géographie.
  • Le temps lent ou court, le temps de la politique, de l’actualité, donc un temps énergique, où tout se passe vite,
  • Le temps intermédiaire, également un temps long mais avec plus de changement, c’est le temps de l’économie, de la démographie.
  • Le temps long et le temps court se rapprochent. Comme les structuralistes, Braudel utilise ces temps pour essayer de trouver des mécanismes aux civilisations. À ceci près que Braudel transfère cela à l’histoire.

La période que nous vivons est marquée par le temps court omniprésent avec l’actualité, la politique et les médias. Il est donc à rapprocher du temps long.

La guerre en Ukraine entraîne en effet une indistinction des temps. Nous avons l’impression de vivre une séquence de temps court avec ces images tous les jours de guerre, de bâtiments détruits, de vies brisées, de civils sous les bombes. Mais nous sommes intimement convaincus également que cette guerre aura des conséquences dans le temps intermédiaire et surtout dans le temps long avec un basculement de la géopolitique, des conséquences économiques, diplomatiques et politiques déjà palpables.

L’actualité nous enferme dans un temps court mais les conséquences de cette guerre seront à mesurer dans le temps long, dans les changements “historiques” dont nous sommes témoins.

La guerre n’est pas un pur domaine de la responsabilité individuelle, elle s’inscrit nécessairement dans le temps long.

Pour conserver à la démarche braudélienne toute sa pertinence l’important est de tenir compte de la temporalité propre à chaque série de phénomènes dans la recherche de leur articulation.

Nous sommes sortis du “temps immobile”, notion pouvant nous induire en erreur car le temps reste une durée qui enregistre des changements lents, non une stabilité. Le temps immobile dans lequel nous étions n’existe pas, l’histoire s’est accélérée avec la guerre mais il existe toujours fluctuations et oscillations.

Aujourd’hui le temps a enregistré un changement brutal.

Les sanctions économiques contre la Russie s’inscrivent dans le temps long de Braudel, elles ne seront palpables et n’auront des effets que bien plus tard. Le temps est le principal acteur de l’histoire.

Cet événement va entraîner des changements irrémédiables dans notre histoire. Nous le savons tous. Car l’histoire est plus que toute autre science, la science du changement.

II. L’Histoire comme science du changement.

  1. L’histoire ne se répète jamais

Que nous raconterons les livres d’histoire sur cette séquence ? Les dates, les manœuvres, la diplomatie, les alliances ? La vieille histoire politique et diplomatique comme on en faisait au XIXème, la vieille histoire des méthodiques ? Ou alors une histoire contemporaine, des millions d’Ukrainiens fuyant, une histoire sociale et économique du conflit.

Car l’inimaginable est devenu réalité, nous sommes sidérés, ce début de siècle ressemble beaucoup au début du siècle précédent entre guerre et pandémie.

Mais comme Marc Bloch soyons également les témoins de notre temps, prenons du recul et réfléchissons dessus, réfléchissons sur le travail d’historien qui voit l’histoire s’écrire sous ses yeux. Et prenons de la distance.

Évitons également de croire que l’histoire se répète, car elle ne se répète pas. Les structures sociales, économiques et politiques évoluent. Pas de régression ni de retour en arrière à la Guerre Froide ou au XXème siècle. L’histoire n’est pas la science du passé nous disait Lucien Febvre, mais l’histoire des Hommes dans le temps. Le présent influence le passé et inversement. Si la France perd en 1940 c’est car elle se croit en 1914. Les généraux de 40 attendent le retour de 14 ils sont sidérés par les Panzers traversant les Ardennes à vive allure et les bombardiers en piqué abattants les derniers S35. Si la Prusse perd en 1806 c’est qu’elle se croit en 1750, or les routes, la technique, la géopolitique et les stratégies de Napoléon sont révolutionnaires, etc. Pas d’éternel retour. Rien ne sert d’apprendre le passé pensant qu’il se répétera. C’est l’inverse même de la science historique. Pas de déterminisme historique n’en déplaise à Karl Marx.

L’histoire ne nous apprend pas via le passé ce que sera le futur. Elle nous apprend que tout change et que la seule continuité est le changement.

Cet événement majeur qu’est la crise en Ukraine invite à réfléchir sur la mise en place réelle de la théorie apprise, une application car le monde va changer plus que jamais. L’historien s’intéresse au temps long, il est fondamental de le comprendre, pour appréhender ce qui se joue en Ukraine.

  1. Continuité et rupture

Comme Marc Bloch dans les tranchées de 1914-1918, l’historien est donc parfois témoin de l’histoire.

Alors maintenant prenons du recul sur la portée historique de cet événement qui s’écrit sous nos yeux.

Nous sommes témoins de l’histoire et acteur à la fois. C’est toute la magie de cette science où le téléspectateur assis sur son canapé peut se rêver en Dicaprio.

Alors, voyons cet événement comme une rupture, l’histoire nous l’avons vu est fait de continuités mais tout autant de ruptures, l’histoire n’est pas un long fleuve tranquille, un ruisseau qui s’écoule lentement, parfois il y a des rochers qui viennent briser la tranquille monter de ce ruisseau jamais réellement paisible.

Cette guerre est une rupture dans l’histoire, une rupture géopolitique dans l’ordre international et économique, nous sommes témoins et actualités, l’émotion apportée par l’aide apportée au peuple ukrainien et les manifestations nous font devenir acteur.

Pour l’historien, quand l’histoire semble s’accélérer, quand des brèches s’ouvrent, quand un moment de ruptures observable survient, il s’agit de mise en pratique technique du savoir enseigné en réfléchissant sur le passé tout en sachant comme nous l’avons vu qu’il ne se répète pas. Comme le disait Arlette Farge, il est impossible d’établir des pronostics en histoire, les choses peuvent toujours se passer autrement il n’y a pas de fatalité.

Sortons de cette tentation de la prophétie, comme le disait Reinhart Koselleck. Pronostiquer l’avenir de cette guerre, c’est déjà transformer la situation, c’est un facteur conscient de l’action politique.

Alors plusieurs questions et remarques, est-ce le véritable début du XXIème siècle ? Ou une résurgence du XXème ? Une nouvelle période ? Mais les périodes, comme le disait Charles Seignobos, ne sont que des “divisons imaginaires”. Toutes les périodes sont des périodes de transition, la période post-soviétique de l’Ukraine est un pont vers une période nouvelle qui s’ouvre. Cela invite à définir sur quels aspects différents deux périodes divergent, à quel moment nous changeons de périodes et sur quels aspects elles se ressemblent. La périodisation identifie continuités et ruptures. Le 11 septembre souvent donné comme véritable passage au XXIème siècle tient de la symbolique mais ne change rien à la puissance américaine, la guerre en cours en Ukraine est-elle un marqueur plus pertinent ?

Car l’Homme n’est parfois pas conscient des ruptures, la chute de Rome, ou 1492 sont des constructions a posteriori, mais certaines non. L’historien réfléchit sur l’histoire sur le passé, le construit et le reconstruit il fait l’histoire mais l’histoire s’écrit continuellement il doit donc se l’imaginer la construire au jour le jour avec des repères, réfléchir sur le temps passé et sur le temps présent. Car l’histoire ne s’arrête jamais.

Face à tous ces questionnements et potentielles bifurcations, l’historien est face à un triple défi.

Conclusion : le triple défi de l’historien

Enfin, tout ce que l’on fait aujourd’hui en étudiant l’histoire semble dérisoire, nous avons tous cette impression. Pourquoi et comment faire de l’histoire quand elle s’écrit sous nos yeux ?

Le présent interroge le passé, avec un regard proche. Qu’est-ce que le travail de l’historien, pourquoi en faire, qu’est ce qui en donne l’envie : C’est la recherche de la vérité, une vérité pas révélée d’en haut mais construite. Construite scientifiquement. Car il est difficile pour l’historien d’analyser une situation présente, l’histoire n’est pas la science du passé mais la science des Homme dans le temps, c’est une science qui a besoin de recul et d’être analysée sur le temps long.

Nous sommes aujourd’hui face à un triple défi :

  • Les faits, le travail premier de l’historien, établir les faits, la réalité à l’heure de l’agression russe qui parle de “dénazification”. L’historien doit y répondre, établir des faits construits. Car Lucien Febvre critiquant les méthodiques dont son directeur de thèse, Charles Seignobos, le disait, les faits sont construits. Et notamment grâce aux archives.
  • Le révisionnisme historique, toute histoire est également construite a posteriori, l’histoire est toujours instrumentalisée et réécrite, Poutine impose un récit d’une Russie victime.
  • Les mots, car ils ont un sens, on ne peut les tordre. La réalité des choses, tordre le sens des mots revient à faire du Orwell, cela mène au totalitarisme. Les mots comme nazi ou génocide ne peuvent être employés à tout bout champs. Soyons vigilants, sur les fables, la réécriture et l’utilisation des mots erronés de la part de Poutine et/ou des médias russes.

L’histoire fabrique des instants mais certains sont plus significatifs que d’autres.

Gurvan Judas

François Geerolf : « Il se passe dans la réalité l’inverse de ce que prévoient les modèles »

François Geerolf est économiste à l’Université de Californie ainsi qu’à Sciences Po. Polytechnicien de formation, il soutient sa thèse d’économie en 2013, puis fait un post-doctorat à l’école d’économie de Toulouse en 2013-2014. Spécialiste de macroéconomie et de finance, il fustige les modèles économiques abstraits qui sont contredits par les faits et qui nourrissent alors des choix politiques peu pertinents. Propos recueillis par David Cayla

GRS : Vous avez récemment écrit un article pour fustiger la manière dont des économistes très réputés ont quantifié les effets économiques d’un embargo du gaz russe par l’Union européenne. Selon ces économistes, la rupture de l’approvisionnement en gaz russe pèserait finalement assez peu sur l’économie allemande, générant une perte moyenne de 0,3% du PIB, pour l’une de ces études, et une perte entre 0,5 et 3% du PIB pour l’autre, tandis que le coût moyen pour l’UE ne serait que de 0,2 à 0,3% du PIB, soit environ 100 euros par adulte. Comment parviennent-ils à une telle estimation ?

François Geerolf : Deux méthodes sont utilisées, qui aboutissent à des résultats très différents. La première consiste à faire tourner un modèle macroéconomique assez sophistiqué, qui prétend modéliser les interactions entre les différents secteurs de production, le commerce international, etc. Le modèle est ensuite « calibré » à partir de données provenant de tables entrées-sorties internationales. Ce que nous dit ce modèle, c’est qu’une rupture totale et immédiate (en mars 2022 !) d’approvisionnement en énergie russes (gaz et autres) aboutirait à une baisse de 0,3% du PIB en Allemagne et en Europe, ce qui représente en effet moins de 100 euros par an, donc moins de 10 euros par mois et par adulte.1 Je pense que même des non-économistes peuvent voir intuitivement que ce chiffrage ne tient pas debout : la hausse des prix de l’énergie pour les citoyens européens coûte déjà beaucoup plus que cela, et les instituts de conjoncture allemands ont déjà révisé leurs prévisions de croissance pour l’Allemagne de 4-5% depuis que les approvisionnements énergétiques russes sont plus limités ! Peut-être parce que ces résultats leur semblent également trop faibles, ces universitaires utilisent ensuite une méthode plus simple, qui ne repose que sur l’estimation d’un paramètre (une élasticité de substitution entre le gaz et les autres facteurs de production). Selon eux, cette deuxième méthode garantit dans tous les cas que les pertes de PIB ne dépasseront jamais les 3% du PIB en Allemagne dans le cas d’une rupture d’approvisionnement (ce qui est déjà un ordre de grandeur supérieur à ce qui est obtenu par la méthode plus sophistiquée).

GRS : Selon vous, quelles sont les failles principales du raisonnement de ces économistes ? Pourquoi pensez-vous que les effets d’un embargo du gaz russe pourraient être bien plus coûteux ?

FG : Très franchement, je ne sais pas par où commencer : dans mon article, je passe par 23 points de critique.2 Le problème principal, c’est sans doute qu’ils raisonnent en économistes néoclassiques, c’est-à-dire en supposant que le gaz russe sera substituable dans l’industrie, et pourra être remplacé par d’autres intrants permettant de maintenir le niveau de production. Or, il n’y a pas lieu ici de faire ce type d’hypothèse : dans beaucoup de secteurs de l’industrie, la substitution n’est tout simplement pas possible. C’est le cas évidemment lorsque le gaz est utilisé non comme source d’énergie mais comme matière première, comme dans la chimie. Mais c’est le cas aussi pour beaucoup d’autres industriels qui utilisent le gaz comme source d’énergie principale, et qui auraient besoin de temps pour remplacer, par exemple, leurs fours au gaz par des fours à l’électricité. Ils supposent de même que l’énergie peut être remplacée par d’autres intrants lorsqu’elle devient trop cher : or l’énergie ne peut le plus souvent pas être remplacée par la force de travail, sauf à un coût prohibitif. Lorsque le prix de l’énergie augmente, les entreprises n’utilisent pas davantage la force de travail : au contraire, elles diminuent la production car elles sont moins compétitives, et mettent une partie de leurs salariés au « chômage partiel ». Bref, il se passe dans la réalité l’inverse de ce que prévoient les modèles qu’ils utilisent. Tout ceci implique que les économistes ont très fortement minimisé les coûts d’une rupture d’approvisionnement par le gaz russe.

Ils nous expliquent également que le phénomène de substitution ne se produit pas seulement au niveau micro-économique, mais également au niveau macro-économique. Lorsque le gaz se fait plus rare, son prix augmente de sorte que les entreprises qui utilisent plus de gaz font faillite et sont remplacées par d’autres selon un processus de « destruction créatrice » (un de leurs concepts-phare !). De la même façon, ils voient la possibilité de substituer la production nationale par les importations comme une opportunité (par exemple, pour les engrais). Or, ces deux mécanismes par lesquels l’économie s’ajusterait à une raréfaction de l’offre de gaz ne sont pas des opportunités, mais peuvent au contraire être considérés comme néfastes pour l’économie allemande, en tout cas sur le long terme : d’une part, la prospérité allemande s’est construite en grande partie sur le développement d’une industrie chimique à haute valeur ajoutée, qu’il n’est pas si aisé de remplacer du jour au lendemain : en cela, on peut craindre une « destruction destructrice » plutôt que créatrice. D’autre part, le remplacement de la production nationale par des importations est vu par les industriels comme une menace, dans la mesure où les concurrents de l’Allemagne (en Chine, mais aussi aux États-Unis) pourraient gagner des parts de marché pendant ce temps. Or, le secteur industriel se distingue par une forme d’irréversibilité, qui fait qu’il est souvent très difficile de reconquérir des parts de marché perdues.

Un troisième point, peut-être : fidèles à leur croyance dans l’optimalité des mécanismes de marché, ces économistes n’envisagent pas d’alternative au système de prix pour gérer le rationnement du gaz : c’est-à-dire qu’ils préconisent de laisser les prix de l’énergie augmenter jusqu’à ce que particuliers et industriels soient suffisamment découragés de l’utiliser, ce qui provoquera selon eux la réduction de demande voulue. Ce qui est « amusant », c’est que cela les conduit à envisager des hausses de prix de 1300% (c’est-à-dire une multiplication par 14), voire de 3400% (multiplication par 35) qui resteraient selon eux compatibles avec une baisse du PIB atteignant 1,6% ou 2,3% du PIB respectivement. Quand on voit l’effet qu’a déjà eu un doublement ou un triplement du prix sur les ménages britanniques ou sur les industriels allemands, on se demande vraiment dans quel monde vivent ces économistes…

GRS : À la fin de votre article, vous expliquez que l’énergie et la production industrielle sont « spéciaux » ? Qu’entendez-vous par là ?

FG : En effet, l’énergie et l’industrie ont cela en commun qu’ils sont un point aveugle de l’analyse économique néoclassique. D’abord, ces deux secteurs sont caractérisés par des coûts fixes importants, ce qui implique des rendements croissants. Qui dit rendements croissants dit monopoles naturels, place pour l’intervention publique, pour la promotion de « champions nationaux », pour la politique industrielle, etc. toutes choses qui mettent les économistes néolibéraux très mal à l’aise (et qui mettent en défaut beaucoup de leurs résultats). Ensuite, l’énergie et la production industrielle sont plus essentiels que ce que ne laisse entendre le poids relativement modeste qu’ils pèsent dans le Produit Intérieur Brut ou dans l’emploi total. Pour les économistes néoclassiques, le poids dans le PIB donne une bonne idée de l’importance d’un secteur dans l’économie : si l’énergie ne représente que 2% du PIB, alors une baisse de la quantité d’énergie de 50% ne fera baisser le PIB que de 1% (on appelle cela le « théorème de Hulten »). Or, comme le remarque fort justement Jean-Marc Jancovici, cela revient à dire que le cerveau humain ne représentant que 2% du poids du corps, en enlever la moitié n’est pas si grave puisque cela ne représente qu’1%. Ce raisonnement n’est pas plus valide pour ce qui est de l’industrie : l’industrie pèse bien plus dans l’économie allemande que ses 20% de PIB. Or c’est ce genre de raisonnements qu’ils tiennent pour expliquer que si l’Allemagne se désindustrialise, ce ne sera pas si grave.

Par ailleurs, l’énergie comme l’industrie font l’objet d’une grande attention de la part des politiques, et dans le débat public, à raison. L’énergie, car on s’attache à sécuriser les approvisionnements, et on s’inquiète de sa raréfaction, notamment lorsque les énergies fossiles viendront à manquer. L’industrie, car depuis très longtemps bien des politiques s’inquiètent de la désindustrialisation et des délocalisations vers les pays émergents. Dans les deux cas, le discours des économistes néoclassiques se veut rassurant : pour l’énergie, ils considèrent que la crainte d’un tarissement de l’énergie relève du malthusianisme. D’ailleurs, dans le modèle de Solow qui sert de base à la réflexion macroéconomique, l’énergie ou les ressources naturelles n’apparaissent même pas comme un facteur de production à part. Pour l’industrie, les économistes néoclassiques dénoncent depuis très longtemps le « fétichisme industriel » des politiques. C’est encore le cas aujourd’hui, même après la crise du Covid-19 qui a pourtant amené à une prise de conscience chez beaucoup de décideurs. En cela, leur position sur la relative innocuité d’une rupture d’approvisionnement du gaz russe s’inscrit dans une certaine forme de cohérence.

GRS : Pensez-vous que cette étude a eu un impact sur les décisions politiques ? Les autorités européennes et françaises lui ont-elles accordé du crédit ?

FG : Cette étude a en tout cas bénéficié d’un fort effet de légitimité, car elle émane de chercheurs très réputés dans leur domaine (l’un d’entre eux est par exemple lauréat 2017 du très prestigieux« prix Bernácer », remis au meilleur macroéconomiste européen de moins de 40 ans) et qu’elle a reçu l’appui des prix « Nobel » d’économie Paul Krugman ainsi que Esther Duflo and Abhijit Banerjee, ce qui a évidemment renforcé sa crédibilité auprès des politiques. Les économistes mainstream se sont rangés comme un seul homme derrière cette étude, accusant ses détracteurs d’incompétence et d’illégitimité, voire d’un positionnement « anti-science ».

En Europe, cette étude a été brandie par plusieurs parlementaires européens pour réclamer un embargo immédiat et rapide des énergies russes, et faire pression sur la Commission Européenne. La Commission a d’ailleurs décidé de « couper la poire en deux » en annonçant une sortie complète des énergies russes dans le futur, ce qui a fait augmenter les prix de l’énergie via des phénomènes spéculatifs… et ce qui a paradoxalement aidé la Russie plutôt que de la sanctionner. En France, l’étude a été reprise par le Conseil d’Analyse Économique qui conseille le gouvernement et le premier ministre français. Cela a à mon avis contribué à rendre le gouvernement français très optimiste sur la situation économique future : en septembre, et après la fermeture de Nord Stream, les économistes du Trésor prévoyaient encore une croissance de 1% pour la France, de 0.8% pour l’Allemagne en 2023. Par ailleurs, le gouvernement français est seulement en train de prendre la mesure des difficultés que la hausse des prix de l’énergie va causer sur le tissu industriel, notamment en termes de compétitivité par rapport aux concurrents chinois et américains, mais aussi européens (les gouvernements peuvent aider leur industrie de manière très inégale).

En Allemagne, les économistes ont dès le départ dû faire face à une plus forte opposition politique. Malgré leur pression insistante, le chancelier allemand Olaf Scholz n’a pas décidé en mars 2022 d’embargo immédiat et brutal sur toutes les énergies russes, en particulier sur le gaz ! Les médias ont demandé des comptes aux politiques sur la base de cette étude : interrogé à propos de l’étude des neuf économistes par Anne Will (qui présente le talk-show le plus regardé en Allemagne), Olaf Scholz s’est agacé : « Ces économistes ont tort !  Il est irresponsable d’affirmer des choses pareilles à partir de modèles mathématiques qui ne fonctionnent pas vraiment. » J’espère avoir montré qu’il avait entièrement raison sur ce point. En juin 2022, Robert Habeck, le vice-chancelier allemand en charge de l’économie, s’est également moqué de ces économistes “rassuristes” lors d’une réunion publique, en remarquant qu’ils étaient devenus bien plus silencieux depuis que tout le monde avait compris que les effets seraient bien plus graves que ce que ne disaient leurs modèles. De manière générale, j’en viens à me demander si les résultats économiques de l’Allemagne, notamment en termes de maintien du tissu industriel, ne tiennent pas beaucoup à ce qu’ils sont capables de tenir les économistes néolibéraux à bonne distance.

GRS : Plus largement, qu’est-ce que cette étude révèle de la science économique contemporaine, selon vous ?

FG : Là encore, je ne sais pas où commencer, tant je pense que cette étude révèle énormément de choses de la « profession » ! D’abord, je l’ai déjà dit, un rapport tout particulier aux sujets énergétiques et industriels, en décalage total avec la vision des ingénieurs mais aussi des politiques et tout simplement, du « bon sens ». Ensuite, une certaine forme d’hubris voire d’arrogance de la part des « économistes stars » : pour penser que les ingénieurs travaillant dans l’industrie allemande, le gouvernement allemand ont tous tort sur les possibilités de substitution du gaz russe, alors qu’on n’a pas particulièrement travaillé sur ce sujet complexe, il faut avoir une sacrée confiance en soi. Ensuite, une forme de corporatisme des économistes (qu’ils sont très prompts à dénoncer pour les autres professions), avec une critique très forte des ingénieurs et des industriels allemands, défendant nécessairement la vision de leur « lobby ». L’usage de l’argument d’autorité, également : la plupart des économistes qui ont relayé le papier et pris la défense de cette étude ne le faisaient pas en argumentant à partir de l’article, mais se fondaient sur la seule réputation de ces chercheurs. L’incapacité à répondre à une réponse argumentée, ensuite : à plusieurs reprises, j’ai tenté d’engager la discussion avec ces économistes, sur Twitter, par oral (via l’organisation d’un séminaire au Conseil des experts économiques allemands), ou via l’écriture de cet article, mais en vain.

Mais peut-être, ce qui me frappe le plus dans cette histoire, c’est de voir à quel point l’utilisation des mathématiques par les économistes a non seulement rendu plus difficile la critique, mais a aussi amené ces économistes à se fourvoyer. (L’article contient plusieurs erreurs de raisonnement dues aux mathématiques, ce que l’économiste Paul Romer appelle « mathiness ».) S’ils avaient été davantage contraints d’expliquer leurs résultats dans le langage commun, ces économistes comme leurs lecteurs auraient peut-être davantage pu voir que quelque chose n’allait pas.

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1 Voir Bachmann, R., Baqaee, D., Bayer, C., Kuhn, M., Löschel, A., Moll, B., Peichl, A., Pittel, K., & Schularick, M. (2022). What if? The Economic Effects for Germany of a Stop of Energy Imports from Russia. In EconPol Policy Reports (No 36; EconPol Policy Reports). ifo Institute – Leibniz Institute for Economic Research at the University of Munich. En France, cette étude a été reprise et étendue par le Conseil d’Analyse Économique ainsi que par le CEPREMAP. Voir Baqaee, D., Landais, C., Martin, P., Moll, B. (2022). “The Economic Consequences of a Stop of Energy Imports from Russia.” Focus du Conseil d’Analyse Economique (CAE). Langot, F., Tripier F., « Le coût d’un embargo sur les énergies russes pour les économies européennes », Observatoire Macro du CEPREMAP, n°2022-2, avril 2022.

2 Voir Geerolf, François. The “Baqaee-Farhi approach” and a Russian gas embargo – some remarks on Bachmann et al. Sciences Po OFCE Working Paper, n° 14/2022.

“Au niveau européen, la laïcité ne va pas de soi”

entretien accordé à Marianne par Emmanuel Maurel – Propos recueillis par Hadrien Brachet et Jean-Loup Adenor – publié le 10 décembre 2022

A l’origine d’un amendement pour interdire le financement par les institutions européennes de structures concourant au « prosélytisme religieux », le député européen Emmanuel Maurel a répondu aux questions de Marianne.

Dans l’immense arène qu’est le Parlement européen, il est l’un de ceux qui tentent de perpétuer la tradition laïque de la gauche. En octobre, l’eurodéputé GRS Emmanuel Maurel déposait un amendement pour que l’Union européenne ne finance plus d’organisations concourant au « prosélytisme religieux ».

Une réponse aux accusations faites aux institutions européennes d’avoir soutenu des visuels promouvant le hijab ou financé des associations proches des Frères musulmans. Le PPE (Parti populaire européen, la droite européenne) et le groupe Renew, dont fait partie la Macronie, avaient également présenté leurs propres amendements sur le sujet. Si son texte, contrairement aux deux autres, a finalement été rejeté, Emmanuel Maurel revient auprès de Marianne sur la place de la laïcité dans les institutions européennes.

Marianne : Vous avez proposé un amendement pour que les fonds européens ne financent pas des structures concourant au prosélytisme religieux. Qu’est-ce qui a motivé cette initiative de votre part ?

Emmanuel Maurel : C’était une réaction au financement par la Commission européenne d’actions sous influence de l’islamisme politique, ou qui faisaient la promotion des signes religieux en général. Certains découvrent le sujet seulement maintenant mais ce n’est pas nouveau ! Avec plusieurs collègues, je me bats depuis des années pour que le prosélytisme ne soit plus soutenu par les institutions de l’UE. Et c’est un combat de longue haleine.

La France n’est-elle pas isolée dans ce combat ?

Il y a incontestablement des différences d’approche entre les États-membres. Nous, Français, qui sommes imprégnés des principes de laïcité, nous sommes parfois heurtés par des pratiques beaucoup plus permissives à l’égard de la religion. Je me souviens qu’au début de mon premier mandat, mes interlocuteurs d’autres pays européens ne comprenaient même pas de quoi je parlais. Au niveau européen, on est dans un univers culturel et politique où la laïcité ne va pas de soi.

Plus largement, comment expliquez-vous que l’Union européenne soit perméable à des organisations politico-religieuses, notamment récemment des structures proches de l’islam politique ?

Ces organisations jouent de l’idée que la diversité étant une chance pour l’Europe. C’est d’ailleurs sa devise : « unis dans la diversité ». Il faut tout respecter, même ce qui n’est pas respectable, comme les revendications les plus agressives de certains porte-parole autoproclamés des musulmans.

Rappelons que dans ce monde, le voile est utilisé par des pouvoirs réactionnaires et totalitaires pour soumettre la femme ! Il y a une forme d’aveuglement chez ceux qui refusent de voir la contradiction entre le voile et le féminisme. En Europe et en France, ils en viennent à considérer toute position laïque comme islamophobe, et assimilent à du racisme la critique d’une religion et de ses dogmes.

Votre amendement différait de ceux du PPE et de Renew qui mentionnaient respectivement la promotion du « hijab » ou le financement des « Frères musulmans ». Pour votre part, vous ne citiez aucune organisation religieuse. Pourquoi ?

Mon amendement était rédigé pour mettre la politique européenne à distance de toutes les religions. Les entorses à la neutralité de l’État sont en effet légion sur notre continent. On pense par exemple à l’emprise démesurée de l’Église catholique en Pologne, sur son administration, sur ses dirigeants et sur la plupart de ses députés au Parlement européen. J’avais vraiment à cœur de dénoncer le prosélytisme religieux, et pas telle ou telle religion, encore moins tels ou tels croyants. Résultat : j’ai irrité la droite du Parlement, qui a voté contre mon amendement au motif qu’il remettait en cause les racines chrétiennes de l’Europe.

Vous pensez que François-Xavier Bellamy s’oppose à la promotion du voile non pas par attachement à la laïcité mais par défense du catholicisme ?

C’est un collègue pour qui j’ai estime et respect, un des rares intellectuels dans le monde politique. Pour lui, l’Europe fait avant tout face à un enjeu de civilisation. Pour moi, l’Europe doit avancer vers davantage de sécularisation, faute de quoi risquent de prospérer les discours de retour aux superstitions et de négation de la raison, voire de guerre civile. Mes oppositions avec François-Xavier Bellamy sur la place du spirituel sont philosophiques – et elles agitent le débat public en Europe au moins depuis la Révolution française.

Selon vous, comment devrait se positionner la gauche européenne sur cette question ?

On parle beaucoup de l’offensive de l’islam politique, mais la résurgence de la religiosité est un phénomène bien plus large, qui charrie notamment une défiance vis-à-vis de la science. De nombreux penseurs et universitaires s’en inquiètent à juste titre. Parmi eux, je pense à Stéphanie Roza, qui montre dans ses travaux passionnants que les Lumières sont dans le viseur et qu’elles sont menacées, y compris à gauche ! Mais de nos jours, rien que dire cela est devenu « problématique ».

Cela devrait pourtant nous rassembler, car les conséquences sont graves : en témoigne la pression – hélas couronnée de succès – des évangélistes américains, brésiliens, ou des intégristes catholiques polonais contre l’avortement. Toutes les petites compromissions avec les intégrismes, toute complaisance à l’égard de la bigoterie, ont un prix, que les sociétés finissent toujours par payer, au premier rang desquelles les femmes. C’est un combat qui mérite d’être mené et que je porte en essayant de bousculer la torpeur, l’indifférence et les réticences à s’aventurer sur ce terrain.

La situation en Iran ne contribue-t-elle pas à une prise de conscience ?

Bien sûr, mais j’aurais aimé que les Lumières projetées par les femmes iraniennes nous éclairent davantage. Ce qui se passe en Iran témoigne de l’inanité des thèses relativistes : oui, il y a bien des valeurs universelles. Je suis surpris qu’en dépit de cette éclatante démonstration de résistance contre l’obscurantisme, certains progressistes ne fassent pas le lien entre leur combat quotidien et la nécessité de lutter contre l’impérialisme clérical, ici comme ailleurs.

À gauche, ce sont les Verts pour qui la culture laïque à la française semble le moins aller de soi. Ce sont ceux, à gauche, qui ont le moins voté votre amendement…

L’écologie politique abrite effectivement en son sein des grilles de lecture qui ne voient aucun risque dans le différentialisme. On peut l’expliquer par la genèse et l’histoire des mouvements écolos des tout débuts, dans les années 1970 et 1980. À cette époque, le gauchisme sociétal et culturel dominait et les Verts en ont eux aussi subi l’influence, s’obligeant à épouser toutes les causes minoritaires quelles qu’elles soient.

Cela a créé chez EELV des décalages et des contradictions. J’en vois deux principales : la première entre leur féminisme intransigeant et leur relativisme par rapport aux questions religieuses. La seconde entre leur radicalité réformatrice et leur défiance vis-à-vis de l’État, dans lequel ils voient avant tout un système d’oppression, alors qu’il est avant tout, en France, le garant de l’intérêt général et un vecteur d’émancipation.

Que pensez-vous de l’action du gouvernement français qui a écrit à la Commission sur le financement d’organisations proches des Frères Musulmans ?

Le macronisme n’est pas exempt d’ambiguïtés sur la place du religieux, comme en témoigne le discours d’Emmanuel Macron en 2018 devant la Conférence des évêques de France, sur le lien entre l’État et l’Église qu’il faudrait « réparer ». Quant à la droite, elle est tout sauf irréprochable : rappelez-vous Nicolas Sarkozy qui lors du discours de Latran en 2007, avait déclaré que « l’instituteur ne pourra jamais remplacer le curé ou le pasteur ».

Il y a en France un déclin du militantisme laïque. Le relativisme consumériste, selon lequel tout se vaut, est consubstantiel à l’idéologie néolibérale et porte des coups violents à l’humanisme universaliste. La République respecte évidemment les différences, mais elle porte en son cœur l’idéal d’égalité, qui va au-delà de ces différences. Pour faire simple, la République ce n’est pas juste « vivre ensemble », c’est aussi « vouloir vivre ensemble ».

Production, échanges et transition écologique : l’Europe n’a pas de stratégie

David Cayla, économiste, était sur le plateau de “C ce soir” sur France 5 le jeudi 1er décembre 2022.

Le modèle exportateur allemand n’est pas compatible avec la transition écologique et mène l’UE dans l’impasse.
Au lieu de critiquer la loi Biden qui privilégie la production de batteries électriques sur son sol national, faisons la même chose! Il est absurde de vouloir déplacer des batteries d’un bout à l’autre de la planète alors qu’on est parfaitement capable de les produire localement.
Plus largement, il faut mettre fin à cette mondialisation mortifère qui pousse les commerçants et les industriels à privilégier systématiquement la production dans des pays les moins coûteux dans lesquels il n’y a aucune liberté syndicale et pratiquement aucune norme écologique.
Biden à raison de vouloir relocaliser sur son territoire la fabrication de véhicules électriques. Faisons pareil quitte à tordre le bras de l’Allemagne.

Hôpital : sont-ils devenus fous !

Nous espérions (à tort) que la COVID était derrière nous, qu’il fallait tourner la page, que d’autres sujets méritaient toute notre attention. Sur ce point, il est vrai que de nombreuses préoccupations sont majeures : Énergie, Inflation, guerre en Ukraine, impuissance d’une assemblée paralysée par le manque de majorité politique, précarité, réchauffement climatique.

Mais voilà, le COVID refait son apparition, pour une neuvième vague. À bas bruit… une vague, une vaguelette ou un tsunami ? La différence n’est d’ailleurs pas tant sur la virulence ou pas de cette nouvelle saison de COVID, la différence de qualificatif de celle-ci réside plutôt dans nos capacités collectives à tenir le front, à maintenir la digue.

L’hôpital public est à terre et rien n’est fait pour le reconstruire. Il ne s’agit pas d’un effet conjoncturel, comme Olivier Véran et ses complices ont voulu nous le vendre lors des précédentes vagues ; il ne s’agit pas d’une situation exceptionnelle due aux inconséquents qui n’ont pas voulu se faire vacciner (dans un contexte de communication politique et de santé publique inexistant), il s’agit bien d’une destruction en cours de notre système de soins.

Bien sûr, ça fait 30 ans que l’hôpital s’écroule et on ne peut pas tout mettre sur le dos de la Macronie, mais quand même ! Jamais une majorité (quand ils avaient encore une majorité) n’avait eu si belle occasion de reconstruire ce que leurs prédécesseurs avaient commencé à détruire (Sarkozy, Hollande) : les (presque) pleins pouvoirs, une logique du « quoi qu’il en coûte » permettant des investissements massifs de reconstruction, un contexte géopolitique où les champions mondiaux du néolibéralisme lançaient à tours de bras des mesures digne du « new deal ».

Emmanuel Macron , qui avait critiqué les aspirations populaires des « Gilets Jaunes » en les traitant de « Gaulois réfractaires », s’est transformé en un Abraracourcix conservateur, chef du dernier village gaulois défendant sa vision néolibérale anachronique et inadaptée du monde.

Et pour quel résultat ?

Pénurie de soignants, pénurie de médicaments, pénurie de structures, pénurie d’une véritable politique sanitaire pourrait-on dire. Souvent, on a tancé la gauche en l’accusant de vouloir raser gratis, avec Macron, on est servi, on rase tout court., et en premier lieu l’hôpital.

Aujourd’hui, quelle que soit l’ampleur de la vague, l’hôpital est déjà sous l’eau et il ne veut même pas commencer à écoper !

Nous, les délégués des militants de la Gauche Républicaine et Socialiste, n’avons pas renoncé à changer la vie, et concernant l’hôpital public, nous n’avons pas renoncé à lui sauver la vie. C’est la motivation de la résolution adoptée lors de notre congrès et que vous retrouverez ci-dessous.

“Ceux qui travaillent”

Alors que le gouvernement fait adopter avec le concours de LR de nouvelles lois fracassant les chômeurs et les salariés modestes, Gabriel Attal prétend vouloir “s’occuper des Français qui travaillent” mais rejette avec son gouvernement l’indexation des salaires sur l’inflation.

“Ceux qui travaillent”, les salariés, perdent chaque année et du pouvoir d’achat et leur part dans la richesse nationale totale.
L’inflation est paraît-il la plus basse d’Europe – mais les augmentations de salaires sont encore plus basses !
Tant les rapports de l’OCDE que ceux de la DARES soulignent que le salaire réel le plus rapidement en baisse des pays développés, sur les trois premiers trimestres de 2022, c’est le salaire des Français !
Les relevés Insee montrent que l’inflation pourrait dépasser en France les 10% au quatrième trimestre 2022.
Le gouvernement n’a rien proposé, mis en œuvre, de tangible pour les salariés, les aides et mesures de soutien ne sont pas ciblées sur les salariés modestes – 90% des salariés sont sous 3000 euros mensuels (c’est ce que gagne Hanouna par jour) – et arrosent également les plus riches. C’est l’Insee qui le dit

Citons le rapport Dares du 10 novembre 2022 : “En euros constants et sur la même période, (l’indice des salaires réel) diminue respectivement de 1,9 %, 2,1 % et 2,6 % pour chacun de ces secteurs (tertiaire, industrie et construction)”

évolution comparé des prix et salaires
Parmi les économies du G7, l’impact de l’inflation sur les ménages au T1 2022 a été particulièrement visible en France, où le revenu réel des ménages par tête a chuté de 1,9% et en Allemagne, où il a chuté de 1,7%. Ailleurs en Europe, la forte inflation qui a touché les ménages a également contribué aux fortes chutes du revenu réel des ménages par tête en Autriche (moins 5,5%) et en Espagne (moins 4,1%). Pour aller plus loin cliquez ici

La Gauche Républicaine et Socialiste réunie en congrès les 19 et 20 novembre 2022 a pour principale préoccupation concrète les “Français qui travaillent” ! Elle a ainsi adopté comme première résolution de son congrès un texte exigeant l’indexation des salaires sur les prix le plus vite possible.
Les rapports récents du FMI le démontrent : il n’y a plus de risque de spirale salaire prix à la hausse aujourd’hui dans le monde.
Il n’y a qu’une seule raison pour Gabriel Attal et le gouvernement Borne de refuser une telle mesure : ils protègent les riches. Et seulement eux.

Indexons les salaires sur les prix et protégeons “ceux qui travaillent”!

Il faut se préoccuper de l’intelligence artificielle avant qu’il ne soit trop tard

Tribune d’Emmanuel Maurel (député européen GRS), Pierre Ouzoulias (sénateur et conseiller départemental communiste des Hauts-de Seine) et Cédric Villani (mathématicien et ancien député) publiée dans Le Huffington Post le 16 novembre 2022

« Quelles institutions, quelles règles pour faire le bon tri, en régulant tout en permettant les progrès permis par l’IA ? Du travail a été fourni, du travail reste à fournir », estiment Pierre Ouzoulias, Emmanuel Maurel et Cédric Villani.

Que diriez-vous d’un monde dans lequel un article de journal ou le scénario d’un film serait intégralement rédigé par une intelligence artificielle ? Que penseriez-vous d’une société dans laquelle une décision de justice serait rendue par un algorithme ? D’une chaîne de musique qui vous ferait entendre un nouveau morceau composé de A à Z, paroles, instruments et arrangement, par un réseau de neurones ? Accepteriez-vous de travailler dans une entreprise qui laisserait à une machine le soin d’examiner votre CV et à une autre le droit de vous accorder une pause ?

Ces exemples ne sont pas issus du Meilleur des mondes ou de 1984, référence incontournable de la littérature dystopique. Ils ne sont qu’une infime partie de ce qui est déjà rendu possible par l’intelligence artificielle. Ils ont déjà tous été mis en œuvre ici ou là, suscitant des débats légitimes, dans la foulée du célèbre ouvrage de l’informaticienne Cathy O’Neil : Algorithmes, la Bombe à retardement.

La question n’est désormais plus de savoir si nous devons approuver ces bouleversements. Il est trop tard pour cela, et les rejeter, ce serait oublier les côtés plus sympathiques. L’algorithmique, experte en diagnostics à partir de données médicales, a déjà sauvé des vies. À Singapour, elle recale en temps réel les feux de circulation pour laisser la voie libre à une ambulance appelée pour une urgence vitale. Elle apporte un peu de confort plus que bienvenu à des agriculteurs. Elle donne chaque jour à des millions d’usagers les instructions pour trouver un itinéraire rapide, aller à la rencontre du bon arrêt de bus dans une ville inconnue. Elle améliore des consommations d’électricité à l’échelle de ménages ou de communes, aide à optimiser les positions des éoliennes, fouille les entrailles des grandes bases de données médicales pour mettre au point de nouveaux traitements.

La question n’est désormais plus de savoir si nous devons approuver ces bouleversements. Il est trop tard pour cela, et les rejeter, ce serait oublier les côtés plus sympathiques.

Quelles institutions, quelles règles pour faire le bon tri, ou le bon compromis, régulant tout en permettant les progrès permis par l’IA ? Du travail a été fourni, du travail reste à fournir. Les interrogations liées à l’IA passent souvent sous les radars politique et médiatique. Sans doute est-ce dû, pêle-mêle, à l’ésotérisme du jargon de la « tech » et au lobbying des grandes compagnies internationales qui présentent l’IA comme un progrès à accepter d’un bloc, incorporée dans des solutions démesurées par leur complexité technologique, leur dilapidation de matière et d’énergie et parfois les conditions inhumaines dans lesquelles travaillent sous-traitants et fournisseurs. La compagnie Tesla est emblématique de ce travestissement de progrès. Son fondateur n’hésite d’ailleurs pas à évoquer l’IA comme une menace existentielle pour l’humanité, bien conscient de l’efficacité d’une telle provocation pour séduire les investisseurs.

À raison, l’impact sur le travail et l’emploi nourrit les plus grandes inquiétudes, tout autant que les plus grandes incertitudes. Emploi massif de travailleurs pauvres pour consolider des bases de données toujours plus importantes : ce prolétariat d’un nouveau genre, à défaut d’être remplacé par une armée de robots, ne doit-il pas être considéré comme tel ? L’esclavage d’employés d’Amazon soumis aux ordres d’algorithmes, tant dans leurs actions que dans la gestion de leurs pauses, les « optimisations » d’horaires devenus parfaitement ingérables et décrits dans le rapport de O’Neil, donnent finalement raison à Marx lorsque celui-ci affirmait que « le temps est tout, l’homme n’est plus rien ; il est tout au plus une carcasse du temps. ».

Qu’avons-nous à dire sur les implications philosophiques, juridiques et politiques de l’intelligence artificielle ? La Chine nous démontre comment elle peut être utilisée pour la surveillance massive et l’anéantissement de la vie privée. Aux États-Unis, elle s’est sournoisement infiltrée dans les procédures judiciaires accentuant le plus souvent les jugements à caractère raciste, ainsi que des associations ont pu le prouver.

Qu’avons-nous à dire sur les implications philosophiques, juridiques et politiques de l’intelligence artificielle ?

Le gouvernement français, suivant l’avis du rapport du Conseil d’État sur l’intelligence artificielle, a décidé de continuer le déploiement d’une stratégie initiée en 2018 : en témoignent les dispositions prévues dans le projet de loi d’orientation et de programmation du ministère de l’Intérieur (LOPMI), qui est actuellement discuté au Parlement. Ce doit être l’occasion de poser encore et toujours les mêmes questions : comment instaurer un contrôle démocratique dans l’utilisation des algorithmes ? Comment l’articuler avec notre souveraineté numérique ? Quel sens politique accorder à l’usage croissant des nouvelles technologies ? Où trouver l’équilibre entre l’usage de l’algorithme et la protection des données ? Qui est responsable juridiquement de l’algorithme en cas de défaillance ?

Le temps presse, car les grands groupes disposent d’une avance considérable sur les États. Sans réaction de notre part, nous serons dans l’incapacité de construire une politique humaniste et opérante de l’intelligence artificielle. Le Parlement européen a déjà porté le fer sur le sujet, mais sans la couverture médiatique nécessaire à un débat fécond dans l’opinion publique.

L’objet de ce texte est précisément de contribuer à ouvrir la discussion pour les semaines et les mois à venir. Nous devons, selon le concept de Michel Callon et du regretté Bruno Latour, opérer un véritable travail de traduction autour de ces questions fondamentales, afin que les citoyennes et les citoyens appréhendent cette matière, qui, un jour ou l’autre, finira par les toucher. Il est essentiel que nos organisations politiques, les syndicats, les associations et les universitaires agissent de concert pour que demain, nous soyons tous capables de répondre à cet immense défi.

Un Budget 2023 (partie recettes) contre les collectivités locales

Le projet de loi de finances pour 2023 arrive au Sénat après avoir été adopté sans vote de l’Assemblée Nationale. Dans un article récent, nous avons analysé la situation politique qui avait conduit à ce « 49.3 sans surprise » et ses conséquences. Il convient aujourd’hui d’en étudier le fond, sachant que le texte présenté à la Haute Assemblée par le gouvernement diffère très peu en réalité de son projet initial, la fable de son enrichissement par l’intégration d’amendements issus du débat parlementaire étant, comme nous l’avions expliqué, digne d’un Sganarelle.

Il faut cependant rajouter avant d’aller au fond que la méthode du gouvernement pour organiser les débats budgétaires a été particulièrement nébuleuse. En effet, la discussion commune entre le projet de loi de finances 2023 et le projet de loi de programmation des finances publiques 2023-2027 a généré de la confusion dans et en dehors de l’hémicycle. Les oppositions étaient amenées à procéder aux motions de rejet sur l’un et l’autre texte à la suite, avant même que la discussion générale n’ait été ouverte sur le projet de loi de programmation. D’autre part, le Gouvernement s’est à nouveau exonéré d’études d’impact en confiant à sa majorité des amendements pour donner l’illusion d’une majorité qui propose, et d’opposition cantonnées à un rôle d’opposant.

En réalité, seuls 24 amendements ont été débattus en séance publique, et parmi ceux adoptés en commission 72 ont été rayés d’un trait de plume par le gouvernement ; aucun débat sur les superprofits ; aucun débat sur les mesures énergétiques de plafonnement des prix de ventes sur le marché et les mesures exceptionnelles sur les bénéfices des raffineries.

La descente aux enfers de la fiscalité locale

Le projet de loi de finances du gouvernement Borne propose à l’article 5 la suppression en deux années de la Cotisation sur la Valeur Ajoutée des Entreprises (CVAE) : c’est un contresens économique, fiscal et politique. Quant à la Contribution économique territoriale (CET), elle sera plafonnée à 1,62% en 2023 puis 1,25% en 2024 soit une baisse de 2 points.

Une part de TVA serait fléchée pour compenser en l’affectant en deux parts :

  • La part fixe correspondant à la moyenne de leurs recettes de CVAE des années 2020, 2021, 2022 et 2023 (grâce à un ajout du rapporteur) majorée des exonérations de la moyenne des exonérations de CVAE perçue ou qui aurait été perçue par les communes ou les intercommunalités ;
  • Une part dynamique, si la TVA l’est, verra la différence affectée à un « Fonds national de l’attractivité économique des territoire ». Ce fonds sera réparti « afin de tenir compte du dynamise de leurs territoires respectifs », selon des modalités définies par décret.

En réalité, le budget Borne marque une disparition brutale des recettes fiscales économiques des collectivités, synonyme de subordination à l’État et de grave déconnexion avec l’activité économique des territoires. En 2008, les recettes issues de la taxe professionnelle (TP) s’élevaient à 29,14 Mds €. La suppression de la TP a été suivie par une baisse immédiate de plus 5 Mds €, avec la mise en place de la contribution économique territoriale (CET), composée de la cotisation foncière des entreprises (CFE) et de la CVAE. En conséquence, la fiscalité économique locale, qui constitue aussi une incitation à faire venir des entreprises sur le territoire de la collectivité qui la maîtrisait, a été ainsi fortement réduite depuis 2011, passant de 26 % des produits de la fiscalité en 2008 à 13,3 % en 2021.

Le coût brut de la suppression progressive de la CVAE pour l’État est estimé à 8,9 Mds € à compter de 2024, pour un coût net de 7,2 Mds € espéré à terme. L’écart se justifiant par l’espoir qu’une partie des crédits de compensation versés aux collectivités (auxquelles on aura supprimé la CVAE) soit récupérée par un rendement croissant de l’impôt sur les sociétés (IS), la CVAE étant déductible l’IS.

Pourtant, au-delà du financement des collectivités locales, la CVAE, jouait également le rôle d’un rempart à l’optimisation fiscale1 en faveur de l’ancrage de l’impôt sur un territoire qu’il aurait convenu de renforcer. D’autant plus qu’à nouveau le macronisme a choisi de satisfaire parmi les entreprises les plus importantes d’entre elles : pour rappel, seules les entreprises au-dessus de 500 000€ de chiffre d’affaires acquittent réellement la CVAE.

Autre absurdité, la TVA devient la première ressource fiscale des collectivités locales, au détriment de l’État ; or ce jeu de transfert vers la TVA est un invariant de la politique fiscale d’Emmanuel Macron et ce dès le départ de son premier quinquennat. L’injustice fiscale est renforcée à chaque nouvelle affectation de TVA en compensation de fiscalité. Dans les faits, en considérant que la TVA est essentiellement payée par les ménages, l’imposition des ménages a donc progressé de 19,8% là où la fiscalité économique a reculé de 31,9% entre 2020 et 2021.

Les Collectivités dans l’incertitude face à l’inflation

Comparé à ces bouleversements fiscaux, le soutien réel de l’État aux collectivités est particulièrement nébuleux. Le projet de loi de finances propose bien un nouveau dispositif de soutien des collectivités territoriales « confrontées à une situation de forte inflation de leurs dépenses d’énergie » baptisé « filet de sécurité » et qui atteindra 1,5 Md € ; ce dispositif concernera cette fois-ci toutes les catégories de collectivités, et non plus les seules communes et intercommunalités comme le filet de sécurité mis en place dans le budget rectificatif pour 2022 (LFR2022) et voté l’été dernier pour faire face à la revalorisation du point d’indice des fonctionnaires et la hausse des prix de l’énergie et des produits alimentaires.

Mais les conditions sont plus restrictives, car les collectivités doivent cumulativement avoir subi une baisse de leur épargne brute d’au moins 25 % (le ratio d’épargne brute à 22% des recettes réelles de fonctionnement disparaît) ; subi une augmentation des dépenses d’énergies d’au moins 60% par rapport à 2022, alors que les augmentations ont déjà eu lieu en 2022 ; et enfin ne seraient concernés pour les communes et les intercommunalités, que les collectivités dont le potentiel financier est inférieur à 2 fois le potentiel financier moyen par habitant des collectivités de la même strate. Pour ces collectivités bénéficiaires, la dotation prend en charge 50% de l’augmentation des dépenses d’approvisionnement en énergie, électricité et chauffage urbain par rapport à 2022 et 60% de l’augmentation des recettes réelles de fonctionnement par rapport à 2022.

Le projet de budget ne lève par contre pas l’incertitude introduite dans la LFR2022 de l’été : l’État s’était engagé à verser aux communes et aux intercommunalités une compensation équivalente à l’addition de 70% de la hausse des dépenses 2022 (énergie, électricité, chauffage urbain, produits alimentaires) et 50% la revalorisation du point d’indice. C’était alors un soutien budgétaire estimé à 430 M€ ; un décret du 13 octobre 2022 est venu préciser le fonctionnement de la dotation, qui sera attribuée automatiquement aux communes en 2023, en pouvant cependant demander un acompte de 50% sur son montant avant le 15 novembre 2022, pour un versement en décembre (dans quelques jours donc). Mais tout cela dépendra en définitive de l’évolution effective de l’épargne brute des communes et de leurs intercos en 2022 : RDV donc lors de la validation des comptes administratifs à l’automne 2023, certaines communes pourraient alors se voir réclamer une partie de l’acompte. Ce dispositif crée une forme d’insécurité budgétaire pour les collectivités ce qui risque fortement d’aggraver la chute des investissements locaux.

Or les communes ont consommé au 31 juillet dernier la totalité de leur budget énergie pour 2022 ; le PLF prévoit déjà la reconduction en 2023 du bouclier tarifaire qui bénéficie aux 30.000 plus petites communes, qui bénéficient encore des tarifs réglementés de vente d’énergie. Mais au regard de la difficulté rencontrées par l’ensemble des collectivités, il convient aujourd’hui d’interroger sur le retour à une logique de monopole public sur l’énergie qui permettrait une politique tarifaire protectrice pour l’ensemble des acteurs, entreprises, particuliers et collectivités. Il est bien évidemment que cela implique une révision radicale du marché européen de l’énergie dont l’organisation actuelle a démontré son niveau d’aberration, débat qui en est à peine à son commencement aujourd’hui.

Le gouvernement continue sa politique de gribouille : une semaine après avoir dégainé son premier 49.3 suspendant ainsi de fait les débats budgétaires, la Première ministre a présenté jeudi 27 octobre, un « amortisseur électricité », visant à réduire les factures électriques des collectivités ne bénéficiant pas des tarifs réglementés de vente (TRV). Une aide qui devrait donc s’appliquer en 2023, mais qu’il est difficile pour le moment d’évaluer, même si les sommes annoncées se situent autour de 10 Mds € dont 2 pour les collectivités territoriales, partiellement financées par la taxation des profits des énergéticiens, décidée par les Européens … que l’exécutif français s’acharne pourtant à décrédibiliser au niveau national, avant d’intégrer a minima la décision européenne en catastrophe par amendement à son projet de budget (à hauteur de 33% pour les entreprises pétrolières dont le résultat dépasserait de 20% la moyenne des quatre dernières années). On voit bien qu’on marche sur la tête. Si on peut momentanément se satisfaire qu’une réponse soit apportée à des centaines de collectivités qui étaient jusqu’ici exclues du « bouclier tarifaire », on peut s’étonner qu’elle ne couvre pas la question du gaz (alors que les TRV gaz auront disparu au 1er juillet 2023 même pour les petites communes) et qu’elle ne soit pas pérenne. Précisons également qu’il est encore trop tôt pour se réjouir : Les associations d’élus attendent encore de pouvoir lire le projet de décret avec les critères précis pour l’évaluer ; par le passé, on a eu l’habitude d’annonces pas toujours suivies d’effets avec des dispositifs illisibles (on l’a vu plus haut sur le « filet de sécurité »).

Quelques miettes pour le logement

La mise en scène de l’intégration par le gouvernement d’amendements dans le texte faisant l’objet du 49.3 a donné lieu à l’introduction de quelques miettes qui aideront les collectivités. C’est le cas de l’élargissement des critères pour définir en matière de logement les « zones tendues » aux communes d’aires urbaines de moins de 50 000 habitants sous conditions. Aujourd’hui, il y a plus de 1135 communes qui sont considérées comme des zones tendues conformément à la liste des villes annexées au décret n°2013-392 en date du 10 mai 2013.

L’avantage de cet élargissement est de permettre aux communes concernées d’appliquer la majoration de la taxe d’habitation sur les résidences secondaire (la seule TH qui survivra au massacre macronien de la fiscalité locale), soit une majoration comprise entre 5 et 60% sur délibération du conseil municipal. Il faudra pour cela démontrer « un déséquilibre marqué entre l’offre et la demande de logements entraînant des difficultés sérieuses d’accès au logement sur l’ensemble du parc résidentiel existant » qui se caractérise par :

  • le niveau élevé des loyers ;
  • le niveau élevé des prix d’acquisition des logements anciens ;
  • la proportion élevée de logements affectés à l’habitation autres que ceux affectés à l’habitation principale par rapport au nombre total de logements.

Un décret recensera les communes éligibles. Les premières estimations dans la presse concerneraient quelques 4 000 communes supplémentaires.

Il est également proposer d’augmenter d’un tiers les taux de la taxe sur les logements vacants. Même si nous portons le quadruplement de cette taxe sur les logements vacants pour lutter contre ce fléau, soit 50% la première année, et 100% à partir de la seconde, nous pouvons nous réjouir de cette avancée. Les taux fixés par le rapporteur majorent de 12,5 à 17% la première année et de 25% à 34% pour la seconde.

1 Suite à une censure constitutionnelle, l’article 7 du PLF pour 2018 a prévu de consolider les chiffres d’affaires à l’échelle du groupe en additionnant les chiffres d’affaires, en cas d’intégration fiscale (détention d’au moins 95% du capital). Or, la consolidation ne s’applique que si la sommes des chiffres d’affaires est supérieure à 7,63 M€ et la condition de détention est extrêmement restrictive bien que retenue pour le régime d’intégration fiscale. Une autre limite réside dans la possibilité de filialiser les résultats et donc de contourner l’imposition ou de « déterritorialiser » la valeur ajoutée.

PLFSS 2023 : la Sécurité Sociale en mode « migration des Lemmings »

Le projet de loi de financement de la Sécurité Sociale pour 2023 arrive au Sénat après que le Gouvernement a actionné à deux reprises l’article 49.3 de la constitution pour le faire adopter sans vote. Ce processustémoigne de la fragilité de sa majorité relative du gouvernement à l’Assemblée nationale – pris entre les oppositions, qui avaient réussi à faire adopter des amendements comme celui du groupe communiste qui transférait la dette Covid de la Sécurité sociale à l’État, et un groupe LR qui ne peut ou ne veut assumer totalement qu’il est la roue de secours du macronisme, l’engagement de la responsabilité du gouvernement sur les différents textes budgétaires était inscrit dans la logique même du débat parlementaire tel qu’il l’avait engagé depuis l’ouverture de la session parlementaire.

Le début de son examen en séance au Sénat dès le 7 novembre 2022 permettra de mesurer jusqu’où peut aller le mode polyphonique entre l’exécutif, ses soutiens directs à l’Assemblée nationale et ce qu’il reste de la droite parlementaire, en position de force au sein de la Haute Assemblée. Comme chaque année, le passage au Sénat pourrait bien aggraver le caractère antisocial du PLFSS, mais il faudra regarder précisément si le gouvernement acceptera un compromis plus important que les années précédentes.

Au-delà des questions de financement, c’est évidemment la situation du système de santé et la perspective d’une réforme des retraites qui fait du PLFSS 2023 un enjeu particulièrement fort ; nous donnerons cependant en fin d’article des éléments d’analyse sur les différentes branches.

Le budget de la sécurité sociale plus malthusien que jamais

Le budget prévoit 595 milliards d’euros de recettes (presque le double du projet de loi de finances pour 2023) et 601,9 Mds €. Ce déficit de 6,8 Mds € en 2023 (1,1 % contre 39,1 % pour le PLF) est dû à une augmentation de la masse salariale (+5 % en 2023) sur fond de créations d’emplois et de hausses des salaires, ce qui confirme en passant que l’équilibre des comptes sociaux sera d’abord atteint grâce à l’augmentation des recettes consécutive à une politique volontariste de l’emploi et de répartition des richesses – ce que nous proposons – plutôt que par la logique décliniste de la droite et des néolibéraux qui tend à privilégier la contraction des dépenses. C’est le premier enseignement de ce premier PLFSS du second quinquennat Macron : l’amélioration de la situation des comptes de la Sécurité sociale ne remet pas en cause la logique idéologique de réduction des déficits publics, alors même que nous nous trouvons dans un contexte d’inflation et de récession économique au niveau mondial.

Ainsi contre toute rationalité économique, le gouvernement prévoit de réaliser 1,7 Md € d’économies en 2023 (mise à contribution de la biologie médicale qui a profité des dépistages COVID -400 M€, déremboursement des arrêts maladies prescrits en téléconsultation, baisse des remboursement des médicaments -100 M€) auquel il faut ajouter une sous-revalorisation des dépenses d’assurance-maladie – hors dépenses liées au Covid – de 3,7 % par rapport à l’inflation (4,7%) et de l’évolution naturelle des dépenses de santé (4% en moyenne) ; à titre de comparaison, même pour le budget 2022 de la sécurité sociale, le gouvernement Castex avait produit un effort plus important avec une hausse de l’ONDAM de 3,8 % (hors COVID). Comment croire enfin que le financement annoncé des tests et vaccins COVID sera limité à 1 Md € quand les mesures d’urgence sanitaires avaient coûté quelques 11 Mds en 2022 ?

Dans son rapport sur le financement de la Sécurité sociale, la Cour des comptes appelle à clarifier et à stabiliser les règles de financement de la Sécurité sociale.

Depuis une trentaine d’années, l’impôt a pris une place croissante (38 % en 2021, dont 20 % pour la CSG et 8 % pour la TVA) dans le financement de la sécurité sociale afin de faire face à des besoins financiers croissants et de réduire le poids des cotisations sociales au prétexte d’alléger le coût du travail peu qualifié, d’améliorer la compétitivité et d’augmenter les salaires nets ; les cotisations ne représentaient plus que 50 % des recettes en 2019 contre 90 à la fin des années 1980. Les autres recettes (12 %) comprennent la contribution d’équilibre de l’État au régime des pensions des fonctionnaires, des transferts financiers et divers autres produits. Le gouvernement prévoit également de transférer 17,7 Mds € à la Cades, soit autant de recettes en moins pour financer les hôpitaux, la retraite à 60 ans, etc.

C’est donc une pénurie des recettes qui a été sciemment organisée par les gouvernements successifs ; les différents dispositifs d’exonérations, d’exemption et d’allègement de cotisations sociales représentent une perte de 75 Mds € de recettes pour la Sécurité sociale – 30 Mds € ne sont pas compensés par l’État à la Sécurité sociale, pour des politiques qui ont démontré leur inefficacité en matière de création d’emploi.

Au chapitre des équilibres financiers, le gouvernement a cherché à renforcer le soutien des députés LR à son projet en mettant avant la « lutte contre la fraude sociale ». Il prétend ainsi augmenter de 10% les fraudes à la Sécurité sociale détectées, en accordant des pouvoirs de police judiciaire à certains « agents de contrôle » et en autorisant le partage d’information avec les tribunaux de commerce ; sauf que ce PLFSS ne prévoit pas de renforcer les moyens humains et financiers des contrôleurs de la Sécurité sociale. Pourtant la fraude des entreprises aux cotisations patronales est estimée à 20 Mds € par la Cour des comptes en 2012 et la fraude des professionnels de santé estimée à 500 M€ par an.

Ils n’ont rien retenu de la crise sanitaire

La branche Assurance Maladie connaît une réduction de son déficit à 6,7 Mds € en 2023. L’objectif national des dépenses de santé (ONDAM) augmentera de 3,7 %, si l’on exclut les dépenses exceptionnelles liées à la crise sanitaire. Il s’agit, selon l’exécutif, d’une « forte progression » qui correspond à 8,6 Mds € supplémentaires de dépenses courantes par rapport à 2022.

La croissance de 4,1 % de l’enveloppe de l’hôpital (soit 4 Mds €) est censée financer la poursuite des revalorisations issues du « Ségur » et des assises de la santé mentale, la hausse du point d’indice dans la fonction publique dans les hôpitaux privés non lucratifs.

L’ONDAM est donc fixé à 238,3 milliards d’euros en 2023, mais à nouveau cette hausse de 3,7 % de l’Ondam en 2023 est inférieure à la hausse tendancielle des besoins en santé qui est estimée à 4 % par la commission des comptes de la Sécurité sociale, inférieure à la hausse de l’inflation (4,7% en 2023, selon les prévisions de la Banque de France au 15 septembre dernier) ; ainsi si on tenait compte de l’inflation, la progression devrait être de 10,9 Mds € contre les 8,6 Mds d’euros prévus. C’est plus de 2 Mds d’économie supplémentaires sur le dos de la santé qui s’ajoutent à celles de deux décennies d’austérité (hors dépenses exceptionnelles de la crise sanitaire, qui a causé des dégâts profonds qu’une politique rationnelle aurait dû réparer).

Le retour masqué de la réforme des retraites

Les dépenses de la branche vieillesse pour 2023 sont de 273,3 Mds € en hausse de +4,5% par rapport à 2022. C’est la résultante pure et simple de notre démographie.

Dans un premier temps annoncé par voie d’amendement dans le PLFSS 2023, la réforme des retraites devrait finalement faire l’objet d’un texte spécifique à la rentrée 2023. La précipitation et la détermination affichée de l’exécutif sont pourtant à contre-courant des perspectives du Conseil d’Orientation des Retraites (COR) ; en effet, les dépenses de retraites du pays devraient rester stables dans le temps à 13,9% du PIB. Or, si les régimes de pension deviennent légèrement déficitaires de 2022 à 2032 (-0,5% à 0,8% du PIB) et à un niveau parfaitement supportable, c’est essentiellement parce que l’État prévoit d’économiser sur la masse salariale publique, notamment en réduisant les traitements indiciaires de ses fonctionnaires territoriaux et hospitaliers qui cotisent à la Caisse nationale de retraite des agents des collectivités locales.

Nous faisons donc face à un pur entêtement idéologique : les néolibéraux français sont obsédés (à l’instar de leurs homologues européens) d’une part par la nécessité de réduire les dépenses publiques et d’autre part d’ouvrir de nouveaux marchés aux entreprises financières. Cela fait sens avec le refus tout aussi obsessionnel de retrouver un niveau de recettes fiscales et sociales décent : les baisses de cotisations sociales n’ont pas vocation à améliorer la compétitivité mais à compléter l’action menée depuis Nicolas Sarkozy pour réduire massivement la fiscalité des entreprises – surtout celle des plus grandes et nourrir ainsi les bénéfices et les dividendes au-delà de leurs performances réelles et sans lien avec des investissements concrets pour leur développement. Alors, pensez-vous qu’on puisse envisager dans ce contexte avec un tel gouvernement et un tel recrutement politique une taxation rationnelle des super-profits ?

Cet entêtement idéologique se nourrit d’arguments démographiques absurdes – la hausse de l’espérance de vie qui justifierait la réduction des droits à la retraite alors qu’ils l’ont permise – et moraux – le « sens de l’effort » et la « valeur travail » (sans jamais vouloir reconnaître la valeur du travail) – qui ont plus de rapport avec le puritanisme anglo-américain qu’avec la réalité économique franco-européenne. Cette justification idéologique des reculs sociaux est d’autant plus absurde que le rapport du COR préconise de relever de 1,4% point le taux de prélèvement des retraites en 2032 pour atteindre l’équilibre du système de retraite.

Le PLFSS arrivant au Sénat, on peut supposer que, comme chaque année, le groupe LR (qui dispose de la majorité absolue) déposera un amendement prévoyant le report de l’âge légal de départ à la retraite (63 ans en 2018, 64 ans en 2019, à nouveau 63 ans en 2020, puis 64 ans en 2021). Novembre 2022 sera donc un moment politique particulièrement révélateur : Quel sera le niveau de l’amendement LR ? Quelle sera l’attitude de l’exécutif à son égard ? Le renvoi d’une réforme des retraites désormais annoncée comme essentiellement paramétrique (le recul de l’âge de départ, avec un compromis possible sur l’augmentation de la durée de cotisation) au 1er trimestre 2023 après concertation pourrait ainsi faire long feu. L’hypothèse d’une réforme des retraites « par surprise » en devançant le congrès de LR (et quel dirigeant de LR issu de ce congrès irait après coup remettre en cause un tel « acquis » ?) n’est pas totalement à exclure.

La véritable pomme de discorde entre Sénateurs et gouvernement se situe ailleurs : dans le transfert précipité du recouvrement des cotisations Agirc-Arrco vers l’Urssaf (87 Mds €) prévu à l’article 6 du PLFSS. En juin 2022, la commission des affaires sociales du Sénat préconisait de reporter l’unification du recouvrement pour laisser le temps à la sécurisation des systèmes d’information ; ce dispositif, au-delà des débats de fond, pose de réelles difficultés techniques et pourrait impliquer une perte de contrôle sur leurs droits individuels pour les assurés sociaux. Par ailleurs, l’ensemble des organisations syndicales et patronales y sont opposées. En commission, les députés avaient ainsi refusé le transfert de cotisations de l’Agirc-Arrco à l’Urssaf au 1er janvier 2023 (c’est peut-être la justification essentielle du recours au 49-3).

Familles, je vous aime ?

Les dépenses de la branche famille pour 2023 sont fixées à 14,8 Mds € en hausse de +4,2 %.

Dans le but de mieux concilier vie professionnelle et familiale, il est prévu une série de mesures destinées à réduire le coût de la garde d’enfants et à mieux tenir compte de la diversité des situations familiales. Le texte ouvre la possibilité de répartir entre les parents séparés l’aide allouée au titre du financement de la garde d’enfants : les parents n’auront plus à se débrouiller entre eux pour partager l’aide qui leur est versée.

Notre pays manquant cruellement de places en crèche, 60 % des enfants sont gardés chez une assistante maternelle, solution plus coûteuse mais contrainte. Or plutôt que d’accélérer les investissements, revaloriser les métiers (on a vu que le ministre de la solidarité considérait que les Ass’mat’ étaient déjà trop rémunérées) et créer un véritable service public de la petite enfance, le gouvernement préfère consacrer 300 M € à la prise en charge pour les familles des frais de garde à domicile. On ne peut pas totalement dénoncer ce soutien aux familles, mais il s’agit dans les faits d’une forme de renoncement concernant les engagements à ouvrir des places de crèches. On notera également l’alerte de l’Union des familles Laïques : cette stratégie dans le contexte actuel d’explosion des prix de l’énergie pourrait avoir pour effet d’inciter les collectivités à renoncer à l’ouverture de crèches pour privilégier une prise en charge à domicile, privilégier les solutions individuelles au cadre collectif.

Enfin, l’aide financière à la garde d’enfants normalement conçue pour les enfants de moins de 6 ans pourra ainsi être perçue par les pères ou mères célibataires jusqu’aux 12 ans de leur enfant.

Par contre, une dernière mesure qui risque de passer inaperçu pourrait bien fragiliser les comptes de la branche famille. Le transfert à la branche famille des indemnités journalières des congés de maternité post-naissance, jusqu’ici prises en charge par l’assurance maladie, vise uniquement à rééquilibrer les comptes entre les différentes branches de la Sécurité sociale. Depuis la disparition de l’universalité des prestations sociales sous le quinquennat Hollande, les excédents de la branche famille « compensent » les déficits de la branche maladie induits entretenus par les exonérations de cotisations sociales des entreprises. La prise en charge par la branche famille des indemnités journalières pour un montant de 2 Mds € indique que le rétablissement des soins serait déconnecté de la branche maladie.

Remplir la coquille vide de la branche autonomie

Créée à la sauvette en juillet 2020, sans nouveau financement et sans réellement arrivé à distinguer ce qui aurait dû relever de la branche maladie ou de la branche vieillesse, la branche perte d’autonomie atteint 37,3 Mds € en 2023 soit +5,4%, du côté des établissements et services de personnes âgées, le budget de la Sécurité sociale progresse de 5,1 % et de 5,2 % pour les établissements des personnes handicapées. La réalité c’est qu’il manque toujours d’une politique publique cohérente pour avancer sur un enjeu important qui mobilise plus de 66 Mds € répartis aujourd’hui entre État, Sécurité sociale et Départements. Pariant sur le traumatisme causé par la crise sanitaire, le gouvernement d’alors s’était en réalité exonéré facilement de la nécessité de présenter un véritable plan d’actions.

Afin de renforcer les effectifs des Ehpad, première étape d’un plan qui vise à 50 000 recrutements supplémentaires d’ici 2027, le PLFSS financerait 3 000 postes d’infirmiers et aides-soignants, à hauteur de 170 M€ pour 2023 (+ 4 000 places additionnelles pour les aides à domicile). Cet effort représente à peine 10 % de ce qui serait nécessaire en réalité pour atteindre à moyen terme un encadrement d’un personnel par résident. Il y a 7 000 EHPAD en France : ce qui nous est présenté correspond à un demi post par établissement.

Le PLFSS enterre provisoirement les « deux heures supplémentaires de vie sociale » pour des personnes âgées, évoquées pendant la campagne présidentielle en direction de quelque 780 000 personnes. Ayant découvert qu’il fallait discuter des modalités avec le département, le gouvernement ne le fera en réalité pas entrer en vigueur avant 2024.

Les Fossoyeurs, enquête publiée en janvier 2022, avait mis à jour un mode de gestion du groupe privé ORPEA conduisant en soi au mauvais traitement de personnes âgées tout en captant de l’argent public à son profit, au détriment de ses pensionnaires. Le scandale qui couvait depuis de nombreuses années a été tel que les premières mesures apparaissent dès le PLFSS 2023 avec le renforcement des pouvoirs d’inspection de l’IGAS et des obligations de transparence du modèle économique des opérateurs d’EHPAD en exigeant la communication d’un certain nombre de données liées à leur mode de fonctionnement. On est loin d’une fin du système des EHPAD à buts lucratifs et d’un véritable service public, mais ces premières mesures représentent un progrès.

Les salariés de l’accompagnement des personnes âgées et des personnes handicapées ont enfin été entendus sur plusieurs de leurs revendications. Pour le secteur associatif, des augmentations pour les salariés des établissements seront financés, afin de tenir compte de l’augmentation du point d’indice dans la fonction publique (de 3,5 %, sous l’inflation). Et face à l’explosion des prix de l’énergie et des prestations de services, les établissements du secteur médico-social ont aussi obtenu une rallonge pour amortir le choc : les Ehpad bénéficieront du « bouclier » pour les particuliers pour ne pas subir de plein fouet la hausse des prix de l’énergie.

Au regard de la faiblesse du PLFSS en matière d’accidents du travail et de maladies professionnelles (quelques rares mesures pour le milieu agricoles), nous ne ferons pas de parties autonomes sur la question. Nous pointeront cependant que la Cour des Comptes avait pointé les graves difficultés dans ce domaine rencontrées par le secteurs médico-social : encore une fois, la crise sanitaire n’aura apporté aucune inflexion dans les politiques du gouvernement.

* * *

Le projet de loi de financement de la Sécurité sociale pour 2023 est particulièrement décevant. Le gouvernement ne tire aucune conséquence des besoins d’investissements financiers dans notre système de santé et préfère maintenir les dépenses de santé en dessous de l’inflation et donc aggraver la détérioration des conditions de travail des personnels hospitaliers et l’accès aux soins des patients. Pire nous pouvons craindre une forme d’opération éclair sur les retraites avec la complicité de la majorité sénatoriale. Mais même sans offensive anticipée sur ce dossier, ce PLFSS 2023 est en opposition frontale avec nos principales exigences de fond :

  • Interdire le secteur lucratif dans la gestion des Ehpad ;
  • Créer un pôle public du médicament, des dispositifs médicaux et de la recherche ;
  • Instaurer un moratoire sur les fermetures d’établissements, de services et de lits hospitaliers ;
  • Rétablir les gardes des médecins libéraux et un conventionnement sélectif à l’installation ;
  • Encadrer les dépassements d’honoraires à hauteur de 30 % du tarif pour aller à leur suppression ;
  • Développer les centres de santé ;
  • Améliorer les mécanismes de transparence dans la fixation des prix des médicaments ;
  • Rétablir l’universalité des prestations familiales…

Du point de vue des financements, il entre également en contradiction avec nos analyses qui s’appuient notamment sur le fait que les baisses de cotisations des entreprises n’ont jamais créé un seul emploi ni amélioré leur compétitivité. Par ordre de priorité, il aurait fallu dès 2023 :

  • Rétablir les cotisations patronales du CICE (26,8 Mds €) ;
  • Supprimer le dispositif « Fillon » sur les bas salaires (24,5 Mds €) ;
  • Supprimer la taxe sur les salaires des établissements publics de santé (5 Mds €).

Plus le temps passe, plus le sentiment d’une déconnexion totale entre la réalité sociale et l’action des pouvoirs publics grandit. Ce PLFSS 2023 l’illustre une nouvelle fois. Année après année, le macronisme – le sarkozisme et le hollandisme avant lui – donne l’impression d’une migration de Lemmings emmenant les comptes sociaux vers la falaise.

De l’Élysée au Parlement : cynisme et désordre

Et de trois ! Élisabeth Borne vient d’engager, quelques heures à peine après la fin de l’entretien télévisé du Président de la République sur France 2 et France info, la confiance du gouvernement sur la suite du projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS). Le recours au 49.3 avait été activé pour le projet de loi de finances (avant même la fin de l’examen de la première partie – les recettes) et le début du PLFSS. Ce matin, la NUPES a annoncé logiquement le dépôt d’une nouvelle motion de censure après celles qui ont été débattues en début de semaine.

Avant ce nouvel épisode peu glorieux de la séquence budgétaire, Emmanuel Macron s’en est pris hier soir à l’opposition de gauche sur le ton d’une colère surjouée, qui ne sied pas à un Chef de l’État : « Ce qui me met en colère, c’est le cynisme et le désordre […]. Ils ont prouvé qu’ils n’ont pas de majorité, mais ils ont surtout prouvé qu’ils étaient prêts, socialistes, communistes, écologistes, LFI, à se mettre main dans la main avec le Rassemblement national alors qu’il y a la guerre en Europe, la crise, le désarroi de tant de familles et qu’il faut être du côté des Français. […] Ils ont montré une chose : ils ne sont pas du côté du mérite, de l’ordre, du travail, de la solution, de l’avancée, ils sont du côté du désordre et du cynisme. Et je vous le dis: ça ne mènera à rien. Ces gens-là ne sauront pas demain gouverner ensemble. »

La chute de la tirade macronienne démontre l’absurdité même du raisonnement élyséen : il ne fait de mystère pour personne qu’il ne sera jamais à l’agenda de la gauche de gouverner avec le rassemblement national ou avec son soutien. Il est tout autant excessif – et donc insignifiant pour suivre l’adage – de refuser aux oppositions d’user d’une des rares procédures que leur laisse la constitution pour exprimer la cohérence de leur ligne face au gouvernement. Ainsi au prétexte de la guerre en Ukraine, de l’inflation, de la crise énergétique et économique, il faudrait taire les divergences et ne surtout pas récuser une politique que l’on combat. Un raisonnement aussi spécieux que le tweet de Jean-Luc Mélenchon, le 20 octobre au soir caractérisant le macronisme comme « un régime de violence autoritaire » du seul fait du recours à une procédure constitutionnelle. Les victimes des nouvelles règles d’engagement et d’intervention des forces de l’ordre dans les manifestations depuis 6 ans apprécieront sans doute la mesure du propos. Nous ne serons jamais favorables au parlementarisme contraint et rationalisé de la Vème République (que nous avons toujours dénoncé), mais le registre de l’outrance choisi par deux dirigeants politiques de ce niveau n’est en rien rassurant.

Le jeu de dupes de la “majorité parlementaire”

Les groupes parlementaires de la NUPES avaient au demeurant d’excellentes raisons pour censurer le gouvernement. Si le contexte actuel empêche l’exécutif de rompre totalement avec le « quoi qu’il en coûte » – les incertitudes liées à la guerre, aux pénuries et aux conséquences des décisions inadaptées de la Banque Centrale Européenne rendent prudents les néolibéraux français qui nous gouvernent – les moyens, la logique politique et l’économie générale du budget présenté par l’exécutif sont incompatibles avec une politique de gauche (salaires, relance, politique industrielle, solidarité sociale…).

Le macronisme sans majorité parlementaire officielle n’a pas changé de méthode ; il n’écoute pas plus qu’avant les parlementaires et encore moins ceux issus de l’opposition. Le gouvernement a prétendu avoir intégré de nombreux amendements dans le texte du budget sur lequel il a engagé sa responsabilité, or sur les 117 concernés 83,7 % sont issues de ses propres soutiens (Renaissance, Modem, Horizons) ou de lui-même (le texte « final » intègre 23 amendements que le gouvernement a déposé pendant les débats dans l’hémicycle – petite bizarrerie institutionnelle française). LR pourra revendiquer l’intégration de trois amendements ; LIOT (groupe rassemblant le centre droit et plusieurs députés ultra-marins) a été gratifié de cinq reprises ; quand à la NUPES, le gouvernement a daigné reprendre onze de ses amendements (à considérer que les six issus de la commission des finances aient été tous portés par son président Éric Coquerel).

répartition des amendements intégrés par le gouvernement dans le PLF 2023 dont le texte a fait l’objet du recours au 49.3 (source : Libération)

L’intervention d’Élisabeth Borne à la tribune de l’Assemblée Nationale a fini de démontrer le marché de dupes de cette supposée largesse d’esprit gouvernementale : énumérant un à un les amendements tolérés, leur caractère cosmétique est apparu clairement. Elle semblait d’ailleurs follement s’en amuser ; elle ne réprimait même plus un grand sourire narquois en direction des bancs de la gauche quand elle citait les amendements qu’elle lui reprenait. Elle est donc pleinement consciente qu’elle proposait au prétexte d’un grain de sel ajouté à la NUPES d’avaler tout entier un plat écœurant : au moins, le débat budgétaire aura permis à Mme Borne de gagner en assurance, c’est toujours ça de pris ; les Français n’y ont rien gagné par contre.

Mais le recours au 49.3 était en réalité inscrit dans les tablettes dès le départ : il s’agit en réalité de camoufler l’existence en pratique d’une majorité parlementaire à l’Assemblée nationale, fondée sur la connivence non assumée d’une majorité de députés LR avec les politiques économiques et sociales mises en œuvre par la « majorité présidentielle ». En engageant la responsabilité de son gouvernement, Élisabeth Borne leur permet de ne pas se prononcer sur son budget et son PLFSS tout en les laissant passer. Les députés LR peuvent ainsi continuer de revendiquer la fiction de leur non appartenance à la majorité.

Pourtant, cet épisode risque d’avoir une réplique sénatoriale en lien avec le congrès des Républicains qui se tiendra en décembre. Le président du groupe LR au Sénat, Bruno Retailleau, est opposé à Eric Ciotti pour prendre la direction du parti. Depuis deux jours, les couloirs du Sénat bruissent de rumeurs annonçant le rejet du PLF dès la première partie : face à celui qui plaide pour l’union des droites réactionnaires mais qui n’aura pas osé censurer le gouvernement, le Chouan Retailleau pourra revendiquer le rejet du PLF pour satisfaire la radicalité des militants LR. Un niveau digne d’une dispute de cour d’école élémentaire, mais symptomatique de la médiocrité de bien des dirigeants politiques actuels.

Un ambiance nauséabonde

La stratégie macroniste a donc fait long feu. Le Président a été contraint hier soir de formuler explicitement le souhait d’une alliance formelle entre LR et ses propres soutiens. En réalité, sur l’économie et le social rien ne les sépare vraiment ; c’est sur la stratégie culturelle et politique que se joue le congrès LR. Emmanuel Macron a presque cité dans le texte les mots de Nicolas Sarkozy dans l’entretien que ce dernier a accordé au Journal du Dimanche : mérite, ordre, travail… il a multiplié les appels du pied à la droite républicaine que ce soit sur les retraites, sur le refus d’augmenter la valeur du travail, sur la sécurité ou sur l’immigration.

Le Président de la République sait que son quinquennat est déjà fini avant même d’avoir réellement commencé (ce qui ne veut pas dire que les Français ne subiront pas les conséquences désastreuses de ses orientations) ; après avoir joué les Matamor sur la dissolution, il sait désormais qu’une conjugaison des contraires le temps d’une motion de censure est possible et que sa menace pourrait se retourner contre ses fidèles. Il lui faut donc formaliser ce qu’il se refusait à faire jusqu’ici.

Marine Le Pen n’a pas seulement pris au piège LR et Emmanuel Macron ; elle a plongé la NUPES dans le désarroi. Depuis lundi, les députés de gauche se voit contraints par les médias de se justifier de n’avoir pas voulu faire une alliance de circonstance avec l’extrême droite. L’hypothèse est en soi absurde, mais tout à leur volonté de mettre en difficulté Olivier Faure pour le congrès du PS en janvier 2023, Jean-Christophe Cambadélis et François Kalfon (copieusement relayés par la macronie) ont cherché à accréditer l’idée que la motion de censure de la NUPES aurait été corrigée après coup pour plaire au RN. Le procédé est à la fois odieux, irresponsable et puérile, mais l’ambiguïté extra-parlementaire de Jean-Luc Mélenchon leur permet de médire à moindre risque : « nul ne votera la motion de censure RN à la #NUPES puisque le #RN a déjà dit qu’il ne voterait pas celle de la NUPES » (tweet du 19 octobre au soir, qui montre la faiblesse du cordon sanitaire) ; ou encore la revendication assumée sur son blog le 26 octobre de faire feu de tout bois.

Pendant ce temps, Marine Le Pen compte les points, se frotte les mains et attend son heure. Et les Français s’apprêtent à passer un hiver froid et déprimant.

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