Inflation : Les gagnants, les perdants et le manque de réponse à gauche

Avec une hausse des prix annuelle mesurée à plus de 6%, l’année 2022 fut incontestablement celle du retour de l’inflation. Un tel niveau n’avait plus été constaté en France depuis le début des années 1980. Dans une chronique rédigée voici quelques semaines, David Cayla, Maître de Conférences à l’université d’Angers et membre des économistes atterrés, explique les conséquences de ce phénomène et pourquoi il n’est pas toujours pertinent de l’associer systématiquement à une baisse du pouvoir d’achat. Il montre aussi que les partis de gauche mériteraient de développer des réponses plus ambitieuses afin de transformer les rapports de force au sein du monde marchand, voire de privilégier la consommation collective et les services publics plutôt que de se focaliser sur le seul « pouvoir d’achat ».

quels sont les effets de L’INFLATION sur le pouvoir d’achat des français ?

L’inflation, dit-on, érode le pouvoir d’achat des ménages. Eh bien, contrairement aux apparences, ce n’est pas toujours vrai ! Dans une note de conjoncture publiée en octobre dernier, l’INSEE compare l’évolution de l’inflation avec celle du pouvoir d’achat des ménages des principaux pays européens. Les chiffres sont sans ambiguïté : alors que l’inflation est passée d’un niveau moyen de 1,5% en janvier 2021 à environ 5% en janvier 2022, puis à plus de 8% à partir de l’été 2022, le pouvoir d’achat est resté relativement stable. En janvier 2022, il avait progressé de 0,5% par rapport à l’année précédente en Allemagne, de 1,5% en Italie, de 0,5% en France. Il n’y a guère qu’en Espagne il a baissé d’environ 2%. Plus surprenant : alors que l’INSEE mesure une forte baisse du pouvoir d’achat en France au cours du 1er semestre 2022, elle s’attend à un rebond au second semestre en raison des mesures gouvernementales prises après l’élection et cela en dépit d’une hausse prévue de l’inflation.

Le pouvoir d’achat des ménages est globalement peu affecté par l’inflation. La raison de ce mystère est à la fois théorique et pratique. D’un point de vue théorique, les prix, qui sont des coûts pour les acheteurs, sont également des recettes pour les vendeurs. Ainsi, dans une économie fermée, ce que les uns perdent en achetant à des prix plus élevés, d’autres le gagnent en vendant plus cher. En fin de compte, au niveau de l’économie dans son ensemble, l’effet de l’inflation est nul.

Reste que, en pratique, un pays comme la France n’est pas une économie fermée. Le coût des produits pétroliers, très largement importés, ainsi que les prix des produits industriels dont la balance commerciale est déficitaire, pèsent forcément négativement sur le revenu de la nation dans son ensemble. L’inflation devrait donc avoir des effets négatifs sur le pouvoir d’achat moyen. Pourquoi ne retrouve-t-on pas cet effet dans les chiffres ? Cela est dû à la croissance économique et à la poursuite des aides de l’État dont les ménages et les entreprises ont bénéficié. Ainsi, la perte de revenus liée à la hausse des prix des produits importés est compensée d’une part par le maintien d’une dépense publique forte et d’autre part par le rebond de la croissance économique (le PIB est la somme des revenus).

D’après l’INSEE, la situation devrait être à peu près la même en 2023. En dépit d’une hausse de l’inflation, le pouvoir d’achat des ménages français devrait être stable. La croissance prévue de 2,6% (hausse de 2,6% des revenus primaires) serait consommée d’une part par le creusement du déficit commercial et d’autre part par la baisse du déficit public qui devrait passer de 6,4% du PIB en 2021 à environ 5% en 2022/2023.

quelles sont les dynamiques sociales à l’œuvre derrière le phénomène de reprise massive de l’inflation ?

Ces réflexions sur la stabilité du pouvoir d’achat des ménages en période d’inflation élevée ne signifient pas que l’inflation n’est pas un problème. Elle signifie plutôt que si l’inflation est un problème pour certaines catégories de ménages, elle représente une aubaine pour d’autres. Autrement dit, le problème de l’inflation n’est pas qu’elle appauvrit globalement les ménages (sauf pour l’inflation des produits importés) mais qu’elle réorganise brutalement tous les rapports de force au sein de l’économie. Derrière une moyenne qui ne change pas se cachent de nombreuses évolutions sectorielles et des conflits de répartition. Il est donc nécessaire de comprendre qui sont les gagnants et les perdants de l’inflation.

Lorsque l’inflation est nulle ou presque, comme c’était le cas dans les années 2010, les gagnants sont ceux dont les revenus progressent, les perdants ceux dont les revenus régressent. Comme il est très difficile de faire baisser nominalement les salaires et les revenus, les perdants étaient peu nombreux et les gagnants ne pouvaient donc pas beaucoup gagner.

À l’inverse, dans une économie où l’inflation dépasse les 6% par an, comme c’est le cas aujourd’hui, toute progression des revenus inférieure à ce seuil fait des perdants. Ainsi, la hausse du point d’indice de 3,5% pour les fonctionnaires décidée cet été représente en réalité une baisse de leur pouvoir d’achat supérieure à l’époque où le point d’indice était gelé alors que les prix n’augmentaient que de 1% par an. De même, la hausse des pensions du régime général de 4% ou celle de 5,12% des régimes complémentaires constituent en fait une baisse de pouvoir d’achat pour les retraités. Les salariés au SMIC sont protégés du fait de l’obligation légale d’indexer le salaire minimal sur l’inflation. Sur l’ensemble de l’année, ils ont ainsi bénéficié de trois hausses successives depuis le 1er janvier qui ont fait progresser le SMIC de 5,66% en dépit de l’absence de « coup de pouce » de la part du gouvernement. Au premier janvier 2023, le salaire minimum augmentera à nouveau de 1,81%.

qui sont les PERDANTS… ET lES GAGNANTS ?

En fin de compte, les fonctionnaires sont perdants, les retraités sont perdants, la plupart des salariés, sauf les smicards, sont également perdants. Mais puisque, en dépit de ces perdants qui constituent clairement une majorité de la population, le pouvoir d’achat global des ménages est stable, on peut en déduire que d’autres sont gagnants, que ces gains sont concentrés sur une proportion minoritaire de ménages et qu’ils sont donc conséquents.

Qui sont ces gagnants ? Il est difficile de le savoir précisément. Le gouvernement se targue de la disparition de la redevance ; mais il est clair que ce gain de 138 euros pour ceux qui la payaient ne compense pas les pertes liées à l’effritement des revenus de la plupart des gens. Par exemple, un couple de retraités qui touche 2000 euros de pension et qui a perdu 2% de pouvoir d’achat a subi une perte 480 euros de pouvoir d’achat sur l’année, soit un montant bien plus élevé que le gain lié à la fin de la redevance. De même, pour un couple d’enseignants, dont le traitement n’a été revalorisé que de 3,5%, les pertes de revenus cumulés sur l’année sont largement supérieures à 1000 euros. Ce n’est pas la suppression de la redevance qui va changer fondamentalement la situation de ces ménages.

D’autres gains sont un peu plus conséquents. C’est le cas, par exemple, des ménages qui ont souscrits un emprunt à taux fixe, souvent dans le cadre d’un achat immobilier, ainsi que des ménages qui ont investi dans l’immobilier en contractant de lourds emprunts à taux fixe. Le poids des mensualités de remboursement diminue avec la hausse des revenus nominaux, même si cette hausse est inférieure à l’inflation(1). Certains agriculteurs ont pu profiter de la hausse des prix agricoles, notamment les céréaliers et ils font alors partie des gagnants. Des artisans ou sociétés de transport ont pu augmenter leurs tarifs à un niveau supérieur à l’inflation ; enfin, certains salariés dans les métiers en tension ont pu négocier des hausses substantielles.

Mais les plus grands gagnants se trouvent incontestablement parmi les entreprises et leurs propriétaires. Bien que beaucoup aient été affectées par la hausse des prix de l’énergie et la désorganisation des chaines d’approvisionnement, de nombreuses entreprises continuent d’engranger de confortables profits. De fait, d’après l’INSEE, les taux de marge des entreprises ont atteint un niveau record de 34,3% en 2021 et les revenus distribués aux actionnaires sous forme de dividendes ou de rachats d’action ont fortement augmenté.

LA HAUSSE DU POUVOIR D’ACHAT N’EST-elle PAS pourtant, EN SOI, UN PROJET DE GAUCHE ?

Ce que nous apprennent ces chiffres c’est que, d’un point de vue politique, la hausse ou la baisse du pouvoir d’achat des ménages ne signifie rien en elle-même. La question centrale n’est pas de savoir si les ménages peuvent globalement consommer davantage, mais de savoir quels sont les gagnants et les perdants des nouveaux rapports de force économiques engendrés par l’inflation.

À ce titre, et contrairement à ce que disait Keynes, l’inflation ne signifie pas mécaniquement l’euthanasie des rentiers. Ce sont, de fait, ceux qui travaillent qui ont subi les effets négatifs de l’inflation, alors que les propriétaires du capital et les bailleurs se révèlent être les grands gagnants. Car l’inflation, au fond, c’est l’opportunité pour ceux qui disposent d’un rapport de force favorable d’augmenter les prix qui constituent leurs revenus plus fortement que la moyenne, alors que ceux qui sont en situation défavorable voient leurs coûts augmenter plus vite que la moyenne des prix.

Poussons le raisonnement plus loin. Un projet de gauche ne peut se limiter à défendre la hausse généralisée du pouvoir d’achat des ménages. D’un point du vue économique, le revenu de la nation (le PIB) se compose de trois grands ensembles. Le premier correspond aux sommes consacrées à l’investissement, c’est-à-dire au renouvellement et à l’accroissement du capital productif et des infrastructures (routes, bâtiments, industrie…) ; le deuxième est constitué de la consommation individuelle des ménages ; enfin, une partie du revenu national est socialisée via la fiscalité et consacrée à des dépenses d’intérêt général : c’est la consommation collective.

Le cœur d’un projet de la gauche c’est le progrès et l’égalité réelle. L’égalité peut être réalisée de deux manières :

  1. Par la redistribution fiscale et les revenus de transfert (les allocations, les retraites, les aides au logement…), qui constituent une redistribution au sein du deuxième ensemble sans affecter la part de chaque ensemble.
  2. Par les dépenses de consommation collective (le financement de la culture, des écoles, de la santé…), ce qui suppose de baisser la part du PIB consacrée à la consommation individuelle. Les études de l’INSEE montrent qu’en prenant en compte la distribution élargie, c’est-à-dire les effets des services publics sur le niveau de vie des ménages, la réduction des inégalités est deux fois plus importante que si on ne regarde que les revenus de transfert et la fiscalité directe.

Présenté ainsi, on voit bien ce que le thème de la hausse du pouvoir d’achat a de conservateur. Au pire, il signifie une augmentation de la consommation individuelle au détriment de l’investissement ou de la consommation collective ; au mieux, il implique une redistribution entre les ménages favorisés et défavorisés sans dégager de nouveaux moyens pour la consommation collective. Dans les deux cas, augmenter ou réorganiser le pouvoir d’achat suppose de détourner l’action des pouvoirs publics de l’un des objectifs fondamentaux de la gauche : favoriser et développer les services publics.

Pourquoi le débat à gauche a-t-il à ce point délaissé la consommation collective ? L’une des explications est que durant les années 1950 et 1960, la croissance du PIB par habitant était supérieure à 5%. Il était donc possible, à cette époque, de conjuguer à la fois la hausse de consommation individuelle et celle de la consommation collective. Or, depuis 2007, la croissance du PIB par habitant est pratiquement nulle (voir Figure 1). Cette situation pose un vrai problème pour les gouvernements. Alors que les besoins de dépenses collectives ne cessent de croitre en raison du vieillissement de la population et de la hausse du niveau éducatif de la jeunesse, une augmentation des moyens pour les services publics nécessiteraient d’augmenter la fiscalité et donc de diminuer le pouvoir d’achat des ménages.

FIGURE 1 – EVOLUTION DU PIB PAR HABITANT

Cette situation budgétaire est rendue plus difficile du fait d’une stratégie d’attractivité menée depuis 2007 (et renforcée en 2012 et 2017) en faveur des entreprises et du capital. En vertu de cette politique, les gouvernements successifs se sont mis à subventionner massivement le secteur productif par la baisse des impôts et des cotisations sociales. Ainsi, pour préserver le pouvoir d’achat des ménages, le gouvernement en est réduit à financer ses aides publiques aux entreprises en sacrifiant les services publics ou le niveau des retraites. C’est d’ailleurs pour compenser les coûts de sa politique fiscale en faveur des entreprises qu’Emmanuel Macron entend réformer les retraites.

la pOLITIQUE MONÉTAIRE est désormais de la compétence de la bce, quels sont nos marges en matière de POLITIQUE BUDGÉTAIRE ?

Sortir de l’ornière dans laquelle la gauche est tombée en se faisant la défenseuse du pouvoir d’achat, suppose de poser la question de la priorité des combats politiques à mener.

En ce sens, le slogan trouvé pour la marche du 16 octobre « contre la vie chère et l’inaction climatique » à laquelle se sont ralliés les quatre partis de la NUPES ainsi que de nombreuses associations et personnalités (dont la prix Nobel Annie Ernaux) pose question. D’une part, il est curieux d’associer dans un même slogan le combat écologique, qui suppose davantage de sobriété et la décroissance de nos consommations polluantes, avec une demande de hausse du pouvoir de consommer. D’autre part, il est problématique de mettre en avant « la vie chère », ce qui semble privilégier le droit à la consommation individuelle en laissant de côté la question de la consommation collective. De fait, parmi les six revendications mises en avant par l’Appel, aucune ne fait directement allusion aux services publics, et seuls les transports en commun sont mentionnés dans le cadre de la bifurcation écologique.

Mais à trop vouloir lutter contre la vie chère, et donc contre l’inflation, au lieu de mettre l’accent sur les effets de distribution engendrés par la hausse des prix, la gauche risque de nourrir les arguments de ceux pour lesquels la priorité devrait être de lutter contre l’inflation par la politique monétaire. Les banques centrales ont ainsi beau jeu de se présenter comme les garantes de la stabilité des prix. Elles haussent leurs taux directeurs, freinant le crédit et l’économie au risque d’engendrer une récession et une hausse du chômage.

À l’inverse, une politique de gauche devrait reconnaitre que le problème n’est pas l’inflation en elle-même mais le déséquilibre des rapports de forces entre les agents économiques qui profite à certains au détriment des autres. Dès lors, ce n’est pas la politique monétaire qui devrait être activée mais la politique budgétaire. L’objectif ne doit pas être de diminuer l’inflation, mais d’en compenser les coûts pour les ménages les plus fragiles. En ce sens, la taxe sur les « superprofits » est une mesure évidemment nécessaire, tout comme le rétablissement de l’indexation des salaires, des traitements, des pensions et des allocations sur l’évolution des prix.

quelle politique menée pour résoudre ces contradictions ? une partie de la gauche se prononce derrière jean-luc mélenchon pour le BLOCAGE DES PRIX… n’y a-t-il pas des marges de manœuvre en matière de POLITIQUE INDUSTRIELLE ?

Parmi les revendications de la marche du 16 octobre, on trouve l’idée d’un blocage des prix de l’énergie et des produits de première nécessité. En soi, le contrôle des prix est une proposition intéressante, mais elle pose la question de sa mise en œuvre et de son coût dans le cadre actuel d’un système économique ouvert fondé sur la concurrence. En effet, pour agir sur les prix des carburants, le gouvernement a été contraint de prévoir une ristourne pour les distributeurs, ce qui finit par coûter très cher au contribuable et complique l’équation budgétaire. Pour cette raison, la France Insoumise propose un blocage des prix sans compensation. Le problème est qu’une telle mesure serait une atteinte au droit de propriété et à coup sûr sanctionnée à la fois par le Conseil constitutionnel et les autorités européennes.

Plus fondamentalement, la régulation des prix suppose une réflexion approfondie sur la part du marchand et du non marchand dans l’économie. L’essence du marché, c’est d’être un lieu de négociation autonome au sein duquel les agents sont libres d’échanger aux prix qu’ils souhaitent. Bloquer les prix, c’est bloquer cette autonomie. Cela revient à sortir l’énergie et les biens de première nécessité du marché. Or, sortir du marché n’est possible que si un acteur public se charge d’organiser l’approvisionnement de la population. Autrement dit bloquer les prix c’est, fondamentalement, passer d’un système de consommation et de production individuel et privé à un système de production et de distribution collectif et au moins partiellement public. C’est d’ailleurs ce qu’avaient parfaitement compris les gouvernements d’après-guerre qui avaient nationalisé tout le secteur de l’énergie afin d’en contrôler les prix et qui, dans le cadre de la politique agricole, avaient instauré un régime de subvention des agriculteurs fondés sur des prix garantis.

Ainsi, en appeler au blocage des prix ne signifie pas grand-chose s’il n’y a pas derrière ce slogan une véritable stratégie visant à reprendre le contrôle et à réorganiser notre secteur productif. Cela s’appelle une politique industrielle. Et la seule manière de la mener pleinement est de sortir des règles actuelles du marché unique, de la concurrence et du libre-échange. Alors seulement, dans ce nouveau cadre institutionnel, la question de la régulation des prix pourra être posée de manière conséquente.

David Cayla

Références

(1) Imaginons un ménage multi-propriétaire qui rembourse des mensualités de 3000 euros par mois et qui perçoit 4000 euros de loyer. Son revenu mensuel net s’établit à 1000 euros par mois. Grâce à la hausse de 3,6% de l’indice de référence des loyers, il touchera désormais 4144 euros de loyers, soit un revenu net de 1144 euros, supérieur de 14,4% par rapport à celui de l’année précédente !

Ce que les politiques néolibérales ont coûté à la production française

Depuis 1991, l’Allemagne a résolu une des faiblesses de son commerce extérieur due à la réunification en … baissant le volume total d’heures travaillées, ainsi que le temps de travail réel moyen de ses actifs.

Entre 1992 et 2015, le volume d’heures travaillées, malgré une augmentation de la population active, est resté inférieur à celui de 1991. Ce n’est qu’avec l’apport de la main d’œuvre européenne du sud (2010-2014), syrienne (2015-2016) et ukrainienne (depuis 2022, même si l’immigration polonaise et ukrainienne est constante sur la période 2010-2019) que le volume total d’heures travaillées dépasse en 2017 légèrement celui de 1991 pour augmenter depuis chaque année légèrement. On est en 2022 3% au dessus de 1991.

Dans le même temps, l’Allemagne a défendu son industrie, celle-ci restant dans le PIB est resté au dessus de 20% jusqu’en 2022. L’Allemagne, malgré les surcoûts énergétiques importés en 2022, est encore en excédent commercial. Elle a accumulé entre 2009 et 2021 près de 2000 milliards d’euros d’excédents commerciaux.

La France, elle, a fait le contraire : elle a augmenté le nombre d’heures travaillées massivement, sans que la baisse légale du temps de travail n’affecte significativement le nombre d’heures travaillées. Elle a aussi continué à augmenter sa productivité par actif. Le volume total d’heures travaillées a ainsi augmenté de 14% depuis 1991. Jamais on a autant travaillé en France qu’en 2023.

Le nombre d’heures moyennes travaillées par actif est d’ailleurs supérieur à l’Allemagne. Pourtant, la France réussit le tour de force de ne jamais autant travailler pour ne jamais aussi peu produire. L’industrie est passé de 17% à la fin des années 1980 a moins de 9% sous Macron.

L’Union Européenne, comme le « consensus libéral », a inspiré de nombreuses réformes tout au long des gouvernements Chirac, Sarkozy, Hollande (avec déjà Macron mais aussi Cazeneuve, Valls, El Khomry, Moscovici) et enfin avec Macron.

De la RGPP aux ordonnances cassant le code du travail, du CICE aux suppressions des impôts sur les patrimoines, de la loi Macron aux réformes successives de l’assurance chômage et du système de retraite, les gouvernements français ont mis en œuvre toutes les recettes libérales visant à baisser le coût du travail, à obliger le travailleur sans emploi à prendre le premier emploi venu et à baisser la dépense publique de fonctionnement et d’investissement.

Les privatisations successives avaient déjà abaissé le taux d’intervention publique dans l’économie à un niveau très inférieur à toute l’histoire de France, et même à l’Allemagne – on oublie toujours qu’un tiers du capital de Volkswagen est public. On a continué en libéralisant des marchés qui ne font aucun sens à libéraliser : énergie, ferroviaire, etc. Sarkozy a privatisé beaucoup des bijoux familiaux, comme GDF, et ses successeurs ont continué la politique du bradage de nos fleurons industriels.

Au total, jamais les entreprises françaises n’ont été autant soutenues fiscalement, jamais elles n’ont autant bénéficié de crédits d’impôt ou de baisses de cotisation, jamais la participation du capital public dans les entreprises n’a été aussi faible, et jamais elles n’ont été aussi peu performantes.

Pourtant, la France, qui perd déjà chaque année 160 milliards d’euros en déficit commercial, verse encore chaque année la moitié du volume de ses dividendes à des investisseurs étrangers, 25 milliards de plus chaque année qui désertent la richesse nationale.

C’est un échec complet des logiques, idéologies et politiques de l’action publique menées depuis 35 ans … logiques essentiellement néolibérales.

À Sciences Po Bordeaux au début des années 1990, à côté d’une figure comme Edwin Le Héron, professeur keynésien rescapé, les enseignants expliquaient que l’avenir de la France c’était le service, que même, dans l’agriculture, il n’y avait pas d’avenir pour nos producteurs, et que l’action publique devait préparer la France à être le pays des services au cœur de l’Europe.

Dans le même temps, on prétendait que le Plan, outil défendu à gauche comme chez les gaullistes, avait fait son temps, et que plutôt de s’occuper de prospective, l’action publique devait se concentrer sur l’évaluation.

L’évaluation des politiques de l’offre aboutit à un constat d’échec dévastateur, un gaspillage de plus de 300 milliards d’euros rien que sur la dernière décennie.

Pourtant, malgré les rapports de France Stratégie, l’ancien commissariat au plan devenu un organisme d’évaluation des politiques publiques rattaché à Matignon, jamais la Cour des Comptes ne s’est saisie de ce scandale.

Son président s’appelle aussi Pierre Moscovici, ci-devant ministre de l’économie lorsque son ministre du budget, Cazeneuve remplaçant Cahuzac empêché par une fraude fiscale, défendait le CICE face à des parlementaires socialistes minoritaires, comme Jérôme Guedj ou Marie-Noëlle Lienemann, réclamant conditionnalités et évaluation.

Être juge et partie pose toujours un problème, et on pourrait voir dans l’occupation de cette fonction par Pierre Moscovici un verrouillage des outils institutionnels de contrôle : une évaluation sérieuse remettrait en question trop de paradigmes et idéologies consensuels dans les élites économiques françaises.

Alors que le niveau de vie des Français n’a pas progressé au rythme de la croissance du PIB – il faut bien que quelqu’un paye la facture du déficit commercial et du coût exorbitant du capital –, les élites françaises ont profiter d’une progression faramineuse de leur patrimoine privé, de leurs revenus du capital comme de leurs salaires. Ainsi, d’après l’Insee en 2020, les 1% les mieux payés du privé ont accru leur part du gâteau salarial de 30% au détriment de tous les autres sur les dix dernières années.

Le déficit commercial doit être financé par de la dette chaque année. Si, malgré une augmentation du volume d’heures travaillées de 15% en 30 ans, nous consommons pour 160 milliards d’euros de plus que ce que nous produisons, nous ne pouvons vivre qu’à crédit. Et en fin de compte, la dette privée des entreprises comme des ménages a explosé entre 1990 et 2023 en France, ce qui a pour conséquence une progression de la dette publique.

Notre faiblesse peut n’être que temporaire : pour cela, nous devons forcer le capital français à réinvestir dans la production agricole et industrielle, en choisissant des modes de production plus durables que les conditions sociales, sanitaires et environnementales déplorables qui prévalent dans les contrées éloignées où nous faisons produire des biens que nous importons ensuite.

Nous pouvons cesser la saignée des aides aux entreprises sans contrepartie en leur appliquant les mêmes principes que les néolibéraux appliquent aux chômeurs. Nous pouvons relancer le PIB privé pour mécaniquement réduire la comparaison, stupide par ailleurs, du volume de dépenses publiques et du PIB (la comparaison des dépenses publiques en pourcentage du PIB n’a jamais été ce que coûtent les dépenses publiques au PIB).

C’est une question de volonté politique et de changement de paradigme dans l’action publique. Nous le pouvons et nous devons.

Industrie, retraites : la faute à l’Europe ?

Emmanuel Maurel, député européen et animateur national de la Gauche Républicaine et Socialiste, était l’invité mercredi 1er février 2023 de La Faute à l’Europe sur France Télévision aux côtés de Clothilde Goujard de Politico Europe, Jean Quatremer de Libération et de Stéphanie Yon-Courtin, députée européenne renaissance.

Au sommaire :
📍 vers un « vrai » plan industriel européen ?
📍 la réforme des retraites est-elle demandée par l’UE ?

Nous constatons que les libéraux européens refusent de soutenir nos entreprises quand les Américains les incitent à délocaliser outre-Atlantique à coup de subventions massives. Oui agir de la sorte revient à tendre l’autre joue face aux mesures de prédation économique pratiquées par les États-Unis.

La commande de la réforme des retraites, avec celle de l’assurance chômage) au travers des « recommandations européennes » et de la mise en œuvre du « plan de relance » européen ne sont un secret pour personne (nous l’avions expliqué en octobre 2021). La Commission et les macronistes sont prêts à sacrifier tous nos acquis sociaux sur l’autel du marché et de la sacro-sainte « compétitivité ».
Chômage, retraites, même combat : précariser, stigmatiser les plus fragiles.
La présidence Macron restera celle de la grande régression.

Affaire de la pollution au chlordécone aux Antilles : un « non-lieu » injuste et inacceptable prononcé par les juges d’instruction

Le 2 janvier dernier, les juges d’instruction ont prononcé un non-lieu dans l’enquête sur l’empoisonnement des Antilles au chlordécone. La Gauche Républicaine et Socialiste fait un point complet sur le dossier.

Pour quelles raisons un non-lieu a-t-il été prononcé ? Les juges d’instruction du pôle de santé de Paris estiment tout simplement que les faits sont prescrits. Ce n’est malheureusement pas une surprise au regard du non-lieu prononcé par le parquet de Paris en novembre 2022.

Pourtant, cette volonté de ne pas prononcer de jugement ou même de débattre de ce désastre humain, sanitaire et écologique, quelle que soit la date des faits, ne rend pas honneur à notre système judiciaire.

Pour rappel, qu’est-ce que le dossier de la pollution à la chlordécone aux Antilles ?

La pollution des Antilles par l’utilisation du chlordécone est un exemple, aujourd’hui classique, de la manière dont les excès du productivisme et du libéralisme (et un certain aveuglement administratif) détruisent la nature et détériorent les conditions de vie humaines.

L’histoire commence il y a plus de soixante ans. Après la Deuxième Guerre Mondiale, les États sont engagés dans une logique de reconstruction et de relance économique avec ce que cela comprend en termes d’avancées scientifiques, notamment sur les méthodes et les leviers de production. C’est dans ce contexte qu’est inventé le chlordécone.

Découvert dans les années 1950, il est connu dans le milieu agricole comme un pesticide qui permet d’augmenter les rendements. Ses résultats sont démontrés et sa production devient exponentielle notamment aux États-Unis. Cependant, dix ans après son lancement, des premiers travaux prouvent qu’il est hautement toxique pour l’homme et pour la faune. Les mises en garde n’empêcheront pas Jacques Chirac – alors ministre de l’Agriculture et de l’Aménagement rural – de délivrer une Autorisation de Mise sur le Marché provisoire sous le label Képone. Paradoxalement, le chlordécone fait déjà l’objet d’interdictions aux États-Unis au même moment. Ainsi, un gouverneur ira jusqu’à fermer l’accès d’une rivière au public car polluée au-delà des doses acceptables par le pesticide.

À la même époque, en France et pendant plus de 20 ans, le chlordécone est largement utilisé aux Antilles. Comme certains pays d’Afrique, où il existe une culture intensive de la banane, l’objectif est d’arrêter le développement d’un parasite, le charançon du bananier, et d’accroître les rendements des producteurs locaux. La question de son interdiction ne se pose à aucun moment car les quelques travaux de recherche qui existent sur le sujet démontrent que le chlordécone se développent qu’au niveau des racines et non au niveau des fruits suspendus. Ouf ! il n’y a donc aucun risque pour les populations européennes et américaines qui consomment massivement de la banane antillaise : circulez, il n’y a rien à voir… Quant aux agriculteurs des territoires concernés, ils ne s’en plaignent pas. Du moins pour le moment…

Au fur à mesure des épandages, la Martinique et la Guadeloupe accumulent plus 300 tonnes de chlordécone pulvérisés sur plus de 20 ans, jusqu’en 1993 où sont usage sera interdit.

Bilan, on estime aujourd’hui que 16% des sols, les rivières, les nappes phréatiques, le littoral de la Martinique et de la Guadeloupe sont pollués au chlordécone pour au moins 600 ans, selon des rapports les plus optimistes. Le plus inquiétant est qu’il s’agit là de chiffres officiels et que des recherches approfondies pourraient vraisemblablement apporter des informations plus alarmantes.

Les études menées prouvent que la catastrophe touche non seulement la nature et la biodiversité mais aussi l’être humain. Ces faits sont rapportés dans les mises en garde de l’Institut National de la Recherche Agronomique ou encore des enquêtes, comme « Kannari1 », de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail, qui indique que 92% des personnes testées en Martinique ont du chlordécone dans le corps et que 19% des enfants testés dépassés la dose toxique.

1 Une étude de santé sur la nutrition et l’exposition à la chlordécone afin d’évaluer l’exposition, de l’évolution de l’état de santé des populations, de rechercher les facteurs associés et d’établir des référentiels.

Les implications de la pollution à la chlordécone aux Antilles françaises…

Les effets pour l’homme sont de plusieurs natures : sanitaires, environnementaux, économiques, démographiques et sociaux.

Aujourd’hui considéré comme un perturbateur endocrinien, l’utilisation du chlordécone est à l’origine de nombreux cancers de la prostate. Sur l’ensemble des personnes interrogées, on constate qu’elles ont eu à manipuler ce produit depuis leur plus jeune âge, et ensuite sur plusieurs années, sans protection dans les bananeraies des Antilles. Cela représente en moyenne 600 nouveaux cas chaque année, faisant de la Martinique et la Guadeloupe des territoires détenteurs d’un triste record : celui des plus forts taux de cancer par habitants au monde.

Les naissances prématurées (accouchements à 37 semaines de grossesse), les handicaps lourds, les malformations et les effets sur le cerveau chez les enfants, nés de parents détenant un taux de chlordécone supérieur à la moyenne non létale1, sont les autres séquelles de cette pollution. Pour reprendre les mots de Josette Manin, députée de la Martinique, « les agriculteurs qui ont manipulé ce poison pendant ces longues années de tolérance agonisent lentement ».

Les impacts économiques, en dehors de l’accroissement du niveau de rendement de la banane sur quelques années, sont aujourd’hui très importants. La filière de la banane est touchée de plein fouet soit par la mauvaise publicité dont souffre aujourd’hui la banane antillaise soit par la concurrence directe qui est imposée par les producteurs de pays du bassin caribéen.

Par ailleurs, les produits de la mer et les filières viandes sont impactés en raison de la pollution directe des cours d’eaux, des nappes phréatiques, des rivières, du littoral et des sols. Les animaux sauvages, le bétail domestique ainsi que les poissons qui fraient auprès des côtes et sont consommés par les populations locales, alors qu’ils sont intoxiqués, ne sont pas des exceptions. Pour des populations qui produisent des biens d’autoconsommation en circuits dits « informels » (jardins créoles, plantations sur des petites parcelles de terre, etc.) – afin de pallier la cherté des produits de circuits formels (supermarchés, hypermarchés, etc.) ou par pure tradition – les risques de contamination restent très forts.

Les difficultés induites pour le secteur de la pêche traditionnelle sont terribles, car les ressources halieutiques sont aussi affectées par la chlordécone. Cela les oblige à s’éloigner du littoral avec toutes les difficultés qui y sont liées : les équipements sont rarement adaptés pour la pêche en haute mer ; il serait utile de mesurer dans quelle mesure cette évolution a potentiellement accru le nombre de disparitions de pécheurs traditionnels. Pour couronner le tout, ils souffrent d’une forte concurrence d’armateurs mieux équipés.

La concurrence est donc plus rude entre les produits auto-consommés et les produits industriels qui bénéficient, souvent à tort, d’une image d’alimentation « zéro chlordécone ». Cela condamne une grande partie des agriculteurs et prive les populations de leurs jardins créoles sur lesquels reposent souvent une partie de l’équilibre alimentaire et économique des familles. Par ailleurs, cela accentue aussi la dépendance aux produits de consommations issues des importations. Il conviendra là-aussi d’évaluer l’impact sur les taux d’émissions de gaz à effets de serre du fait de l’accentuation des achats de produits importés provenant des Amériques ou d’Europe. Il est regrettable que des amendements qui allaient dans ce sens aient été déclarés « cavaliers législatifs » et n’aient donc pas été discutés lors de l’examen de la loi « Climat-résilience » à l’Assemblée Nationale2 à l’été 2021.

Tout cela vient affecter l’économie de la santé dans les Antilles. Les Antilles françaises connaissent des difficultés sanitaires structurelles – budgets, matériels, équipements insuffisants, manque de personnels pour accueillir convenablement les patients, vétusté et délabrement de certains sites hospitaliers : l’empoisonnement au chlordécone accroît donc constamment les obligations de soins existants, alors même que la pandémie a multiplié les obstacles pour l’accès aux soins. Il est difficile d’imaginer le sort des patients atteints de cancers et qui ont subi des déprogrammations dans le contexte de la lutte contre le Covid 19.

Sur plan de l’agitation sociale, la prescription invoquée dans l’affaire chlordécone aura participé aux actions qui ont abouti à la destruction de statuts à Fort-de-France et à Pointe-à-Pitre, rouvrant ainsi des douleurs séculaires.

Le manque d’action de l’État, sur ce dossier comme sur d’autres en Outre Mer, vient alimenter l’idée que l’État français pollue et ne participe nullement au développement des Antilles, volontairement. En effet, quand on voit les freins au développement économique et social des Antilles, mais aussi des territoires comme la Guyane et Mayotte, et la « lenteur systémique de l’État » pour y apporter des réponses, on peut comprendre que de telles considérations aient émergé ou aient été renforcées. Les problématiques structurelles existantes aux Antilles – l’éloignement géographique avec l’Hexagone, insularité, climat, démographie en nette chute depuis 30 ans – en sont accrues.

Ainsi la pollution des Antilles au chlordécone trouve une profonde résonance sanitaire, économique, sociale mais aussi politique et culturelle ; malheureusement, toutes les conséquences du dossier ne sont pas encore connues. Nos compatriotes antillais perçoivent ainsi très durement ce qui apparaît de plus en plus comme un évidence : l’inaction de l’État français et son incapacité à entendre leurs plaintes.

1 La dose létale moyenne est un indicateur quantitatif de la toxicité d’une substance et mesure la dose de substance causant la mort de 50 % d’une population animale donnée (souvent des souris ou des rats) dans des conditions d’expérimentation précises.

2 La logique consistant à repousser sans autres formes de procès des amendements qui pourraient gêner le Gouvernement en considérant que les dispositions présentées dans un amendement n’ont rien à voir avec le sujet traité par le projet de loi. Or, même si la pollution au chlordécone n’est pas une des premières causes du réchauffement climatique, l’on ne peut nier ainsi un lien avec ce sujet.

Comment réparer une injustice que même la justice ne veut plus résoudre ?

Il aura fallu tant de cris d’alarme, de larmes, de rapports et de morts avant que l’État ne décide enfin de s’impliquer, du moins politiquement, dans ce drame. N’oublions pas que la reconnaissance officielle, pleine et entière, de cette tragédie ne date que du 27 septembre 2018. Cette date est historique car c’est la première fois qu’un Président de la République parle d’aller « vers les chemins de la réparation » sur ce dossier.

Cependant, depuis cette date, les avancées sont faibles, et ce malgré la littérature, les mises en garde et les travaux parlementaires sur le sujet. Du côté de ces derniers, on dénombre :

  • Une proposition de loi visant la création d’un fonds d’indemnisation des victimes du chlordécone et du paraquat en Guadeloupe et en Martinique, complètement vidée de sa substance par la majorité LREM de l’Assemblée Nationale ;
  • Une commission d’enquête parlementaire qui a permis de comprendre et de découvrir les raisons et les responsabilités liées à l’utilisation de ce poison et qui a soumis 42 propositions pour réparer les préjudices causés. Or, malgré les annonces présidentielles, la République En Marche a toujours refusé de mettre en place des leviers financiers et matériels importants pour dépolluer les Antilles.

LREM et l’exécutif se réfugient derrière la mise en œuvre d’un Plan Chlordécone, le quatrième depuis 10 ans, pour apporter des réponses et apaiser les populations. Mais les moyens alloués à ce plan sont bien en deçà des attentes des populations au niveau sanitaire, économique et social.

En réalité, l’affaire chlordécone pose la question de la place faite à l’Outre-mer au sein de la République. Elle démontre la discrimination systémique et inacceptable de citoyens de la République, du fait de décisions prises à plus de 8000 kilomètres des Antilles. La pollution à la chlordécone et ses suites politiques et judiciaires font étrangement penser aux essais nucléaires sur l’atoll de Mururoa. Ce sont les réseaux sociaux et les mobilisations citoyennes ont permis de mettre ces tragédies sur le devant de la scène.

Les Outre Mer contribuent de manière substantielle à notre rayonnement dans le monde – la France est la République sur laquelle le soleil ne se couche jamais – et participe largement à faire de notre pays la puissance mondiale qu’elle est encore. Ils apportent à la France plus de 90% de sa richesse en matière de biodiversité marine1, plus de 90% de ces territoires maritimes, plus de 90% de son rayonnement à l’international hors de l’Union Européenne en étant tournées vers l’Afrique, le Pacifique et les Amériques. Notre République est une et indivisible et reconnaît en conséquence nos concitoyens d’Outre-mer au sein du peuple français, cependant, dans les faits, ces territoires et leurs habitants sont trop souvent considérés comme une ligne budgétaire qu’il s’agirait d’alléger.

La création du crime d’écocide aurait permis d’apporter de la justice sociale dans cette affaire, qui est aujourd’hui sous le coup d’une prescription – de quoi alimenter l’imaginaire sur le dossier et les rétropédalages du Gouvernement, au profit des lobbies.

Aimé Césaire, poète et parlementaire antillais disait qu’« une civilisation qui ruse avec ses principes est une civilisation moribonde ». Dans cette affaire, l’État français a rusé avec les principes républicains à de multiples reprises. In fine, le dossier chlordécone est symptomatique du traitement de l’Homme par l’Homme et de la nature par l’Homme : c’est au nom de la recherche d’une production et d’une profitabilité maximale que les plantations de bananes ont été aspergées de chlordécone, sans prise en compte des effets, y compris une fois connus ceux-ci.

Plus que jamais, cette catastrophe doit nous faire réfléchir sur nos modes de production et de consommation, nous ne pouvons continuer à adhérer à un libéralisme économique mortifère et brutal qui est la cause première de nos maux. Nous devons rétablir le lien entre la nature et l’homme tout en acceptant qu’il y ait un tribut à payer à la nature – le seul critère de rentabilité ne permet de pas de le concevoir aussi bien au niveau de l’écologie, de la solidarité et de la fraternité. Penser le « monde de demain », avec les anciens systèmes et les anciennes méthodes, nous condamne certainement à vivre de nouvelles « affaires chlordécone » dans l’avenir.

Depuis quelques années, des articles de presse, des manifestations alimentées par des épisodes judiciaires chaotiques, des documentaires et des travaux parlementaires nous alertent sur les impacts de l’utilisation de la chlordécone dans les bananeraies des Antilles. Considéré par certains comme émanant « d’une logique coloniale et volontaire de la part de l’État pour, dit-on, assassiner les populations antillaises » et par d’autres comme étant un « accident de parcours », ce scandale écologique et sanitaire n’a pas fini de défrayer la chronique.

Il est dit que la justice est aveugle, dans ce drame judiciaire elle aura été aveugle et inhumaine. Il faut maintenant espérer que ce dernier épisode ne vienne pas embraser socialement et politiquement les Antilles.

La Gauche Républicaine et Socialiste soutient les familles des victimes, les associations martiniquaises et guadeloupéennes qui avaient saisi la justice en 2006, les élus qui n’ont eu de cesse d’alerter l’État sur les conséquences d’un non-lieu ainsi que les populations encore concernées aujourd’hui par cette pollution à long terme qui vivent clairement un déni de justice et un mépris d’État.

François Morland

1 80 % de la biodiversité terrestre.

Éducation nationale : Nouveau pacte ou marché de dupes pour les enseignants ?

Dans une tribune publiée le 22 décembre dernier dans Le Monde et intitulée « Pourquoi nous devons réformer l’école », le ministre de l’éducation nationale Pap Ndiaye expose son action ministérielle et présente trois « exigences » :

  • amélioration du niveau des élèves ;
  • travail sur la mixité sociale ;
  • réflexion sur le fonctionnement de l’école.

Le ministre commence par un vibrant hommage à l’école, pilier républicain, et prétend mettre ses pas dans ceux de Jean Zay pour appeler à la double ambition d’une école humaniste et capable de répondre aux besoins du pays. Des réflexions sur les difficultés structurelles de l’Éducation nationale en France (manque de mixité sociale, crise du recrutement des professeurs, mauvaises performances des élèves français dans les enquêtes PISA…) émaillent son propos de plusieurs constats justes, qu’on désespérait de lire sous la plume d’un ministre d’Emmanuel Macron. Le ministre rappelle l’importance de la laïcité, déplore le « niveau qui baisse », prône le renforcement des savoirs fondamentaux, ciblés notamment sur les mathématiques et le français.

Nous jugerons sur pièce les propositions concrètes qu’il présentera pour mesurer l’ambition réelle du projet.

Le ministre aborde ensuite son troisième axe d’action, l’amélioration du fonctionnement de l’école, en proposant un « nouveau pacte » aux enseignants.

Et là se profile une petite musique déjà trop entendue… Le ministre met au cœur de sa critique « environ quinze millions d’heures d’enseignement » perdues chaque année par les élèves, péché originel qui semble la cause de tous les maux. Ces pertes d’heures seraient dues selon lui à « l’incapacité du système à remplacer les professeurs absents » (éclair de lucidité).

Le « pacte » du Ministre se concentre en la formule suivante : travailler plus pour gagner plus ! Gagner plus, cela pourrait consister en la revalorisation du salaire des enseignants, promesse électorale, que le ministre évoque rapidement en disant qu’elle sera « importante » mais sans rentrer dans les détails. Jusque-là, il a surtout été question de revaloriser les débuts de carrière. Le ministre omet dans sa tribune de parler de la perte de pouvoir d’achat des professeurs français depuis 40 ans et n’insiste pas sur l’indispensable rattrapage du retard salarial qui fait des enseignants français les plus mal payés en Europe occidentale : rien sur la revalorisation du point d’indice, rien sur les conditions d’exercice de plus en plus difficiles qui découragent les vocations… Non, il propose aux professeurs de gagner plus en leur proposant tout simplement d’assurer encore de nouvelles missions et donc de faire davantage d’heures supplémentaires : « un changement structurel grâce à un nouveau pacte avec les professeurs qui, par l’évolution de leurs missions, pourront mieux accompagner chaque élève, assurer des remplacements de courte durée, se former hors du temps d’enseignement, etc. » Que de choses on pourrait mettre ainsi dans cet « etc. »

L’essentiel du message est là : pour M. N’Diaye, les profs ne travaillent pas assez ! Pas qu’il n’y en a pas assez, pas que l’on peine à les recruter car le métier n’est plus attractif, pas qu’ils sont bien moins bien payés que leurs collègues allemands, italiens ou portugais… Non, le problème, c’est l’oisiveté des aux yeux de Pap Ndiaye semble être que chaque enseignant français. On est à des années lumières de la réponse au malaise du monde enseignant et à la crise majeure du recrutement.

Avec cette autre proposition phare : les enseignants sont invités désormais à se former… pendant leurs congés ! À quelle autre catégorie de salariés du public ou du privé proposerait-on cela ?

Cette première sortie médiatique d’un ministre assez discret depuis sa nomination est une provocation pour le monde enseignant.

Si effectivement des solutions doivent être trouvées pour remplacer un enseignant en congé maladie court ou en absence pour stage de formation professionnelle (puisque, d’un point de vue administratif, les enseignants ne sont remplacés – quand un remplaçant est disponible – que pour les absences de plus de 15 jours), pourquoi ne pas revenir sur les suppressions massives de postes de titulaires sur zones de remplacements qui ont eu lieu pendant le quinquennat Sarkozy ? Et pourquoi ne pas lancer un recrutement et pré-recrutement ambitieux des futurs enseignants, ainsi que l’amélioration de leur reconnaissance sociale (dont le salaire est un aspect essentiel) et de leurs conditions de travail ?

Le ministre aborde la question par le petit bout de la lorgnette et n’est pas loin de donner ici dans le « prof bashing« . Cela n’est pas à la hauteur et ne constitue pas une réponse à la crise d’attractivité du métier de professeur dont le ministre admet pourtant qu’elle est un problème majeur et qui s’est accentué sous le premier quinquennat d’Emmanuel Macron.

Par ailleurs, si l’exclusion des mathématiques hors du tronc commun du lycée décidée par Jean-Michel Blanquer a enfin été désavouée, le nouveau ministre n’est pas disposé à interroger les problèmes bien connus de la réforme du Bac, qui génère une dégradation de la relation pédagogique en Première et en Terminale ; et un stress considérable tant pour les enseignants que pour les élèves. Rien non plus sur la nécessité de développer une véritable politique d’aide à l’orientation des élèves vers le supérieur alors que l’affectation via Parcoursup est toujours aussi arbitraire et inégalitaire.

Il est urgent que le ministre change de regard. Face à cette situation si symptomatique du désintérêt d’Emmanuel Macron pour les services publics, la GRS réaffirme son soutien aux enseignants, l’importance de l’Éducation nationale pour tenir la promesse républicaine et la nécessité de donner la priorité à l’école publique pour viser la cohésion sociale et l’égalité des chances.

Pierre Dedet avec le pôle éducation de la GRS

La réforme des retraites de 2023 : une obsession destructrice des libéraux

En préparation depuis la réélection d’Emmanuel Macron, la réforme des retraites qui a été présentée par la première ministre Elisabeth Borne mardi 10 janvier 2023 (lire notre communiqué) est le fruit d’intenses négociations avec la droite parlementaire pour obtenir une majorité. Mais quel que soit le point d’équilibre entre Renaissance, Horizons et Les Républicains, les présupposés de la réforme Macron version 2022-2023 traduisent une obsession néolibérale mortifère.

Leur objectif depuis les années 1990 : faire reculer les dépenses publiques, les systèmes collectifs, les retraites par répartition…

Leur conception : assurance individuelle et financiarisation

C’est un des points majeurs du double dogme libéral de la baisse des prélèvements obligatoires et des dépenses publiques, censé dynamiser nos économies. En réalité, il s’agit avant tout d’accroître la rémunération du capital au détriment de la rémunération directe du travail et des protections collectives. Selon les tenants de l’ultra-libéralisme, il faut réduire les cotisations sociales des employeurs et la voilure de la protection sociale. Derrière, on voit la pression des banques, des assurances qui lorgnent l’opportunité de créer des fonds de pensions et d’accroître la sphère de la financiarisation et de leurs profits. Cette stratégie n’a en rien débouché sur une bonne situation économique. Au contraire, elle provoque bien des désastres. On le voit avec notre système de santé et c’est engagé pour les retraites.

Pour justifier ces reculs, une stratégie de dramatisation et de détérioration des droits

En permanence, les libéraux au pouvoir et leurs relais médiatiques, économiques et technocratiques ont entretenu un discours sur les supposés « déficits abyssaux » du système pour faire croire que des restrictions s’imposeraient pour « sauver le système ». Les déficits sont même parfois volontairement entretenus : il en est ainsi de la non compensation des allégements de cotisation décidés par l’État pour la Sécurité sociale, du développement des primes au détriment des hausses de salaires, etc.

Le miroir aux alouettes des fonds de pension et d’une part de capitalisation a cependant perdu de sa superbe avec la crise financière : les pays qui avaient misé sur ces méthodes ont vu les pensions fondre comme neige au soleil. Et désormais, sans doute depuis le « quoiqu’il en coûte », cette propagande sur les déficits « insupportables » fonctionne moins bien.

Le mantra macroniste de la « Réforme »

Emmanuel Macron veut tout à la fois se donner une image de réformateur et apporter satisfaction aux institutions européennes et à nos partenaires. Mais il a changé à de multiples reprises d’arguments sur la réforme des retraites.

Lors de sa campagne de 2017, le candidat Macron, qui plaidait pour la retraite par points, la justifiait par un souci de plus grande justice (ce qui est déjà en soi extrêmement contestable) et non, dans le discours, par un motif financier. Il écartait d’ailleurs l’idée de reculer encore l’âge légal de départ à la retraite et il disait même « quand on est peu qualifié… Bon courage déjà pour arriver à 62 ans ! » (25 Avril 2019)

Autre discours lors de la campagne de l’élection présidentielle en 2022. La justification de la réforme est désormais l’équilibre financier et la « nécessité de travailler plus » due selon lui à l’allongement de la durée de vie et la baisse du ratio nombre d’actifs/ nombre de retraités.

Et puis, après la publication du dernier rapport du COR (en septembre dernier), qui montre une situation beaucoup moins inquiétante que « prévue » (ou « souhaitée » pour certains), le président explique enfin que la réforme dégagera des marges de manœuvre budgétaires pour financer d’autres politiques publiques – dépendance, santé, école, transition écologique, etc. un véritable inventaire à la Prévert ou une nouvelle adaptation de « Pérette et le pot au lait ». Ce dernier argumentaire démontrait donc que le problème n’était pas les retraites mais les finances publiques ; et au demeurant, même d’un point de vue de droite, il paraît quelque peu faible : comment expliquer que ces économies changeraient les paramètres de nos finances publiques quand on parle d’économiser 10 à 15 Mds € par an face aux plus de 1 500 Mds € de 2022 ? Ainsi, aucune raison de détériorer nos retraites. Mieux vaut réfléchir aux moyens de financer les politiques et services publics en particulier, avec d’autres choix fiscaux et une véritable politique industrielle.

Conscient d’avoir affaibli son argumentaire sur l’urgence de la réforme des retraites, lors de ces vœux du 31 décembre dernier, Emmanuel Macron est donc revenu à son argument précédent sur l’importance du déficit, etc.

Pourquoi cette obstination déraisonnable, alors que tous les syndicats comme une majorité de Français (et plus encore des actifs) sont opposés à l’allongement de l’âge de départ en retraite ? Trois explications principales :

  • Emmanuel Macron tient à son image de réformateur : faute d’un projet et d’une vision pour la France, il s’arque-boute sur une pseudo image de « modernisateur », en l’occurrence de conformisme avec la pensée libérale dominante qui a échoué et est remise en cause partout ;
  • Il a été réélu avec une large part de l’électorat de la droite libérale et compte sur ce sujet décrocher une partie des députés LR (pas tous car même dans ce parti traditionnellement engagé dans la remise en cause des retraites, des voix commencent à s’élever sur la nécessité de repenser cette affaire, comme celle du député du Lot Aurélien Pradié, candidat malheureux à la présidence des LR face à MM. Ciotti et Retailleau) ;
  • En réalité, la véritable commande vient de l’Union Européenne et de la Commission qui n’a de cesse d’exiger de la France qu’elle mette en œuvre des « réformes structurelles » pour rétablir des déficits publics inférieurs aux critères du pacte de stabilité (3%) ; lors des recommandations budgétaires devenues quasiment impérieuses, elle n’accepte des délais et dérogations pour la France qu’au prix d’engagements de ses gouvernements à mettre en œuvre dans des délais rapprochés ces fameuses réformes structurelles. D’ailleurs dans le programme de stabilité envoyé par le gouvernement français à la commission européenne pour la période 2022-2027, il est écrit « la maîtrise des dépenses publique repose principalement sur la réforme des retraites »1.

La question majeure de notre souveraineté politique et budgétaire est donc clairement posée, non seulement sur le cadre global du déficit acceptable mais de surcroît sur la méthode à suivre pour réduire ces déficits – il y en a d’autres, par exemple en arrêtant les cadeaux fiscaux aux entreprises sans ciblage, sans contreparties. D’un côté, on ne s’embarrasse pas avec le « quoi qu’il en coûte », et parfois sans discernement, et de l’autre, concernant les retraites, il faudrait accepter une purge dogmatique.

Les gouvernements de gauche ont hélas aussi cédé à ces sirènes dérégulatrices et anti-sociales et ont contribué à la détérioration et l’affaiblissement de notre système de retraites en particulier sous François Hollande. La réforme Touraine (Marisol Touraine est devenue un des soutiens explicites d’Emmanuel Macron dès 2017), qui implique l’allongement progressif de la durée de cotisation à 43 annuités en 2035, est devenue une référence politique pour l’exécutif actuel – tout juste parle-t-il désormais d’accélérer le passage à 43 ans, mais Elisabeth Borne semblait croire, sur France info mardi 3 janvier 2023, que son alignement sur la réforme Touraine, les 43 ans et la borne des 67 ans, était un gage de son engagement progressiste.

Or, en dépit d’une forte mobilisation des Français lors de chacune des réformes initiés ses 30 dernières années, leur accumulation a abouti à une situation déjà très détériorée : diminution des pensions versées, départ toujours plus tardif en retraite, précarité accrue des seniors, renforcement des inégalités sociales. Les projets du gouvernement risquent d’amplifier dramatiquement ces dérives.

Pas de nécessité à cette réforme !

Le COR publie régulièrement un rapport de prévisions sur l’avenir des retraites avec différents scénarios. En septembre 2022, ce rapport annuel présente des chiffres beaucoup moins alarmants que ce qui était attendu. Dans un scénario moyen le déficit du régime serait de :

  • 10,7 Mds € en fin de quinquennat (2027) ce qui représenterait 0,3% du PIB ;
  • 15 Mds € en 2032 ce qui représenterait 0,5% du PIB.

En réalité, la part des dépenses de retraites par rapport au PIB resterait quasi identique à la situation actuelle. Le problème vient plutôt des recettes. On remarquera par ailleurs que sur la base des informations fournies par le gouvernement (et donc de ses orientations), le scénario est construit sans augmentation du nombre d’agents publics (sauf ceux qui sont prévus au Ségur, notoirement insuffisants, mais rien pour l’école, la justice, la sécurité, etc.) ; sur la base des mêmes sources, il est bâti sur l’hypothèse que l’indice de la fonction publique perdrait 8,3% de pouvoir d’achat (en comparaison le privé en gagnerait 12,7 dans le même temps) ! On notera que ce type de prévisions décrit en réalité le projet du gouvernement mais sans qu’il n’en soit jamais rien dit ni aux Français, ni aux agents publics. Ainsi une large partie de la baisse des recettes anticipée pour notre système de retraites est provoquée par la baisse de la masse salariale dans la fonction publique. Soit cela confirme une nouvelle régression de nos services publics qui mériteraient au contraire une stratégie de remise à flot, soit c’est une simulation volontairement erronée pour creuser le déficit annoncé. Les annonces de créations de postes des dernières semaines semblent préciser la deuxième hypothèse.

Par ailleurs, prenons tout de même comme référence ces chiffres. Les 10,7 milliards de déficit anticipé pour 2027 doivent être mis en rapport avec le fait que les pensions de retraite constituent le premier poste des dépenses publiques de protection sociale ; leur montant s’élève à 332 milliards d’euros en 2020 (soit 14,4 % du produit intérieur brut et 40,8 % des prestations de protection sociale), c’est un déficit de 3,32 %. Ce n’est pas un drame.

Mais on pourrait trouver des recettes pour résorber ces déficits soit par exemple :

  • avec une hausse des cotisations : 1 point de cotisation supplémentaire suffirait ;
  • élargir la base des cotisations et des retraites (primes, revenus financiers, etc.).

Par ailleurs , il faut comparer ces 10,7 Milliards avec les baisses fiscales votées par Emmanuel Macron : ISF, Flat tax (ou prélèvement forfaitaire unique, PFU), baisse de l’impôt sur les sociétés, transformation définitive du CICE en baisse de cotisations sociales des entreprises, diminution et suppression de la TH … Les mesures nouvelles de hausse et de baisse des prélèvements obligatoires (impôts et cotisations sociales) se sont traduites par une diminution nette d’environ 40 milliards d’euros par an de ces prélèvements au cours des années 2018 à 2021 (hors mesures d’urgence temporaires), sans effet positif démontré.

La réalité est donc qu’il n’y a pas de péril en la demeure et qu’il existe des alternatives à son projet de dégradation majeure de nos retraites.

Une réforme injuste qui aggraverait lourdement une situation des retraites déjà dégradée

Le projet Macron aggravera une situation déjà détériorée par les diverses réformes engagées depuis 1993

Ces réformes successives ont réduit les niveaux des pensions, renforcé la précarité des seniors et retardé l’âge de départ en retraite, encore plus pour obtenir une retraite à taux plein. Cette situation est d’autant plus difficile pour les salariés les plus modestes, les femmes, ceux qui ont des emplois pénibles ou difficiles et ceux qui connaissent un parcours professionnel heurté.

Avec ces réformes, on n’a pas toujours saisi à court terme les effets négatifs des décisions prises et c’est avec le temps qu’est réellement apparue la nocivité des choix. D’où l’importance de se mobiliser pour bloquer ce qui se prépare, car il sera beaucoup plus difficile par la suite de corriger les dégâts.

La réforme Balladur en 1993 est la première étape de l’allongement des trimestres cotisés pour avoir une retraite à taux plein (on passe de 37,5 annuité à 40) ; les retraites ne seront plus indexées sur l’évolution des salaires mais sur l’inflation et seront calculées sur la base des 25 meilleures années et non plus 10. Ainsi le calcul des pensions va baisser de façon significative.

Avec la réforme Fillon en 2003, les annuités de cotisations nécessaires passent de 40 à 41 ans et instaure un système de décote pour ceux qui partent avant ce niveau de cotisation valable jusqu’à 65 ans.

Sous Nicolas Sarkozy, non seulement le gouvernement s’attaque aux régimes spéciaux mais en 2010, il fait passer l’âge légal à partir du moment où l’on peut partir en retraite de 60 à 62 ans, les annuités cotisées passent à 41,5. Le système des décotes fonctionne désormais jusqu’à 67 ans.

Sous François Hollande, la mesure de carrière longue est élargie à ceux qui ont travaillé avant 20 ans, mais la réforme Touraine instaure en 2014, une augmentation des annuités de cotisations d’un trimestre tous les 3 ans passant à 43 annuités pour les générations à partir de 1993. Un compte pénibilité est bien créé qui donne théoriquement droit à des équivalents trimestres cotisés pour les salariés concernés ; mais le système mis en place est illisible, renvoyé à des discussions ultérieures pour le rendre opérant. Emmanuel Macron va remettre en cause le principe même de ce mécanisme.

Reste que même sans une nouvelle réforme, nous en sommes à un âge de départ légal à 62 ans et que l’allongement des trimestres cotisés est programmé jusqu’à 43 ans induisant encore des baisses de pensions. L’allongement de l’âge légal de départ en retraite, ou/et de la durée de cotisation ont des effets redoutables :

  • L’augmentation importante de l’âge moyen de départ en retraite (à taux plein ou non) – il est déjà au-dessus de l’âge légal ;
  • La baisse des pensions touchées ;
  • L’accroissement de la précarité dans la dernière partie de sa vie professionnelle ;
  • Un nombre croissant de salariés qui ne bénéficieront pas de la retraite.

Une baisse importante des pensions, le retour massif des retraites pauvres

Une des décisions qui a fait décrocher les retraites de l’évolution des salaires a été l’indexation de l’inflation. Dans les 30 ans passés de faible inflation, les salaires ont augmenté davantage en moyenne.

Dans le rapport du COR, il est indiqué que la pension nette moyenne est en 2020 de 1 544 euros passerait à 1 697 euros (+10%) en 2032 et à 2 024 (+31%) en 2070, tandis que dans les mêmes simulations le revenu net d’activité passerait de 2 426 à 3 501 euros (+44%), voire 5 042 (+107%). En 2021, les pensions moyennes versées représentent 50% des salaires moyens (avec de grandes inégalités).

Dans le cadre des réformes déjà décidées, elles devraient ne plus représenter que 42% et en 2070 plus que 34,8%. On mesure l’ampleur de la chute avec un nouveau recul. En parallèle, le taux de remplacement devrait diminuer de 10%.

Si l’on compare le niveau de vie des retraités, il est actuellement proche de celui de l’ensemble de la population. Si on prend la situation comme base 100, il ne serait plus que de 89 en 2050 et de 84 en 2070. C’était pourtant un des piliers de notre modèle historique offrir : un niveau de vie comparable à celui des actifs.

C’est le retour programmé à la situation antérieure aux années 1980, où les retraités étaient la partie pauvre de la population.

L’annonce d’une retraite minimum garantie à 1200 euros bruts n’est en réalité qu’un infime pansement, car cette somme ne sera assurée que pour ceux qui auront atteint l’âge légal de départ et l’entièreté de leurs trimestres ou bien 67 ans. Cette mesure est estimée à 200-500 millions d’euros par an ; son extension aux retraités actuels, réclamée par LR, coûterait le triple… malgré l’imprécision des chiffres, la négociation engagée entre l’exécutif et LR sur cette base démontre l’inanité de l’argument budgétaire de la réforme pour en révéler l’obsession dogmatique. Évidemment plus l’âge légal et la durée de cotisation s’élèvent, plus obtenir cette garantie (qui n’est pas le Pérou) s’éloigne.

Une précarité redoutable des seniors

De très nombreux salariés ne sont déjà plus en activités lorsqu’ils atteignent enfin le droit de toucher leur pension. L’âge moyen de cessation définitive réelle d’activité est d’environ deux ans avant celui de l’accès aux pensions de retraite.

Ainsi il existe une zone grise où les salariés ne sont ni en emploi, ni en retraite. Ils représentent 16,7% des personnes de 62 ans en 2021 (3% d’entre eux sont au chômage , les 13,7% en inactivité sont soit en invalidité, soit au RSA ou vivent des revenus de leur conjoint).

Si la réforme de 2010, qui a fixé à 62 ans l’âge légal de départ en retraite a augmenté de 20 point le nombre de salariés de 60-61 ans en emploi, c’est loin d’être une hausse massive de l’emploi des seniors et cela a surtout augmenté le nombre de ceux qui sont dans la zone grise, une situation par ailleurs très contrastée en fonction des métiers. Ainsi le nombre d’ouvriers en zone grise a augmenté de 16 points. En 2019, à 61 ans, 28% des « actifs » sont dans un emploi et 35% ni en retraite ni en emploi … Plus nombreux donc que ceux qui sont encore au travail !!!

En 2021, dans la tranche d’âge 60/64 ans, 25% des non diplômés ont un emploi contre 53% des diplômés.

Parier sur l’emploi des seniors est, d’une part, très aléatoire et, d’autre part, très inégalitaire. C’est un argument trompeur qui sert d’alibi à cette grave détérioration.

Avec un recul supplémentaire de l’âge de départ en retraite, un grand nombre de salariés n’en bénéficieront pas et surtout celles et ceux qui ont eu des métiers ou des parcours difficiles : actuellement, à l’âge de la retraite, un quart des plus pauvres sont déjà décédés.

En 2016, l’âge moyen de vie en bonne santé était de 64,1 ans pour les Femmes, 62,7 pour les Hommes !! Bref avant l’âge légal que propose le gouvernement. En réalité à 64 ans, la moyenne cache un très grand nombre de salariés qui sont déjà complètement usés, parfois malades et handicapés, surtout ceux qui ont connu des travaux pénibles.

La pénibilité doit certes être combattue dans tous les emplois (elle l’est insuffisamment), reste que celle-ci, même réduite, amène à une usure et à une fatigue qui réduit l’espérance de vie en bonne santé et doit être impérativement et sérieusement prise en compte dans le calcul du départ en retraite. Ce n’est pas le cas aujourd’hui et aucune mesure dite de pénibilité ne prend en compte par métier une avancée de l’âge de départ. L’argument de la reconversion est un leurre, car la plupart des salariés avec un emploi pénible peuvent très difficilement changer de métier, qui plus est quand ils sont seniors.

Mobilisons-nous massivement avec les organisations syndicales unies, pour le retrait de la réforme. Là est l’urgence absolue !

Nous exigerons l’arrêt des mesures Touraine d’allongement programmé des durées de cotisations et des revalorisations immédiates des petites retraites ! Et plus encore, nous combattrons leur accélération.

C’est le préalable à l’engagement d’une grande réforme de progrès et de justice que la gauche doit proposer pour l’avenir.

1 https://g-r-s.fr/retraites-et-assurance-chomage-des-reformes-coordonnees-entre-la-commission-et-lelysee/

Comment et pourquoi le marché de l’électricité a déraillé

Dans une note rédigée pour les Economistes atterrés, David Cayla nous aide à comprendre l’impasse dans laquelle l’ouverture à la concurrence a plongé le marché de l’électricité.

« Interrogée par les députés européens le 8 juin dernier, la Présidente de la Commission européenne Ursula Von der Leyen a reconnu que le marché européen de l’électricité « ne fonctionne plus ». Fin août, elle s’est engagée à « une réforme structurelle du marché de l’électricité ». À l’heure où ces lignes sont écrites, les contours de cette réforme n’ont pas été dévoilés.

Mais une analyse lucide montre que l’Union européenne s’est fourvoyée en créant un marché de l’électricité profondément dysfonctionnel qui engendre des prix instables et élevés au profit d’acteurs qui soit n’apportent aucune valeur sociale, soit bénéficient de rentes indues. C’est toute la théorie économique dominante qui est prise en défaut. Cette note vise à expliquer les causes de ces dysfonctionnements et à montrer pourquoi le système fondé sur des monopoles publics nationaux s’avère supérieur à un marché de l’électricité fondé sur une concurrence artificielle. »

« L’historien face à la Guerre en Ukraine » – réflexions d’un étudiant en histoire

Depuis l’invasion de l’Ukraine par l’armée russe en février 2022, la guerre est de retour sur le sol européen. L’article que nous vous présentons ci-dessous est le travail d’un étudiant en histoire, engagé à la GRS, qui propose une vision historiographique du conflit et interroge sur la manière d’appréhender l’histoire qui s’écrit sous nos yeux.

« L’ignorance du passé ne se borne pas à nuire à la connaissance du présent, elle compromet, dans le présent, l’action ».

Marc Bloch cité par Jacques Le Goff

En 1940, comme en 1914-18 Marc Bloch est mobilisé. Dans L’Étrange défaite, l’historien nous fait le récit des premières années de cette guerre qu’il vit, apportant ces réflexions comme un historien non pas du passé mais des temps présents.

Comme Marc Bloch, adoptons une posture historienne face à la guerre. La guerre en Ukraine cette fois et observons ce conflit comme l’historien face à l’histoire qui s’écrit sous ses yeux.

En effet, il est de posture commune que les historiens étudient les évènements historiques après coup et non pas quand ils sont en train de se dérouler. Pour autant, les évènements nécessitant une réflexion historiographique se multiplient. L’objectif de cet article est de proposer des pistes de réflexion sur la manière dont peuvent être appréhendés les évènements contemporains (à l’instar de la guerre en Ukraine) et sur l’importance de les interroger sous le prisme des outils historiques en adoptant une posture universitaire, c’est-à-dire, se questionner, essayer de comprendre les dynamiques à l’œuvre pour tenter de l’expliquer au regard d’une situation passée ou présente.

Alors, quels sont les éléments préalables à l’étude d’un évènement contemporain par l’historien et quel est le rôle de l’historien face à « l’histoire ».

Autrement dit dans quelle mesure peut on appliquer la science historique à l’étude des événements présents ?

Tout au long de cet article, son rôle va être mis en perspective avec l’étude d’une situation contemporaine précise : celle de la guerre en Ukraine.

L’historien peut mobiliser différentes notions pour se questionner : d’abord, la notion de date.

  1. Histoire et temporalité
  2. La date, réflexion sur la notion de « jour historique »

Le 24 février 2022, le jour de l’attaque de la Russie en Ukraine, est qualifié de « journée historique », par Emmanuel Macron, il parle même de « tournant dans l’histoire ». Qu’est-ce que finalement une journée historique ? Finalement, n’importe quelle date et évènement peuvent être historiques, même les choses qui paraissent parfois futiles. Tout est historique en soit, tout est histoire.

Pour Claude Lévis-Strauss, il n’y a pas d’histoire sans date. Pour beaucoup l’histoire, c’est avant tout des dates. L’historien se questionne à la fois sur les dates présentes et les dates passées. Ces dernières permettent d’entrevoir une évolution, et parfois de comprendre comment tel ou tel évènement a pu prendre racine. Par exemple, la guerre en Ukraine peut être étudiée au regard des évènements passés entre l’Ukraine et la Russie. L’historien travaille sur le temps long qui permet d’expliquer un évènement.

Pour revenir sur la notion de « jour ou date historique », une définition est proposée par Marc Bloch, l’historien co-fondateur de l’école des Annales avec Lucien Febvre : « c’est ce qui mérite d’être raconté ».

Cette journée du 24 février 2022 mérite d’être racontée car elle matérialise un tournant, une rupture, une résurgence de l’impérialisme russe du XIXème siècle, bien que ce tournant ait pris racines il y a des dizaines et des dizaines d’années, par exemple dans l’humiliation subie ou supposée lors de la chute du mur de Berlin et l’effondrement de l’URSS. Il s’agit de regarder le passé pour expliquer le présent.

Les dates sont cruciales pour raconter l’histoire, mais elles sont surtout des repères permettant de la structurer, elles ne signifient rien en soi.

En 476, Rome ne tombe pas pour les Romains, c’est une construction historiographique postérieure. En 1492 personne ne réalise qu’un nouveau continent est découvert et qu’une brèche dans l’histoire s’est ouverte.

Tout s’établit sur le temps long, tout est continuité, les dates ne sont rien si ce n’est des repères pour se représenter le monde facilement, elles sont des outils et non pas des réalités objectives. Les dates sont arbitraires, mais elles sont performatives, le sens que nous leur donnons leur donne une réalité.

Nous avons l’impression d’une accélération de l’histoire, l’impression que le temps s’écoule lentement dans la profusion des événements, car la guerre accélère le temps.

Nous comptons les guerres en journée, parfois en mi-journée, parfois encore en heures. Ces fluctuations dans le déroulement du temps historique sont objectives et collectives, elles s’établissent autour des dates. C’est bien le rôle de l’historien de les mettre en musique pour constituer le fil d’une histoire. Sur cette accélération du temps, Fernand Braudel (1902-1985) historien français, figure tutélaire de l’école des Annales de l’après-guerre l’a longuement analysée.

b) Braudel et les temps historiques

Outre les dates, l’historien travaille sur le temps, cette guerre crée un confusionnisme des temps, il est donc primordial de s’interroger sur le concept même de temporalité pour comprendre ce qu’il recoupe.

Fernand Braudel voit trois temps :

  • Le temps long où il n’y a que peu de changement, le temps des traditions et surtout de la géographie.
  • Le temps lent ou court, le temps de la politique, de l’actualité, donc un temps énergique, où tout se passe vite,
  • Le temps intermédiaire, également un temps long mais avec plus de changement, c’est le temps de l’économie, de la démographie.
  • Le temps long et le temps court se rapprochent. Comme les structuralistes, Braudel utilise ces temps pour essayer de trouver des mécanismes aux civilisations. À ceci près que Braudel transfère cela à l’histoire.

La période que nous vivons est marquée par le temps court omniprésent avec l’actualité, la politique et les médias. Il est donc à rapprocher du temps long.

La guerre en Ukraine entraîne en effet une indistinction des temps. Nous avons l’impression de vivre une séquence de temps court avec ces images tous les jours de guerre, de bâtiments détruits, de vies brisées, de civils sous les bombes. Mais nous sommes intimement convaincus également que cette guerre aura des conséquences dans le temps intermédiaire et surtout dans le temps long avec un basculement de la géopolitique, des conséquences économiques, diplomatiques et politiques déjà palpables.

L’actualité nous enferme dans un temps court mais les conséquences de cette guerre seront à mesurer dans le temps long, dans les changements « historiques » dont nous sommes témoins.

La guerre n’est pas un pur domaine de la responsabilité individuelle, elle s’inscrit nécessairement dans le temps long.

Pour conserver à la démarche braudélienne toute sa pertinence l’important est de tenir compte de la temporalité propre à chaque série de phénomènes dans la recherche de leur articulation.

Nous sommes sortis du « temps immobile », notion pouvant nous induire en erreur car le temps reste une durée qui enregistre des changements lents, non une stabilité. Le temps immobile dans lequel nous étions n’existe pas, l’histoire s’est accélérée avec la guerre mais il existe toujours fluctuations et oscillations.

Aujourd’hui le temps a enregistré un changement brutal.

Les sanctions économiques contre la Russie s’inscrivent dans le temps long de Braudel, elles ne seront palpables et n’auront des effets que bien plus tard. Le temps est le principal acteur de l’histoire.

Cet événement va entraîner des changements irrémédiables dans notre histoire. Nous le savons tous. Car l’histoire est plus que toute autre science, la science du changement.

II. L’Histoire comme science du changement.

  1. L’histoire ne se répète jamais

Que nous raconterons les livres d’histoire sur cette séquence ? Les dates, les manœuvres, la diplomatie, les alliances ? La vieille histoire politique et diplomatique comme on en faisait au XIXème, la vieille histoire des méthodiques ? Ou alors une histoire contemporaine, des millions d’Ukrainiens fuyant, une histoire sociale et économique du conflit.

Car l’inimaginable est devenu réalité, nous sommes sidérés, ce début de siècle ressemble beaucoup au début du siècle précédent entre guerre et pandémie.

Mais comme Marc Bloch soyons également les témoins de notre temps, prenons du recul et réfléchissons dessus, réfléchissons sur le travail d’historien qui voit l’histoire s’écrire sous ses yeux. Et prenons de la distance.

Évitons également de croire que l’histoire se répète, car elle ne se répète pas. Les structures sociales, économiques et politiques évoluent. Pas de régression ni de retour en arrière à la Guerre Froide ou au XXème siècle. L’histoire n’est pas la science du passé nous disait Lucien Febvre, mais l’histoire des Hommes dans le temps. Le présent influence le passé et inversement. Si la France perd en 1940 c’est car elle se croit en 1914. Les généraux de 40 attendent le retour de 14 ils sont sidérés par les Panzers traversant les Ardennes à vive allure et les bombardiers en piqué abattants les derniers S35. Si la Prusse perd en 1806 c’est qu’elle se croit en 1750, or les routes, la technique, la géopolitique et les stratégies de Napoléon sont révolutionnaires, etc. Pas d’éternel retour. Rien ne sert d’apprendre le passé pensant qu’il se répétera. C’est l’inverse même de la science historique. Pas de déterminisme historique n’en déplaise à Karl Marx.

L’histoire ne nous apprend pas via le passé ce que sera le futur. Elle nous apprend que tout change et que la seule continuité est le changement.

Cet événement majeur qu’est la crise en Ukraine invite à réfléchir sur la mise en place réelle de la théorie apprise, une application car le monde va changer plus que jamais. L’historien s’intéresse au temps long, il est fondamental de le comprendre, pour appréhender ce qui se joue en Ukraine.

  1. Continuité et rupture

Comme Marc Bloch dans les tranchées de 1914-1918, l’historien est donc parfois témoin de l’histoire.

Alors maintenant prenons du recul sur la portée historique de cet événement qui s’écrit sous nos yeux.

Nous sommes témoins de l’histoire et acteur à la fois. C’est toute la magie de cette science où le téléspectateur assis sur son canapé peut se rêver en Dicaprio.

Alors, voyons cet événement comme une rupture, l’histoire nous l’avons vu est fait de continuités mais tout autant de ruptures, l’histoire n’est pas un long fleuve tranquille, un ruisseau qui s’écoule lentement, parfois il y a des rochers qui viennent briser la tranquille monter de ce ruisseau jamais réellement paisible.

Cette guerre est une rupture dans l’histoire, une rupture géopolitique dans l’ordre international et économique, nous sommes témoins et actualités, l’émotion apportée par l’aide apportée au peuple ukrainien et les manifestations nous font devenir acteur.

Pour l’historien, quand l’histoire semble s’accélérer, quand des brèches s’ouvrent, quand un moment de ruptures observable survient, il s’agit de mise en pratique technique du savoir enseigné en réfléchissant sur le passé tout en sachant comme nous l’avons vu qu’il ne se répète pas. Comme le disait Arlette Farge, il est impossible d’établir des pronostics en histoire, les choses peuvent toujours se passer autrement il n’y a pas de fatalité.

Sortons de cette tentation de la prophétie, comme le disait Reinhart Koselleck. Pronostiquer l’avenir de cette guerre, c’est déjà transformer la situation, c’est un facteur conscient de l’action politique.

Alors plusieurs questions et remarques, est-ce le véritable début du XXIème siècle ? Ou une résurgence du XXème ? Une nouvelle période ? Mais les périodes, comme le disait Charles Seignobos, ne sont que des « divisons imaginaires ». Toutes les périodes sont des périodes de transition, la période post-soviétique de l’Ukraine est un pont vers une période nouvelle qui s’ouvre. Cela invite à définir sur quels aspects différents deux périodes divergent, à quel moment nous changeons de périodes et sur quels aspects elles se ressemblent. La périodisation identifie continuités et ruptures. Le 11 septembre souvent donné comme véritable passage au XXIème siècle tient de la symbolique mais ne change rien à la puissance américaine, la guerre en cours en Ukraine est-elle un marqueur plus pertinent ?

Car l’Homme n’est parfois pas conscient des ruptures, la chute de Rome, ou 1492 sont des constructions a posteriori, mais certaines non. L’historien réfléchit sur l’histoire sur le passé, le construit et le reconstruit il fait l’histoire mais l’histoire s’écrit continuellement il doit donc se l’imaginer la construire au jour le jour avec des repères, réfléchir sur le temps passé et sur le temps présent. Car l’histoire ne s’arrête jamais.

Face à tous ces questionnements et potentielles bifurcations, l’historien est face à un triple défi.

Conclusion : le triple défi de l’historien

Enfin, tout ce que l’on fait aujourd’hui en étudiant l’histoire semble dérisoire, nous avons tous cette impression. Pourquoi et comment faire de l’histoire quand elle s’écrit sous nos yeux ?

Le présent interroge le passé, avec un regard proche. Qu’est-ce que le travail de l’historien, pourquoi en faire, qu’est ce qui en donne l’envie : C’est la recherche de la vérité, une vérité pas révélée d’en haut mais construite. Construite scientifiquement. Car il est difficile pour l’historien d’analyser une situation présente, l’histoire n’est pas la science du passé mais la science des Homme dans le temps, c’est une science qui a besoin de recul et d’être analysée sur le temps long.

Nous sommes aujourd’hui face à un triple défi :

  • Les faits, le travail premier de l’historien, établir les faits, la réalité à l’heure de l’agression russe qui parle de « dénazification ». L’historien doit y répondre, établir des faits construits. Car Lucien Febvre critiquant les méthodiques dont son directeur de thèse, Charles Seignobos, le disait, les faits sont construits. Et notamment grâce aux archives.
  • Le révisionnisme historique, toute histoire est également construite a posteriori, l’histoire est toujours instrumentalisée et réécrite, Poutine impose un récit d’une Russie victime.
  • Les mots, car ils ont un sens, on ne peut les tordre. La réalité des choses, tordre le sens des mots revient à faire du Orwell, cela mène au totalitarisme. Les mots comme nazi ou génocide ne peuvent être employés à tout bout champs. Soyons vigilants, sur les fables, la réécriture et l’utilisation des mots erronés de la part de Poutine et/ou des médias russes.

L’histoire fabrique des instants mais certains sont plus significatifs que d’autres.

Gurvan Judas

François Geerolf : « Il se passe dans la réalité l’inverse de ce que prévoient les modèles »

François Geerolf est économiste à l’Université de Californie ainsi qu’à Sciences Po. Polytechnicien de formation, il soutient sa thèse d’économie en 2013, puis fait un post-doctorat à l’école d’économie de Toulouse en 2013-2014. Spécialiste de macroéconomie et de finance, il fustige les modèles économiques abstraits qui sont contredits par les faits et qui nourrissent alors des choix politiques peu pertinents. Propos recueillis par David Cayla

GRS : Vous avez récemment écrit un article pour fustiger la manière dont des économistes très réputés ont quantifié les effets économiques d’un embargo du gaz russe par l’Union européenne. Selon ces économistes, la rupture de l’approvisionnement en gaz russe pèserait finalement assez peu sur l’économie allemande, générant une perte moyenne de 0,3% du PIB, pour l’une de ces études, et une perte entre 0,5 et 3% du PIB pour l’autre, tandis que le coût moyen pour l’UE ne serait que de 0,2 à 0,3% du PIB, soit environ 100 euros par adulte. Comment parviennent-ils à une telle estimation ?

François Geerolf : Deux méthodes sont utilisées, qui aboutissent à des résultats très différents. La première consiste à faire tourner un modèle macroéconomique assez sophistiqué, qui prétend modéliser les interactions entre les différents secteurs de production, le commerce international, etc. Le modèle est ensuite « calibré » à partir de données provenant de tables entrées-sorties internationales. Ce que nous dit ce modèle, c’est qu’une rupture totale et immédiate (en mars 2022 !) d’approvisionnement en énergie russes (gaz et autres) aboutirait à une baisse de 0,3% du PIB en Allemagne et en Europe, ce qui représente en effet moins de 100 euros par an, donc moins de 10 euros par mois et par adulte.1 Je pense que même des non-économistes peuvent voir intuitivement que ce chiffrage ne tient pas debout : la hausse des prix de l’énergie pour les citoyens européens coûte déjà beaucoup plus que cela, et les instituts de conjoncture allemands ont déjà révisé leurs prévisions de croissance pour l’Allemagne de 4-5% depuis que les approvisionnements énergétiques russes sont plus limités ! Peut-être parce que ces résultats leur semblent également trop faibles, ces universitaires utilisent ensuite une méthode plus simple, qui ne repose que sur l’estimation d’un paramètre (une élasticité de substitution entre le gaz et les autres facteurs de production). Selon eux, cette deuxième méthode garantit dans tous les cas que les pertes de PIB ne dépasseront jamais les 3% du PIB en Allemagne dans le cas d’une rupture d’approvisionnement (ce qui est déjà un ordre de grandeur supérieur à ce qui est obtenu par la méthode plus sophistiquée).

GRS : Selon vous, quelles sont les failles principales du raisonnement de ces économistes ? Pourquoi pensez-vous que les effets d’un embargo du gaz russe pourraient être bien plus coûteux ?

FG : Très franchement, je ne sais pas par où commencer : dans mon article, je passe par 23 points de critique.2 Le problème principal, c’est sans doute qu’ils raisonnent en économistes néoclassiques, c’est-à-dire en supposant que le gaz russe sera substituable dans l’industrie, et pourra être remplacé par d’autres intrants permettant de maintenir le niveau de production. Or, il n’y a pas lieu ici de faire ce type d’hypothèse : dans beaucoup de secteurs de l’industrie, la substitution n’est tout simplement pas possible. C’est le cas évidemment lorsque le gaz est utilisé non comme source d’énergie mais comme matière première, comme dans la chimie. Mais c’est le cas aussi pour beaucoup d’autres industriels qui utilisent le gaz comme source d’énergie principale, et qui auraient besoin de temps pour remplacer, par exemple, leurs fours au gaz par des fours à l’électricité. Ils supposent de même que l’énergie peut être remplacée par d’autres intrants lorsqu’elle devient trop cher : or l’énergie ne peut le plus souvent pas être remplacée par la force de travail, sauf à un coût prohibitif. Lorsque le prix de l’énergie augmente, les entreprises n’utilisent pas davantage la force de travail : au contraire, elles diminuent la production car elles sont moins compétitives, et mettent une partie de leurs salariés au « chômage partiel ». Bref, il se passe dans la réalité l’inverse de ce que prévoient les modèles qu’ils utilisent. Tout ceci implique que les économistes ont très fortement minimisé les coûts d’une rupture d’approvisionnement par le gaz russe.

Ils nous expliquent également que le phénomène de substitution ne se produit pas seulement au niveau micro-économique, mais également au niveau macro-économique. Lorsque le gaz se fait plus rare, son prix augmente de sorte que les entreprises qui utilisent plus de gaz font faillite et sont remplacées par d’autres selon un processus de « destruction créatrice » (un de leurs concepts-phare !). De la même façon, ils voient la possibilité de substituer la production nationale par les importations comme une opportunité (par exemple, pour les engrais). Or, ces deux mécanismes par lesquels l’économie s’ajusterait à une raréfaction de l’offre de gaz ne sont pas des opportunités, mais peuvent au contraire être considérés comme néfastes pour l’économie allemande, en tout cas sur le long terme : d’une part, la prospérité allemande s’est construite en grande partie sur le développement d’une industrie chimique à haute valeur ajoutée, qu’il n’est pas si aisé de remplacer du jour au lendemain : en cela, on peut craindre une « destruction destructrice » plutôt que créatrice. D’autre part, le remplacement de la production nationale par des importations est vu par les industriels comme une menace, dans la mesure où les concurrents de l’Allemagne (en Chine, mais aussi aux États-Unis) pourraient gagner des parts de marché pendant ce temps. Or, le secteur industriel se distingue par une forme d’irréversibilité, qui fait qu’il est souvent très difficile de reconquérir des parts de marché perdues.

Un troisième point, peut-être : fidèles à leur croyance dans l’optimalité des mécanismes de marché, ces économistes n’envisagent pas d’alternative au système de prix pour gérer le rationnement du gaz : c’est-à-dire qu’ils préconisent de laisser les prix de l’énergie augmenter jusqu’à ce que particuliers et industriels soient suffisamment découragés de l’utiliser, ce qui provoquera selon eux la réduction de demande voulue. Ce qui est « amusant », c’est que cela les conduit à envisager des hausses de prix de 1300% (c’est-à-dire une multiplication par 14), voire de 3400% (multiplication par 35) qui resteraient selon eux compatibles avec une baisse du PIB atteignant 1,6% ou 2,3% du PIB respectivement. Quand on voit l’effet qu’a déjà eu un doublement ou un triplement du prix sur les ménages britanniques ou sur les industriels allemands, on se demande vraiment dans quel monde vivent ces économistes…

GRS : À la fin de votre article, vous expliquez que l’énergie et la production industrielle sont « spéciaux » ? Qu’entendez-vous par là ?

FG : En effet, l’énergie et l’industrie ont cela en commun qu’ils sont un point aveugle de l’analyse économique néoclassique. D’abord, ces deux secteurs sont caractérisés par des coûts fixes importants, ce qui implique des rendements croissants. Qui dit rendements croissants dit monopoles naturels, place pour l’intervention publique, pour la promotion de « champions nationaux », pour la politique industrielle, etc. toutes choses qui mettent les économistes néolibéraux très mal à l’aise (et qui mettent en défaut beaucoup de leurs résultats). Ensuite, l’énergie et la production industrielle sont plus essentiels que ce que ne laisse entendre le poids relativement modeste qu’ils pèsent dans le Produit Intérieur Brut ou dans l’emploi total. Pour les économistes néoclassiques, le poids dans le PIB donne une bonne idée de l’importance d’un secteur dans l’économie : si l’énergie ne représente que 2% du PIB, alors une baisse de la quantité d’énergie de 50% ne fera baisser le PIB que de 1% (on appelle cela le « théorème de Hulten »). Or, comme le remarque fort justement Jean-Marc Jancovici, cela revient à dire que le cerveau humain ne représentant que 2% du poids du corps, en enlever la moitié n’est pas si grave puisque cela ne représente qu’1%. Ce raisonnement n’est pas plus valide pour ce qui est de l’industrie : l’industrie pèse bien plus dans l’économie allemande que ses 20% de PIB. Or c’est ce genre de raisonnements qu’ils tiennent pour expliquer que si l’Allemagne se désindustrialise, ce ne sera pas si grave.

Par ailleurs, l’énergie comme l’industrie font l’objet d’une grande attention de la part des politiques, et dans le débat public, à raison. L’énergie, car on s’attache à sécuriser les approvisionnements, et on s’inquiète de sa raréfaction, notamment lorsque les énergies fossiles viendront à manquer. L’industrie, car depuis très longtemps bien des politiques s’inquiètent de la désindustrialisation et des délocalisations vers les pays émergents. Dans les deux cas, le discours des économistes néoclassiques se veut rassurant : pour l’énergie, ils considèrent que la crainte d’un tarissement de l’énergie relève du malthusianisme. D’ailleurs, dans le modèle de Solow qui sert de base à la réflexion macroéconomique, l’énergie ou les ressources naturelles n’apparaissent même pas comme un facteur de production à part. Pour l’industrie, les économistes néoclassiques dénoncent depuis très longtemps le « fétichisme industriel » des politiques. C’est encore le cas aujourd’hui, même après la crise du Covid-19 qui a pourtant amené à une prise de conscience chez beaucoup de décideurs. En cela, leur position sur la relative innocuité d’une rupture d’approvisionnement du gaz russe s’inscrit dans une certaine forme de cohérence.

GRS : Pensez-vous que cette étude a eu un impact sur les décisions politiques ? Les autorités européennes et françaises lui ont-elles accordé du crédit ?

FG : Cette étude a en tout cas bénéficié d’un fort effet de légitimité, car elle émane de chercheurs très réputés dans leur domaine (l’un d’entre eux est par exemple lauréat 2017 du très prestigieux« prix Bernácer », remis au meilleur macroéconomiste européen de moins de 40 ans) et qu’elle a reçu l’appui des prix « Nobel » d’économie Paul Krugman ainsi que Esther Duflo and Abhijit Banerjee, ce qui a évidemment renforcé sa crédibilité auprès des politiques. Les économistes mainstream se sont rangés comme un seul homme derrière cette étude, accusant ses détracteurs d’incompétence et d’illégitimité, voire d’un positionnement « anti-science ».

En Europe, cette étude a été brandie par plusieurs parlementaires européens pour réclamer un embargo immédiat et rapide des énergies russes, et faire pression sur la Commission Européenne. La Commission a d’ailleurs décidé de « couper la poire en deux » en annonçant une sortie complète des énergies russes dans le futur, ce qui a fait augmenter les prix de l’énergie via des phénomènes spéculatifs… et ce qui a paradoxalement aidé la Russie plutôt que de la sanctionner. En France, l’étude a été reprise par le Conseil d’Analyse Économique qui conseille le gouvernement et le premier ministre français. Cela a à mon avis contribué à rendre le gouvernement français très optimiste sur la situation économique future : en septembre, et après la fermeture de Nord Stream, les économistes du Trésor prévoyaient encore une croissance de 1% pour la France, de 0.8% pour l’Allemagne en 2023. Par ailleurs, le gouvernement français est seulement en train de prendre la mesure des difficultés que la hausse des prix de l’énergie va causer sur le tissu industriel, notamment en termes de compétitivité par rapport aux concurrents chinois et américains, mais aussi européens (les gouvernements peuvent aider leur industrie de manière très inégale).

En Allemagne, les économistes ont dès le départ dû faire face à une plus forte opposition politique. Malgré leur pression insistante, le chancelier allemand Olaf Scholz n’a pas décidé en mars 2022 d’embargo immédiat et brutal sur toutes les énergies russes, en particulier sur le gaz ! Les médias ont demandé des comptes aux politiques sur la base de cette étude : interrogé à propos de l’étude des neuf économistes par Anne Will (qui présente le talk-show le plus regardé en Allemagne), Olaf Scholz s’est agacé : « Ces économistes ont tort !  Il est irresponsable d’affirmer des choses pareilles à partir de modèles mathématiques qui ne fonctionnent pas vraiment. » J’espère avoir montré qu’il avait entièrement raison sur ce point. En juin 2022, Robert Habeck, le vice-chancelier allemand en charge de l’économie, s’est également moqué de ces économistes « rassuristes » lors d’une réunion publique, en remarquant qu’ils étaient devenus bien plus silencieux depuis que tout le monde avait compris que les effets seraient bien plus graves que ce que ne disaient leurs modèles. De manière générale, j’en viens à me demander si les résultats économiques de l’Allemagne, notamment en termes de maintien du tissu industriel, ne tiennent pas beaucoup à ce qu’ils sont capables de tenir les économistes néolibéraux à bonne distance.

GRS : Plus largement, qu’est-ce que cette étude révèle de la science économique contemporaine, selon vous ?

FG : Là encore, je ne sais pas où commencer, tant je pense que cette étude révèle énormément de choses de la « profession » ! D’abord, je l’ai déjà dit, un rapport tout particulier aux sujets énergétiques et industriels, en décalage total avec la vision des ingénieurs mais aussi des politiques et tout simplement, du « bon sens ». Ensuite, une certaine forme d’hubris voire d’arrogance de la part des « économistes stars » : pour penser que les ingénieurs travaillant dans l’industrie allemande, le gouvernement allemand ont tous tort sur les possibilités de substitution du gaz russe, alors qu’on n’a pas particulièrement travaillé sur ce sujet complexe, il faut avoir une sacrée confiance en soi. Ensuite, une forme de corporatisme des économistes (qu’ils sont très prompts à dénoncer pour les autres professions), avec une critique très forte des ingénieurs et des industriels allemands, défendant nécessairement la vision de leur « lobby ». L’usage de l’argument d’autorité, également : la plupart des économistes qui ont relayé le papier et pris la défense de cette étude ne le faisaient pas en argumentant à partir de l’article, mais se fondaient sur la seule réputation de ces chercheurs. L’incapacité à répondre à une réponse argumentée, ensuite : à plusieurs reprises, j’ai tenté d’engager la discussion avec ces économistes, sur Twitter, par oral (via l’organisation d’un séminaire au Conseil des experts économiques allemands), ou via l’écriture de cet article, mais en vain.

Mais peut-être, ce qui me frappe le plus dans cette histoire, c’est de voir à quel point l’utilisation des mathématiques par les économistes a non seulement rendu plus difficile la critique, mais a aussi amené ces économistes à se fourvoyer. (L’article contient plusieurs erreurs de raisonnement dues aux mathématiques, ce que l’économiste Paul Romer appelle « mathiness ».) S’ils avaient été davantage contraints d’expliquer leurs résultats dans le langage commun, ces économistes comme leurs lecteurs auraient peut-être davantage pu voir que quelque chose n’allait pas.

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1 Voir Bachmann, R., Baqaee, D., Bayer, C., Kuhn, M., Löschel, A., Moll, B., Peichl, A., Pittel, K., & Schularick, M. (2022). What if? The Economic Effects for Germany of a Stop of Energy Imports from Russia. In EconPol Policy Reports (No 36; EconPol Policy Reports). ifo Institute – Leibniz Institute for Economic Research at the University of Munich. En France, cette étude a été reprise et étendue par le Conseil d’Analyse Économique ainsi que par le CEPREMAP. Voir Baqaee, D., Landais, C., Martin, P., Moll, B. (2022). “The Economic Consequences of a Stop of Energy Imports from Russia.” Focus du Conseil d’Analyse Economique (CAE). Langot, F., Tripier F., « Le coût d’un embargo sur les énergies russes pour les économies européennes », Observatoire Macro du CEPREMAP, n°2022-2, avril 2022.

2 Voir Geerolf, François. The “Baqaee-Farhi approach” and a Russian gas embargo – some remarks on Bachmann et al. Sciences Po OFCE Working Paper, n° 14/2022.

« Au niveau européen, la laïcité ne va pas de soi »

entretien accordé à Marianne par Emmanuel Maurel – Propos recueillis par Hadrien Brachet et Jean-Loup Adenor – publié le 10 décembre 2022

A l’origine d’un amendement pour interdire le financement par les institutions européennes de structures concourant au « prosélytisme religieux », le député européen Emmanuel Maurel a répondu aux questions de Marianne.

Dans l’immense arène qu’est le Parlement européen, il est l’un de ceux qui tentent de perpétuer la tradition laïque de la gauche. En octobre, l’eurodéputé GRS Emmanuel Maurel déposait un amendement pour que l’Union européenne ne finance plus d’organisations concourant au « prosélytisme religieux ».

Une réponse aux accusations faites aux institutions européennes d’avoir soutenu des visuels promouvant le hijab ou financé des associations proches des Frères musulmans. Le PPE (Parti populaire européen, la droite européenne) et le groupe Renew, dont fait partie la Macronie, avaient également présenté leurs propres amendements sur le sujet. Si son texte, contrairement aux deux autres, a finalement été rejeté, Emmanuel Maurel revient auprès de Marianne sur la place de la laïcité dans les institutions européennes.

Marianne : Vous avez proposé un amendement pour que les fonds européens ne financent pas des structures concourant au prosélytisme religieux. Qu’est-ce qui a motivé cette initiative de votre part ?

Emmanuel Maurel : C’était une réaction au financement par la Commission européenne d’actions sous influence de l’islamisme politique, ou qui faisaient la promotion des signes religieux en général. Certains découvrent le sujet seulement maintenant mais ce n’est pas nouveau ! Avec plusieurs collègues, je me bats depuis des années pour que le prosélytisme ne soit plus soutenu par les institutions de l’UE. Et c’est un combat de longue haleine.

La France n’est-elle pas isolée dans ce combat ?

Il y a incontestablement des différences d’approche entre les États-membres. Nous, Français, qui sommes imprégnés des principes de laïcité, nous sommes parfois heurtés par des pratiques beaucoup plus permissives à l’égard de la religion. Je me souviens qu’au début de mon premier mandat, mes interlocuteurs d’autres pays européens ne comprenaient même pas de quoi je parlais. Au niveau européen, on est dans un univers culturel et politique où la laïcité ne va pas de soi.

Plus largement, comment expliquez-vous que l’Union européenne soit perméable à des organisations politico-religieuses, notamment récemment des structures proches de l’islam politique ?

Ces organisations jouent de l’idée que la diversité étant une chance pour l’Europe. C’est d’ailleurs sa devise : « unis dans la diversité ». Il faut tout respecter, même ce qui n’est pas respectable, comme les revendications les plus agressives de certains porte-parole autoproclamés des musulmans.

Rappelons que dans ce monde, le voile est utilisé par des pouvoirs réactionnaires et totalitaires pour soumettre la femme ! Il y a une forme d’aveuglement chez ceux qui refusent de voir la contradiction entre le voile et le féminisme. En Europe et en France, ils en viennent à considérer toute position laïque comme islamophobe, et assimilent à du racisme la critique d’une religion et de ses dogmes.

Votre amendement différait de ceux du PPE et de Renew qui mentionnaient respectivement la promotion du « hijab » ou le financement des « Frères musulmans ». Pour votre part, vous ne citiez aucune organisation religieuse. Pourquoi ?

Mon amendement était rédigé pour mettre la politique européenne à distance de toutes les religions. Les entorses à la neutralité de l’État sont en effet légion sur notre continent. On pense par exemple à l’emprise démesurée de l’Église catholique en Pologne, sur son administration, sur ses dirigeants et sur la plupart de ses députés au Parlement européen. J’avais vraiment à cœur de dénoncer le prosélytisme religieux, et pas telle ou telle religion, encore moins tels ou tels croyants. Résultat : j’ai irrité la droite du Parlement, qui a voté contre mon amendement au motif qu’il remettait en cause les racines chrétiennes de l’Europe.

Vous pensez que François-Xavier Bellamy s’oppose à la promotion du voile non pas par attachement à la laïcité mais par défense du catholicisme ?

C’est un collègue pour qui j’ai estime et respect, un des rares intellectuels dans le monde politique. Pour lui, l’Europe fait avant tout face à un enjeu de civilisation. Pour moi, l’Europe doit avancer vers davantage de sécularisation, faute de quoi risquent de prospérer les discours de retour aux superstitions et de négation de la raison, voire de guerre civile. Mes oppositions avec François-Xavier Bellamy sur la place du spirituel sont philosophiques – et elles agitent le débat public en Europe au moins depuis la Révolution française.

Selon vous, comment devrait se positionner la gauche européenne sur cette question ?

On parle beaucoup de l’offensive de l’islam politique, mais la résurgence de la religiosité est un phénomène bien plus large, qui charrie notamment une défiance vis-à-vis de la science. De nombreux penseurs et universitaires s’en inquiètent à juste titre. Parmi eux, je pense à Stéphanie Roza, qui montre dans ses travaux passionnants que les Lumières sont dans le viseur et qu’elles sont menacées, y compris à gauche ! Mais de nos jours, rien que dire cela est devenu « problématique ».

Cela devrait pourtant nous rassembler, car les conséquences sont graves : en témoigne la pression – hélas couronnée de succès – des évangélistes américains, brésiliens, ou des intégristes catholiques polonais contre l’avortement. Toutes les petites compromissions avec les intégrismes, toute complaisance à l’égard de la bigoterie, ont un prix, que les sociétés finissent toujours par payer, au premier rang desquelles les femmes. C’est un combat qui mérite d’être mené et que je porte en essayant de bousculer la torpeur, l’indifférence et les réticences à s’aventurer sur ce terrain.

La situation en Iran ne contribue-t-elle pas à une prise de conscience ?

Bien sûr, mais j’aurais aimé que les Lumières projetées par les femmes iraniennes nous éclairent davantage. Ce qui se passe en Iran témoigne de l’inanité des thèses relativistes : oui, il y a bien des valeurs universelles. Je suis surpris qu’en dépit de cette éclatante démonstration de résistance contre l’obscurantisme, certains progressistes ne fassent pas le lien entre leur combat quotidien et la nécessité de lutter contre l’impérialisme clérical, ici comme ailleurs.

À gauche, ce sont les Verts pour qui la culture laïque à la française semble le moins aller de soi. Ce sont ceux, à gauche, qui ont le moins voté votre amendement…

L’écologie politique abrite effectivement en son sein des grilles de lecture qui ne voient aucun risque dans le différentialisme. On peut l’expliquer par la genèse et l’histoire des mouvements écolos des tout débuts, dans les années 1970 et 1980. À cette époque, le gauchisme sociétal et culturel dominait et les Verts en ont eux aussi subi l’influence, s’obligeant à épouser toutes les causes minoritaires quelles qu’elles soient.

Cela a créé chez EELV des décalages et des contradictions. J’en vois deux principales : la première entre leur féminisme intransigeant et leur relativisme par rapport aux questions religieuses. La seconde entre leur radicalité réformatrice et leur défiance vis-à-vis de l’État, dans lequel ils voient avant tout un système d’oppression, alors qu’il est avant tout, en France, le garant de l’intérêt général et un vecteur d’émancipation.

Que pensez-vous de l’action du gouvernement français qui a écrit à la Commission sur le financement d’organisations proches des Frères Musulmans ?

Le macronisme n’est pas exempt d’ambiguïtés sur la place du religieux, comme en témoigne le discours d’Emmanuel Macron en 2018 devant la Conférence des évêques de France, sur le lien entre l’État et l’Église qu’il faudrait « réparer ». Quant à la droite, elle est tout sauf irréprochable : rappelez-vous Nicolas Sarkozy qui lors du discours de Latran en 2007, avait déclaré que « l’instituteur ne pourra jamais remplacer le curé ou le pasteur ».

Il y a en France un déclin du militantisme laïque. Le relativisme consumériste, selon lequel tout se vaut, est consubstantiel à l’idéologie néolibérale et porte des coups violents à l’humanisme universaliste. La République respecte évidemment les différences, mais elle porte en son cœur l’idéal d’égalité, qui va au-delà de ces différences. Pour faire simple, la République ce n’est pas juste « vivre ensemble », c’est aussi « vouloir vivre ensemble ».

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