Au second tour de l’élection présidentielle, nous avons écarté le danger Le Pen. Aux élections législatives, nous pouvons faire échec à Emmanuel Macron.
Convaincus de l’inanité de la thèse des « gauches irréconciliables », nous avions plaidé (en vain) pour un programme élaboré en commun avant la présidentielle. Et cela à rebours des protagonistes actuels, qui jugeaient l’union impossible voire détestable. Le rassemblement amorcé par la gauche française va donc dans le bon sens.
Mais la gauche unie, ce n’est pas la gauche unique. Le choix d’imposer un seul candidat dans toutes les circonscriptions dès le 1er tour n’est pas forcément pertinent ou efficace.
Ces pratiques ne se justifient en réalité que dans les circonscriptions où l’extrême-droite risque de l’emporter ; et dans celles où la gauche risque d’être absente du 2nd tour.
Mais pour gagner face au programme de régression sociale du Président de la République, la gauche doit pouvoir s’exprimer dans toute sa diversité !
Cette diversité est d’autant plus nécessaire qu’une grande partie de nos concitoyens se sont détournés du vote de gauche, particulièrement les travailleurs des classes populaires éloignés des métropoles. La gauche ne doit délaisser personne ! Elle a vocation à reconquérir les cœurs et les esprits de ces électeurs, sur la base d’orientations claires, crédibles et rassembleuses.
C’est pourquoi nous défendons des thèmes essentiels, mais à ce jour insuffisamment abordés dans le débat public : la priorité absolue à l’éducation nationale, la défense exigeante de la laïcité, l’accès pour tous aux services publics, l’égalité territoriale, la réindustrialisation et la promotion du « Made in France », la sortie du pétrole avant 2040 et l’indépendance énergétique et alimentaire du pays.
Pour toutes ces raisons, nous présentons des candidats dans plus de 100 circonscriptions, afin d’exprimer cette singularité idéologique et politique. Ainsi, la Fédération de la Gauche Républicaine sera présente dans la moitié des départements.
Notre message aux électeurs est clair : nous voulons renforcer le camp républicain, laïque, attaché aux services publics et à l’État, au réformisme de transformation sociale. Pas plus qu’il n’existe de mandat impératif pour les élus, il ne saurait y avoir de vote impératif pour les électeurs.
Le premier tour de l’élection présidentielle de 2022 se déroulait le 10 avril dernier. Il a vu arriver en tête Emmanuel Macron, président de la République sortant, et Marine Le Pen, sa challenger d’extrême droite… immédiatement derrière se situait Jean-Luc Mélenchon à 425.000 voix de l’accession au second tour. La gauche (puisque le candidat populiste avait redécouvert la nécessité d’afficher cette couleur dans les dernières semaines de la campagne) était à nouveau écartée du second tour de l’élection présidentielle.
Dès le lendemain du premier tour, Frédéric Faravel a commencé à regarder les résultats en détail ; il a creusé les chiffres et croisant les échelles géographiques, pour comprendre les dynamiques qui expliquent le vote du 10 avril 2022. Jean-Luc Mélenchon aurait-il pu atteindre le second tour ? Les autres candidatures à gauche, notamment celle de Fabien Roussel, étaient-elles responsables du fait qu’il trébucha encore si près du but ? Quelles ont été les dynamiques à gauche ? Quels ont été les électeurs de Gauche ? Nous publions aujourd’hui cette analyse.
Le score de Jean-Luc Mélenchon au soir du dimanche 10 avril 2022 constitue un succès indéniable – bien que terriblement frustrant pour le candidat et ses sympathisants, puisqu’il se retrouve à nouveau exclu du second tour de l’élection présidentielle. Il lui manquait en effet quelques 430 000 voix en avril 2017 pour dépasser Marine Le Pen (l’accès au second tour s’était fait dans un mouchoir de poche, Jean-Luc Mélenchon n’étant que quatrième du scrutin derrière le candidat LR, François Fillon) ; il arrive cette fois-ci troisième, clairement détaché de tous ses poursuivants, avec seulement 421 308 voix d’écart avec la candidate d’extrême droite Marine Le Pen.
Le candidat de la France insoumise – même si le mouvement s’est fondu artificiellement dans un « rassemblement » qui se veut plus large et baptisé « Union populaire » – a fait mentir les différents pronostics : ayant rompu avec tous ses partenaires politiques de manière relativement brutale, ayant vu son image durablement abîmée (en grande partie sous l’effet de la séquence des perquisitions de novembre 2018, dont on continue encore aujourd’hui à interroger les véritables causes), ayant raté les différentes étapes que représentent les élections intermédiaires (européennes, municipales, régionales et départementales), ayant rejeté toutes les aspirations au rassemblement exprimées dans le « peuple de gauche » et, enfin, étant accusé d’avoir fortement altérée son orientation politique sur la question républicaine, le mouvement populiste de gauche ne paraissait pas en mesure au début de la campagne présidentielle de renouveler son « exploit » de 2017. C’était un peu vite oublier que la France insoumise était toute entière à la fois tournée vers l’élection présidentielle et (du fait de son orientation populiste) vers la personne de son leader : les équipes de campagne du candidat insoumis ainsi que les militants encore engagés dans LFI ont été malgré les obstacles en permanence « habités » de la certitude qu’ils allaient gagner, ce qui – n’en doutons pas – les mettaient dans des dispositions plus dynamiques – dans l’adversité – que leurs concurrents qui s’étaient rapidement convaincus que la gauche (du fait de sa division) ne pouvait rien espérer de mieux que de poser des jalons pour l’avenir…
D’une certaine manière, les deux postures étaient justes : la marche pour le second tour était trop haute et on peut comprendre que différents candidats de gauche aient souhaité profiter de l’élection présidentielle pour faire entendre un autre son de cloche ; mais, bien qu’il soit resté longtemps dans les sondages à son étiage de 2012, Jean-Luc Mélenchon a toujours largement distancé ses concurrents à gauche (y compris Yannick Jadot et les écologistes qui ont un temps rêvé de lui ravir la primauté) et dans les deux ou trois dernières semaines de campagne a cristallisé sur sa candidature le « vote utile » d’une part non négligeable d’un électorat de gauche exaspéré de voir arriver la reproduction du duel Macron/Le Pen de 2017. De très nombreux électeurs ont donc utilisé le bulletin Mélenchon pour faire barrage à la répétition de 2017, y compris certains de ceux qui n’appréciaient ni l’orientation ni la personnalité du candidat. Différents sondages de « sortie des urnes » ont été publiés pour mesurer cette importance du « vote utile » ou « efficace » en faveur de l’Insoumis ; les sympathisants du candidat prétendront que l’adhésion au programme motivait 80 % des suffrages, les personnes plus critiques affirmeront que l’utilitarisme en représente 50 %… la vérité est sûrement entre les deux, mais nier la dimension « vote utile » pour Jean-Mélenchon, en 2017 comme en 2022, serait absurde.
Toujours est-il que la force de la dynamique du député de Marseille est bien réelle : il passe de 19,58 % en 2017 à près de 22 %, repoussant de beaucoup son plafond de verre. Mais surtout, dans un contexte où l’abstention a fortement progressé (+4,08 points, sans atteindre le record de 2002), il gagne à l’échelle du pays près de 655 000 voix supplémentaires – plus que Marine Le Pen (+455 337) … mais moins que Jean Lassalle (+666 086). Osons le dire, au regard des obstacles auxquels il faisait face, c’est un tour de force…
Pourtant, il existe des faiblesses dans le résultat de Jean-Luc Mélenchon ; comme François Ruffin l’a exprimé dans son entretien accordé à Libération et publié le 13 avril 2022 « Jusqu’ici, nous ne parvenons pas à muer en espoir la colère des “fâchés pas fachos” ». Rémi Lefebvre, politologue qui avait pris position pour le candidat insoumis dans une tribune collective quelques jours avant le 1er tour, ajoute dans un article publié par AOC le même jour « La dynamique de 2022 ne s’est pas nourrie des abstentionnistes (sauf les jeunes) mais du siphonnage des électorats de gauche rivaux (l’enquête du CEVIPOF et de la Fondation Jean-Jaurès l’a bien montré bien tout au long de la campagne). Jean-Luc Mélenchon parle d’un « pôle populaire » installé grâce à lui dans la vie politique mais la sociologie de ses électeurs reste centrée dans l’électorat de gauche classique, diplômé, urbain, inséré ou déclassé. » Enfin, à bien des égards, le procès fait par l’équipe et les sympathisants de Jean-Luc Mélenchon aux communistes et à Fabien Roussel d’avoir empêché leur candidat d’accéder au second tour est, si ce n’est infondé, tout du moins spécieux…
Nous allons essayer de montrer dans la partie qui suit un certain nombre de limites du vote Mélenchon (évidemment tous les tableaux de résultats et de comparaisons seront tenus en annexe).
évolution du vote Mélenchon entre 2017 et 2022
UNE BASE DE PROGRESSION TERRITORIALEMENT ET SOCIOLOGIQUEMENT ÉTROITE
Jean-Luc Mélenchon a donc gagné entre 2017 et 2022 (malgré une participation en baisse de plus de 2,2 millions d’électeurs) 654 623 suffrages. En 2017, sa progression était générale ; Jean-Luc Mélenchon avait alors retenu une partie importante de l’électorat de gauche classique (la majorité des 33 % d’électeurs de François Hollande qui avaient hésité jusqu’au dernier moment entre le futur « président normal » et lui), mais il avait également drainé malgré une abstention en hausse (+1,7 point) une partie des abstentionnistes, dont des jeunes et un électorat populaire qui aurait pu être tenté par Marine Le Pen.
En 2022, sa progression en voix est extrêmement concentrée territorialement : près de la moitié de la hausse correspond à la banlieue parisienne avec près de 327 000 suffrages, soit 49,92 % de sa progression. L’Île-de-France représente à elle-seule 66,3 % des voix gagnées par le candidat insoumis entre 2017 et 2022 ; symptomatiquement, ses deux plus fortes progressions se font à Paris (+107 266) et en Seine-Saint-Denis (+82 509)…
Les Départements ou anciens départements d’Outre Mer représentent presque un quart des gains en voix de Jean-Luc Mélenchon, dont près de 15 % pour les seules Antilles et la Guyane.
Si on ajoute à ces deux catégories territoriales, les métropoles lyonnaises et marseillaises (départements du Rhône et des Bouches-du-Rhône pour faire vite), on atteint 99,4 % des voix supplémentaires conquises par le député de Marseille, concentrées sur 16 départements et Collectivités d’Outre Mer (en comptant Saint-Martin et Saint-Barthélémy). Pourtant c’est dans son département d’élection que le candidat insoumis progresse tendanciellement moins qu’ailleurs (on ne peut pas dire d’ailleurs qu’il y écrase le match, puisqu’il ne rassemble « que » 23,6 % – +1,5 point – des suffrages exprimés, derrière Marine Le Pen 26,2 %)… car il est également intéressant de regarder les progressions de Jean-Luc Mélenchon relativement au poids réels de l’électorat et des votants dans les ensembles concernés :
Paris représente 16,4 % des gains alors qu’elle pèse 2,8 % des inscrits et 3 % des votants ;
le reste de l’Île-de-France compte 49,9 % des gains pour 12,3 % des inscrits et 12,6 % des votants ;
les Antilles et la Guyane représentent 14,8 % des gains pour 1,5 % des inscrits et 0,9 % des votants (!?!) ;
plus largement, l’ensemble des DOM et anciens DOM comptent 23,85 % des gains pour 3,1 % des inscrits et 2 % des votants (différentiel de participation terrible entre l’Hexagone et l’Outre Mer) ;
le département du Rhône représente 8,25 % des gains pour 2,4 % des inscrits et 2,6 % des votants ;
enfin, le département des Bouches-du-Rhône ne compte que 1 % des gains de son député le plus célèbre pour 2,89 % des inscrits et 2,86 % des votants.
La conclusion est limpide : la progression de Jean-Luc Mélenchon se réalise essentiellement au cœur des Métropoles et des quartiers populaires, avec une percée massive et une sur-représentation en Outre Mer. Voilà la dynamique qui conduit Rémi Lefebvre et François Ruffin, au lendemain du premier tour de l’élection présidentielle, à la même analyse :
« Jean-Luc Mélenchon parle d’un « pôle populaire » installé grâce à lui dans la vie politique mais la sociologie de ses électeurs reste centrée dans l’électorat de gauche classique, diplômé, urbain, inséré ou déclassé. La géographie électorale le démontre : les zones de force se situent dans les grandes métropoles. Le député des Bouches-du-Rhône a réuni 31 % des suffrages dans les villes de plus de 100 000 habitants, loin devant le chef de l’État (26 %) et Marine Le Pen (16 %).
Certes Jean-Luc Mélenchon a réussi à mobiliser à nouveau les jeunes (35 % des 18-24 ans contre 25 % pour Emmanuel Macron et 17 % pour Marine Le Pen) et a gagné des parts de marché dans les quartiers populaires (Roubaix, Saint-Denis…), en partie grâce à l’évolution stratégique de son discours sur la laïcité et l’islamophobie, […]. Son électorat s’est comme embourgeoisé depuis 2017 : 25 % des cadres ont voté Mélenchon […]. » – Rémi Lefebvre, in AOC 13 avril 2022, La tortue, le trou de souris et Sisyphe : Mélenchon et l’élection présidentielle
« On ne peut pas, par une ruse de l’histoire, laisser triompher la logique de « Terra Nova ». Je ne sais pas si vous vous souvenez ? En 2011, ce think tank proche du Parti socialiste recommandait une stratégie « France de demain », avec « 1. Les diplômés. 2. Les jeunes. 3. Les minorités ». » – François Ruffin, Libération, 13 avril 2022
Si l’on en restait à l’analyse des territoires qui lui ont apporté des suffrages supplémentaires, malgré une abstention en hausse, on pourrait considérer que la déduction manque un peu d’arguments. Mais le poids relatif dans la progression de Jean-Luc Mélenchon de ces différents départements est d’autant plus important que dans 54 départements sur 108 (départements, COM, DOM ou ex-TOM), ou même 109 (si on tient compte des Français établis hors de France), le candidat insoumis perd des voix par rapport à 2017 … et l’analyse de ces pertes nous dit quelque chose de plus du mouvement électoral autour du leader populiste de gauche.
QUE NOUS DIT LA CARTE DES DÉPARTEMENTS OÙ JEAN-LUC MÉLENCHON PERD DES VOIX ?
Dans la moitié des territoires de la Républicaine française – la majorité des départements hexagonaux –, Jean-Luc Mélenchon recule… Ce n’est pas qu’il y fasse forcément toujours un mauvais score, mais il y perd des suffrages rapport au 1er tour de l’élection présidentielle en avril 2017. Deux explications logiques – sans examen approfondi – viennent immédiatement en tête : 1- alors que l’abstention a progressé de 4,08 points, il faut bien que dans certains territoires le candidat en question perde aussi quelques électeurs ; 2- en 2012 et 2017, le candidat insoumis était soutenu par le Parti Communiste Français (PCF), alors qu’en 2022 il a décidé de présenter la candidature de son secrétaire national, Fabien Roussel, Mélenchon aurait donc logiquement perdu le vote des plus irréductibles communistes.
L’examen attentif de la carte départementale aboutit à une situation beaucoup plus complexe.
Dans certains départements (ou territoires) où l’abstention progresse plus fortement que la moyenne nationale, le candidat Jean-Luc Mélenchon progresse et parfois fortement : les Bouches-du-Rhône (+5,3 points), la Loire-Atlantique (+6 points), le Maine-et-Loire (+6,2 points), l’Oise (+5 points), Paris (+5,5 points), La Réunion (+5 points), ou les territoires de l’Océan Pacifique (même si la faiblesse des suffrages pour le candidat concerné ne les rend pas particulièrement signifiants).
Dans d’autres départements, comme l’Aube, la participation chute fortement (-6,4 points), mais Jean-Luc Mélenchon reste stable (13 voix en moins, -0,06 points) ou en tout cas ne connaît des pertes de voix relativement limitées ; 14 départementaux hexagonaux appartiennent à ce profil. Dans certains départements, la hausse de l’abstention est supérieure à la moyenne nationale, comme l’Aisne (-5,7 points), et Jean-Luc Mélenchon subit une perte de suffrages beaucoup plus forte (- 15,7%, 7679 voix perdues) : c’est le cas de 11 des 54 départements hexagonaux où Jean-Luc Mélenchon perd des voix. Enfin, dans certains départements, la baisse de participation est inférieure à la moyenne nationale et Jean-Luc Mélenchon y connaît des baisses de suffrages également fortes, comme l’Allier où l’abstention grimpe de 2 points mais où le candidat insoumis perd 7298 voix soit 19 % de ses suffrages de 2017 ; c’est le cas de 12 départements hexagonaux. Enfin, dans certains départements, comme les Alpes-de-Haute-Provence, la hausse de l’abstention est inférieure à la moyenne nationale (-3,65 points) et Jean-Luc Mélenchon y limite la casse (-592 voix, soit 2,6 % des suffrages de 2017) ; au moins 4 départements rentrent dans cette catégorie.
On ne peut donc pas tirer d’enseignements sur la baisse du vote Mélenchon dans certains départements hexagonaux au regard de la baisse de participation.
Ces départements répondent à deux caractéristiques distinctes qui parfois se sur-imposent l’une et l’autre. D’une part, Jean-Luc Mélenchon perd des voix dans l’hexagone dans les territoires qui sont à l’écart des principales métropoles : ce sont les territoires ruraux et péri-rubains déclassés ; d’autre part, Jean-Luc Mélenchon perd des voix dans les anciens bassins ouvriers. Ainsi le candidat insoumise perd moins de 5 % de ses suffrages de 2017 dans les départements suivants : les Alpes-de-Haute-Provence, l’Ariège (où il détient les deux sièges de député), l’Aube, le Calvados, la Charente-Maritime, les Côtes-d’Armor, le Gard, le Jura, le Loir-et-Cher, la Haute-Loire, le Lot, la Lozère, la Marne, la Mayenne, la Meurthe-et-Moselle (où est élue Caroline Fiat), le Nord (où sont élus Adrien Quatennens et Ugo Bernalicis), le Puy-de-Dôme, les Pyrénées Atlantiques, la Haute-Saône, la Sarthe et la Vendée – il n’y a pas d’unité particulière dans cette liste, certains départements sont très ancrés à droite, mais on y trouve aussi des territoires avec une tradition de gauche ancienne, des bassins ouvriers, ce qui peut rassembler la plupart d’entre eux c’est d’être à l’écart des grandes aires métropolitaines ; il perd entre 5 et 10 % de ses suffrages de 2017 dans les départements suivants : l’Aude, l’Aveyron, la Charente, la Corrèze, la Corse-du-Sud, la Haute-Corse, la Creuse, l’Eure, le Gers, le Lot-et-Garonne, la Manche, l’Orne, les Pyrénées-Orientales, la Saône-et-Loire, les Deux-Sèvres, le Var, la Haute-Vienne – évidemment tous ces départements n’ont forcément pas une tradition de gauche (le Limousin, si), mais ce n’est pas le cadre de référence ici, puisqu’on mesure la perte de voix par rapport à 2017 ; il perd entre 10 % et 15 % de ses suffrages de 2017 dans les départements suivants : les Ardennes, le Cantal, la Dordogne, les Landes, la Haute-Marne, la Nièvre, la Seine-Maritime (où est élu Sébastien Jumel, soutien communiste de Jean-Luc Mélenchon), la Somme (où est élu François Ruffin), les Vosges – plusieurs d’entre eux ont une tradition de gauche avérée, les bassins industriels y marquent encore certains territoires, ils sont tous concernés par une forme d’éloignement (voire d’isolement) des métropoles régionales ; il perd entre 15 et 20 % de ses suffrages de 2017 dans les départements suivants : l’Aisne, l’Allier, le Cher, l’Indre, la Meuse et les Hautes-Pyrénées (même remarque que dans la catégorie précédente) ; enfin, le Pas-de-Calais se détache des autres avec la perte de 34 583 suffrages par rapport à 2017, un recul de 21,7 % – pas besoin de faire la description de ce département, de son histoire ouvrière et politique !
Examinons maintenant l’hypothèse que le vote pour le candidat communiste Fabien Roussel aurait pénalisé Jean-Luc Mélenchon, soutenu en 2017 par le PCF, notamment dans ces territoires… Il faut noter que les cas où le vote Roussel correspond peu ou prou à la perte de suffrages de Jean-Luc Mélenchon sont rares. Il s’agit d’abord et avant tout du Cher (où Roussel fait moins de voix que Mélenchon n’en perd) et des Vosges – dans ces deux départements, on peut considérer que l’électorat Roussel est repris directement sur l’ancien électorat Mélenchon ; on peut ensuite ajouter les départements où le différentiel entre les votes Mélenchon et Roussel fait moins de 25 % du vote Roussel : il s’agit de l’Allier, la Dordogne et de la Seine-Maritime, la Somme – dans ces quatre départements il existe une tradition communiste, qui a pu jouer sur la redistribution de l’électorat entre 2017 et 2022 ; les départements où ce différentiel se situe entre 25 % et 50 % du vote Roussel sont l’Aude, le Cantal, la Charente, le Gers, les Landes, la Manche, la Nièvre, les Pyrénées-Orientales et les Deux-Sèvres – on voit mal dans ces départements lesquels disposent d’une tradition communiste, ceux qui ont une histoire politique de gauche (l’Aude, les Landes, la Nièvre) versaient plutôt du côté le SFIO, de l’UDSR puis du PS… Dans les 33 autres départements où le vote Roussel dépasse largement les pertes de suffrages de Jean-Luc Mélenchon que le rapatriement des électeurs communistes de 2017 à la maison Roussel ne suffit pas à expliquer son résultat. Il a donc fallu que Fabien Roussel aille chercher des électeurs ailleurs que dans l’électorat de Jean-Luc Mélenchon en 2017 (voire en 2012) – vraisemblablement dans l’ancien électorat socialiste, mais pas seulement, et chez les abstentionnistes malgré la baisse de la participation. Dans certains cas « extrêmes », le différentiel dépasse 90 % : l’Aube (3094 suffrages pour Roussel), la Charente-Maritime (10 002) et le Lot (3559) – dans l’Aube et le Lot, Mélenchon ne perd quasiment pas de voix. Il a donc fallu que Fabien Roussel compte sur bien plus qu’un électorat anciennement acquis à Jean-Luc Mélenchon. On peut s’interroger fortement sur le fait que ces « nouveaux roussellistes » se soient déplacés pour Jean-Luc Mélenchon en cas d’absence de candidature Roussel.
Mais il existe une dernière catégorie de département où Jean-Luc Mélenchon perd des voix, et c’est une mauvaise nouvelle pour toute la gauche ! Dans 7 départements, Fabien Roussel fait moins de voix que Mélenchon n’en perd. Il s’agit de l’Aisne, des Ardennes, du Cher (cité précédemment), de l’Indre, de la Meuse, du Pas-de-Calais et des Hautes-Pyrénées… La plupart de ces départements appartiennent à ce que certains géographes ont « délicatement » baptisé voici quelques décennies « la diagonale du vide »… Le Pas-de-Calais est l’archétype du département « bastion ouvrier » largement déclassé, qui connaît cependant des reconversions industrielles récentes et également des territoires très ruraux. L’Indre, mais surtout le Cher, l’Aisne et les Ardennes peuvent aussi revendiquer un passé ouvrier et industriel, plus ou moins épars – le Cher dispose aussi d’une implantation communiste ancienne ; quant à l’Aisne et aux Ardennes, elles ont fait partie ces dernières décennies de la chronique, souvent dramatique, des effets de la désindustrialisation massive. On a déjà considéré plus haut que le transfert de l’électorat communiste de Mélenchon vers Roussel était probable pour le Cher, l’écart étant faible entre les pertes de voix du candidat insoumis et le résultat du candidat communiste. Ce n’est pas le cas dans les 6 autres départements concernés : le déficit est de 1694 suffrages dans l’Aisne, 882 dans les Ardennes, 504 dans la Meuse, 1160 dans les Hautes-Pyrénées (entre 25 de 30 % dans ces quatre cas), 282 dans l’Indre (7 %)… l’écart monte à 8431 voix (soit plus de 32%) dans le Pas-de-Calais !
Où sont passés ces électeurs Mélenchon du 1er tour de 2017 puisqu’ils ne sont pas partis chez Fabien Roussel suite à la fin d’alliance avec le PCF ? Nous avons vérifié si ces 7 départements faisaient mentir les résultats nationaux concernant le champ social-écologiste, à savoir celui que couvraient Benoît Hamon, Yannick Jadot et Anne Hidalgo… L’affaire est vite entendue, ce champ politique perd encore plus de voix entre 2017 et 2022 : 2173 dans l’Aisne, 2047 dans les Ardennes, 1544 voix dans le Cher, 1596 dans l’Indre, 305 dans la Meuse, 1748 dans les Hautes Pyrénées et … 12 170 dans le Pas-de-Calais ! Ces sept départements sont une bérézina pour la gauche, quelle que soit sa sensibilité.
Quelles sont donc les autres possibilités ?
La plus évidente c’est que l’essentiel des pertes de voix de Jean-Luc Mélenchon et de la gauche se retrouve dans l’abstention puisque celle-ci est en hausse dans le pays de 4,08 points. La progression de l’abstention est légèrement plus forte que la moyenne dans l’Aisne, le Cher, l’Indre, la Meuse et le Pas-de-Calais… mais cette progression est légèrement inférieure à la moyenne nationale dans les Ardennes et les Hautes-Pyrénées… donc l’abstention ne peut expliquer à elle seule cette perte de suffrages. On pourra considérer qu’un partie des électeurs social-écologistes de 2017 ont pu voter directement Emmanuel Macron en 2022, mais il est fortement probable qu’ils aient également rejoint en nombre Jean-Luc Mélenchon, ce qui renforce l’interrogation sur la perte de voix du leader insoumis dans ces sept départements.
Le cas des Hautes-Pyrénées est intéressant : Emmanuel Macron y perd un peu plus de 1000 voix, mais Marine Le Pen en gagne près de 4000 et Jean Lassalle plus de 7800… quand Jean-Luc Mélenchon en perd 5699. Le plus probable dans cette configuration c’est qu’une partie de la gauche dont les électeurs de Mélenchon en 2017 participent fortement à la progression du vote Lassalle dans ce département et dans une moindre mesure à celle du vote Le Pen. Les Hautes-Pyrénées permettent d’interroger les dynamiques politiques dans le Sud-Ouest rural : Lassalle gagne près de 20 000 voix dans les Pyrénées-Atlantiques (Le Pen 15 000), près de 6700 dans le Gers (Le Pen 2600) et près de 14 000 dans les Landes (idem pour Le Pen) : dans ces départements, Jean-Luc Mélenchon perd des voix mais Fabien Roussel y fait beaucoup plus que les pertes du premier, or si, comme cela s’est passé dans tout le pays, des électeurs communistes, socialistes et écologistes ont choisi de « voter utile », l’hypothèse pour expliquer ces baisses de suffrages de Mélenchon c’est un transfert vers un vote Lassalle…
Examinons les cas de l’Aisne et des Ardennes… la hausse de l’abstention est soit légèrement au-dessus, soit légèrement en-dessous de la moyenne nationale… en nombre de voix, la progression de Marine Le Pen n’est pas mirobolante, respectivement +1572 et +664. Sans même considérer qu’une partie de l’électorat communiste, socialiste et écologiste ait voté Mélenchon dès le premier tour, on peut faire raisonnablement l’hypothèse que le différentiel négatif de voix des électorats Mélenchon et Roussel s’explique donc d’abord par un transfert assez direct vers Marine Le Pen : -1694 et -882…
Enfin il faut explorer le Pas-de-Calais… Dans ce département longtemps emblématique d’une classe ouvrière organisée, objet d’une concurrence (parfois violente) pendant des décennies entre socialistes et communistes, terrain de chasse désormais du Rassemblement National et terre d’élection de Marine Le Pen où Jean-Luc Mélenchon s’était cassé les dents en 2012, la gauche et Jean-Luc Mélenchon essuient une défaite sévère. Jean-Mélenchon perd 34 583 voix par rapport à 2017 ; Fabien Roussel ne récolte que 26 152 suffrages, il y a donc une perte sèche de 8 431 suffrages par rapport à 2017 ; en additionnant les scores de Yannick Jadot et d’Anne Hidalgo, c’est là aussi une perte plus sèche encore de 12 170 suffrages. La gauche accuse donc un retard cumulé de 20 601 voix. La progression de l’abstention est très légèrement supérieure à la progression nationale moyenne. La perte en voix de Jean-Luc Mélenchon représente près de 22 % de son électorat de 2017. Si on prend en compte que, comme partout en France, des électeurs séduits ou attachés initialement à Roussel, Jadot et Hidalgo sont finalement allés voter dès le 1er tour pour Mélenchon et Macron, on ne peut aboutir qu’à une seule conclusion possible : il y a eu un large transfert d’électorat directement de Jean-Luc Mélenchon vers Marine Le Pen qui gagne elle dans le même temps 19 669 suffrages par rapport à 2017.
Ainsi, dans ces départements et dans quelques autres, percevoir les traces ou ressentir la gifle d’un transfert d’électorat de Jean-Luc Mélenchon vers Jean Lassalle et Marine Le Pen devrait interroger toute la gauche et au premier chef les Insoumis, plutôt que de perdre notre temps à déterminer si Fabien Roussel est responsable de l’élimination du député de Marseille au soir du 1er tour, ce qui n’est nullement démontré par les relevés de terrain.
Cette analyse à l’échelle départementale pourrait s’avérer insuffisante ; or nous avons avec François Ruffin et Rémi Lefebvre postulé l’hypothèse selon laquelle la dynamique Mélenchon était essentiellement portée par les Métropoles et leurs zones d’attraction immédiate et que les anciens bassins ouvriers, les zones périurbaines et rurales plus ou moins « déclassées » s’en détachaient : il faut donc vérifier cette hypothèse à l’échelle des circonscriptions.
L’ANALYSE DES RÉSULTATS PAR CIRCONSCRIPTION CONFIRME LE POSTULAT DE DÉPART
Le titre de cette partie « divulgâche » sans doute son contenu, mais nous ne sommes pas là pour faire un récit et rien n’y est de nature à procurer du plaisir. Nous nous emploierons donc seulement à en faire la démonstration. Nous examinerons les circonscriptions en fonction de deux grandes catégories de départements et territoires que nous avons définis dans la seconde partie : celle où il gagne des voix ; celle où il en perd… il y en a autant d’un côté comme de l’autre. Il y a par contre 244 circonscriptions où Mélenchon perd des suffrages contre 322 où il en gagne (hors Français résidant hors de France). L’idée est de vérifier à l’échelle infra-départementale si l’hypothèse de l’interprétation sociologique et territoriale de l’évolution du vote Mélenchon perçue à l’échelle départementale se vérifie. Nous verrons que c’est le cas, parfois jusqu’à la caricature.
Commençons par les départements où Mélenchon progresse (parfois très fortement) de 2017 à 2022.
Premier constat : il n’y a pas une seule circonscription de Région parisienne ou d’Outre Mer où Mélenchon ne progresserait pas… et c’est la même chose pour le Rhône (Métropole lyonnaise).
Les Bouches-du-Rhône sont un premier exemple de résonance à l’échelle infra-départementale de ce que nous avons décrit à l’échelle départementale. Marseille apporte l’essentiel des suffrages qui permettent à Mélenchon de progresser entre 2017 et 2022. Il perd cependant des voix dans les circonscriptions au passé ouvrier – Aubagne/La Ciotat, Gardanne, Marignane/Vitrolles, Istres/Martigues – ou plus conservatrices – St.-Rémy, Berres/Salons… toutes sont d’ailleurs devenues depuis longtemps le terrain de chasse du Rassemblement national. On peut considérer que Fabien Roussel reprend l’électorat communiste dans la circonscription d’Aubagne, analyse qui ne tient pas pour Berres, Marignanne ou St.-Rémy où il agrège un autre électorat… par contre, Communistes et Insoumis (et toute la gauche) doivent s’inquiéter durablement du décrochage des anciens fiefs communistes de Gardanne et Martigues où toute la gauche perd des voix de manière relativement importante.
Si on regarde les départements qui sont parties prenantes d’une dynamique de métropolisation, on retrouve là-aussi une dichotomie marquée dans le territoire. En Haute-Garonne, la circonscription de St.-Gaudens – la plus rurale – est celle où Mélenchon perd des voix. En Gironde, seules les circonscriptions bordelaises font progresser Mélenchon. En Loire-Atlantique, ce sont les circonscriptions nantaises qui jouent ce rôle, il recule ailleurs. Dans l’Hérault, ce sont les circonscriptions directement dans l’orbite de Montpellier où il gagne des voix ; on ne sera pas étonné qu’il puisse régresser à Béziers (où Robert Ménard a même pu mordre sur l’électorat mélenchoniste de 2017), et les informations de terrain sur les bureaux de vote de Sète indique clairement un basculement d’une partie de l’électorat insoumis de 2017 vers l’abstention et Marine Le Pen.
Dans des départements à effet métropolitain plus réduit, c’est la même chose : en Indre-et-Loire, seules les circonscriptions tourangelles le font progresser ; dans la Loire, les circonscriptions rurales et ouvrières de Roanne et Feurs voient Mélenchon reculer ; en Moselle, c’est Metz qui apporte des suffrages supplémentaires à Jean-Luc Mélenchon, il recule sinon dans le rural et les bassins ouvriers de Florange, Hayange, Thionville et Cattenom, dans celui de Bitche/Rohrbach Roussel ne compense pas les pertes et la gauche recule globalement ; dans le Vaucluse, seule Avignon fait progresser Jean-Luc Mélenchon ; dans la Vienne, ce sont les deux circonscriptions pictaviennes ; en Ille-et-Vilaine, Rennes fait l’essentiel des suffrages supplémentaires, Mélenchon recule dans les circonscriptions de Fougères, Cancale/Dol/St.-Malo. En Alsace, Mélenchon régresse dans les circonscriptions rurales. Là encore, rappelons le, la question n’est pas de savoir si ces territoires sont par nature favorables ou défavorables à la gauche.
Dans les départements plus ruraux, comme l’Yonne et la Côte-d’Or, ce sont les grandes villes du territoire qui rapportent des voix supplémentaires (Sens, Auxerre, Dijon), Mélenchon recule ailleurs. Dans le Morbihan, il recule dans les circonscription plus rurales (Baud, Locminé, Pontivy ; Hennebon, Faouët). Dans le Maine-et-Loire, il recule dans les deux circonscriptions rurales de Saumur, mais aussi dans les Mauges autour de Cholet où se maintient encore une culture ouvrière catholique qui avait largement basculé vers l’engagement à gauche au début des années 19701. Dans le Tarn, Albi soutient la dynamique Mélenchon qui recule dans les circonscriptions de Carmaux (et à Carmaux même où il perd 22 voix) et de Castres et Mazamet… Dans le Tarn-et-Garonne, c’est la circonscription de Montauban (et Montauban même, pourtant dirigée par une droite dure depuis 20 ans, +600 voix) qui lui apporte des gains.
Pour finir le tableau, dans deux départements dans l’orbite de la Région parisienne, l’Oise au nord et l’Eure-et-Loir au sud-ouest, Mélenchon recule dans les circonscriptions les plus rurales (Noyon/Compiègne – très travaillée depuis longtemps par le RN – et Châteaudun/Brou) ou qui ont une histoire ouvrière importante (les deux de Beauvais).
Dans cette énumération/déconstruction, un profil se dessine immanquablement à l’échelle infra-départementale : Jean-Luc Mélenchon progresse – parfois très fortement – dans les territoires métropolitains, d’agglomération centrale, recrutant à la fois un public diplômé et très inséré et un public « quartier populaire » ; il recule quasi-systématiquement dans tous les autres : rural, péri-urbain déclassé, bassins ouvriers. Un seul département semble faire mentir cette logique, c’est le Territoire-de-Belfort, où l’empreinte ouvrière reste importante et où malgré un territoire densément peuplé on ne peut pas parler de métropolisation sauf à considérer l’attraction des aires urbaines de Mulhouse dans le Haut-Rhin et Bâle en Suisse (c’est peut-être l’explication).
Après avoir examiné les départements où Mélenchon engrange des suffrages supplémentaires, retrouve-t-on une logique confirmant notre analyse dans les départements où il en perd ?
Dans ces 54 départements, il n’y a que 33 circonscriptions où le candidat insoumis recueille des suffrages supplémentaires. Nous ferons cependant aussi quelques remarques sur des circonscriptions où il recule comme dans le reste du département en fin de sous partie.
Les circonscriptions où Mélenchon gagne des suffrages supplémentaires dans des départements où il en perd sont presque systématiquement celles où on trouve les villes-centres et leurs banlieues ou quartiers populaires : Troyes dans l’Aube, Caen dans le Calvados, Angoulême en Charente, La Rochelle en Charente-Maritime, Nîmes dans le Gard, Blois dans le Loir-et-Cher, Reims dans la Marne, Laval en Mayenne, Nancy et Vandœuvre en Meurthe-et-Moselle (ce qui signifie que Jean-Luc Mélenchon recule, avec toute la gauche d’ailleurs car il n’est pas même compensé par Fabien Roussel, dans la 6e circonscription ouvrière – Pont-à-Mousson – où est élue Caroline Fiat, députée particulièrement mise en avant par le groupe LFI ces derniers mois), la métropole de Lille-Roubaix-Tourcoing dans le département du Nord, Clermont-Ferrand dans le Puy-de-Dôme (celle où il en gagne le moins est la circonscription la plus rurale des deux), Rouen en Seine-Maritime, Amiens dans la Somme et Toulon et Fréjus dans le Var…
Quelques pas de côté pour des cas particuliers : dans les Côtes-d’Armor, Mélenchon progresse dans les circonscriptions de Dinan et de Tréguier/Perros-Guirec/Lannion, qui ne sont pas les plus urbaines et les plus à gauche du département mais les plus touristiques, il en perd ailleurs là où existait une tradition de gauche (Tregor, St.-Brieuc) ; dans le Jura c’est la circonscription de St.-Claude qui lui octroie quelques 290 supplémentaires ; dans le Lot, c’est celle de Figeac avec 136 voix de plus ; dans les Pyrénées Atlantiques, dont on parlait plus haut, Mélenchon progresse de 243 voix dans la circonscription de Bayonne/Anglet ; et en Vendée, c’est la circonscription côtière des Sables-d’Olonne qui lui offre 51 voix supplémentaires.
Nous avions dit plus haut que nous dirions quelques mots de circonscriptions où Mélenchon recule pour préciser les dynamiques. Dans le Pas-de-Calais, la gauche recule partout massivement donc et le phénomène de transfert de Mélenchon vers le vote Le Pen et l’abstention se vérifie constamment ; une seule circonscription se distingue, c’est la 2e autour d’Arras, préfecture du département, où Fabien Roussel fait 1005 voix de plus que Jean-Luc Mélenchon n’en perd. Dans l’Aisne, même profil, la seule circonscription qui se distingue est la 5e avec Châteauthierry, où là-aussi les voix engrangées par Roussel sont légèrement supérieures à celles perdues par Mélenchon (290) et qui se situe dans l’orbite de la Région parisienne. En Charente, la circonscription où la gauche régresse fortement dans toutes les sensibilités est celle de Confolens (la plus rurale) où est élu le député divers gauche (ex PS) Jérôme Lambert. Dans le Cher, la gauche régresse partout, seule la première circonscription avec la préfecture de Bourges (là où il a existé une implantation communiste ancienne) permet à Fabien Roussel de rassembler plus de suffrages que Jean-Luc Mélenchon n’en perd (618). En Seine-Maritime, la circonscription de Dieppe (la ville est un point d’appui du PCF mais très régulièrement disputée, le reste de la circonscription est assez rurale), où est élu Sébastien Jumel – député communiste qui soutenait Jean-Luc Mélenchon au premier tour – voit toute la gauche reculer et les voix de Roussel ne compensent pas celles perdues par Mélenchon. Enfin, dans la Somme, la 1ère circonscription où est élu de François Ruffin voit Jean-Luc Mélenchon reculer de plus de 700 voix, mais le différentiel par rapport à 2017 reste positif car Fabien Roussel recueille 1592 suffrages – mais Jadot et Hidalgo perdent 1001 voix par rapport à Hamon) ; c’est une circonscription socialement composite avec les quartiers populaires du nord d’Amiens, les territoires périurbains, peuplés par une ancienne classe ouvrière qui a beaucoup perdu ses dernières décennies, et les territoires ruraux autour d’Abbeville…
Un dernier mot sur la Corse… Jean-Luc Mélenchon y perd plusieurs centaines de voix dans chacune des 4 circonscriptions comparé à 2017. Différents commentateurs ont parlé d’opportunisme politique quand la France insoumise et Jean-Luc Mélenchon ont, sur fond d’affrontements sur l’Île de Beauté, soutenu les revendications des nationalistes corses pour une autonomie de l’île ; il y a plus vraisemblablement à parier que le candidat et son mouvement sont sincèrement convaincus par leur propre discours sur le dépassement de la République unitaire (ce n’est pas forcément plus rassurant). Opportunisme ou conviction, peu importe, cela n’a pas été suivi. Marine Le Pen y explose ses scores alors que son père ne pouvait pas y mettre les pieds. Et Fabien Roussel fait plus que combler les pertes de voix de Mélenchon sur ce territoire sur une ligne qui est à l’opposé de la complaisance avec l’autonomisme.
Ainsi à l’intérieur même des départements où le nombre de voix en faveur de Mélenchon recule (et sauf erreur, il n’existe pas de département où la somme des voix de Yannick Jadot et Anne Hidalgo dépasserait les suffrages obtenus par Benoît Hamon), le phénomène que nous voyions à l’échelle de l’hexagone se reproduit : Les centres-villes, les agglomérations, les petites métropoles, avec leur classes moyennes supérieures et leurs quartiers populaires font progresser le candidat insoumis ; il régresse dans les territoires ruraux, le périurbain déclassé et les anciens bassins ouvriers. À nouveau, à regarder de plus près, on ne voit pas de lien direct entre le vote Roussel et l’incapacité de Jean-Luc Mélenchon à se qualifier pour le second tour… Dans la plupart des cas, le vote Fabien Roussel est allé chercher au-delà des suffrages perdus par le leader populiste, des électeurs qui n’auraient sans doute pas voté pour ce dernier – en tout cas, affirmer une certitude en la matière est relativement présomptueux.
1Lire Les mauvaises gens, Étienne Davodeau, 2005, roman graphique publié aux éditions Delcourt
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La gauche est dans une impasse… Elle paye son incapacité à vouloir travailler un projet alternatif commun pendant 5 ans, alors qu’objectivement le bilan du mandat d’Emmanuel Macron démontre une brutalité rarement vue à l’égard des catégories populaires et a mis en exergue les faillites du néolibéralisme qu’il promeut à l’occasion de la crise sanitaire. Il y avait la place pour une contre-offensive de gauche, d’autant plus nécessaire qu’il n’est jamais inscrit que la colère sociale débouche forcément vers un renforcement de la gauche quand celle-ci est atone ou divisée – on le voit depuis des années, et en 2022 plus encore, l’extrême droite connaît une progression continue.
Ce n’est pas l’objet de cette note que de faire le compte des responsabilités dans l’absence de travail et de rassemblement ; il a été assez dit qu’en 2017 une opportunité historique avait existé pour recomposer la gauche et qu’elle n’avait pas été saisie, bien au contraire. Les querelles de leadership et d’hégémonies concurrentes se sont ensuite succédées les unes aux autres, avec le résultat que l’on connaît. Jean-Luc Mélenchon et la France Insoumise ont fait le pari qu’ils imposeraient leur force au reste de la gauche et que dans un « trou de souris », ils réussiraient avec leur stratégie d’« union populaire » à faire mentir les faits et les pronostics : ils y sont presque arrivés.
Mais faute d’une véritable démarche de rassemblement, ils ont échoué à 421 000 voix près… Il ne sert à rien de vouloir faire porter à la candidature de Fabien Roussel la responsabilité de cet échec, d’abord parce que cette affirmation est pour une part indémontrable et que, dans de larges parties du territoire et de la société, le candidat communiste est allé chercher des électeurs qui n’auraient sans doute pas voté pour Jean-Luc Mélenchon, ce que laissent percevoir les éléments chiffrés de cette note. L’aspiration au « vote utile » ou au « vote efficace » a été si forte dans les trois dernières semaines de cette « drôle de campagne » que nous connaissons tous nombre d’électeurs de Fabien Roussel, Yannick Jadot ou Anne Hidalgo, voire des militants qui ont fait campagne pour ces derniers, qui ont finalement glissé un bulletin Jean-Luc Mélenchon dans l’urne le 10 avril. Les Insoumis – au regard de la hausse de l’abstention – pas plus que les autres candidats n’ont réussi à convaincre suffisamment d’abstentionnistes de quitter leur Aventin pour renverser la tendance ; avec une baisse de 4 points de participation, dans les grandes masses c’est l’inverse qui s’est passé : des électeurs de gauche du 1er tour de 2017 se sont parfois abstenus 2022. Il serait plus intéressant de comprendre les raisons pour laquelle dans certains territoires la gauche recule alors qu’elle gagne nationalement plus de 1,4 millions d’électeurs par rapport à 2017 ; de comprendre pourquoi certains électeurs de Jean-Luc Mélenchon ont rejoint cette année Marine Le Pen ou Jean Lassalle…
Avec 21,95 % et 7 712 520, le député de Marseille – dont c’était a priori le dernier combat présidentiel – semble cependant avoir atteint un nouveau plafond de verre. C’est peut-être dû à sa personnalité et un nouveau candidat issu de son camp pourrait le briser… mais il existe quelques doutes raisonnables sur le fait qu’une personnalité moins connue que lui arrive dans 5 ans à faire mieux. Il y a une interrogation sur la stratégie mise en œuvre. Et cette stratégie « populiste de gauche » interroge aussi sur la cohésion de l’électorat récolté le 10 avril 2022. Rémi Lefebvre le 13 avril dernier insistait le manque de cohérence de cet électorat : « l’électorat de l’Union populaire est celui où le vote « de conviction » (50 %) est le plus faible dans les enquêtes à la sortie des urnes. La dynamique de 2022 ne s’est pas nourrie des abstentionnistes (sauf les jeunes) mais du siphonnage des électorats de gauche rivaux […]. Jean-Luc Mélenchon parle d’un « pôle populaire » installé grâce à lui dans la vie politique mais la sociologie de ses électeurs reste centrée dans l’électorat de gauche classique, diplômé, urbain, inséré ou déclassé. » Dans son dernier essai, Faut-il désespérer de la gauche ? (2022), il rappelle que les responsables insoumis se sont mépris sur la nature de leur électorat plus classiquement de gauche qu’il n’y paraissait… Cet électorat de gauche classique attaché à la redistribution et moralement à la « solidarité » mais devenu aussi méfiant à l’égard des catégories populaires (qu’elles soient des « quartiers populaires » ou de la « classe ouvrière ») se retrouve aujourd’hui empilé avec une forme de révolte des Outre Mer devant le mépris du gouvernement central, dont il ne comprend rien, et avec les jeunes et adultes des quartiers populaires pour qui la redistribution n’est plus une évidence après que la gauche a failli à plusieurs reprises à leurs yeux et qui a cru souvent au mirage de l’auto-entreprenariat, ce sont des « déçus de Macron » qui sont par ailleurs mus par un ressentiment légitime contre les discriminations qu’ils vivent immédiatement au quotidien. Cet électorat composite semble se distinguer de plus en plus d’une autre partie du pays avec des classes populaires qui se sentent exclues du système. François Ruffin le dit assez bien dans Libération en parlant de ces départements que nous avons décrits où Mélenchon perd du terrain : « C’est là qu’on perd. Au-delà même de la gauche, ça pose une question sur l’unité du pays, ces fractures politico-géographiques : comment on vit ensemble ? Comment on fait nation, sans se déchirer ? »
Le recul de Jean-Luc Mélenchon dans ces territoires, et donc in fine l’absence de la gauche au second tour de l’élection présidentielle, découle ainsi sans doute de sa stratégie « populiste de gauche » et de son pari de prendre en charge une partie de la radicalité et non toute la radicalité qui s’exprime dans le pays. Il fallait incarner une fonction tribunitienne également pour transformer la colère des « fâchés pas fachos », mais les approximations et ambiguïtés de 2021 n’y ont sans doute pas contribué. Ainsi par une « ruse de l’histoire », la « logique Terra Nova » triomphe en faveur du vote Mélenchon quand elle avait été pensée pour trouver un électorat de rechange à une gauche déjà sociale-libérale et déjà abandonnée par les classes populaires qui voulait solder les comptes.
Le quinquennat qui va s’ouvrir devra, s’il n’est pas trop tard, permettre de faire le tri dans l’échec d’une hégémonie culturelle du « populisme de gauche » mais qui vient de donner les moyens au mouvement qui la portait d’écraser (au sens propre du terme) politiquement tous ses partenaires/concurrents. Elle devra aussi régler la manière dont une force de transformation sociale qui veut conquérir et exercer le pouvoir pourra à la fois prendre en charge toutes les radicalités sociales qui s’expriment, créer du commun en réduisant les fractures territoriales et apaiser la communauté nationale.
Les élections générales australiennes de 2022 ont eu lieu le 21 mai, et ont ramené les travaillistes au pouvoir après presque une décennie de domination libérale.
Le système électoral australien repose sur le vote préférentiel. Dans chacune des 151 circonscriptions, les électeurs classent les candidats. Au moment du dépouillement, un candidat reçoit les voix de tous les bulletins qui l’ont classé en premier. Si aucun candidat n’atteint 50% des voix, celui arrivé en dernier est éliminé, et ses voix sont réallouées aux candidats en fonction des seconds choix de ses électeurs. Les candidats sont éliminés un à un jusqu’à ce que l’un d’eux dépasse la majorité absolue.
Si ce système semble à première vue favoriser les candidats modérés, le système politique australien ne dispose pas de parti centriste puissant, et la plupart des sièges sont remportés par l’un ou l’autre des deux grands partis qui structurent la vie politique australienne.
Un paysage politique spécifique
Il y a d’abord, à droite, une alliance de quatre partis, la Coalition, dont les différences sont plus géographiques qu’idéologiques. Le Parti Libéral National ne se présente qu’au Queensland (nord-est), le Country Liberal Party que dans le bastion travailliste des Territoires du Nord, le Parti National est puissant dans les zones rurales du sud-est. Dans le reste du pays, c’est le Parti Libéral qui représente la droite. Les cas de concurrence entre partis de la coalition sont rares, même si le système de vote préférentiel permettrait la division sans accroître les risques de défaite.
À gauche, le Parti Travailliste est en apparence plus uni, mais il est scindé en interne entre deux factions qui agissent de manière presque autonome. Left Labour et Right Labour se livrent périodiquement des guerres fratricides, afin d’obtenir les investitures dans les sièges-clefs et la direction du parti. Les syndicats australiens sont proches de l’un ou de l’autre, et l’adhésion à une faction repose sur des cotisations distinctes de celles d’adhésion au Parti Travailliste. Cependant, cet attelage tient la route malgré tout, et une fois les primaires internes achevées, les dissidences de la faction perdante sont rares. Le Left Labour dispose généralement de la majorité des militants, tandis qu’une majorité des parlementaires provient plutôt du Right Labour. Géographiquement, l’aile droite domine le sud-est, plus peuplé, tandis que l’aile gauche domine très largement le reste du pays. Au-delà de ces deux grands partis et de leurs divisions respectives, les verts se sont imposés depuis plusieurs années comme la troisième force politique. L’extrême-droite est divisée entre le parti One Nation, dont le discours se concentre sur le rejet de l’immigration, et United Australia Party, libertarien et opposé aux mesures sanitaires de confinement.
Enfin, la Coalition a connu le départ de cadres féminines du parti, le jugeant trop peu actif sur les questions environnementales et féministes, qui ont décidé de se présenter sous un label commun appelé Teal Independants, « Indépendantes bleue verte » (littéralement « indépendantes bleues sarcelles ») – donc indépendantes, écologistes mais de droite.
Les jeux de pouvoir du Parlement australien ont de quoi faire pâlir House of Cards et Baron Noir. Le Premier Ministre sortant, Scott Morrison, avait renversé son prédécesseur Malcolm Turnbull dans un vote interne des parlementaires de la Coalition alors que celui-ci était Premier Ministre. Turnbull ayant lui-même renversé de manière similaire son prédécesseur Tony Abbott, lequel avait battu aux élections de 2013 le sortant travailliste Kevin Rudd, figure de l’aile droite du parti qui avait renversé à 4 mois des élections la Première Ministre Julia Gillard, plutôt issue de l’aile gauche du parti, aussi dans un vote interne des parlementaires.
Le retour de l’aile gauche travailliste aux manettes
C’est là le danger pour la frange gauche du parti travailliste. Les parlementaires ont le pouvoir de renverser un premier ministre issu de leur propre camp et usent abondamment de cette méthode. Le leader de l’opposition peut aussi se faire censurer par son groupe parlementaire, et la frange droite étant majoritaire, se hisser et se maintenir au pouvoir relève d’un jeu d’équilibriste compliqué pour Left Labour. Pourtant, c’est bel et bien dirigeant historique du Left Labour qui a conduit le Parti Travailliste lors des élections de samedi dernier.
L’accession à la tête du parti d’Anthony Albanese ne fut pas aisée. En 2013, le Right Labour avait renversé Mme Gillard à quatre mois des élections, lesquelles avaient été finalement perdues. Décrédibilisée auprès des militants, son leader M. Rudd ayant démissionné, l’aile droite avait pourtant réussi à conserver la direction du parti. La primaire opposait M. Albanese, pour le Left Labour, et M. Shorten, pour le Right Labour. Albanese gagna le vote des militants par 60% des voix, Shorten celui des parlementaires par 68% des députés, ce qui fut suffisant pour renverser le vote des militants. À la tête du Parti travailliste, M. Shorten connut deux défaites consécutives en 2016 et 2019, alors que les sondages donnaient les travaillistes gagnants. Ayant perdu toute crédibilité auprès des militants, Shorten dut démissionner, et M. Albanese fit un grand retour, et fut élu sans opposition à la tête du Parti Travailliste.
Pendant trois ans, il s’est attelé à construire les conditions d’accession au pouvoir par la gauche. Alors que la crise climatique se fait durement ressentir en Australie, M. Albanese a musclé le programme environnementaliste du parti, prenant le contre-pied d’une Coalition volontiers climato-sceptique. Avec un programme nettement plus interventionniste que celui de Shorten, M. Albanese a réussi, comme Jeremy Corbyn l’avait fait en Grande-Bretagne, à revigorer l’attrait du Parti Travailliste dans le corps central de la société australienne, les ouvriers, les employés, les travailleurs précaires. Les adhésions ont afflué, ils n’avaient pas eu autant de militants, 60 000, depuis 1954. Enfin, prenant à bras le corps la question des inégalités persistantes frappant les populations indigènes, Albanese a promis d’inscrire dans la constitution australienne la création d’une commission permanente portant la voix des Peuples Premiers et de faire la lumière sur les exactions de la période coloniale, promesse réitérée lors de son discours de victoire.
Ainsi furent réunies les conditions d’accession au pouvoir du l’aile gauche du Parti Travailliste australien. Avec 33% des voix préférentielles, contre 36% pour la Coalition, les travaillistes accèdent au pouvoir grâce aux bons reports des voix préférentielles des verts, qui culminent à plus de 11,5% des suffrages et obtiennent 3 députés, deux de plus qu’auparavant. Une fois les reports de voix intégrés, les travaillistes obtiennent 52% des suffrages et 75 sièges sur 151, contre 48% des voix et 58 sièges pour la Coalition. Entre 4 et 5% des voix chacun, les deux partis d’extrême-droite échouent à rentrer au Parlement, aucun de leurs candidats ne parvenant à remporter le scrutin préférentiel. En revanche, avec 5,5% des suffrages mais avec des voix très concentrées dans les banlieues chiques, les centristes libéralo-écolo-féministes Teal Independants parviennent à gagner 10 circonscriptions. Enfin, deux figures locales, l’une de la droite populiste, l’autre centriste, parviennent à se faire élire en tant qu’indépendants.
Trois sièges sont encore indéterminés, avec des résultats serrés entre travaillistes et libéraux. La victoire dans un seul d’entre eux suffirait pour garantir à M. Albanese, qui est déjà entré en fonction, la majorité absolue. Dans le cas contraire, les verts ont déjà indiqué vouloir travailler avec les travaillistes.
Dans tous les cas, la victoire du Left Labour, sur une plateforme ancrée à gauche, est incontestable. L’adage « les élections se gagnent au centre » se vérifie, non pas parce que M. Albanese a concouru sur une ligne centriste politiquement, mais parce qu’il s’est adressé au centre de la société, les classes populaires, celles qui sont le plus touchées par les crises, sanitaires, économiques, environnementales. La relative radicalité de son programme, avec des promesses de lutte anti-corruption, de réconciliation nationale avec les peuples aborigènes, d’extension de la sécurité sociale à la garde d’enfants, d’électrification du parc automobile australien, de dépenses publiques dans les infrastructures et de lutte résolue contre le réchauffement climatique, associée au respect des règles institutionnelles et à un discours posé et sans excès, ont garanti une majorité électorale inédite pour les travaillistes. Tout reste à faire, mais cela augure de beaux jours. Sur une ligne similaire, les travaillistes néo-zélandais se maintiennent durablement au pouvoir avec Jacinda Ardern depuis 2017. Un revirement à gauche océanien qu’il faut saluer.
Le Left Labour, historiquement, est bien moins atlantiste, « pacifiquiste » devrions-nous dire, que la Coalition ou le Right Labour. Espérons enfin que cela permettra à M. Albanese de rebâtir la confiance entre France et Australie, que l’annulation unilatérale des contrats d’armement par M. Morrison au profit des États-Unis avait anéantie.
La Gauche Républicaine et Socialiste salue la victoire de M. Albanese, et lui souhaite de réussir à mener sont programme de transformation sociale, économique et environnementale et de réconciliation nationale, et nous espérons qu’il restaurera l’amitié entre nos deux pays.
Au deuxième tour de l’élection présidentielle, nous avons écarté le danger Le Pen. Aux élections législatives, nous pouvons faire échec à Emmanuel Macron. Jamais la gauche n’a gagné sans rassemblement.
Mais jamais le rassemblement ne s’est opéré au moyen de candidatures uniques dans toutes les circonscriptions ! La gauche unie n’est pas la gauche unique. L’expression de la diversité politique reste salutaire dans une démocratie, et souvent efficace électoralement.
C’est la raison pour laquelle la Fédération de la Gauche Républicaine sera présente dans le grand débat démocratique que constituent les élections législatives. Dans plus d’une centaine de circonscriptions, nous partons sous nos couleurs pour défendre les thèmes qui nous sont chers et qui, de notre point de vue, sont aujourd’hui insuffisamment défendus dans le débat public : la priorité absolue à l’Éducation nationale, la défense des services publics, l’égalité entre les territoires, la réindustrialisation du pays, la promotion du « Made in France », la défense vigilante de la laïcité, la sortie du pétrole avant 2040, la souveraineté alimentaire, l’indépendance de la France.
Nous voulons ainsi proposer aux électrices et aux électeurs de renforcer le camp républicain, laïque, attaché aux services publics et à l’État, au réformisme de transformation sociale.
Dans son dernier livre, La démocratie disciplinée par la dette, Benjamin Lemoine s’interroge sur les décisions prises par la BCE pendant la pandémie. Comme lors de la crise de 2008, la BCE s’est détachée de ses principes austéritaires, en aidant très largement les Etats-membres. Assistons-nous enfin à un changement de paradigme ? Les « réformes structurelles » ne sont-elles plus d’actualité ? Faut-il espérer une BCE au service de la démocratie ? À en croire Benjamin Lemoine, ce n’est qu’un doux mirage.Emmanuel Maurel nous explique en quoi…
Le comportement « anormal » de la BCE avec la crise du COVID : la politique du quantitative easing
La crise de la Covid a ouvert une faille dans la rhétorique bien rodée de l’austérité et de la dette. Pour Benjamin Lemoine, « la leçon de choses austéritaire semble avoir du plomb dans l’aile. » Macron, pourtant acquis aux néolibéralisme, a même osé dire, en mars 2020 : « ce que révèle cette pandémie c’est qu’il est des biens et des services qui doivent être placés en dehors des lois du marché ». Un discours en contradiction avec tous ses actes depuis son élection en 2017, particulièrement ses attaques incessantes contre les services publics (comme relaté dans un cet article).
La politique de la BCE pendant la Covid aurait pu laisser présager un changement de modèle. Quand le marché des obligations du Trésor des USA (la valeur refuge par excellence) s’effondre au début de la pandémie, obligeant la FED à annoncer une immense injection de liquidités pour maintenir l’équilibre économique, la BCE suit le mouvement. Elle crée le Pandemic Emergency Purchasing Program (PEPP) et rachète 1.850 milliards d’euros de dette. Ce changement d’attitude de la BCE était perceptible depuis 2015 avec sa politique de sauvetage de la zone euro, mais les sommes engagées à partir de mars-avril 2020 sont bien plus élevées.
Pour qui sonne le glas ?
Benjamin Lemoine décrit cette situation en ces termes : il s’agit d’une « révolution sans révolutionnaire[1] ». L’intervention de la BCE n’a pas directement pour objectif l’intérêt des États et des citoyens : il s’agit surtout de stabiliser les marchés financiers, sans remettre en cause le principe du financement de la dette par ces marchés. Plus grave, ces rachats ne sont pas accompagnés d’une politique de relance et de grands projets. Les technocrates refusent de mettre la BCE au service d’investissements publics sans intermédiation privée, au nom de la « neutralité de marché ». L’auteur nous rappelle en effet que la BCE a été créée pour endiguer la « monnaie démocratique » (formule de Rudiger Dornbusch, ancien conseiller de Bill Clinton) qui serait de la bad money. Et la bondholding class (la classe qui détient les obligations des États) ne compte pas mettre fin aux réformes structurelles appliquées sans discontinuer depuis 40 ans.
Le marktvolk garde la barre :
Pour Benjamin Lemoine, celui qui tient la dette (à savoir la sphère financière, ou marktvolk[2]) contrôle l’agenda politique et économique, car l’État est à la merci de l’évaluation par la finance privée de ce qu’est un « bon gouvernement ». S’il ne s’aligne pas sur les attentes de cette classe pour continuer d’être financé, il se fracassera tôt ou tard sur le « mur de l’argent ». La démocratie est donc « disciplinée » ou, comme le dit plus crûment Brunot Théret, « la dette est le garrot d’or par lequel la bourgeoisie étrangle le régime politique ».
Lors d’une présentation de la banque JP Morgan en France le 23 octobre 1987, intitulée « Pourquoi investir en France ? », l’intervenant annonçait à propos des élections à venir de 1988 : « on estime que, quel que soit le vainqueur de l’élection, le marché obligataire français ne souffrira pas. » Une phrase qui fait écho à la situation électorale actuelle, dont le vainqueur a coché toutes les cases du bon gouvernement néolibéral : flexibilisation du marché du travail, baisse de l’imposition des plus-values et des grandes fortunes, démantèlement des services publics et de l’État social, report de l’âge de la retraite…
L’État est assigné à la sécurisation du capitalisme financier – laquelle peut prendre des formes violentes, comme ce fut le cas avec les gilets jaunes. À cet égard, Emmanuel Macron fait partie des meilleurs élèves de l’Union Européenne, mais le risque de continuer à suivre aveuglément l’orthodoxie budgétaire est de faire advenir, comme le suggère Karl Polanyi, « une économie libre sous un gouvernement fort ».
La nouvelle rhétorique du « cantonnement »
Les experts du FMI déclaraient le 13 novembre 2020 : « en période de pandémie, pour sauver des vies, les gouvernements doivent agir « quoi qu’il en coûte » mais ils doivent s’assurer de conserver les factures ». A quoi Anthony Requin, directeur de l’Agence française du Trésor, répondait qu’« il faut reprendre le chemin de la vertu ». Le rapport Jean Arthuis avait déjà annoncé la couleur en préconisant l’introduction d’une règle pluriannuelle de dépenses publiques. À travers ce procédé, les objectifs budgétaires seront mis à l’abri des échéances démocratiques.
Le gouvernement quant à lui prépare le terrain et aiguise son vocabulaire. Il ne parle plus d’austérité mais de « cantonnement ». Si la dette Covid est excusable, il n’en va pas de même de la dette publique accumulée depuis 30 ans, sur laquelle Macron ne transigera pas. Bruno Lemaire a déjà acté dans son projet de loi finance qu’une part supplémentaire des recettes fiscales seront consacrées au remboursement de la dette à partir de 2022.
Une bifurcation ratée
La politique monétaire de la BCE ne changera donc pas. Après la stabilisation, retour à « l’indépendance » et aux réformes structurelles. Même le rapport d’évaluation de la BCE par le Parlement Européen, censé faire entendre l’intérêt des citoyens, voté il y a quelques semaines, verrouille cette direction : il faudra payer en priorité les créanciers plutôt que maintenir les autres engagements de l’État en matière de santé, d’éducation ou de culture. Pourtant, ce ne sont pas les idées qui manquent pour impulser des politiques publiques au service des citoyens, au premier rang desquelles la sortie des critères de convergence européens, la rupture avec le dogme anti-inflationniste et la relance budgétaire contra-cyclique pour des objectifs sociaux et environnementaux.
Le 5 mai 1981, Bobby Sands, 27 ans, décédait dans les H-Blocks de Long Kesh des suites d’une seconde grève de la faim qui avait duré 66 jours. Le jeune cadre de l’IRA avait été élu membre du Parlement britannique le 9 avril 1981 ; prétextant ne pas vouloir négocier avec des « terroristes » Margareth Thatcher l’avait laissé mourir en prison… Plusieurs autres prisonniers irlandais connurent dans les semaines qui suivirent le même destin. Plus de 100 000 personnes assistèrent aux funérailles de Bobby, les plus importantes funérailles républicaines depuis celles deLe Terence MacSwiney en 1920, poète et auteur dramatique, maire Sinn Féin de Cork et membre du Parlement irlandais, lui-même mort d’une grève de la faim dans les prisons anglaises.
Le jeudi 5 mai 2022, les citoyens d’Irlande du Nord votaient pour renouveler leur parlement provincial : l’enjeu était inscrit depuis plusieurs années et prédit par les enquêtes d’opinion. Il s’agissait de déterminer si pour la première fois de l’histoire de la province britannique le poste de premier ministre allait revenir à un dirigeant non unioniste. Les résultats issus du dépouillement bouclé samedi soir indiquent très nettement que les Unionistes ont perdu l’élection et que Michelle O’Neill, vice présidente de Sinn Féin et cheffe du parti parti républicain dans la province britannique, devrait devenir la prochaine première ministre. 101 ans et deux jours1 exactement après la création de la province autonome d’Irlande du Nord, et d’un régime d’apartheid fait pour les Unionistes et qui devaient leur assurer de toujours conserver le pouvoir, le renversement est total : les citoyens d’Irlande du Nord vont peut-être avoir enfin une « première ministre pour tous et chacun ».
D’aucuns pourraient penser que cette introduction est chargée de pathos, pourtant c’est bien une des dimensions du processus qu’il est nécessaire de maîtriser pour comprendre la portée symbolique de ce scrutin et de ses conséquences.
Le contexte de l’élection
Depuis 2007, le gouvernement provincial d’Irlande du Nord est dirigé conjointement par le Democratic Unionist Party (DUP) – organisation du Révérend ultra-conservateur Ian Paisley (1926-2014) – et le Sinn Féin… Les statuts provinciaux hérités du Good Friday Agreement de 1998 obligent à un cabinet de coalition entre les principaux partis de la région : le Social Democratic and Labour Party (SDLP – nationalistes irlandais modérés) et l’Ulster Unionist Party (UUP – conservateurs unionistes), qui ont dirigé le premier gouvernement après les accords de Paix en 1998, y sont associés tout comme plus récemment l’Alliance Party, parti libéral qui se veut a-confessionnel (et théoriquement indifférent au débat sur la réunification de l’Irlande).
Les difficultés à constituer un tel gouvernement de coalition ont déjà conduit à plusieurs reprises le gouvernement britannique à suspendre les institutions autonomes de la province – notamment de 2002 à 2007 (après des affaires d’espionnage sur fond de déclassements des stocks d’armes des différents groupes paramilitaires de la guerre civile), de 2017 à 2020 (sur fond de conséquences du Brexit et d’affaires de corruptions impliquant directement la cheffe du DUP, Arlene Foster, et son entourage). Pourtant pendant près de 10 ans, les pires « frères ennemis » ont gouverné ensemble ce pays pour assurer sa transition pacifique, l’apprentissage d’une cohabitation entre communautés qui se sont affrontées et son développement économiques : si on avait dit à Tony Blair (dont il faudra reconnaître l’intelligence dans la conclusion de l’accord de paix) en 1998, que le Révérend Paisley, principal instigateur des milices paramilitaires loyalistes, et Martin McGuinness, chef opérationnel de l’IRA pendant la plus partie de la guerre civile, dirigeraient ensemble la province durant plusieurs années sans véritable drame, il nous aurait sans doute ri au nez.
Le passage de relais entre les générations a paradoxalement tendu les relations politiques : Michelle O’Neill a tenu la dragée haute à Arlene Foster, dont le parti (fondé en opposition aux dirigeants traditionnels de la province (UUP) jugés trop mous avec les Irlandais) se raidit de plus en plus dans la perspective de perdre un jour ou l’autre le pouvoir. Le DUP et Arlene Foster sont les principaux responsables du blocage de 2017-2020 : indispensables à la Chambre des Communes à Theresa May, qui ne devait qu’aux unionistes d’avoir une majorité parlementaire, ils ont de fait empêché l’émergence d’un compromis sur l’Irlande du Nord avec l’Union Européenne – le Good Friday Agreement impliquait de ne pas recréer de frontière entre les deux parties de l’Irlande – et retarder la mise en œuvre pratique du Brexit, faisant du mandat de Theresa May un véritable chemin de croix. Cela explique pourquoi le cabinet de la Première ministre britannique a été si conciliant avec le DUP, pourtant accusé de graves faits de corruption, qui lui avait coûté la confiance tous ses partenaires politiques en Irlande – et pas seulement du Sinn Féin comme la presse le répète ad nauseam. Le remplacement forcé de May par Boris Johnson, puis la victoire électorale sans appel des conservateurs en 2019 sous la conduite du nouveau premier ministre britannique, a paradoxalement perdu le DUP et Arlene Foster : l’accord imposé par Dublin et Londres pour restaurer l’autonomie provinciale en janvier 2020 était une forme de désaveu de la patronne du DUP, qui conservait néanmoins sont poste de Premier ministre.
Nous avions traité dans un précédent article les conséquences pratiques du Brexit et du « protocole nord-irlandais » entre l’Union Européenne et le Royaume Uni. Début avril 2021, quelques mois après l’officialisation du retrait du Royaume-Uni de l’Union européenne, des émeutes éclatent dans des zones loyalistes à majorité protestante, où les conséquences du « Brexit » ont nourri un sentiment de trahison (sans oublier quelques liens avec le trafic de drogue qui crée une tension logique entre certains chefs paramilitaires loyalistes « économiquement reconvertis » et le « Service de police de l’Irlande du Nord »). En effet, le « protocole nord-irlandais » prévu par l’accord commercial avec l’UE négocié par le Royaume-Uni et l’Union européenne a rétabli des contrôles douaniers au niveau des ports en mer d’Irlande et non dans les terres, entre le marché britannique et le marché intérieur européen dont l’Irlande du Nord reste membre pour éviter le retour d’une frontière terrestre en Irlande. Cette nouvelle frontière douanière mécontente les loyalistes qui se sentent « éloignés » voire « isolés » du reste du Royaume-Uni. Le 28 avril, Arlene Foster, annonça donc sa démission, victime d’une fronde dans son parti liée à sa gestion du Brexit et de ses conséquences sur l’Irlande du Nord comme « nation constitutive britannique ». Elle était en outre critiquée par les durs du DUP pour s’être abstenue, plutôt que d’avoir voté contre, lors du vote d’une motion appelant à interdire les thérapies de conversion pour homosexuels. Arlene Foster n’en demeure pas moins conservatrice sur les sujets de société, étant opposée à l’avortement et au mariage homosexuel, que l’Irlande du Nord venait d’autoriser. Elle a cependant été dépassée par la base du parti, où les fondamentalistes évangélistes sont influents.
Edwin Poots – ultra-conservateur et protestant fondamentaliste – lui succédait à la tête du DUP le 28 mai 2021. Arlene Foster démissionnait formellement du gouvernement le 14 juin 2021, transmettant le flambeau à Paul Givan (DUP) comme premier ministre. Ce dernier démissionnait en février dernier pour marquer son désaccord avec les négociations sur la prorogation du « protocole nord-irlandais ».
On imagine bien que les élections provinciales étaient particulièrement attendues et que l’équilibre issu du précédent scrutin était devenu intenable. Les Irlandais du Nord avaient hâte de retourner aux urnes et il était bien question dans toutes les enquêtes d’opinion de retrouver une stabilité politique en mettant fin au leadership du DUP.
Une victoire sans appel du Sinn Féin
L’Irlande du Nord utilise depuis 20 ans le même mode de scrutin pour les élections provinciales que celui utilisé depuis 1922 en République d’Irlande : le scrutin à vote unique transférable, une forme de scrutin uninominal à un tour, couplé à un classement des préférences de chaque électeurs, qui permet de transférer au second choix les suffrages, une fois que le candidat choisi en premier a été élu ; cela apporte à ce mode de scrutin un effet proportionnel non négligeable pour élire les 90 parlementaires. Cela implique cependant un dépouillement extrêmement long : les Nord-Irlandais ont voté jeudi, le dépouillement s’est étalé dans des bureaux centralisés par circonscription tout au long des journées de vendredi et samedi.
L’autre conséquence plus politique, c’est que la victoire nette de Sinn Féin apparaît amoindrie. Alors que le parti républicain irlandais a nettement progressé en suffrages – 29 % (+1,1 point, +26 000 voix) –, il ne gagne aucun siège supplémentaire par rapport aux 27 qu’ils détenaient déjà, ses candidats ont juste été annoncés élus beaucoup plus rapidement qu’en 2017. Sinn Féin devient bien le premier parti de la province avec près de 8 points et 66 000 voix d’avance sur les suivants, le DUP qui a été forcé de reconnaître rapidement sa défaite – ils passent de 29 % à 21,3 % des voix et de 28 à 25 sièges. L’autre grand vainqueur du scrutin est l’Alliance Party qui bondit de 44 000 voix passant de 9 à 13,5 % et de 8 à 17 sièges.
Les grands perdants du scrutin sont le vieux UUP qui perd deux points et un siège, le SDLP qui perd 3 points et 4 sièges (il est probable que nombres d’électeurs irlandais modérés ce soient portés directement sur les Républicains) et les écologistes qui perdent leurs deux sièges. Une scission plus conservatrice du DUP, la Voix Unioniste Traditionnelle, passe par contre de 2,5 à 7,6 % (gagnés directement sur le DUP) mais ne remporte pas plus que le siège unique dont elle disposait. Aontú, une scission anti-mariage gay et anti-avortement du Sinn Féin, se présentait pour la première fois et ne remporte que 1,48 % des voix et aucun siège.
En toute logique, c’est donc Michelle O’Neill qui devrait devenir première ministre de l’Irlande du Nord qui a toujours été dirigée par un Unioniste. Elle veut être une « Première ministre pour tous et chacun », sous entendant un peu perfidement que ses prédécesseurs (et partenaires) tentaient malgré les coalitions légales de continuer à privilégier les loyalistes plutôt que l’intérêt général. Elle aura pour difficile tâche de trouver un accord de coalition dans un cadre institutionnel contraint, avec le DUP, l’Alliance, l’UUP et le SDLP… Les pro-européens et les plus conciliants avec l’Irlande peuvent cependant compter avec le Sinn Féin sur 52 sièges et donc une domination réelle dans le cabinet (les mêmes forces avec les verts n’en comptaient que 49).
Protocole nord-irlandais et réunification
Les membres de l’assemblée qui sont élus devront voter sur le maintien des parties du protocole qui créent la frontière commerciale intérieure du Royaume-Uni. Ce vote doit avoir lieu avant la fin de 2024. Le vote sera décidé à la majorité simple plutôt que d’exiger le consentement intercommunautaire. C’est une grande nouveauté et cela rend les Unionistes minoritaires par avance, les marginalisant politiquement.
Les partis unionistes s’opposent au protocole tandis que les républicains, les nationalistes et le parti de l’Alliance considèrent qu’il s’agit d’un compromis acceptable pour atténuer certains des impacts du Brexit.
Le protocole d’Irlande du Nord a jeté une ombre sur la campagne électorale suite à la démission du premier ministre Paul Givan en février. La décision du DUP visait à forcer le gouvernement britannique à agir sur les accords commerciaux post-Brexit en exerçant une forme de chantage sur Boris Johnson pour qu’il mette fin à la frontière maritime entre la province et le reste du Royaume-Uni.
Le secrétaire d’Irlande du Nord, Brandon Lewis, a indiqué que le gouvernement ne présentera pas de législation relative au protocole dans le discours de la reine la semaine prochaine.
Le Sinn Féin se retrouve désormais le premier parti dans les deux Irlandes avec 24,53 % en République et le groupe parlementaire le plus important au Dáil (égalité avec les conservateurs du Fianna Fail) et 29 % en Irlande du Nord. La Présidente du Sinn Féin Mary Lou McDonald a bien l’intention de profiter de la désignation de sa vice présidente comme première ministre d’Irlande du Nord pour négocier un référendum sur la réunification de l’Île dans les deux ans.
En 24 ans, Sinn Féin qui était inexistant politiquement en République est devenu le premier parti et n’a été écarté du pouvoir que par une coalition de circonstance entre les deux partis de droite traditionnels du sud, « frères ennemis » de la politique irlandaise. Les Républicains disposent aujourd’hui d’atouts majeurs pour peser et obtenir enfin une Irlande unie, qui serait somme toute un cadre de vie bien plus simple pour tous les Irlandais, d’autant que la République d’Irlande est sortie – au cours de la même période où Sinn Féin s’y réimplantait progressivement – d’un conservatisme social d’un autre âge en légalisant le divorce, l’avortement et le mariage gay (adopté avec plus de calme qu’en France).
Sinn Féin ne dispose pas seulement de son poids incontournable, mais aussi d’alliés avec le SDLP ou d’interlocuteur compréhensifs comme l’Alliance Party, et pourrait bénéficier de la faiblesse des gouvernements irlandais et britanniques : la coalition au pouvoir à Dublin l’est par défaut avec pour seul viatique d’écarter Sinn Féin du pouvoir ; Boris Johnson et les Tories britanniques sont en mauvaises postures avec le Party Gate et leurs défaites massives aux élections locales qui se déroulaient en Grande Bretagne le même jour que celles pour l’assemblée parlementaire d’Irlande du Nord.
1De fait, la province du Nord a vu reconnu son statut d’autonomie par le gouvernement britannique avant qu’une indépendance relative ne soit accordée au reste de l’Île avec la signature du traité de décembre 1921.
Après le grave échec du Cartel des Gauches en 1924, dont Edouard Herriot n’appliqua même pas le programme, et face à la menace fasciste de 1933 en Allemagne et 1934 en France, les gauches engagent un processus inédit de construction d’un programme commun, allant des communistes aux radicaux et avec le soutien des syndicats et de nombreuses associations et journaux.
Ce sont les socialistes avec Léon Blum qui prendront la tête du Front Populaire. C’est un 1er mai de réunion des cortèges syndicaux qui démontrera la volonté du peuple de voir l’union et la victoire, et le 3 mai 1936, c’est historique : la gauche est largement majoritaire au soir du scrutin.
Léon Blum deviendra officiellement Président du conseil et chef du gouvernement de Front Populaire un mois plus tard le 4 juin, refusant de bouleverser le processus institutionnel de l’époque, malgré un patronat paniqué qui lui demande d’accélérer l’installation du nouveau cabinet : depuis la victoire de la gauche, les ouvriers sont en grève dans toute la France avec le plus grand mouvement social jamais connu dans le pays…
C’est ce mouvement social, avec occupation des usines, affirmation de la dignité des travailleurs et prise en main des outils de production, qui donnera tout autant (si ce n’est plus) sa force au Front Populaire et permettra les immenses avancées sociales qui marquent encore notre modèle républicain.
Le premier tour de l’élection présidentielle a confirmé et amplifié le bouleversement politique de 2017. Les partis dits « de gouvernement » s’effondrent. L’extrême droite progresse et se renforce particulièrement dans les départements éloignés des métropoles. Emmanuel Macron est clairement le candidat de la droite. À gauche, Jean-Luc Mélenchon a réalisé un score impressionnant qui installe clairement l’Union Populaire comme première force.
La responsabilité du président sortant est immense. À gauche et dans le pays, très nombreux sont les Français qui ne veulent ni de lui, ni de Marine Le Pen. Pourtant, la priorité reste bien évidemment de battre l’extrême droite.
Il n’en reste pas moins qu’il faut proposer une perspective aux électeurs de gauche. Un Nouveau Front Populaire, social et écologique, c’est possible ! Un troisième tour favorable à la gauche rassemblée, c’est possible. C’est le sens de l’initiative prise récemment par l’Union Populaire.
Comme vous, nous voulons une cohabitation. Les communistes les socialistes et les écologistes représentent près de 10% des votes du premier tour. C’est peu pour chacun d’entre eux, mais c’est indispensable pour une coalition de transformation sociale. L’urgence dans la période est donc bien de bâtir une coalition. Cela suppose tant l’élaboration d’une plateforme commune, que le respect de tous les partenaires. Car là méthode qui conduit à la victoire électorale détermine toujours la méthode qui présidera à l’administration du pays. Les Français ont trop souffert de la verticalité macroniste. Ils ont besoin de respect de leur diversité.
Nous connaissons les passifs, les méfiances, les désaccords. Ils ne sont ni pires ni moindres que ceux que la gauche a connus dans le passé. Elle n’a jamais été monolithique. Quand elle a su faire de sa diversité une force, elle a gagné. C’est de nouveau nécessaire et possible. Dès lors, nous sommes demandeurs d’une rencontre qui évoquerait à la fois les questions programmatiques et électorales.
Dans l’attente d’une réponse, Bien à vous,
La Gauche Républicaine et Socialiste, le Mouvement Républicain et Citoyen, LRDG – Les Radicaux de Gauche, L’Engagement et la Nouvelle Gauche Socialiste.
Militantes et militants issus de la Gauche Républicaine et Socialiste, du Mouvement Républicain et Citoyen, des Radicaux de Gauche – LRDG, de Nouvelle Gauche Socialiste et de l’Engagement, rejoints par des militants socialistes, écologistes et insoumis, nous décidons aujourd’hui de nous rassembler dans la Fédération de la Gauche Républicaine.
Au sortir de l’élection présidentielle, les Français sont inquiets et frustrés. La fracture sociale et territoriale s’est aggravée. Et l’extrême-droite réalise le meilleur score de son histoire. Loin d’être un barrage à sa progression, le quinquennat d’Emmanuel Macron en aura été l’accélérateur.
Dans ce contexte, la gauche a une responsabilité particulière. Les législatives peuvent permettre d’offrir aux Français une alternative à la politique de régression sociale voulue par le président réélu. Les candidates et candidats de la Fédération de la Gauche Républicaine prendront toute leur part à ce combat central, en participant aux dynamiques de rassemblement aujourd’hui en œuvre.
Dans cette campagne, nous mettrons en avant les priorités qui nous sont chères, celles d’une politique de redressement républicain et de solidarité : démondialisation, promotion du « made in France », retour de l’État dans la vie économique et sociale, restauration des services publics, des moyens pour l’éducation et l’hôpital, augmentation des salaires et des retraites, transition écologique et objectif zéro pétrole, égalité territoriale, défense de la laïcité, refondation totale de nos institutions pour en finir avec la monarchie présidentielle et redonner du sens à la démocratie.
Mais au-delà des échéances électorales immédiates, c’est à une refondation de la gauche, de sa pensée, de ses pratiques, de ses modes de fonctionnement qu’il faut s’atteler. Pour reconquérir les classes populaires qui se sont en partie détournées de nous, pour redonner du sens à la promesse d’égalité, pour dessiner les contours d’un monde plus juste et plus harmonieux, les militantes et militants de la Fédération de la Gauche Républicaine s’engagent résolument.
La faiblesse actuelle de la gauche n’est pas une fatalité. En renouant avec l’esprit de conquête républicaine, avec le volontarisme politique, avec le respect de la souveraineté populaire, tout est possible.
Dans ces temps confus et incertains, l’essentiel est de savoir pour qui on se bat, et où l’on veut aller. Pour les militants de la gauche républicaine, il n’y a rien de plus exaltant que de se consacrer à la reconstruction de la gauche et au redressement de la France.
Signataires : Emmanuel Maurel, Député européen, Animateur national GRS, Marie-Noëlle Lienemann, Sénatrice, Coordinatrice nationale GRS, Jean-Luc Laurent, Président du MRC, Maire du Kremlin-Bicêtre, Catherine Coutard, vice-présidente du MRC, Stéphane Saint-André, Co-Président de LRDG, Isabelle Amaglio-Térisse, co-Présidente LRDG, Laurence Rossignol, Sénatrice, Mickael Vallet, Sénateur, Liem Hoang-Ngoc, ancien Député européen, Président de NGS, Damien Thomas, Porte-parole de NGS, Elodie Schwander, Animatrice nationale aux élections GRS, Anthony Gratacos, Secrétaire général GRS.
Milo Lévy-Bruhl est doctorant en philosophie politique à l’EHESS et travaille sur le socialisme et le judaïsme français. Il est également l’auteur de la préface à la réédition d’A l’échelle humaine, éloquent essai que Léon Blum rédigea pendant sa captivité et qui fut publié en 1945. Pour Le Temps des Ruptures, journal du pôle jeunesse de la Gauche Républicaine et Socialiste, il revient en détails sur le socialisme porté par Blum et sur la manière dont la pensée de cette grande figure de la gauche doit nous guider aujourd’hui pour refonder ce camp politique.
LE TEMPS DES RUPTURES : EN RÉÉDITANT À L’ÉCHELLE HUMAINE DE LÉON BLUM ET EN LUI CONSACRANT UNE TRÈS LONGUE PRÉFACE, VOUS NOUS AVEZ REPLONGÉS DANS LA PENSÉE ET DANS LES PROBLÈMES QU’AFFRONTÈRENT LES SOCIALISTES FRANÇAIS DURANT LA PREMIÈRE MOITIÉ DU XXE SIÈCLE. À TRAVERS, QUELQUES QUESTIONS NOUS AIMERIONS PROLONGER VOTRE RÉFLEXION POUR VOIR DANS QUELLE MESURE L’ÉCHO DE CETTE PÉRIODE EST SUSCEPTIBLE DE NOUS AIDER FACE AUX DÉFIS QUE CHERCHE À RELEVER LE SOCIALISME EN CE DÉBUT DE XXIE SIÈCLE. L’EXERCICE NOUS PARAÎT D’AUTANT PLUS INTÉRESSANT QUE NOMBREUX SONT CEUX QUI FONT AUJOURD’HUI LE PARALLÈLE ENTRE LA SITUATION ACTUELLE ET CELLE DES ANNÉES 30 OU DE LA RECONSTRUCTION D’APRÈS-GUERRE.
MILO LÉVY-BRUHL :
Je vous remercie de cette proposition dont je ne peux que partager la finalité puisqu’elle est à l’origine de ma propre démarche : méditer le passé pour agir dans le présent. Spontanément, j’aurais cependant tendance à résister aux parallèles historiques que vous indiquez. De telles comparaisons me semblent toujours trop faciles. En isolant un ou quelques éléments du présent et en forçant l’analogie, untel, pessimiste, nous replonge dans les années 30, un autre, optimiste, dans l’épopée réformatrice des dernières années du XIXe siècle, untel phantasme le retour de la guerre civile et tel autre la reconstruction de l’après Libération. Je ne veux pas nier ce que les comparaisons peuvent avoir d’heuristiques mais encore faut-il caractériser précisément ce qu’on compare. Or, c’est souvent l’inverse. La comparaison devient un réflexe qui permet précisément de faire l’économie de l’analyse du présent en le rabattant sur un passé supposément mieux connu. Le seul mérite du procédé est alors de nous apprendre quelque chose sur la disposition d’esprit de celui qui compare.
Cela étant dit, s’il faut discuter le principe même du parallèle historique du point de vue socialiste, je crois qu’une telle discussion aurait le mérite de nous adresser une question, à nous intellectuels et militants d’aujourd’hui. Celle de nous confronter à nos schèmes d’interprétation des dynamiques historiques des sociétés modernes. Lorsque le marxisme était dominant au sein du socialisme, il n’avait pas de difficultés à comparer des périodes historiques distinctes parce que la société moderne dans son ensemble lui apparaissait gouvernée par des cycles capitalistiques qui pouvaient effectivement se répéter. Par exemple, l’enjeu pour les socialistes dans les années 30 en France a été de savoir si la crise économique de 1929 était une crise de croissance du capitalisme comme une autre ou si elle était la crise finale. Ici, la bonne comparaison revêtait une importance primordiale puisqu’elle conditionnait les modalités de l’action. Blum se prête lui aussi à des comparaisons. Selon lui, la Révolution française, par la proclamation des droits de l’Homme et du Citoyen, a symboliquement ouvert une époque nouvelle de l’histoire de l’humanité : celle de l’émancipation, du développement de l’individu. Or, ce choc originel n’a pas encore été totalement digéré et donne lieu à des crises fréquentes qui voient s’affronter héritiers des révolutionnaires et héritiers de la contre-révolution. À la veille du Front Populaire, il compare donc certaines de ces crises – Affaire Dreyfus, après-guerre, etc. – et se demande si celle que connait alors la France est une énième forme de cette lutte, ou si elle signale l’entrée dans une nouvelle phase de la modernité. S’il tient tant à écrire
À l’échelle humaine, c’est d’ailleurs parce que sur le moment il est persuadé que la grande crise, celle qui ne signale plus seulement un énième à-coup de la Révolution de 89 mais les prémices de la révolution socialiste, a commencé en 1940. De ce point de vue, c’est l’absence de tels supports théoriques qui s’accuse aujourd’hui dans la faiblesse de nos comparaisons. La réactivation de nos traditions analytiques me semble donc un préalable à la discussion des ressemblances et des dissemblances entre les crises du capitalisme de l’entre-deux-guerres et celles d’aujourd’hui, entre les pathologies de l’autonomie moderne dont rend compte le fascisme d’entre-deux-guerres et celles d’aujourd’hui.
LTR : DANS LA PRÉFACE QUE VOUS AVEZ RÉDIGÉE, VOUS MONTREZ QUE LA PÉRIODE DE LA GUERRE EST AVANT TOUT POUR BLUM UNE ÉPREUVE INTELLECTUELLE ET QU’IL EN SORT AVEC DES CONCEPTIONS DIFFÉRENTES DE CELLES QU’IL AVAIT EN Y ENTRANT, CE QUI TENDRAIT À MINORER LA FORCE DE CES TRADITIONS ANALYTIQUES. POUR LE DIRE PLUS CLAIREMENT, VOUS MONTREZ QUE LE MARXISME QUI EST LE SIEN DANS L’ENTRE-DEUX-GUERRES NE SORT PAS INDEMNE DES ÉVÈNEMENTS.
MLB :
Je ne crois pas qu’il change de conceptions. Disons que les représentations marxistes et celle du « jauréssisme » ont toujours cohabité à l’intérieur de la SFIO, et Blum lui-même essaie, comme tant d’autres, de les harmoniser. Sa vie militante est faite d’une alternance entre majoration marxiste et minoration jauréssienne et inversement. L’enjeu intellectuel de tenir les deux bouts rejoignant un enjeu très politique d’unité de la SFIO dont il s’estime le garant. Mais de ce point de vue, en effet, la SFIO dont Blum est le leader parlementaire dans l’entre-deux-guerres est fortement dominée par le marxisme de tradition guesdiste que représente son Secrétaire Général, Paul Faure. Marxisme qui pèse sur un Blum qui, jusqu’en 1920 s’était montré bien plus jauressien. De ce point de vue, À l’échelle humaine représente le dernier épisode du «moment marxiste » de Léon Blum, un marxisme bien hétérodoxe néanmoins. Mais ce marxisme de la SFIO avait déjà été éprouvé avant-guerre. À l’échelle humaine est comme le chant du cygne du marxisme-guesdiste à la française et il masque une inflexion fondamentale qui se produit dans le socialisme français entre 1930 et 1950. Pour la comprendre, il faut renoncer à penser la période de la guerre comme une période de rupture, ce qui est contraire à notre disposition spontanée, pour apercevoir au contraire les effets de continuité entre les années 30 et l’après-guerre. Il faut considérer les années 30 et l’expérience du Front Populaire comme un lieu d’incubation des politiques mises en place à la Libération. De fait, il y a une continuité historique entre les deux périodes et, à l’arrière-plan de cette continuité, il y a en réalité un problème inédit qui se pose au socialisme français et qui ne fait que s’accentuer des années 30 à l’après-guerre.
Pour saisir cette continuité, il faut repartir du milieu des années 30 et comprendre ce que visait le Front Populaire. Pour les socialistes, la crise de 1929 est considérée comme la crise finale du capitalisme. Autrement dit, la révolution est en approche. Dans ce contexte, hors de question pour eux d’exercer le pouvoir dans les structures bourgeoises de la démocratie parlementaire : le parti entre dans une phase d’attentisme révolutionnaire. Son secrétaire général, Paul Faure, l’explique très clairement en 1934 dans Au seuil d’une Révolution. Pour cette même raison les néo-socialistes, qui eux sont favorables à une collaboration de classe dans le cadre de la République bourgeoisie, sont expulsés du parti. Pourtant, deux ans plus tard, la SFIO a totalement changé d’état d’esprit et amorce un rassemblement populaire qui vise l’accès au pouvoir. Comment expliquer ce revirement ? Avec février 1934, avec l’avancée du fascisme en Allemagne, la SFIO s’est rendue compte qu’il n’y avait pas de passage automatique de la crise du capitalisme au renforcement du prolétariat. C’est le fascisme, point de fuite de sa théorie, et non pas le socialisme qui s’est trouvé renforcé par la paupérisation à laquelle mènent les contradictions du capitalisme. Le Front Populaire vise alors à pallier cette conséquence inattendue. Pour autant, le Front Populaire n’est pas considéré par ses acteurs comme un moment socialiste. Son programme n’est pas présenté comme un programme socialiste, c’est un programme « anti-crise ». Il veut éviter que les ouvriers et les paysans aillent grossir les rangs fascistes. C’est un pis-aller, une politique qui ne peut être et ne doit être que provisoire. L’objectif est seulement de temporiser en attendant la révolution qui vient.
LTR : ET EN 1940, LORSQU’IL SE MET À ÉCRIRE À L’ÉCHELLE HUMAINE, BLUM PENSE QUE LA RÉVOLUTION EST À L’ORDRE DU JOUR…
MLB :
Oui, en 1940, malgré le choc que constitue l’invasion de la France, le scénario reste le même. Pour Blum, la classe bourgeoise s’est bel et bien effondrée comme l’anticipaient les socialistes depuis le début des années 30. Ne reste que cette verrue née des dernières phases de radicalisation du capitalisme : le fascisme, sous ses différentes formes. Autrement dit, une fois le fascisme vaincu, ce qui est le but de la guerre, la classe ouvrière organisée se saisira tranquillement de la souveraineté laissée vacante par l’effondrement de la classe bourgeoise. C’est tout à la fois ce qu’explique et ce qu’annonce À l’échelle humaine. Mais les choses ne se passent pas comme attendu. Le fascisme est battu et pourtant la révolution n’a pas lieu. Blum qui analysait si sereinement les évènements de 1940 et annonçait la révolution pour 1945 se trouve, au lendemain de la Libération, franchement démuni. Il ne comprend pas que la révolution n’ait pas eu lieu. Ce à quoi il se confronte, c’est à l’immaturité révolutionnaire de la classe ouvrière organisée et de son parti. Tout d’un coup, un trou se crée entre l’effondrement bourgeois et l’avènement prolétarien que la logique révolutionnaire marxiste-guesdiste n’avait pas anticipé et c’est ce trou qu’il lui faut combler. C’est dans ce contexte inédit que la politique du Front Populaire va changer de fonction. En 1936, elle était provisoire, elle ne visait qu’à entraver la dynamique fasciste en attendant la fin de l’effondrement bourgeois. En 1945, cette même politique peut être reprise et poussée plus loin parce qu’elle n’a plus vocation à être provisoire, mais transitoire. La Sécurité sociale, les nationalisations, les planifications ne visent pas seulement à temporiser en attendant la révolution, mais à préparer la révolution. Dans l’effondrement du marxisme-guesdisme, Blum retrouve la conception de « l’évolution-révolutionnaire » de Jaurès.
LTR : LE SUJET DES NATIONALISATIONS EST REVENU SUR LE DEVANT DE LA SCÈNE POLITIQUE CES DERNIERS MOIS, PEUT-ÊTRE QU’EN DÉTAILLANT LE CHANGEMENT QUE VOUS INDIQUEZ DANS LA CONCEPTION DE LEUR RÔLE, ON POURRAIT MIEUX COMPRENDRE L’ENJEU DE TELLES POLITIQUES POUR LE SOCIALISME AUJOURD’HUI.
MLB :
Dans le schéma marxiste-guesdiste qui est celui des socialistes au moment du Front Populaire, on ne peut pas prôner les nationalisations autrement que comme des pis-aller provisoires. Pour Guesde, nationaliser c’est « doubler l’État-Gendarme de l’État-Patron ». Une politique socialiste conséquente ne parle donc pas de nationalisations mais de socialisation des moyens de production et d’échange qui ne reviennent pas à l’État mais aux institutions du travail. Au moment du Front Populaire, on insiste donc sur le caractère non socialiste des nationalisations. Dans l’après-guerre, ces scrupules tombent et tout d’un coup, alors que c’est toute la conception de l’État qui est engagée dans le débat, nationalisations et planification intègrent l’éventail des mesures socialistes. Pourquoi ? Dès lors que l’effondrement bourgeois n’a pas suffi, que la Révolution n’est pas advenue et ne semble pas à l’horizon, il faut se remettre au travail, la préparer mais autrement. Les réformes sociales et économiques du Front Populaire sont alors réévaluées et prennent une importance nouvelle. Désormais, elles ne vont plus jouer le rôle de temporisateur mais celui de préparateur de la Révolution. Elles vont libérer du temps pour le prolétariat, elles vont lui offrir des conditions de vie améliorées qui vont lui permettre de se consacrer progressivement à sa tâche, etc. Et à mesure que ces améliorations lui permettront de mieux s’organiser, de développer ses propres institutions, les propriétés et les prérogatives de gestion économique qui avaient été confiées à l’État à la Libération vont lui revenir.
Si je voulais forcer la comparaison, je dirais qu’en 1945 le socialisme français se trouve dans la position du bolchévisme en 1917. La classe antagoniste a été grandement dépossédée, la maîtrise de l’État est quasiment assurée mais les institutions de la société socialiste n’existent pas encore. En Russie, c’est le parti qui va, très mal, remplir le rôle d’agent d’une transition qui n’adviendra jamais. En France, c’est l’État. D’ailleurs, sans qu’il lui soit nécessaire de se le formuler, le Parti Communiste Français reconnait très bien la situation et s’y adapte avec une aisance extraordinaire. Il n’y a pas plus étatistes que les communistes à la Libération. Tant que Maurice Thorez peut s’imaginer transformer les technocrates en agents au service du parti via l’ENA ou les écoles de cadre, il est partant. Pour Blum non plus, le changement de conception n’est pas trop coûteux puisqu’il correspond au schéma socialiste de sa jeunesse, celui de l’évolution-révolutionnaire de Jaurès exposée au Congrès de Toulouse de 1908. À une condition néanmoins, une condition fondamentale : le parti doit toujours garder en tête que cette nouvelle situation ne doit être que transitoire et que les moyens nouveaux dont dispose désormais l’État doivent absolument être au service de la démocratisation de l’économie, de la formation et de la responsabilisation de la classe ouvrière organisée, du développement des institutions socialistes qui viendront progressivement remplacer celle de l’État. Ce n’est pas pour rien que les membres fondateurs du PSA (Parti Socialiste Autonome), puis les dirigeants du premier PSU (Parti Socialiste Unifié), des gens comme Édouard Depreux, qui se revendiquent de Blum, vont passer leur temps dès le début des années 50 à rappeler que le socialisme technocratique ne doit être que transitoire, puis à attaquer la technocratie. Leur grande crainte, c’est que la situation historique transitoire se pérennise, que l’État et la technocratie oublient leur rôle historique. Or, c’est bien ce qui va arriver.
LTR : COMMENT EXPLIQUER L’OUBLI DE CE CARACTÈRE TRANSITOIRE DE LA POLITIQUE DE NATIONALISATION/PLANIFICATION ?
MLB :
Parmi les acteurs socialisants de l’après-guerre – le Parti Communiste Français, la tendance blumiste de la SFIO et la tendance molletiste de la SFIO – il n’y a que pour ces derniers, héritiers du marxisme-guesdiste, que le revirement vis-à-vis de la conception de la révolution et du rapport à l’État est incompréhensible, qu’il est subi et qu’il s’impose sans pouvoir être idéologiquement digéré. Malheureusement, c’est cette tendance qui devient majoritaire dans le Parti dès septembre 1946 et qui le restera longtemps. C’est cette tendance qui redouble de profession de foi marxiste orthodoxe à mesure qu’elle s’en éloigne dans son exercice du pouvoir. Et c’est sa cécité sur l’écart entre son discours et sa pratique qui a profondément désorienté le socialisme français. Sur ce point précis des nationalisations, elle a été révolutionnaire dans le discours et réformiste dans la pratique. Résultat, les nationalisations n’ont été ni provisoires, ni transitoires. Elles se sont installées non pas comme la première phase de la socialisation mais comme une étatisation. Or, quand on gère des étatisations, on ne s’occupe pas de l’organisation de la classe ouvrière, on devient un parti de technocrates. On défend l’étatisation, non plus comme une étape vers la socialisation mais pour des raisons d’efficacité économique, d’outil de régulation des marchés, etc. Et alors, au premier souffle de vent idéologique, à la première déconvenue économique, on perd ses arguments et on commence à regarder les privatisations d’un œil bienveillant. Je pense qu’on ne peut pas comprendre l’histoire du socialisme qu’a le Congrès d’Épinay si on n’a pas en tête la position intenable dans laquelle s’était retrouvée la SFIO molletiste depuis la fin de la IVe République. Le Mitterrand qui proclame la rupture avec la société capitaliste est dans le verbiage rhétorique de l’époque et le tournant de 1983 était inscrit dans la trajectoire du socialisme français depuis bien longtemps.
Intuitivement, je pense que beaucoup de gens à gauche sentent cela aujourd’hui puisque la référence qu’ils mobilisent spontanément survole toute cette double séquence – mollettiste et mitterandienne – du socialisme français : c’est le programme du CNR. Or, le programme du CNR c’est le dernier acquis du socialisme à la Blum, et si on en est aujourd’hui à le défendre – ce qui est hautement nécessaire – c’est précisément parce qu’il n’a pas été mené au bout, que les étatisations ne sont pas devenues les socialisations qu’elles auraient dû être. Aujourd’hui, à gauche, le centre de gravité idéologique se trouve entre les gens qui veulent nationaliser et ceux qui ne veulent pas. Les discussions portent sur l’ampleur des nationalisations, c’est-à-dire des étatisations. Et la pandémie, comme la crise climatique, sont venues donner des arguments aux nationalisateurs, mais des arguments centrés sur l’efficacité de l’État comme acteur économique non obnubilé par des enjeux de profitabilité de court terme. Ce qui n’est pas encore la position socialiste d’un Jaurès ou d’un Blum mais cet héritage bâtard des apories du marxisme-guesdisme. Pour un socialiste, la nationalisation au sens d’étatisation ne vaut que comme étape de la socialisation, c’est-à-dire dans la perspective d’une démocratisation générale de l’économie. Donc je dis aux défenseurs actuels de la nationalisation et de la planification : « Messieurs et Mesdames, les radicaux – leur position aujourd’hui est celle des courants de gauche du radicalisme de la IIIème République, encore un effort pour être socialistes ! ».
LTR : CET OUBLI DU SOCIALISME QUE VOUS SIGNALEZ SEMBLE AVOIR ÉTÉ COMPENSÉ AUJOURD’HUI PAR L’AVÈNEMENT D’UNE AUTRE IDÉOLOGIE : LE POPULISME DE GAUCHE. EST-CE QUE VOUS Y VOYEZ UN PROLONGEMENT DU SOCIALISME OU AU CONTRAIRE UN SIGNE SUPPLÉMENTAIRE DE SON EFFACEMENT ?
MLB :
Le populisme est une doctrine complexe et il y a un monde entre les premiers textes d’Ernesto Laclau et les derniers de Chantal Mouffe. Laclau, dans ses premiers textes, se confrontait à la question ô combien importante aujourd’hui de savoir qui est l’acteur révolutionnaire du socialisme si le prolétariat ne l’est plus ; soit qu’il ne soit plus révolutionnaire, soit qu’il ne soit plus un acteur politique. Mais tel qu’il a été importé en France entre 2012 et 2017, le populisme de gauche s’inspire plutôt des derniers textes de Mouffe et se présente davantage comme une stratégie électorale, comme une méthode d’accès au pouvoir, que comme une théorie sociale. Avec La France Insoumise, qui s’en revendique explicitement, le populisme de gauche repose sur deux préceptes (je schématise un peu). Le premier est un constat : une oligarchie dirige le pays et utilise l’État pour servir ses intérêts, tout en organisant le maintien de son pouvoir contre le peuple. Le fameux « We are the 99% ». Le deuxième est un objectif : réunir 51% des votants. Pour ma part, je pense évidemment que le constat est faux et surtout que l’objectif, en l’état, est coupable. Mais je vais d’abord essayer d’indiquer les effets de ces préceptes. Si 99% des gens ne sont pas représentés mais que vous ne parvenez pas à réunir 51% des votants, il vous faut une théorie de l’aliénation pour expliquer pourquoi tant de gens ne se rendent pas compte de leur assujettissement. Mais alors si vous postulez une aliénation, vous ne pouvez pas prendre pour argent comptant tous les slogans ou toutes les revendications qui s’expriment dans les 99%. Or, puisque, parallèlement, vous n’arrivez pas réunir à 51% des votants, vous avez fortement intérêt politiquement à soutenir tout ce qui se formule comme revendication politique, avec l’espoir d’élargir votre électorat. C’est le cercle vicieux de la France Insoumise depuis 2012. Je précise ma critique.
Mon premier problème est lié au constat. D’abord, il est empiriquement faux. Ce n’est pas une oligarchie qui gouverne en France. Le macronisme soutient effectivement une dynamique de néo-libéralisation mais les institutions résistent et ces institutions – scolaires, sociales, économiques, etc. – ne sont pas faites pour les 1%. Ensuite, l’idée que le macronisme ne serait que l’instrument d’une oligarchie est en tant que telle une idée fausse. Je sais bien les copinages, les arrangements qui peuvent exister dans certaines sphères mais ce sont des phénomènes secondaires. Le macronisme résulte d’abord d’une vision sociale du monde avant de servir des intérêts. Une vision sociale du monde qui entretient la concurrence plutôt que l’émulation, qui privatise plutôt qu’elle met en commun. Mais une vision du monde qui pour beaucoup de gens, qui n’y ont même souvent aucun intérêt, représente une forme d’émancipation. Même dans sa forme la plus pathologique, par exemple quand Emmanuel Macron dit qu’il faut plus de jeunes français qui aient envie de devenir milliardaires, le macronisme capte une aspiration présente dans les sociétés modernes poussées par des dynamiques d’individualisation. Évidemment, ce qui est glorifié ici c’est une forme pathologique de l’émancipation, c’est-à-dire une aspiration émancipatrice totalement aveugle aux conditions sociales de sa propre possibilité. Mais c’est une aspiration réelle et c’est ce que comprenait le socialisme d’un Blum ou d’un Jaurès. C’est une autre conception, une conception sociale de la liberté et de l’émancipation que ces derniers lui opposaient. À l’idéal d’émancipation individuelle, ils opposaient un idéal d’émancipation collective qui emportait une réalisation plus poussée de l’émancipation individuelle. C’était ça la mission historique du prolétariat : « l’effort immense pour élever, par une forme nouvelle de la propriété, tous les hommes à un niveau supérieur de culture, (…) y compris les grands bourgeois, car nous ne les dépouillerons de leurs privilèges misérables d’aujourd’hui que pour les investir de la justice sociale de demain » disait Jaurès.
Mon deuxième problème porte sur l’objectif du populisme. Puisqu’il n’est pas au pouvoir alors qu’il se présente comme le représentant des intérêts du peuple, l’oligarchie exceptée, il faut bien que le populisme dénonce une aliénation. Il le fait actuellement sous une forme faible qui surfe parfois avec le complotisme dans le genre critique des modalités de financement et de direction des médias. Pourquoi pas. Mais pourquoi ? En fait, il faut que l’aliénation dénoncée soit faible. Un citoyen qui regarde un peu trop CNews ou C8 peut tout de même plus facilement se désaliéner – Raquel Garrido aidant – que quelqu’un qui s’est laissé envouter par le fétichisme de la marchandise. À l’inverse, si l’aliénation est trop forte, les mouvements critiques qui s’expriment ne peuvent pas être récupérés parce qu’il faudrait d’abord reconnaître que même lorsque des revendications s’expriment sur un mode critique, les individus aliénés les expriment à travers les catégories du libéralisme, ou dans les catégories du conservatisme, qui est la réaction la plus spontanée au libéralisme. Voilà le fait qui embarrasse le populisme : l’aliénation est très forte, les dispositifs libéraux sont présents dans nos catégories de pensées, dans notre langage, et c’est donc normal que dans un premier temps les critiques qui émergent ne trouvent pas d’autre langage que le langage libéral ou conservateur pour s’articuler. C’est quelque chose que le socialisme français a compris à la fin du XIXe siècle quand il a affronté le « socialisme des imbéciles » qui émergeait en son sein, c’est-à-dire le socialisme qui se branchait sur des critiques conservatrices, sous la forme antisémite notamment, du libéralisme. C’est ce moment-là que le populisme a oublié ou plutôt qu’il doit oublier parce qu’il impliquerait d’accepter que la désaliénation prenne du temps, qu’elle demande des efforts d’éducation, de délibération, que la fameuse « lutte pour l’idéologie culturelle », même au sens de Gramsci considère les idéologies dans leurs liens avec l’infrastructure socio-économique des sociétés et pas seulement depuis la subjectivité des acteurs. Bref, tout ce qu’il est difficile de reconnaître lorsque l’on vise essentiellement la majorité à la prochaine échéance électorale.
LTR : EST-CE QUE VOUS NE RÉDUISEZ PAS ICI LE POPULISME À SA STRATÉGIE ÉLECTORALE ? LA « RÉVOLUTION CITOYENNE » QUE PROPOSE LA FRANCE INSOUMISE NE S’INSCRIT-ELLE PAS DANS L’HÉRITAGE RÉVOLUTIONNAIRE DU SOCIALISME DE JAURÈS ET BLUM ?
MLB :
L’« évolution-révolutionnaire » de Jaurès n’est pas focalisée sur la conquête électorale et la maîtrise de l’appareil l’État, elle est focalisée sur le développement des institutions socialistes. Ce qu’il faut c’est que les ouvriers organisés développent les institutions du travail qui vont venir remplacer, progressivement, les institutions capitalistes : droits sociaux, syndicats, mutuelles, coopératives, etc. À cette fin, l’État peut-être un moyen. Il peut l’être de deux façons. D’une part, par la loi qui doit mettre les ouvriers en situation légale de pouvoir toujours mieux s’organiser, d’où la réduction du temps de travail journalier et hebdomadaire, d’où les congés payés, les assurances sociales, etc. D’autre part, en soustrayant à la logique de marché certaines entreprises, les plus importantes, et en en confiant la propriété et la gestion aux institutions du travail, c’est le processus de nationalisation-socialisation dont on a parlé précédemment. De ces deux manières, l’État participe de ce qu’on appelle le socialisme par le haut, mouvement qui rencontre le socialisme par le bas des institutions du travail.
A ce titre, l’obsession pour l’élection présidentielle du populisme retombe dans un dualisme ancien que Jaurès avait su dépasser. En France, la gauche traditionnelle oscillait avant Jaurès entre d’une part une conception de la révolution violente, du coup de force, et, d’autre part, une conception de la révolution-légale. Dans un cas, on tente de prendre le pouvoir par les armes à la mode blanquiste, dans l’autre, après avoir obtenu la majorité. Cette deuxième acceptation de la révolution est très présente à gauche et dans une certaine historiographie de la Révolution française qui déshistoricise cette dernière et peine souvent à la comprendre comme le prolongement des dynamiques sociales et politiques de l’Ancien-Régime et des dynamiques intellectuelles du XVIIIe. La France Insoumise réactualise cette conception de la révolution-légale et du grand soir : élection, constituante, etc. Ce faisant, elle prolonge une vision stato-centrée et individualiste. Car l’acteur de cette révolution, c’est le citoyen considéré comme un individu doté d’une partie de la souveraineté. La révolution qui se réalise ici, c’est la somme passagère des souverainetés individuelles et non pas la traduction juridique de dynamiques sociales solidaires préexistantes. Ni le coup de force, ni l’élection et le grand soir, ne correspondent à la conception qu’a Jaurès de la Révolution. Je le cite : « L’esprit révolutionnaire n’est que vanité, déclamation et impuissance, s’il ne tend pas à organiser et à entraîner tout le prolétariat, et si, négligeant la formation de la masse, il se borne à quelques sursauts de minorités aventureuses, de même (…) croire qu’il suffirait d’une surprise électorale et d’un coup de majorité parlementaire pour faire surgir soudainement de la société d’aujourd’hui une société nouvelle, sans que l’idéal collectiviste et communiste ait été au préalable enfoncé dans les esprits, et sans que la pensée socialiste ait commencé à se traduire et à prendre corps dans des institutions gérées par le prolétariat, serait prodigieusement enfantin. »
Derrière cette mécompréhension par le populisme de ce qu’est la Révolution, ce qui se signale c’est une négligence de la sociologie au profit d’une observation du monde social à travers les lunettes de la science politique et des théories contractualistes de la philosophie politique moderne. Mais là-dessus, je me permets de renvoyer à l’entretien sur ce thème que j’ai réalisé avec le philosophe Francesco Callegaro dans Le vent se lève il y a deux ans(1). Mais quand même, je pense que les Insoumis devraient se rendre compte qu’une Constituante dans un pays où la réaction d’extrême-droite est politiquement et idéologiquement quasiment majoritaire – même si elle n’est pas encore hégémonique – n’est pas une perspective très réjouissante pour un socialiste.
LTR : LE POPULISME FRANÇAIS ENTEND AUSSI MOBILISER ET POLITISER DES AFFECTS POUR SORTIR D’UNE LÉTHARGIE LIBÉRALE. EST-CE QUE CETTE MÉTHODE N’EST PAS UN REMÈDE À LA DISPARITION DU SOCIALISME QUE VOUS REGRETTEZ ?
MLB :
Cette notion d’affect est intéressante en ce qu’elle renvoie à des dispositions présentes dans la société qui s’expriment en amont de la normalisation qu’opèrent les institutions politiques. Exiger que toutes les revendications politiques s’expriment dans les termes fixés par les normes policées de la démocratie représentative peut en effet se lire comme une manière de réguler ou d’entraver des formes de politisation. Néanmoins, dans le cas du populisme de gauche, la forme particulière d’emploi des affects pose problème.
Qu’est-ce que l’Insoumission ? C’est une réaction à ce qui est vu comme une radicalisation du libéralisme, ce qu’on appelle souvent « l’offensive néolibérale ». Autrement dit, c’est un affect réactif, ou de résistance, soyons généreux, mais pas un affect organique. En appelant à l’Insoumission vous dites à « l’offensive néolibérale » que vous ne la laisserez pas faire, mais vous ne dites pas ce que vous ferez. Vous vous opposez aux dynamiques sociales qu’accompagnent le néolibéralisme mais sans vous mettre dans la disposition de réorienter ces dynamiques vers plus d’émancipation, de justice, de solidarité. En forçant le trait, je dirais qu’il y a quelque chose dans l’Insoumission qui l’apparente à la disposition des luddistes. Or, le socialisme s’est précisément formulé comme un double dépassement du libéralisme d’une part et des simples réactions que le libéralisme suscitait, en ne proposant pas seulement d’entraver le libéralisme mais une organisation sociale différente. À son corps défendant, l’Insoumission est dépendante du néolibéralisme, elle pense qu’elle s’y oppose sans voir qu’elle est son revers.
La proximité peut même être poussée plus loin lorsqu’on observe l’organisation de la sphère de l’Insoumission : direction extrêmement réduite et centralisée, frontière faible entre son dedans et son dehors, management autoritaire révélé par certains épisodes (au moment des européennes ou au Média), etc. on retrouve beaucoup des traits des entreprises néolibérales. Ce n’est à mon avis pas un hasard si le mouvement, comme nouvelle forme d’organisation politique, émerge précisément depuis les années 2010, dans la roue de la radicalisation néo-libérale. Le rapport au chef surtout est pathologique, et ce n’est pas un point de détail. C’est plutôt la clef de voûte de l’Insoumission. Traditionnellement, le parti socialiste faisait un travail de retraduction. Il voyait dans les revendications sociales des symptômes de pathologies et, notamment grâce au travail des intellectuels, au travail des chercheurs en sciences sociales, il objectivait les causes de ces revendications. Il organisait le passage d’une réaction d’individus ou d’un groupe au capitalisme à une régulation de la société en s’appuyant sur ce que le travail intellectuel permettait de clarification de la plainte exprimée dans le mouvement social : des ouvriers manifestent localement pour une augmentation des salaires ; le parti, fort de la maîtrise d’une connaissance intellectuelle des dynamiques de paupérisation capitalistique, va remettre en cause la répartition de la propriété. Dans le passage de la plainte au combat politique, le travail intellectuel produisait un décalage important. Dans la logique populiste, le parti est réductible au chef et le chef n’a pas pour fonction de retraduire mais seulement d’incarner et d’articuler les différentes plaintes qui émanent de la société. Quand Mélenchon dit, dans cette phrase qui a tant fait parler, que le problème ce ne sont pas les musulmans, c’est le financier on a le symptôme du populisme. D’une part, une juxtaposition de deux mouvements sociaux – le combat social classique et le combat antiraciste – artificiellement, rhétoriquement, réunis, et de l’autre une critique qui s’adresse au financier, une personne, parce qu’elle a fait l’économie d’une montée en théorie qui du financier serait remontée à la finance, de la finance aux mutations du capitalisme, du capitalisme financier aux logiques de pouvoir international, aux évolutions des formes de la propriété, à l’approfondissement du processus d’individualisation moderne, ou que sais-je. Le plus triste dans tout ça, étant surtout l’effet que produit cette structuration de l’Insoumission sur les militants. Il y a une tradition socialiste du rapport au chef qui n’est pas, comme dit Blum, « suppression de la personne, mais subordination et don volontaire ». À titre personnel quand je vois certains cadres de la France Insoumise qui ont compté pour moi et dont, comme dit encore Blum « les supériorités de talent, de culture ou de caractère » me rendaient fier d’être militant, quand je les vois rester silencieux sur les sorties de route de leur chef ou prendre sa défense envers et contre tout, je ne peux pas m’empêcher de me demander : pour un Insoumis, combien de soumissions ? Il ne peut intrinsèquement pas y avoir de socialisme dans un mouvement qui conditionne sa promesse d’émancipation à une aliénation à son chef. Donc je sais bien que la France Insoumise a un programme, qu’il est constructif. Mais la politique de la France Insoumise ne se limite pas au programme qu’elle propose, quoi qu’elle en dise. La socialisation des militants que génère l’Insoumission, les affects qu’elle stimule : tout ça c’est de la politique, et d’une politique qui n’est pas socialiste.
LTR : BLUM A UNE CONCEPTION DU CHEF SOCIALISTE QUI S’ARTICULE AVEC UNE CERTAINE MORALE SOCIALISTE QUE DEVRAIT INCARNER ET DÉFENDRE CHAQUE MILITANT SOCIALISTE. PENSEZ-VOUS QUE CETTE VISION SOIT RÉALISTE ?
MLB :
C’est un point difficile à entendre aujourd’hui tant le socialisme moral renvoie désormais aux leçons de morale. Pour Blum, il s’agit évidemment de quelque chose de très différent. La morale que vise Blum se forge dans les groupes d’appartenances lorsqu’ils sont, de par leur place dans l’appareil productif ou leur position au sein de la nation, en position de percevoir à la fois la solidarité entre ses membres inhérente à toute société moderne fondée sur la différenciation et, d’autre part, les injustices qui persistent dans ces mêmes sociétés. C’est l’origine du rôle éminent du prolétariat. Sa place dans le processus de production lui permet de comprendre la solidarité à l’œuvre empiriquement dans les conditions matérielles de développement des sociétés modernes en même temps qu’elle le confronte aux injustices liées à la structure de la propriété. Le prolétariat subit, plus que tout autre, la tension entre solidarité immanente et injustice réelle. C’est ce qui fait de lui l’acteur révolutionnaire, c’est-à-dire l’acteur dont la prise de pouvoir politique est à même de résorber la tension, l’acteur socialiste par excellence. Mais, il n’a pas le monopole de cette double position.
D’une autre manière, chez Blum, même si c’est exprimé plus subtilement, la minorité juive à laquelle il revendique d’appartenir possède elle aussi un point de vue sur le tout. Sa position minoritaire et surtout son rythme différencié d’intégration à la société nationale, lui permet d’entrevoir les solidarités à l’œuvre dans les sociétés modernes, puisqu’elle en fait l’apprentissage en s’y intégrant, mais en même temps l’antisémitisme qu’elle subit lui donne une bonne idée des injustices que génèrent ces mêmes sociétés. La morale socialiste dont parle Blum surgit donc là où la tension entre différenciation et solidarité entre les groupes est trop forte, là où l’écart entre la précarité à laquelle peut mener l’individualisation et l’idéal de justice lié à la sacralisation de ce même individu est trop criant.
C’est donc une morale diffuse, qui se développe à même l’expérience sociale, toujours en lien avec des positions sociales spécifiques ou des trajectoires de groupe ou d’individus particulières. Une morale que le socialisme a vocation à concentrer, à incarner et à transformer en puissance d’agir politique. Faire en sorte que la solidarité inhérente aux sociétés modernes s’institutionnalise pour permettre la plus grande émancipation individuelle, voilà son but. Ces institutions ce sont évidemment, au premier chef, l’école. Institution dont le rôle est précisément la diffusion d’une réflexivité sur la forme de solidarité propre aux sociétés modernes. Mais ce sont aussi toutes les institutions socio-économiques qui vont permettre d’accompagner les individus dans une émancipation non pathologique, c’est-à-dire qui n’oublie pas qu’elle est permise par une plus grande solidarité. Si les socialistes doivent faire la preuve d’une morale supérieure, c’est par leur volonté d’aller toujours plus loin dans la mise en place des supports collectifs de l’émancipation individuelle.
C’est peut-être sur ce point, celui de l’idéal porté par le socialisme, que l’Insoumission prônée par le populisme s’est le plus décalée. En opposant l’insoumission à une hypothétique soumission, le populisme masque ce qui a été la principale disposition encouragée par les socialistes de Jaurès à Blum : le service. L’idée du service, qu’on retrouve dans le service public, ce n’est pas du tout l’insoumission et pourtant c’est également l’inverse de la soumission. Le service, c’est le dévouement librement consenti à un idéal. C’est cet idéal qui a porté beaucoup de militants socialistes, Blum au premier chef. C’est cet idéal qui a animé beaucoup de serviteurs de l’État ou de la cause : faire preuve d’abnégation, se compter à sa juste mesure, se mettre au service d’un idéal qui implique précisément – c’est le fond de la conscience sociale de soi – qu’une large partie de son action serve la société et en son sein ceux qui, plus que les autres, sont victimes des injustices qui y perdurent.
LTR : POUR CONCLURE, NOUS SOUHAITERIONS REVENIR SUR LA VISION DE BLUM CONCERNANT LA JEUNESSE : IL N’OCCUPE PLUS DE MANDAT APRÈS LA LIBÉRATION POUR LAISSER LA PLACE AUX PLUS JEUNES, TOUT EN GARDANT LA DIRECTION DU POPULAIRE. SON PLAN EST-IL DE FORMER UNE NOUVELLE GÉNÉRATION DE DIRIGEANTS SOCIALISTES, CAPABLES D’AMENER LA FRANCE VERS L’IDÉAL ? EST-CE UNE STRATÉGIE QUI PEUT PORTER SES FRUITS AUJOURD’HUI ?
MLB :
Blum considère au lendemain de la guerre que sa génération a échoué et surtout que les réflexes intellectuels et pratiques qui sont ceux de sa génération ne sont plus adaptés à la situation présente. Il pense que les jeunes militants qui se sont investis dans les réflexions autour du programme du Front Populaire, dans ses aspects les plus novateurs, et qui ont ensuite combattu dans la Résistance, possèdent des qualités intellectuelles et morales qui manquent aux plus anciens et qui permettront de conduire le socialisme dans la nouvelle phase historique qui s’ouvre après la guerre. Il a en tête des hommes comme Daniel Mayer, Jules Moch, Georges Boris, etc. Mais vous comprenez bien qu’il ne s’agit pas ici d’une position de principe en faveur de la jeunesse. Blum a longtemps considéré par exemple que sa génération à lui n’avait pas été préparée par les évènements, que ses propres maîtres – Francis de Pressensé, Marcel Sembat et bien sûr Jaurès – étaient morts trop tôt. À l’échelle humaine est très critique envers les socialistes, lui compris, qui ont mené aux destinées du Parti dans l’entre-deux-guerres. Autrement dit, ce ne sont pas toutes les jeunes générations qui sont prometteuses. Il s’agit toujours d’une analyse historique et d’une adéquation entre les qualités requises à un certain moment de l’histoire du socialisme et les compétences développées par une certaine génération du fait des évènements et dynamiques historiques qu’elle a dû affronter elle-même. De ce point de vue, je pense qu’aujourd’hui aussi une place particulière pourrait revenir à une certaine jeunesse, en ce que les conditions de son développement politique sont différentes de celles de ses aînés.
La génération qui n’en finit plus de disparaître depuis vingt ans est le résultat empirique de la disparition du socialisme. C’est celle qui naît à la politique avec le Congrès d’Épinay. Le Parti Socialiste de l’après Épinay c’est tout de même un leader, François Mitterrand, venu de l’extérieur du socialisme et installé à la tête du parti par une alliance de circonstance entre le courant le plus à droite, représenté par Defferre, et le courant le plus à gauche, représenté par le CERES. Autant dire que le ver est déjà dans le fruit. Malgré les slogans, le socialisme d’un Jaurès ou d’un Blum qui possède une consistance doctrinale véritable n’a que très peu irrigué le Parti Socialiste qui s’est refondé à Épinay. Aujourd’hui, cinquante ans plus tard, le parti d’Épinay et ses succédanés ont donné deux partis qui revendiquent le socialisme : un libéralisme que représente le quinquennat 2012-2017 et un populisme que représente la France Insoumise. Bien que les deux s’en revendiquent, ni l’un, ni l’autre, n’a à voir avec le socialisme pré-mitterrandien qu’il faudrait raviver aujourd’hui. Le libéralisme du dernier quinquennat a quasiment disparu de la gauche en 2017, ses derniers soutiens ayant trouvé dans le macronisme une voie de reconversion naturelle. Le populisme insoumis est toujours là, mais l’aporie entre son programme d’une part et l’insoumission de l’autre n’en finit plus de se rendre manifeste et le conduirait, même avec une victoire électorale, à l’échec du point de vue du socialisme. L’espoir est donc qu’une nouvelle génération entre en scène après avoir, je l’espère, médité l’échec de ses pères. Elle viendra évidemment des rangs socialistes, insoumis, écologistes mais aussi d’ailleurs, loin des partis. Et vous-mêmes, vous êtes, à votre manière, une partie de cette nouvelle génération et votre revue une incarnation modeste mais symboliquement importante de ce renouveau. Comme disait Blum : « Jaurès aurait aimé votre œuvre ».
Entretien réalisé avant l’élection présidentielle 2022 – propos recueillis par Mathilde Nutarelli
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