La question du travail doit revenir au cœur de la gauche !

Depuis la fin du mois d’août et à la rentrée, la polémique a enflé à gauche : quelle est la place du travail dans la société et dans le projet que la Gauche doit proposer aux Français. Au-delà des slogans et des petites phrases (parfois maladroites) des uns, auxquels répondent les dénonciations de triangulation des thèses de la droite des autres, François Ruffin et Fabien Roussel ont permis ses dernières semaines, par la sortie d’un livre et leurs prises de position dans les médias, de rappeler que cette question est une des préoccupations centrales de nos concitoyens et que la valorisation du travail répond à leurs aspirations prioritaires. Ainsi la reconquête du pouvoir passe par leur prise en compte : il est donc indispensable de remettre le travail au cœur du projet de la gauche !

Un débat vieux comme le mouvement ouvrier

Il n’y a pas de société, ni de richesses créées collectivement sans une implication individuelle dans le travail. Evacuons d’entrée de jeu les faux débats : lorsque Karl Marx développe au milieu du XIXème siècle ses réflexions et ses écrits sur le système capitaliste, il dénonce l’aliénation par le travail du prolétaire qui est dépossédé de son individualité, de sa contribution créatrice personnelle et du produit même de son action, l’essentiel de la création en elle-même et la richesse qui en découle étant détournée par le propriétaire du capital. Le prolétaire est donc celui qui ne possède plus rien d’autre que sa force de travail, qu’il vend contre un subside de misère. L’idée commune du XIXème siècle chez tous les philosophes et acteurs d’un mouvement socialiste en construction, est que l’émancipation des travailleurs doit passer par leur association qui rendra inutile la propriété du capital et par la maîtrise de l’outil de travail ainsi que du bénéfice du produit de leur travail.

La place du salariat

Les conditions d’organisation des économies nationales et du système économique mondial ont été incroyablement transformées depuis le milieu du XIXème siècle, non seulement sous l’effet des évolutions du capitalisme lui-même mais aussi par la mise en branle d’un mouvement de la société pour dépasser le capitalisme ou, à tout le moins, limiter la place du capital dans celle-ci : Marx, les penseurs socialistes du XIXème siècle, Max Weber et bien d’autres ont provoqué une sorte de « paradoxe de Wigner » appliqué concrètement aux sciences sociales et économiques, leurs observations d’un phénomène ayant profondément modifié les conditions de l’expérience… Mais, alors que le salariat était unanimement à gauche voué aux gémonies à l’orée de la première guerre mondiale, les conditions d’organisation de la production et de nos sociétés en ont fait le vecteur principal de distribution des revenus des travailleurs. Les victoires successives quant à l’amélioration des conditions de travail et à l’acquisition des droits sociaux créent les conditions pour un début d’émancipation et la conquête d’une dignité au travail.

L’État social s’est ainsi construit patiemment tout au long du XXème siècle, et plus encore après la seconde guerre mondiale, et l’une de ses applications concrètes a été d’attacher au statut de salarié des droits et des protections, un cadre légal pour la distribution des revenus qui le fait sortir de l’arbitraire capitaliste. Aujourd’hui la stratégie des nouveaux acteurs du capitalisme (que sont notamment les plateformes numériques) et les néolibéraux (depuis presque 50 ans maintenant) visent à faire disparaître à terme ce statut (relativement) protecteur de salarié, tentant de faire passer l’auto-entreprenariat ou la soumission à un algorithme pour une forme de libération, alors que le plus souvent cela replonge le travailleur dans la logique d’aliénation dénoncée par Marx voici 170 ans !

Travail et émancipation des travailleurs

Les politiques néo-libérales, mises en œuvre dans toutes les économies développées, ont modifié fortement le rapport au travail et la place des travailleurs dans notre société, fragmentant le monde du travail et avec la flexibilité croissante (précarité, temps partiel, CDD, externalisation des postes). Ells visaient non seulement à réduire le « cout du travail » (ce qui en dit long sur leur pseudo attachement à la « valeur travail ») mais également à réduire le travailleur à un rôle d’exécutant d’une tache et non comme un acteur de l’entreprise qui pouvait légitimement revendiquer une part de pouvoir, mais aussi une répartition plus juste des profits et richesses produits. Cette tendance de long terme aboutit à une forme de déshumanisation avec de lourdes conséquences dans le profond malaise que vivent les salariés (les salariés français sont parmi ceux qui se sentent le moins bien reconnus et traités dans leurs entreprises, y compris dans la fonction publique). Remettre le travail au cœur de notre projet c’est s’attaquer résolument à ces dérives, que tous les gouvernements de droit comme de gauche au pouvoir ont accompagné, voire accéléré dans la dernière période (avec le quinquennat de François Hollande).

La question de l’émancipation des travailleurs doit donc être au coeur de la vision du monde et de la société proposée par la gauche : cela suppose une organisation collective, un État social, qui s’assure que chacun puisse avoir accès au travail et à des conditions de travail dignes, mais aussi participer d’avantage aux décisions stratégiques des entreprises, en particulier celles qui concernent directement les travailleurs. Que nous demandent la plupart de nos concitoyens ? Le fait de pouvoir travailler, dans un cadre qui assure des conditions de santé et de sécurité dignes, de recevoir en échange une rémunération qui permette de vivre décemment et d’offrir à leur famille un cadre de vie humain, mais qui marque aussi leur utilité sociale. Ils demandent aussi plus de sens à leur travail et un équilibre harmonieux entre temps de travail et leurs loisirs, leur temps libre. Car l’émancipation des travailleurs doit s’opérer dans l’emploi mais aussi dans sa capacité de vivre d’autres engagements, d’autres implications. C’est indissociablement lié.

Cela implique plusieurs choses : D’abord de redonner une valeur concrète au « droit au travail » qui est inscrit dans notre constitution et de raffermir à nouveau le droit du travail (tant mis à mal par la loi Hollande-El Khomri de 2016 et les ordonnances Macron-Pénicaud de 2017) pour s’assurer que celui-ci retrouve son caractère protecteur face à la toute-puissance du capital. Affirmer le droit au travail, c’est bel est bien permettre à chacun d’avoir accès à l’emploi. On observera que cette idée d’avoir accès à l’emploi conduit les soutiens de Bernie Sanders aux États-Unis à promouvoir l’idée d’un État garant de l’emploi en dernier ressort. L’objectif du plein emploi, d’un emploi utile permettant de vivre dignement, est donc aujourd’hui un axe incontournable d’un projet de gauche qui voudrait entrer en résonnance avec les aspirations de nos concitoyens.

Face à cette attente des Français, les libéraux, comme Emmanuel, Macron font de la triangulation à l’envers : avec eux l’objectif du plein emploi devient pour les salariés la contrainte d’accepter un emploi à tout prix, même déqualifié et dévalorisé, mal rémunéré, à temps partiel ; au final, ils construisent une société où la perspective des catégories populaires se réduit à être un travailleur pauvre, précaire et mal reconnu. Il donne une forme contemporaine à la vieille formule réactionnaire : « l’oisiveté mère de tous les vices ».

Or le plein emploi et la valorisation du travail sont pourtant indissociables. Nous n’attendrons en réalité jamais l’objectif du plein emploi sans agir sur la qualité du travail, la reconnaissance des métiers, l’amélioration des conditions de travail, l’augmentation des salaires et des retraites, l’égalité femmes/hommes et la participation aux décisions stratégiques de l’entreprise. Cela implique aussi une politique industrielle volontariste assurant la ré-industrialisation et l’indépendance de la France et prenant en compte les impératifs climatiques. Cela passe aussi par une consolidation de notre protection sociale, qui pour une large part s’appuie sur des droits liés au travail, quand elle ne s’apparente pas tout simplement à l’idée du « salaire différé ». Les dégâts générés par le quinquennat Hollande se mesurent bien à l’aune de cette perspective ; la situation s’est encore davantage détériorée avec Emmanuel Macron qui persiste et signe en prétendant aggraver encore sa première « réforme » de l’assurance chômage et en annonçant une offensive éclair contre notre système de retraites.

La suppression de la gestion paritaire de la protection sociale, en particulier pour l’Assurance chômage et les retraites (ces dernières sont de fait salaires différé) ne date malheureusement pas d’hier ; elle entre dans une stratégie qui a pour but de transformer sa nature même : de pacte entre des droits garantis, fondés sur des cotisations mutualisées, la technocratie gagnée aux idées néolibérales veut la faire glisser vers des politiques publiques de solidarité (aides octroyées). Les allocations chômages deviennent ainsi peu à peu des aides conditionnées à des critères définies par le gouvernement ; hier, la même logique amenait la droite (et une partie de la gauche) à changer la retraite par répartition en un socle de solidarité et des fonds de pensions par capitalisation en complément. Une logique similaire préside à la création (par un gouvernement de gauche) de la prime d’activité qui fait peser sur le budget de l’État une part de la rémunération du travail plutôt qu’augmenter les salaires et de placer les entreprises devant leurs responsabilités économiques. Nous sommes entrés en 2001-2022 dans l’engrenage de l’austérité salariale exigée par le patronat partiellement compensée pour les plus modestes par des primes aléatoires. Cette logique ne cesse de s’étendre. Nous l’avions combattu alors et il nous faut redoubler d’efforts plus encore aujourd’hui contre ce qui est devenu une stratégie pérenne (prime pour l’emploi, primes Macron défiscalisées…).

Ne nous faisons pas d’illusions : cette logique néolibérale n’a rien d’une spécificité française et l’on retrouve partout dans le monde ce même enjeu. C’est le sens de l’intervention récente de Lula qui disait très justement ce 12 septembre : « les gens ne veulent pas vivre tout le temps des prestations du gouvernement. Ce qui rends les êtres humains fiers c’est d’avoir un salaire et d’emporter de la nourriture avec leur travail. Et nous créerons des emplois. »

Conforter le financement de la protection sociale et réussir vraiment le plein emploi

N’oublions pas que l’essentiel de notre système d’État social est fondé sur la contribution des revenus du travail, que ce soit par les cotisations (employeurs et employés) ou par une forme de fiscalité. Quel serait le devenir de notre protection sociale si nous nous satisfaisions de la situation actuelle où des millions de personnes n’ont pas d’emploi ou sont sous-employées, ne cotisent pas ou peu ? Quel sera le devenir de notre protection sociale si nous ne cherchons pas à reprendre, comme le rappelle Christophe Ramaux dans son dernier livre Pour une économie républicaine, au Capital les richesses que nous lui avons abandonnées progressivement depuis une quarantaine d’année ?

Mais cela suppose que l’on mette fin aux baisses massives de cotisations sociales octroyées d’abord aux grandes entreprises (sans aucune contrepartie et sans aucune preuve de leur efficacité économique, et pour cause l’essentiel est parti dans les dividendes). Cela suppose qu’on réponde enfin aux discours libéraux sur le poids excessif de l’État sur l’économie ; et là encore, Christophe Ramaux, dans son dernier livre, livrent un certain nombre de réflexion sur lesquelles nous pouvons nous appuyer : le néolibéralisme a tenté de tuer l’État social dans toutes les économies occidentales, mais il n’y est pas arrivé (même aux USA) et ce dernier a été le recours incontournable face aux crises (financière de 2008 ou sanitaire de 2020-2021), nous avons donc un point d’appui pour reprendre au marché ce que nous lui avons abandonné et c’est le rôle d’une démocratie républicaine d’en fixer les bornes ; nous pouvons et devons revenir sur la libéralisation des marchés financiers et sur le tout libre-échange ; l’État peut et doit conduire la stratégie de transformation écologique avec comme premier enjeu le sujet central de la production d’électricité, l’intervention (et la dépense) publique doit en ce sens pleinement être réhabilitée car seule capable de proposer un projet mobilisateur aux citoyens, aux travailleurs du privé comme du public ; on peut et on doit remettre à plat le fonctionnement des entreprises en s’attachant à redonner de la fierté aux travailleurs comme acteurs à part entière…

Cela suppose aussi qu’on réhabilite le travail ! Et réhabiliter le travail ce n’est en rien flatter le travailleur pauvre pour stigmatiser celui qui n’a pu avoir un travail et n’a que la solidarité nationale pour survivre ! Réhabiliter le travail, c’est considérer qu’on doit le rémunérer correctement à l’inverse de l’austérité salariale relative qui sévit depuis plus de 30 ans, c’est engager des politiques publiques pour offrir un travail à chacun. Donc c’est également sortir du discours sur la fin du travail et sortir du défaitisme qui fait dire à certains dirigeants politiques que « de toute façon, il n’y aura jamais assez de travail pour tout le monde ». La gauche ne doit pas renoncer à un projet de plein emploi. Quand on mesure le nombre de besoins sociaux, économiques (rappelons nous de la « découverte » effarée de certains quand il apparut que la France risquait en mars 2020 une pénurie de paracétamol et devait gérer une pénurie de masques sanitaires) et même écologiques insatisfaits dans nos sociétés, cette posture est mortifère, l’argument des bullshit jobs ne tient pas face à cette réalité, quand bien même on sait qu’il existe des emplois dont on ne comprend pas toujours l’utilité.

Solidarité

Il existera toujours des situations où certaines personnes ne seront pas en capacité de travailler… La solidarité nationale est là pour assurer un filet de sécurité et garantir la dignité de tous. Mais la garantie d’une solidarité nationale efficace qui ne condamne pas ses concitoyens les plus en difficulté à surnager entre les eaux de la pauvreté et de la survie, cela implique une solidarité nationale financée fortement par les revenus créés par le travail. Dans le cas contraire, dans une mondialisation libérale sauvage, nous retomberions rapidement dans la situation décrite en 1847 dans Travail salarié et Capital par Karl Marx : « La grande industrie nécessite en permanence une armée de réserve de chômeurs pour les période de surproduction. Le but principal de la bourgeoisie rapport à l’ouvrier est bien sûr, d’obtenir le travail en tant que matière première au plus bas coût possible ».

Avant la réforme récente de l’assurance chômage, plus de la moitié des chômeurs ne touchaient rien de Pôle emploi, après la réforme, la proportion atteint 60 %. Qui peut encore croire que le durcissement des conditions d’indemnisation est une voie utile pour avancer vers le plein emploi ? Les conditions de travail et le niveau de rémunération ne sont-elles pas plus en cause ? Observons que plus la droite parle de « valeur travail » moins elle soutient la « valeur DU travail ». Voilà la réalité qui doit nous faire réfléchir quand le gouvernement et les organisations patronales continuent de défendre une forme d’austérité salariale alors que l’augmentation des salaires est une revendication générale et qu’elle est une nécessité. La logique visant à dégager les entreprises de leurs responsabilités salariales s’est incarnée dans le transfert vers l’État de la responsabilité du soutien au pouvoir d’achat avec la prime d’activité ou les pseudo-primes Macron.

Être à l’offensive et reconquérir les catégories populaires

François Ruffin et Fabien Roussel ont pu remettre le travail au cœur du débat à gauche. Leur surface médiatique leur permet de réussir là où nous commencions à désespérer de nous faire entendre. Ce qu’ils disent avec nous c’est que la gauche doit arrêter d’être défaitiste, doit arrêter de porter le discours sur la fin du travail parce que ses dirigeants pensent que toutes les politiques économiques de gauche seraient incapables de créer de l’emploi de qualité… Or ce qui a été mis en place à partir de 1985, et à de rares exceptions près, est d’abord une adaptation aux diktats du néolibéralisme triomphant…

Le think tank Terra Nova – qui a hélas inspiré une partie de la gauche – ont tiré en 2011 « les conséquences politiques » de cette fragmentation du monde du travail découlant de ces politiques (dont il partageait l’orientation générale), en plaidant pour un alliance entre les « minorités », les plus démunis et les classes moyennes supérieures intégrées (croyaient-elles) dans la mondialisation, rejetant dans la marginalité politique une large part du monde ouvrier et salariat… ces catégories se tournèrent vers l’abstention et une partie se réfugiera le vote FN/RN, s’éloignant durablement de la gauche qui semblait ne plus avoir grand-chose à lui proposer. Nous en sommes rendus au point que, même dans l’opposition et avec la politique antisociale de Macron, les forces de gauche n’ont pas été capables de retrouver grâce à leurs yeux lors des scrutins récents. Il faut donc rompre avec cette logique et redonner au travail sa place centrale dans le combat de la gauche.

Nous pouvons le faire et reprendre une politique économique ambitieuse qui crée de l’emploi de qualité. Nous sommes convaincus que la reconquête des catégories populaires attachées au travail passe par cette implication politique : c’est elle qui nous permettra de construire une véritable majorité de transformation sociale.

Engouffrons nous avec entrain dans la brèche ainsi ouverte !

Quelques unes de nos propositions issues de notre programme pour 2022

RECONQUÉRIR NOS CAPACITÉS INDUSTRIELLES

● Se libérer des accords de libre-échange, qui mettent en danger la production française au profit d’importations de qualité médiocre et polluantes (notamment le CETA et l’accord avec le Mercosur) ;

● Appliquer une taxe à l’importation sur les produits fabriqués ne respectant pas nos normes sociales et environnementales ;

● Développer le volet français du futur “Buy European Act” ;

● Relancer les 34 plans stratégiques abandonnés par Emmanuel Macron à l’automne 2014 ;

● Organiser avec les partenaires sociaux des plans de filières pour préparer les mutations dans les secteurs existants (notamment en lien avec la transition écologique) et les relocalisations (en réorientant les aides publiques) ;

● Créer un fonds d’accompagnement des reprises ou création d’entreprises par les salariés en particulier sous forme de coopératives (capital de portage transitoire, basculant progressivement vers l’actionnariat coopératif) ; interdire le départ des machines-outils si les salariés veulent reprendre l’activité ;

● Exiger la révision de la directive européenne « aides d’État » et « profiter » de cette période exceptionnelle pour déclarer sa suspension, voire le faire de façon unilatérale si besoin ;

● Lancer des grands plans d’investissements publics pour répondre à des besoins essentiels pour nos concitoyens, qu’ils concourent avec la qualité des services publics à la performance économique du pays, et qu’ils sont indispensables à la réussite de la transition écologique du pays.

RÉMUNÉRER LES TRAVAILLEURS

● Le SMIC sera porté à 1 400 € nets dès le début du quinquennat pour atteindre progressivement 1 600 € à la fin du mandat ;

● Fixer les salaires sur une échelle de 1 à 20, au sein d’une même entreprise ou d’un même groupe. Au-delà de cet écart, les rémunérations ne pourront être déduites de l’impôt sur les sociétés ;

● Plusieurs mesures très précises permettant de faire de l’égalité femmes hommes au travail sont décrites dans notre programme (page 36).

PROTÉGER ET GARANTIR LA DIGNITÉ DES TRAVAILLEURS

● Réduction du temps de travail : 6ème semaine de congés payés et négociation de la semaine de 32h ;

● Abroger les lois Travail et les accords de compétitivité « offensifs » ; rétablir les CHSCT et les délégués du personnel ;

● mettre fin au plafonnement des indemnités et aux barèmes prud’homaux ;

● Abroger les décrets Macron-Philippe-Pénicaud sur l’Assurance chômage ;

● Relancer la progressivité des cotisations en fonction de la valeur ajoutée dégagée par l’entreprise ;

● Mettre en place une garantie d’emploi, passant par un État employeur en dernier ressort des chômeurs de longue durée et la mise en œuvre effective d’un droit opposable ;

● Restaurer la hiérarchie des normes et le principe de faveur dans l’ensemble des négociations professionnelles ;

● Rendre obligatoire la présence de 50% de représentants des salariés avec voix délibérative dans les conseils d’administration et de surveillance des grandes entreprises ;

● Dans le cas d’une faillite ou d’une cessation d’activité, accorder la priorité aux projets de reprise défendus par les salariés ;

● Requalifier en contrat de travail salarié la fausse situation d’auto-entrepreneurs des plateformes type Uber et offrir une protection adaptée à ces travailleurs précaires.

« Il faut remercier François Ruffin et Fabien Roussel d’avoir remis le travail au cœur du débat à gauche » – tribune dans Le Monde

Dans une tribune au Monde publiée samedi 24 septembre 2022 à 6h, un collectif de responsables politiques et d’économistes explique que la gauche doit arrêter d’être défaitiste en renonçant au plein-emploi. Elle ne doit pas oublier l’importance du travail dans la société, et ce que nous devons tous à ceux qui l’assument.

La place du travail dans la société et dans le projet que la gauche doit proposer aux Français ne devrait pas faire polémique. Au-delà des slogans et des petites phrases qui ont été échangées par les uns et les autres, François Ruffin (député La France insoumise) et Fabien Roussel (député du Nord et secrétaire national du Parti communiste français) ont rappelé que les aspirations de nos concitoyens ne sont pas celles d’une société post-travail, mais celles d’une société qui puisse apporter à chacun un travail digne et vecteur d’émancipation.

Commençons par rappeler une évidence : il n’y a pas de société sans travail. Cela est vrai pour tout système économique, qu’il soit capitaliste ou non. De fait, le travail, qu’il soit salarié, indépendant, familial ou produit bénévolement pour une association, est la seule source de richesse pour la communauté.

L’Etat social s’est ainsi construit

Karl Marx (1818-1883) lui-même, théoricien de la valeur travail, n’a jamais nié son importance. Lorsqu’il développe au milieu du XIXe siècle ses réflexions et ses écrits sur le système capitaliste, il dénonce l’aliénation par le travail du prolétaire dépossédé de son individualité et de sa contribution personnelle.

Le prolétaire est celui qui ne possède que sa force de travail, qu’il vend contre un subside de misère. L’idée commune du XIXe siècle, chez tous les philosophes et acteurs d’un mouvement socialiste en construction, c’est que l’émancipation des travailleurs doit passer par leur association, leur rendant ainsi la maîtrise de l’outil de travail et le bénéfice de son produit.

Face au travail exploité incarné par le salariat, le socialisme rêvait d’un travail émancipé, organisé collectivement par les travailleurs eux-mêmes. Mais le salariat s’est étendu, tant et si bien qu’au début du XXe siècle, les conditions d’organisation de la production et de nos sociétés en ont fait le vecteur principal de distribution des revenus, notamment par la création de la Sécurité sociale.

De son côté, le droit social est venu protéger le salarié, améliorer ses conditions de travail et défendre l’expression syndicale au sein des entreprises.

L’Etat social s’est ainsi construit patiemment, comme le rappelle l’économiste Christophe Ramaux dans son dernier ouvrage, Pour une économie républicaine. Une alternative au néolibéralisme (De Boeck, 336 pages, 21,90 euros). L’une de ses applications concrètes fut d’attacher au statut de salarié un cadre légal visant à sortir de l’arbitraire capitaliste.

Une même logique d’aliénation

D’ailleurs, la stratégie des nouveaux acteurs du capitalisme que sont notamment les plates-formes numériques vise à enfoncer un coin dans le statut protecteur du salariat, faisant passer l’autoentrepreneuriat ou la soumission à un algorithme pour une forme de libération, alors que cela replonge le travailleur dans la même logique d’aliénation que celle qui fut dénoncée par Marx en son temps.

La question de l’émancipation des travailleurs doit rester au cœur des propositions de la gauche. Mais cela implique plusieurs choses.

Tout d’abord, il faut reconnaître que le travailleur est non seulement celui qui travaille, mais aussi tous ceux qui ont travaillé ou ont vocation à travailler sans être en mesure de le faire.

En ce sens, les chômeurs, les personnes en situation d’exclusion ou de handicap, ceux qui sont empêchés par la maladie, tout comme les retraités constituent ensemble la grande classe des travailleurs, et il est vain de chercher à les opposer. Il n’y a pas d’un côté des assistés fainéants et de l’autre des travailleurs méritants.

Admettre que les chômeurs, les étudiants et les retraités appartiennent à la grande classe des travailleurs implique qu’on réhabilite le travail, ce qui signifie en premier lieu de le rémunérer correctement, et en second lieu de lui donner des conditions dignes sur le plan sanitaire et social pour sa réalisation. Mais réhabiliter le travail, c’est aussi sortir du discours sur la fin du travail qui fait dire à certains dirigeants politiques que, « de toute façon, il n’y aura jamais assez de travail pour tout le monde ». Quand on voit le nombre de besoins sociaux insatisfaits, cette posture est mortifère.

Discours enflammés de la droite

Nous avons besoin de travail, parce que nous sommes pour le progrès social, et parce que nous pensons que chacun a la capacité de contribuer à sa mesure au bien commun. Ainsi, les étudiants ont vocation, une fois leurs études achevées, à contribuer à la création de richesses.

De même, les chômeurs doivent bénéficier d’un service public de qualité pour être accompagnés dans l’emploi. A ce titre, rappelons l’expérience fructueuse qu’ont été les expérimentations territoires zéro chômeur de longue durée (TZCLD), qui ont permis d’accompagner dans l’emploi des milliers de personnes en situation d’exclusion.

Nous ne devons pas nous laisser abuser par les discours enflammés de la droite et du gouvernement sur la valeur travail alors qu’ils œuvrent inlassablement pour réduire le coût, et donc la valeur économique du travail. Nous ne devons pas oublier que c’est le capitalisme néolibéral qui détruit le travail, lui fait perdre son sens, le parcellise.

Les droits et la dignité

C’est le capitalisme qui jette les travailleurs usés, qui délocalise et qui pousse les cœurs vaillants au burn-out. Sortir le travail de cette exploitation, ce n’est pas nier son rôle social, sa nécessité, c’est au contraire lui rendre son sens premier, celui de créateur de richesses et de progrès social.

Il faut remercier François Ruffin et Fabien Roussel d’avoir remis le travail au cœur du débat à gauche. Ce qu’ils disent, c’est que la gauche doit arrêter d’être défaitiste en renonçant au plein-emploi. Elle ne doit pas oublier l’importance du travail dans la société et ce que nous devons tous à ceux qui l’assument.

Comme eux, nous sommes convaincus que la gauche doit protéger le travailleur empêché non seulement en lui versant des revenus complémentaires, mais aussi, et surtout, en l’accompagnant dans l’emploi de qualité. Elle doit défendre les droits et la dignité de l’ensemble de la classe des travailleurs, qu’ils soient ou non en emploi. C’est ainsi qu’elle amorcera sa reconquête de l’électorat populaire et sera en mesure de reconstruire une majorité de transformation sociale.

Les signataires : David Cayla, économiste à l’université d’Angers ; Catherine Coutard, vice-présidente du Mouvement républicain et citoyen ; Frédéric Faravel, membre de la direction nationale de la Gauche républicaine et socialiste ; Marie-Noëlle Lienemann, ancienne ministre, sénatrice (PS) de Paris ; Emmanuel Maurel, député européen, animateur national de la Gauche républicaine et socialiste

Mettons fin à la dérégulation de l’énergie en Europe et à ses dramatiques conséquences – par Marie-Noëlle Lienemann

Marie-Noëlle Lienemann, sénatrice de Paris et coordinatrice nationale de la GRS, a publié hier sur son site une note particulièrement argumentée et solide sur les causes profondes de la crise énergétique aggravée que nous subissons en Europe et les moyens d’en sortir. Nous reprenons à notre compte ses propos.

Les enjeux de production, de maîtrise et de production d’énergie sont inséparables de la construction et de l’évolution des États et de la puissance publique depuis 1945. Le monopole public en France autour d’EDF et de GDF a été indispensable pour la reconstruction de notre pays, son développement et l’émergence d’un véritable État social au service des citoyens et de l’intérêt général. La libéralisation forcée du marché de l’énergie était fondée sur le mensonge néolibéral d’une plus grande efficacité d’un marché concurrentiel pour produire et distribuer l’énergie avec la promesse de prix toujours plus bas : ce mirage démontre aujourd’hui sa faillite totale. Il est temps de revenir à un système de monopoles publics nationaux interconnectés auxquels les usagers doivent être associés.

Parmi les grandes décisions prises au lendemain de la Libération, la création d’EDF et de GDF comme entreprise publique gérant un monopole d’État pour l’énergie s’est imposée. Il s’agissait d’abord d’assurer la maîtrise stratégique par la nation – « retour à la nation des grands moyens de production monopolisée, fruits du travail commun, des sources d’énergie, des richesses du sous-sol, des compagnies d’assurances et des grandes banques » comme le précise le programme du CNR (Titre II, chapitre 5, point a). Mais il fallait également tirer les leçons des insuffisances du système d’avant-guerre où la multiplication des acteurs et des normes techniques et les mécanismes de spéculation boursière et de concentration capitalistique ne permettaient pas d’assurer un égal accès des Français à l’électricité, tout en créant une rente capitalistique injuste et inefficace.

Ainsi la France s’est dotée d’un bon réseau électrique pleinement efficace, envié par ses voisins. D’ailleurs, l’indépendance énergétique a été dès le départ un enjeu de la construction européenne. La création de la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) en 1952, puis l’entrée en vigueur du traité Euratom le 1er janvier 1958 en même temps que le traité créant la Communauté économique européenne, en témoignent. C’est bien la preuve qu’on ne pouvait concevoir le secteur énergétique comme un simple bien de marché. Hélés, la vague libérale conduira plus tard les institutions européennes à faire fi de ces réalités : l’ouverture des marchés de l’électricité et du gaz est un processus engagé depuis 1996, sur la base des orientations libérales données par l’Acte unique européen en 1986.

Pour garantir notre autonomie, les débats politiques des années 1970 ont abouti à un engagement fort de la France en faveur du nucléaire civil, dégageant notre pays d’une dépendance excessive aux énergies fossiles dont nous étions dépourvus. On peut cependant regretter que dans les années qui ont immédiatement suivi, on ait confondu développement du nucléaire et « tout nucléaire » : j’ai pour ma part défendu à l’Assemblée nationale sous le gouvernement Rocard la nécessité d’un contrat de plan État-EDF qui oblige l’entreprise publique à prévoir 20 à 25% d’énergie renouvelable. Il ne faut donc pas confondre monopole public et « tout nucléaire » (qui résulte de la myopie du débat politique de l’époque) ; on peut encore moins prétendre qu’un tel monopole public rendrait en soi impossible un haut niveau de développement des énergies renouvelables. Au contraire, l’avantage de la méthode que je suggérais à l’époque et qui reste valable est de demander à EDF de garantir cohérence et complémentarité des différents types d’énergie.

L’(ir)résistible dérégulation européenne du secteur de l’énergie

Le processus d’ouverture des marchés européens de l’énergie à la concurrence a été introduit dans la législation européenne pour la première fois en 1996 pour l’électricité et en 1998 pour le gaz. Initialement focalisées sur l’application des principes du droit de la concurrence au secteur de l’énergie, les règles communes alors établies pour l’exploitation des réseaux de transport et de distribution avaient pour principal objectif d’éliminer toute discrimination, subvention croisée et distorsion de concurrence dans des secteurs jusqu’alors dominés par des entreprises verticalement intégrées en situation de monopole, le plus souvent contrôlées par les pouvoirs publics. À terme, les consommateurs européens devaient pouvoir choisir librement leur fournisseur d’électricité et de gaz naturel au sein du marché intérieur, la concurrence devant magiquement permettre une optimisation des prix à la baisse pour ces mêmes consommateurs européens.

La détermination de la Commission européenne en faveur de la libéralisation du marché électrique s’est opérée sous l’effet de trois facteurs : développement des thèses néolibérales, différenciation des demandes, maturité des secteurs de l’électricité. L’objectif était de casser les frontières et les modes nationaux ; or la France qui bénéficiait d’une surproduction bon marché et permanente grâce au nucléaire n’éprouvait aucun intérêt à cette politique libérale : elle a donc tenté de conserver le maintien du caractère monopolistique de sa production d’énergie, défini comme principe du service public. L’Allemagne, l’Espagne ou l’Italie ont utilisé le levier communautaire, qui imposait la libéralisation, pour rebâtir ou augmenter un système vétuste. Enfin certains États membres ont milité pour la libéralisation afin d’exporter et de se constituer un marché (Finlande, Suède, Grande Bretagne). Ainsi, la libéralisation s’est faite contre les intérêts d’EDF en France et contre la politique énergétique de notre pays. Avec nombre de parlementaires et de responsables politiques (essentiellement de gauche), je n’ai cessé de dénoncer dès cette époque l’absurdité et le caractère délétère de cette logique.

Malgré une résistance d’une partie des gouvernements et des responsables politiques et syndicaux, les digues vont peu à peu céder dans notre pays. La France, incapable de formuler une vision contre-offensive du secteur de l’énergie (ses élites étant elles-mêmes gagnées aux poncifs libéraux) est progressivement isolée au sein de l’Union Européenne : de nombreux pays réclament une ouverture rapide, tandis que Paris plaide pour son modèle en rappelant les mésaventures récentes aux États-Unis, en Grande Bretagne et en Suède. Les Libéraux et la Commission européenne attaquaient ce qu’ils considéraient être un avantage concurrentiel pour les entreprises installées en France, car bénéficiant d’un prix de l’énergie plus bas que la moyenne car « subventionné », et ils exigeaient l’ouverture à la concurrence partout et plus particulièrement sur le marché français pour y « remédier ». Au passage, cet argument sur la rupture de concurrence n’est jamais utilisé par les Libéraux pour dénoncer le dumping social et salarial qui existe entre États européens…

Les quinquennats de Jacques Chirac et de Nicolas Sarkozy marqueront la fin de la résistance – fût-elle molle – de notre pays : si le marché est ouvert pour les gros consommateurs industriels (> 16 GWh/an pour l’électricité ; > 237 Gwh/an pour le gaz) dès l’été 2000 (les seuils passeront à 7 GWh et 83 GWh entre février et août 2003). L’ensemble des entreprises et collectivités aura l’obligation dès le 1er juillet 2004 d’abandonner les tarifs régulés pour se tourner vers le marché. L’ouverture à la concurrence sera totale en France pour les particuliers au 1er juillet 2007.

Entre août et novembre 2004, EDF-GDF, d’établissement public à caractère industriel et commercial (EPIC) devient société anonyme (SA) ; selon la loi alors votée, l’État doit en détenir 70% au moins. Le 21 novembre 2005, l’entreprise introduit 15% de son capital à la Bourse de Paris. Deux ans plus tard, fin 2007, l’État vend 2,5% du capital d’EDF dans le but de récupérer environ 5 Mds € : la vente rapportera moins que prévu initialement, environ 3,7 Mds € (preuve que la privatisation partielle n’était pas une si « bonne affaire »). Au 31 décembre 2020, le capital était détenu à 83,68% par l’État, à 14,94% par le « public » (institutionnels : 12,97% et les particuliers : 1,97%), à 1,36% par les salariés d’EDF et à 0,02% par EDF. Or entre 2005 (date de l’introduction en bourse) et 2021, les tarifs réglementés ont augmenté de 41,9%, mais ces augmentations ont été accompagnées d’un changement de structure de la grille tarifaire ce qui a pu affecter plus fortement certains usagers devenus clients : ainsi entre 2011 et 2021, l’augmentation du tarif bleu réglementé pour un couple moyen sans augmentation de la consommation pourra avoir été de 47,75%.

La privatisation de fait de GDF est finalement autorisée par une loi votée par l’Assemblée Nationale le 7 décembre 2006 après qu’eurent été repoussés … 137 655 amendements. La scission d’EDF et de GDF est opérée avec l’ouverture à la concurrence pour les particuliers. Elle permet la fusion GDF Suez l’année suivante sous Nicolas Sarkozy. L’État, cependant, détient encore 40% de la nouvelle entité. Elle passera à 32% en 2015 sous François Hollande puis à 24% en 2018 sous Emmanuel Macron qui fera sauter en 2019 avec la loi PACTE le verrou fixé en 2006 du tiers des actifs. Selon l’organisation internationale OXFAM, le groupe Engie n’en a pas moins distribué 27,5 Mds € de dividendes à ses actionnaires entre 2010 et 2018. Un taux de redistribution moyen qu’elle évalue à … 333%, quand de 2002 à 2020, le prix du gaz pour l’abonné français (devenu « client ») a plus que doublé en euros courants (de 0,029 € à 0,071 €/kwh).

Ainsi, alors que la Commission européenne – en accord avec la majorité des gouvernements des États membres – a libéralisé le marché, prétendant que l’électricité deviendrait ainsi moins chère, le prix payé par le consommateur n’a cessé d’augmenter.

L’absurde construction artificielle d’une concurrence sur le marché de l’énergie

Les grands monopoles publics EDF et GDF étaient efficaces à la fois techniquement et financièrement, garantissant un prix aligné sur les coûts de production. La concurrence privée n’aurait pas pu faire mieux, au contraire puisqu’elle doit verser des dividendes aux actionnaires. Malgré l’impossibilité – pour des raisons de souveraineté stratégique induite par la maîtrise du nucléaire – de privatiser EDF, comme on l’avait fait pour GDF, cela n’a pas empêché les gouvernements libéraux qui se sont succédés depuis 2002 d’imaginer des « réformes » pour rendre les opérateurs privés artificiellement concurrentiels. La première d’entre elles a été de subventionner le développement privé des énergies renouvelables grâce à un tarif de rachat garanti par l’État et financé par une taxe sur la facture d’électricité, plutôt que de développer des énergies renouvelables publiques en demandant aux opérateurs historiques EDF et GDF de le faire, avec des objectifs imposés : on a donc pris prétexte de lutter contre le changement climatique pour ouvrir la porte au privé. Mais cela ne pouvait suffire à concurrencer véritablement EDF.

Donc, le législateur, sous pression de la Commission européenne, a inventé un autre système, tout à fait incroyable qui contraint EDF à vendre une partie de sa production à ses concurrents privés, à un prix déterminé (au départ le prix coûtant) qui s’est avéré devenir un prix inférieur au coût de production, pour développer la concurrence : c’est ce qu’on appelle l’« Accès régulé à l’électricité nucléaire historique » (ARENH) et qui concerne un quart de la production nationale – quantité Plafonnée à 100TWh/an, pour une production électronucléaire de 450 TWh/an. Le tarif actuel de l’ARENH (42 €/MWh), mis en place en 2010 dans le cadre de l’ouverture à la concurrence, plombe les finances d’EDF et ne permet pas au groupe de faire face à ses investissements ; le prix a été défini en 2010, fixé jusqu’en 2025. Le dispositif asymétrique de l’ARENH créé une concurrence artificielle et une subvention aux « alternatifs » (dont TotalEnergie !? mais aussi Auchan ou Cdiscount dont chacun connaît les capacités industrielles énergétiques…), qui deviennent de facto des « revendeurs » et non plus des producteurs (ils avaient l’obligation théorique de produire de l’électricité mais aucun ne l’a respectée), et constitue une perte régulière de revenus pour EDF. En réalité, l’ARENH crée une situation de rente pour les « revendeurs » qui n’achètent de l’énergie à EDF au tarif de l’ARENH que quand le prix du marché est supérieur à celui de l’ARENH et n’achètent au prix du marché que quand celui-ci est inférieur à celui de l’ARENH. Comment s’étonner qu’EDF n’ait pas pu ainsi investir dans l’entretien et la modernisation du parc nucléaire existant et porter des programmes ambitieux de développement des énergies renouvelables : tout a été fait pour tailler dans ses recettes et l’empêcher d’être le grand acteur d’une politique énergétique capable de relever le défi de la transition écologique.
Les institutions européennes n’ont d’ailleurs cessé d’exiger qu’en contrepartie d’une éventuelle modification des tarifs régulés soit opérée une scission complète d’EDF. La DG concurrence de la Commission européenne exige également depuis 2011 que soient mises en concurrence les concessions échues des barrages. La Commission européenne souhaitait ainsi imposer une société holding EDF sans rôle opérationnel, n’exerçant ni contrôle ni influence sur ses filiales et ne percevant pas de dividendes, ceux-ci étant directement versés aux actionnaires de la holding : une scission des actifs et une impossibilité de maintenir un groupe intégré. Pour l’instant, ce projet « Hercule », que j’avais dénoncé dès novembre 2020, n’a pas abouti, grâce à la mobilisation syndicale et celle de nombreux parlementaires et ce malgré la complaisance de l’exécutif et de la direction d’EDF. Il apparaît aujourd’hui d’autant plus clair à l’aune de la crise énergétique que ce projet était aberrant.

S’ajoutent à ces problèmes les choix européens en matière de formation des prix. À partir de 2021, les prix de marché ont considérablement augmenté à cause de la flambée du tarif du gaz. Avec l’ancien système de tarification d’EDF, au temps du véritable service public, cela n’aurait pas eu de répercussion en France car les coûts du nucléaire et de l’hydraulique, eux, restent stables. Mais comme l’Union Européenne a créé un marché européen de l’électricité sur lequel tous les producteurs des État membres vendent et tous les fournisseurs achètent, il a été décidé les prix se formeraient au niveau européen, au détriment d’accord d’échange d’électricité entre pays. De surcroît, la formation de ces prix s’est faite au détriment de la réalité du prix coûtant, car elle prend en compte le kW fourni, ce qui – notamment avec les énergies renouvelables – est réalisé par des centrales au gaz (mobilisées lorsque la production cyclique est insuffisante). Cette méthode était au fond la validation du modèle allemand, fondé sur les énergies renouvelables certes mais aussi sur le maintien du charbon et l’importation massive de gaz (en particulier provenant de Russie). C’était une folie économique pour la France dont le gouvernement une fois de plus n’a pas voulu résister à la domination de notre voisin d’Outre-Rhin. Hélas, on voit aujourd’hui avec la guerre en Ukraine, et le chantage géopolitique sur le gaz orchestré par la Russie, combien ce système était non seulement défavorable à la France mais géo-stratégiquement et économiquement dangereux pour l’Union Européenne, ses habitants et ses entreprises.

Aujourd’hui, une fois de plus, le gouvernement fait des annonces prétendant exiger le changement de ce système sur lequel il a cédé auparavant, mais il ne crée aucun rapport de force pour l’obtenir. Pire, avant même l’invasion de l’Ukraine, pour sauver les opérateurs privés, le gouvernement n’a rien trouvé de mieux que d’augmenter le volume d’ARENH, c’est-à-dire d’obliger EDF à vendre encore plus d’électricité à bas prix à ses concurrents. Il s’agit même d’une vente à perte qui menace fortement l’entreprise. Pourtant, peu de temps après, le président de la République annonçait à Belfort le 10 février 2022, en pleine campagne présidentielle, une relance de l’ambition nucléaire française et la nécessité de reprendre les investissements d’avenir à EDF : l’entreprise nationale était face à un effet de ciseau intenable.

Mettre fin à la dérégulation : la nécessité du retour des monopoles publics nationaux

Ainsi la renationalisation d’EDF annoncée par Emmanuel Macron et Élisabeth Borne au lendemain des élections législatives visait à donner des gages à une opinion publique et à des usagers inquiets, aux syndicats et aux parlementaires qui perçoivent désormais mieux la portée des errances imposées et aggravées depuis 25 ans. Le défi d’EDF resterait cependant entier si, au-delà de la renationalisation, on choisissait à nouveau une mauvaise stratégie. N’oublions que le fort endettement d’EDF a été aggravé depuis 2010 et qu’il est aujourd’hui couplé à la nécessité d’investir quelques 100 Mds € pour la prolongation des centrales nucléaires existantes et des désormais 14 EPR annoncés par le président de la République pour 2035.

Sortir EDF de la bourse la soustrairait évidemment à la pression des marchés et des analystes financiers et il faudra inventer un « véhicule financier » pour alimenter l’entreprise nationale par de la dette garantie par l’État (c’est ce qui avait été fait avec la Caisse nationale de l’énergie qui porta les investissements nécessaires à l’électrification du pays après-guerre). Pourtant, il existe une crainte légitime des salariés et de leurs représentants syndicaux – qui rejoint ici des considérations d’intérêt général – à savoir qu’une fois EDF renationalisée la puissance publique ne privatise une partie des activités, comme la production d’énergies renouvelables (rappelez-vous la stratégie évoquée plus haut pour engager l’invention d’un marché concurrentiel) ou la distribution, et ne laisser à EDF que le nucléaire ancien et l’hydraulique. Ce serait là une nouvelle erreur stratégique qui empêcherait EDF d’agir sur toute la gamme des productions et l’État d’orienter la transformation énergétique du pays. EDF doit impérativement être en capacité d’arbitrer entre les cycles des différents types d’énergie.

EDF, dans son format actuel, constitue un amortisseur de crise économique. La sécurité de ses ressources d’approvisionnement et la quantité de ses réserves (ressources hydrauliques qui constituent 70% de la part de de la production des énergies renouvelables et ressources en uranium) contribuent à anticiper les coûts de production de l’opérateur. La production constante répartie sur le territoire national écarte les risques de volatilité des prix. La crise du COVID, lors du premier confinement, a démontré la capacité de résilience de l’opérateur en garantissant une production d’énergie dans une économie à l’arrêt. Dans le cas d’une production exclusivement solaire ou éolienne, sauf à maintenir une production thermique d’appoint au charbon ou au fioul qui ne répond pas aux objectifs de neutralité carbone, la question de l’équilibre des réseaux se pose, ainsi que celle du système de transfert qui dépend des conditions météorologiques. Le parc ne peut être efficace qu’au niveau de plusieurs régions (ou pays, on y reviendra plus loin sur le besoin d’une interconnexion européenne) regroupés au sein d’un même réseau. Enfin, EDF doit rester un tout. Nous devons être intransigeants pour qu’en aucune façon la nationalisation version Macron-Borne n’aboutisse à moyen terme à une nationalisation des pertes et une privatisation des profits tel que nous l’avons déjà connu trop souvent.

Pour faire face à la crise énergétique et à l’urgence de la transition écologique – en se donnant comme objectif une sortie définitive des énergies carbonées (pétrole, gaz, charbon…) d’ici 2040 –, le retour au monopole public national sur la production et la distribution d’énergie (en y réintégrant le pôle gazier) est incontournable et mieux vaut s’y atteler dès aujourd’hui que de reporter indéfiniment l’échéance. Non seulement cette solution n’empêche en rien la capacité d’opérateurs privés à conduire leurs propres efforts pour décarboner leur consommation (la production et la consommation autonomes d’électricité pour alimenter une maison individuelle ou un immeuble collectif en énergie renouvelable – éolien ou solaire – serait toujours possible en prenant bien soin qu’il ne peut y avoir de versement de cette production autonome dans le réseau général), mais elle permettrait en réalité de manière bien plus efficace la fixation d’un prix régulé, la garantie d’un tarif social et faciliterait le soutien aux industries électro-intensives et la conversion de certains secteurs industriels (cimenterie, sidérurgie, papeterie…) aujourd’hui fortement consommateurs de gaz et d’énergies carbonées. Nous pourrions enfin reprendre de manière cohérente l’élaboration de stratégie de filières – fabrication de panneaux solaires, fabrication et assemblage d’éoliennes, hydrogène – sans laquelle la stratégie nationale fixée aujourd’hui et demain dans la PPE est désarmée (ces stratégies de filière, pour être efficaces, nécessitent la mise en place d’un protectionnisme intelligent pour contrer la concurrence en particulier chinoise dont le bilan carbone de production n’est pas compensé par la production d’énergie décarbonée durant leur cycle de vie). Le monopole public de l’énergie serait ainsi un atout essentiel dans une stratégie de relocalisation industrielle tout en redonnant à notre pays un outil de souveraineté économique majeur.

Le rétablissement d’un monopole public de l’énergie permettrait de sortir 8% des dépenses des ménages français de la logique du capital, pour un service public efficace et égal pour tous qui donnait pleinement satisfaction avant que l’idéologie néolibérale n’impose contre la raison son démantèlement. C’est environ l’équivalent de 2% du PIB qui serait arraché à la logique du marché. Une telle organisation démocratique permettrait aussi de mettre en place de réelles politiques redistributives en matière énergétique, avec par exemple la gratuité des premières consommations indispensables, tandis que les dépenses excessives pourraient être fortement imposées.

Deux possibilités de gouvernance pourraient être discutées : soit la restauration d’un EPIC (qui était la forme juridique d’EDF et GDF jusqu’en 2004), soit une structure juridique indépendante, à l’image de la gestion de la Sécurité sociale jusqu’en 1967. La gouvernance et les votes pourraient être distribués de manière équilibrée entre le pouvoir politique (avec un débat à conduire sur la place respective de l’exécutif et du Parlement), les citoyens/usagers (associations d’usagers, administrateurs de l’énergie) et les salariés. Une autonomie importante de cette structure vis-à-vis de l’exécutif serait parfaitement compatible avec la gestion d’un objectif de long terme respectant une planification énergétique et la fourniture d’un service public de l’énergie à l’ensemble des citoyens, et ce de manière égalitaire. Une telle structure disposerait d’une capacité évidente à assurer la tenue d’objectifs fixés nationalement. La centralisation permettrait de gagner en efficacité mais certaines décisions pourraient tout de même être décentralisées à des échelons inférieurs avec des objectifs de développement de capacités de production à l’échelon régional par exemple. Son financement passerait par de la création de dette garantie par l’État et une utilisation de l’épargne des citoyens. La planification écologique aurait tout à gagner à l’établissement de plans régionaux de l’énergie permettant d’articuler au mieux toutes les potentialités de production locale, les besoins des différents secteurs économiques et des citoyens, les économies réalisables, contractualisant aussi avec l’entreprise publique EDF. Cette méthode doit articuler de façon nouvelle l’organisation d’un réseau national et d’un monopole public avec la diversité des territoires.

D’un point de vue démocratique, un tel pôle public redonnerait une importante capacité d’intervention aux syndicats et aux usagers en matière de choix de production et de maîtrise des outils de travail. Par ailleurs, la taille importante du pôle permettrait de faciliter grandement la transition énergétique en matière d’emplois et de compétences. Un peu à l’image de ce que fait EDF en interne actuellement, il serait beaucoup plus facile de transférer les salariés des branches en déclin (pétrole, gaz, charbon) vers les branches porteuses, sans perte ni de statut ni de salaire.

Il faut aujourd’hui engager le processus qui permettra de remettre le monde à l’endroit : cela commence par la remise en cause urgente de l’ARENH ou à défaut on peut inciter le parlement à se saisir de l’échéance de 2025 en exigeant de ne pas renouveler le « principe de contestabilité de l’ARENH » (ce que la Commission Régulation de l’Energie rapproche de la notion de « neutralité » concurrentielle des tarifs sur le marché). La Commission européenne s’affrontera alors à nous ; elle ne manquera sans doute pas de rappeler que la concurrence s’impose en droit à la France (et malheureusement le respect du droit européen a été constitutionnalisé et les tribunaux français s’assurent de cette conformité du droit national).

Mais nous pouvons sortir des directives et des règlements qui imposent la libéralisation. Or en matière d’énergie, la France dispose d’un levier puissant et il faudra savoir s’en servir pour construire enfin un rapport de force capable de remettre en cause les errements néolibéraux ; cela suppose d’un minimum de volonté politique, dont nos dirigeants nationaux ont largement manqué depuis 1995. L’Union Européenne ne peut se passer de la puissance d’EDF qu’elle n’a pourtant eu de cesse de vouloir le démantèlement : si EDF décidait de retirer de la vente la part d’électricité nucléaire qu’elle exporte, le marché européen s’effondrerait. Et l’intervention du Président de la République, lundi 5 septembre 2022, indiquant que la France allait exporter du gaz pour venir en soutien à nos voisins allemands, démontre que nos atouts vont au-delà de la maîtrise de la production nucléaire civile.

La Commission européenne et les États membres les plus aveuglément libéraux comprendront rapidement que, face à une crise énergétique amenée à durer, l’actuelle politique européenne de l’énergie doit cesser pour revenir à des systèmes publics nationaux qui doivent rester néanmoins interconnectés, et pour laquelle l’Union Européenne pourra, là, jouer un rôle utile et nécessaire d’organisation des échanges d’énergie entre pays, permettant de réguler la production, de compenser les baisses saisonnières de puissance dans telle ou telle région européenne (selon la géographie et les modes de production adoptés) et de coordonner et soutenir les politiques publiques de transition énergétique dans chacun des États membres.

Ne prenons pas en traître nos partenaires européens : mettons directement sur la table la vision que nous proposons pour l’énergie en Europe, sans oublier d’exprimer clairement que nous ne transigerons plus sur ce qui relève de la souveraineté énergétique, un prix de l’énergie abordable et une stratégie bas carbone dans notre pays.

Allemagne, 2022 : entre « Winter is coming » et le sparadrap du « Capitaine Scholz »

Voici quelques jours,le Chancelier social-démocrate allemand Scholz était convoqué par la commission d’enquête du parlement régional de Hambourg concernant les nouveaux développements de l’affaire Warburg. En Allemagne les commissions d’enquêtes parlementaires régionales ont autant de pouvoir que celles de l’Assemblée nationale ou du Bundestag, mais peuvent aussi interroger sur des enquêtes en cours.

Le parlement régional cherche à comprendre :

  1. Est ce que Scholz lui a menti les fois précédentes où il a déposé devant sa commission d’enquête ?
  2. Quel fut son rôle exact dans la tentative d’effacer le redressement fiscal de 47 millions d’euros de la banque Warburg, qui fut responsable entre 2005 et 2016 de 450 millions d’euros d’escroquerie du fisc et d’avoir massivement créé le mécanisme CumEx, lui-même coûtant au fisc des Etats européens quelques 55 milliards d’euros (!) sur la période – c’est un tribunal en 2016 qui a jugé la pratique illégale depuis le début et comme une forme d’escroquerie à la TVA.

55 Mds€, c’est la moitié de la dette publique grecque en 2011. On se serait épargné cette crise européenne si les riches contribuables n’avaient pas fait s’évader cette somme dans la période.

Le parquet enquête sur les preuves, surgies cette semaine, indiquant que les e-mails du futur Chancelier, alors maire de Hambourg, échangés autour de rendez vous – dont le Chancelier affirme « ne pas se souvenir » – avec les trois personnes ayant mis au point le dispositif assurant une forme d’impunité de la banque, avaient été récemment supprimés.

Là où l’affaire dépasse le simple trafic d’influence, c’est que l’on sait que le député SPD Kahrs, patron à l’époque de l’aile droite du SPD et grand soutien de Scholz, avait obtenu du directeur financier de Warburg 44 000 euros de dons pour sa section de Hambourg, et il y a 15 jours le juge d’instruction a découvert 215 000 euros de liquide dans un cofrre fort non déclaré de Kahrs qui n’explique pas la provenance de l’argent, alors que la loi l’y oblige. Pour ne pas empêcher Scholz de devenir Chancelier, Kahrs avait brutalement démissionné de ses mandats politiques en pleine négociation de coalition.

Plus embêtant pour Scholz : son directeur de cabinet, qui a rang de secrétaire d’Etat en Allemagne, Wolfgang Schmidt, semble au cœur du dispositif. Lors de précédents articles, nous avions déjà alerté sur le potentiel de cette affaire ; en janvier 2018, notre référent à Berlin avait publié une note sur un média depuis disparu, mais son article est toujours accessible1. Le SPD pourrait bien perdre son chancelier cet automne.

1https://librechronique.net/articles-et-entretiens/

L’héritage des contradictions de l’ère Merkel

Les deux partis partenaires du SPD dans la coalition « feu de circulation », Verts et libéraux, sont très discrets sur l’affaire car si Scholz tombe de nouvelles élections seraient convoquées : Verts et FDP ne profiteraient pas d’être vus comme les Lorenzaccio de l’affaire (meurtriers). De plus, il semble aujourd’hui probable que le SPD ne refera pas de coalition avec eux.

La CDU et l’ancien député des Linke Fabio de Masi poussent de leurs côtés les feux politiques.

Cette crise politique est le reflet de toutes les contradictions de l’ere Merkel. Elle a recyclée le SPD schröderien en 3 grandes coalitions :

  • Steinmeier, l’actuel président de la République, vice chancelier au premier mandat Merkel, ministre des affaires étrangères du troisième, était le directeur de cabinet et principal inspirateur de l’agenda 2010 de Schröder.
  • Scholz fut comme secrétaire général du SPD en 2003 chargé de la purge des anti-agenda 2010, conduisant en 2005 à la fusion des dissidents social-démocrates avec les anciens communistes dans die Linke.

Merkel avait dès 2005 montrée son extrême connivence avec le système financier privé allemand en organisant sur fonds publics la fête d’anniversaire du patron de la Deutsche Bank à la chancellerie. L’étude du bilan de la Deutsche Bank, longtemps la banque zombie européenne la plus exposée à un risque de faillite systémique, explique par ailleurs bon nombre de décisions politiques de Merkel, notamment contre labandon des créances grecques. La DB ne fut sauvée d’une faillite que par une prise de contrôle par … la Chine en 2017.

De même tout le système social induit par l’agenda 2010 et prolongé par Merkel supposait une forte déflation intérieure, avec baisse des salaires réels et donc maintien des prix à la consommation le plus bas possible. C’est aussi ce qui explique le choix d’une économie de surproduction permanente cherchant des débouchés extérieurs (les excédents commerciaux). Mais quand 200 Mds€ rentrent chaque année dans une économie sans être employés en investissement ou en salaires (ce qui aurait augmenté l’inflation, réduit les exportations et accru les importations), c’est la spéculation qui sert de trappe à liquidité : l’immobilier a vu une progression des prix exponentielle entre 2011 et 2020, largement supérieure au reste de l’Europe (et pourtant on sait que la France est elle-même particilièrement touchée).

La déflation intérieure signifie aussi que le taux de pauvreté touche également les salariés en emploi, et a toujours été entre 2011 et 2021 supérieur aux taux de pauvreté français. Pire, il a augmenté sur la période malgré la prospérité de l’économie.

Ainsi, le taux de pauvreté est passé de 12% en 1998 à 17% en 2020 ! (en France à 14,5%, plus élevé que les 11% de 2006). Les banques alimentaires ont vu leur fréquentation exploser, la pauvreté et la précarité concernant désormais un quart des Allemands, prisonniers du bas de l’échelle sociale et économique. La paix sociale est achetée avec les discounter et des conditions « d’esclavage moderne » dans les usines de viandes et d’aliments de Basse Saxe (d’après un pasteur de la région, Peter Kossen), devenus en 2020 des clusters pour les ouvriers saisonniers roumains et bulgares importés en camion, repayant leur salaire en loyers sur place à leur employeur…

Merkel a pris à plusieurs reprises des décisions structurantes sous la pression électoraliste conjoncturelle. Sa décision en 2011 de revenir sur la reprise du nucléaire visait à sauver le bastion de la CDU dans la plus riche région d’Allemagne, le Bade-Würtemberg. Raté, les Verts dirigent le Land depuis.

En 2015, la gauche est majoritaire au Bundestag. De « irréconciliable » (l’agenda 2010 jouant le rôle clivant, maus aussi le passé dissident des Verts face aux anciens communistes de l’ex-RDA), la gauche commençait à se retrouver sur la question de la gestion de la crise migratoire en août 2015. Persuadée qu’elle allait être renversée, Merkel décida en panique, et supportée par le syndicat patronal ayant besoin de main d’œuvre qualifiée importée, de s’asseoir sur les traités européens et ouvrir les frontières à un million de réfugiés syriens. Le retour d’expérience permettra d’accueillir dans de très bonnes conditions 500 000 Ukrainiens en 2022, mais ce « succès » est la conséquence de l’échec complet de la politique énergétique et diplomatique allemande depuis 2002.

Schröder, Steinmeier, Merkel, ont toujours privilégiés Poutine sur une solution intégrée européenne à l’accès à l’énergie.

Si Merkel a soutenu le Maidan en 2014 (le renversement du président élu ukrainien et les mouvements nationalistes comme démocratiques nés là, influencée par les boxeurs célèbres en Allemagne Klishko – l’un d’entre eux est depuis maire de Kiev), elle a aussi avalé l’annexion de la Crimee et accepté l’absence de conséquences à l’attaque d’un avion civil néerlandais avec plus de 300 morts ou la guerre civile dans le bassin du Don.

L’absence chronique d’investissement – cumulé sur 16 ans les infrastructures allemandes manquent de 400 à 600 Mds€ – , sans compter l’absence d’infrastructures pour transporter l’électricité des renouvelables produite dans le Nord rural vers le Sud industriel, et les choix énergétiques dépendants au gaz russe entraînent une situation d’échec et mat stratégique depuis le 24 février dernier, l’invasion de l’Ukraine par la Russie handicapant la diplomatique germanique coincée entre un soutien de façade à la démocratie ukrainienne et une retenue peu honorable à la seule fin de ne pas manquer de gaz russe. Rappelons d’ailleurs que le pipeline de gaz Nordstream2 sur lequel était basé toute la stratégie énergétique allemande de transition vers 100% renouvelable en 2050 prévoyait de contourner l’Ukraine jugée trop chère en royalties de passage et … en détournement de gaz illégal.

L’illusion atlantiste perdue des dirigeants allemands

À cela s’ajoute un deuxième échec géostrategique : Schröder, pour se débarrasser de son principal rival Oskar Lafontaine, dont le programme économique keynésien fut l’un des moteurs pourtant de la victoire du SPD en 1998, s’était rallié à la fondation progressiste des Clinton, y retrouvant Blair et D’Alema notamment. Cet alignement idéologique sur le progressisme nord-americain dans son interprétation clintonienne est l’équivalent de ce que nous avons connu avec la « note Terra Nova » 12 ans plus tard (la France est toujours un cycle derrière les autres). En conséquence, cela signifiait que même les forces critiques de l’Otan et des États Unis dans l’opposition, les Verts de Joshka Fischer compris, se ralliaient au consensus atlantiste des libéraux et conservateurs. Fini, l’ouverture à l’est des Brandt ou Schmidt.

Or, renforcer le lien avec Washington tout en se rendant dépendant des exportations et importations chinoises, et de la Russie pour le gaz, tout en traitant l’Union Européenne comme un hinterland obéissant, c’est construire des contradictions insolubles à moyen termes.

Le ralliement atlantiste fut immédiatement conçu par Schröder comme une aspiration à l’Allemagne à la puissance, le faisant intervenir au Kosovo en 1999, première intervention ouest allemande à l’extérieur depuis 1945 (la RDA est intervenue en 1956 et 1968 chez ses voisins, et dans les années 70 et 80 avec Cuba en Angola). La guerre d’Irak devait refroidir cet atlantisme quelques années, jusqu’à l’élection de Merkel qui de suite interpréta l’Otan en termes mercantiles :

  • réduire les importations d’armes américaines ;
  • supprimer le service militaire pour fermer des casernes ;
  • utiliser le budget militaire comme principale variable budgétaire de réduction des dépenses.

C’est ce qui explique l’état de vétusté et de faiblesse de l’armée allemande tel que l’état major ne pense pas pouvoir défendre les frontières, si le conflit ukrainien s’étendait à la Pologne.

Entre temps, Trump a profondément ébranlé les certitudes allemandes. C’est la première phase des contradictions apparentes. En déclarant l’Otan mort, en montrant que le moins atlantiste des membres de l’alliance pouvaient devenir les États-Unis, en retirant l’essentiel des forces américaines encore en Allemagne juste avant la fin de son mandat, en exerçant de fortes pressions et un chantage pour obliger l’Allemagne de compenser son excédent commercial en important du matériel militaire, Trump a fracassé l’illusion de sécurité allemande.

Mais, prisonnière d’une vision qui conduit à vassaliser une partie de l’Europe, sans aucune confiance en la France (il n’y a d’amitié franco-allemande que du côté français – relire les entretiens deMathieu Pouydesseau avec Coralie Delaume publiés sur son site en 2017 et 20181 et ses livres publiés ensuite), acceptant sans sourciller le Brexit et le départ de l’autre puissance nucléaire militaire, l’Allemagne se retrouve telle une reine nue. C’est pourquoi en 2018, à la conférence de sécurité de Munich, on a entendu parler d’un « arsenal nucléaire allemand à concevoir ».

1 http://l-arene-nue.blogspot.com/2017/02/souverainiste-lallemagne-ne-changera.html ; http://l-arene-nue.blogspot.com/2018/10/ou-en-est-lallemagne-apres-chemnitz.html

L’Allemagne est-elle armée pour relever ses défis ?

Ces contradictions géopolitiques, énergétiques, commerciales et sociales ont des conséquences culturelles et politiques.

Sous Merkel, on a assisté à la renaissance du nationalisme allemand, d’abord sous les couleurs festives d’une coupe du monde de football. Mais une petite musique révisionniste s’est installée, différenciant les nazis, espèce extra terrestre disparue le 10 mai 1945, et les Allemands, victimes innocentes des bombardements alliés, des viols par les Russes, des expulsions de l’est (12 millions de réfugiés allemands ont fui la Prusse orientale,la Pologne, la Hongrie, la Roumanie, la Bohême-Moravie, etc. En 1945). Sur ce terreau, l’extrême droite s’empare d’un petit parti libéral et eurosceptique fondé par une bourgeoisie rentière mal servie par l’économie d’exportation : L’AfD, alternative pour l’Allemagne, qui tient aujourd’hui à 10 à 12% de l’électorat sur son agenda d’extrême droite.

Le terrorisme neofasciste est également revenu : il a fait depuis 2010 beaucoup plus de morts que le terrorisme islamiste, s’en prenant tant à des gens dans la rue ou dans des bars, à des synagogues, qu’à des élus.

La droite conservatrice allemande a longtemps été anesthesiée par l’effet « Mutti » – mais suite aux événements de 2018 et au score très médiocre de septembre 2017, la CDU envoie celle-ci en pré retraite en décembre. Elle restait chancelière sans plus dominer le parti. Après l’échec de 2021, la CDU a tranchée pour une ligne ultra-libérale, et populiste, avec Friedrich Merz, rival de Merkel en 2002-2005, passé entre temps par l’entreprise de pillage financier BlackRock.

La gauche, elle, a bien profité suite au gauchissement du SPD du sursaut électoral (limité) de ce dernier. Mais, incapable de renouveler son personnel, il a dû recourir au dernier des Schröder boys, et cela est en train de lui coûter tous les progrès faits depuis 2018 et l’élection d’une présidence du parti très à gauche.

Les Verts engrangent pendant ce temps la crédibilité gagnée par les ministres Habeck et Bärbock. Habeck, ministre de l’économie et de l’énergie, envisage de prolonger les centrales nucléaires comme mesure transitoire. Bärbock paraît plus forte à l’étranger qu’un Scholz : elle a eu un échange violent devant la presse avec son homologue turc, quand Scholz, debout à côté de Abbas lorsque celui évoque « 50 holocaustes » commis par Israël en territoire palestinien, ne remue pas un cil…

Le patron des libéraux, Lindner, ministre des finances, a dû accepter d’énormes couleuvres sous la forme d’une relance keynésienne par le déficit budgétaire. Il tente de contenir l’inflation en résistant aux hausses de salaire et en plaidant pour une hausse des taux d’intérêt, c’est-à-dire pour une récession monétariste. Mais il n’est pas majoritaire au sein du cabinet, et la politique économique actuelle est populaire.

Pour finir, voici l’état des forces sondagiers :tous les récents sondages montrent un SPD plombé par son Chancelier entre 18 et 20%, loin de son score de 26% de septembre 2021, et loin de la droite (26/ 28%) et des Verts (23/25%). La droite n’a qu’un seul partenaire de coalition potentiel avec les libéraux et ne peut pas envisager gagner, sauf à une alliance avec les Verts. Si ceux-ci restent à 24% et le SPD à 20%, si les Linke manquent à nouveau les 5% (ils ne prennent pas le chemin de se rétablir) il peut y avoir un scénario permettant une majorité à deux, verte-noire, sans doute avec un chancelier Habeck.

C’est ce qui explique la modération des attaques des uns et des autres sur l’affaire Warburg : avec tant de contradictions et d’incertitudes, alors que l’Ukraine perd la guerre et voit ses soutiens dans l’opinion se réduire, changer de Chancelier ou revoter ne paraît pas raisonnable. Il est aussi probable que tout le monde préfère que Scholz et le SPD payent la facture des pénuries de cet hiver : il leur paraît préférable de le soutenir comme la corde soutient le pendu encore 6 mois.

Mais c’est la démonstration d’une Allemagne déboussolée, groggy, incertaine sur son avenir, et handicapée par des problèmes pratiques extrêmement concrets et urgents à résoudre. Les 16 années de mercantilisme merkellien ne furent pas qu’une catastrophe pour l’Union Européenne, mais aussi pour les Allemands des classes populaires, et aujourd’hui, la facture exorbitante est présentée à toute l’Allemagne. La cigale, entre 2005 et 2021, c’était l’Allemagne, la voici « fort dépourvue lorsque la bise fut venu ».

Ni oubli, ni pardon, les 80 ans de la rafle du Vél’ d’Hiv’

Nous vivons une époque déconcertante et à bien des égards terrifiante… L’élection présidentielle de 2022 a été marquée par la candidature d’un personnage condamné à plusieurs reprises pour provocation à la haine ou la discrimination raciale, et qui avait soutenu en 2019 (propos réitérés en 2022 durant la campagne électorale) que de 1940 à 1944, le régime de Vichy a « protégé les Juifs français et donné les Juifs étrangers ». Contre toute attente, le polémiste médiatique devenu par la suite candidat à l’élection présidentielle et attaqué pour contestation de crime contre l’humanité avait été relaxé en première instance par le Tribunal judiciaire de Paris en février 2021, relaxe confirmée le 12 mai 2022 par la Cour d’Appel de Paris. Relaxe d’autant plus absurde que le tribunal avait considéré que les propos tenus contenaient bien « la négation de la participation [du régime de Vichy et du Maréchal Pétain] à la politique d’extermination des juifs menée par le régime nazi ». Entre temps, Eric Zemmour avait obtenu près de 2,5 millions de voix lors du premier tour de l’élection présidentielle le 10 avril 2022 soit 7,07 % des suffrages exprimés.

Ainsi la négation de la participation active d’un régime et d’un dirigeants politiques à un crime contre l’humanité n’est pas aux yeux des juridictions concernées une contestation de crime contre l’humanité. 80 ans après la rafle du Vél’ d’Hiv’, on trouve des juges pour se laver les mains face à une entreprise révisionniste… car c’est bien de cela qu’il s’agit : nier la réalité historique et contester la nature intrinsèquement antisémite du régime mis en place par Philippe Pétain pour remplacer la République et détruire son œuvre. Il s’agit de banaliser la diffusion d’élucubration antisémite au prétexte de défendre une version dévoyée du « roman national » selon laquelle les dirigeants français n’auraient jamais totalement été du mauvais côté.

Comment imaginer que 82 ans après les lois antijuives de Vichy il soit encore nécessaire de reprendre sur le sujet la plus élémentaire des pédagogies ?

Vichy, un régime antisémite par et pour les antisémites

Le caractère réactionnaire, fascisant et antisémite de « l’État français » peu à peu déployé par Philippe Pétain depuis qu’il a reçu les pleins pouvoirs d’un Parlement en panique qui a sombré dans la lâcheté (sauf les 80 justes) ne fait pourtant aucun doute. Il s’agit d’appliquer un « nettoyage » radical des institutions puis de la société française, tel que le préconisaient nombre d’inspirateurs du Maréchal et de ses proches collaborateurs, les nettoyer des « quatre anti-France » théorisées par Maurras et l’Action Française : « la marxiste, la métèque, la juive et la protestante »… Les trois premières sont attaquées dès les premiers mois du nouveau régime :

  • contre les « marxistes » : arrestation et internement des principaux dirigeants des partis de gauche qui n’ont pas fait allégeance et renié leurs idéaux, déchéance des principaux élus locaux y appartenant, interdiction des partis marxistes (le PCF l’était déjà depuis le déclenchement de la guerre pour l’avoir dénoncé afin de se conformer au pacte germano-soviétique) ;
  • contre les « métèques » : dès le 12 juillet 1940, une série de décret-lois vont distinguer au sein des citoyens français des individus « moins français » que les autres et leur interdire l’accès à de nombreuses profession, puis déchoir de leur nationalité française des milliers d’entre eux et notamment tous les naturalisés depuis 1927, interdisant certaines professions aux ressortissants étrangers et « apatrides »… d’une certaine manière, le 27 août 1940, Pétain légalisait le racisme en abrogeant le décret-loi Marchandeau du 21 avril 1939 qui punissait l’injure et la diffamation raciale.

L’offensive contre les Juifs français, étrangers ou apatrides (parmi les 15 000 citoyens perdant le bénéfice de leur naturalisation 6 000 étaient juifs) se traduit dans des décisions à caractère massif : Le 3 octobre 1940, Philippe Pétain édicte le premier statut des Juifs, publié le 18 octobre : ils sont exclus de la fonction publique de l’État, de l’armée, de l’enseignement et de la presse. Le même jour, la Préfecture de Police communique que la déclaration prescrite par ordonnance allemande sur le recensement des Juifs sera reçue par les commissaires de police.

En mai 1941, environ 119 universitaires avaient dû quitter leurs postes (76 dans la zone occupée, 43 en zone Sud), et un mois plus tard, lorsque le deuxième statut des Juifs est promulgué, 125 autres membres de l’université française se retrouvent au chômage. Des exceptions fondées sur la notion de « services exceptionnels » (article 8 de la loi du 3 octobre 1940) rendus à l’État français rendaient possibles certains reclassements.

Le 4 octobre 1940, une nouvelle loi prévoit l’internement des étrangers d’origine juive sur décision administrative des préfets.

Le 7 octobre 1940, une loi abolit le décret Crémieux de 1869 accordant la nationalité française aux Juifs d’Algérie, soit près de 400 000 personnes. Quatorze à quinze mille Juifs d’Afrique du Nord sont internés en 1941 dans différents camps dont ceux de Bedeau, Boghari, Colomb-Béchar et Djelfa en Algérie. Il faudra que le polémiste entré en politique nous dise si ces Français ont été ainsi protégés.

Le 31 octobre 1940, les opérations de recensement dans le département de la Seine s’achèvent. Elles donnent lieu à la création du Fichier des Juifs de la Préfecture de la Seine, dit Fichier Tulard. Au total, à la fin de l’année 1940, 151 000 Juifs sont recensés.

Le 29 mars 1941, le Commissariat général aux questions juives est créé avec Xavier Vallat, virulent antisémite, à sa tête. Il n’y a jamais eu de distinction entre citoyens français, d’un côté, et étrangers ou apatrides de l’autre.

Le 2 juin 1941, la loi institue un deuxième statut des Juifs avec un allongement de la liste des interdictions professionnelles, un numerus clausus de 2% pour les professions libérales et de 3% pour enseigner à l’Université. Un décret passé en juillet 1941 exclut aussi les Juifs des professions commerciales ou industrielles. Ce statut autorise les préfets à pratiquer l’internement administratif de Juifs de nationalité française. Et le 2 juin 1941, une nouvelle loi prescrit le recensement des Juifs sur tout le territoire, de la zone occupée et de la zone libre.

Nous arrêterons ici l’énumération des mesures prises par le régime de Vichy, souvent annotée et durcie de la main même du Maréchal Pétain, mais l’Etat français a poursuivi tout au long de l’année 1941 puis en 1942 son travail d’innovation législative contre les Juifs français, étrangers ou apatrides. La volonté de mettre en place un régime de harcèlement et de persécution généralisé sur une base raciste ne peut faire aucun doute.

Le caractère « radical » de la rafle du Vél’ d’Hiv’

Les premières rafles et internements contre les Juifs commencent dès 1941. Dans un premier temps, la grande majorité des personnes visées sont étrangères ou apatrides, mais cela n’a rien d’exclusif. Un basculement s’opère dès 1942. L’Allemagne élabore la Solution finale, l’extermination totale des Juifs. Le régime de Vichy n’est plus simplement soumis aux ordres nazis, il va collaborer pleinement, volontairement et avec zèle pour livrer des Juifs étrangers et français. Là encore, rappelons le c’est un choix politique conscient de Vichy qui consiste à mener une politique antisémite propre dans le but de se débarrasser du maximum de Juifs. Et c’est une politique qui, de fait, n’a absolument pas été protectrice des Juifs français, puisque dès la rafle du Vel’ d’Hiv’, 3 000 enfants français ont été arrêtés. De ces enfants arrêtés lors de cette rafle en juillet 1942, il reste les fiches d’identité, orange pour les enfants juifs étrangers et bleu pour les enfants juifs français. En les comparant, on peut voir que 80% des enfants juifs arrêtés au Vel’ d’Hiv’ étaient français.

Dans le cadre de l’opération « Vent printanier » en juin 1942 (qui visait à coordonner la rafle de dizaines de milliers de Juifs d’Europe occidentale pour les déporter), « l’État français » et les Nazis négocient sur une base d’une « livraison » de 40 000 Juifs de la zone occupée, dont 22 000 adultes de la région parisienne, avec un ratio de 40% de Juifs français et 60% de Juifs étrangers.

Près de 13 000 Juifs sont arrêtés en région parisienne les 16 et 17 juillet 1942, dont 8 000 envoyés vers le palais des sports du Vélodrome d’Hiver avant d’être déportés. C’est, de loin, la plus grande rafle menée par la police française dans la France occupée. Il n’y a aucun équivalent en Europe de l’Ouest. 12 884 femmes, hommes et enfants arrêtés à Paris en un peu plus de 24 heures et envoyés vers les camps de la mort durant l’été 1942. Plus de 8 000 Juifs arrêtés les 16 et 17 juillet 1942 ont été envoyés vers le palais des sports du Vélodrome d’Hiver (XVe arrondissement), à deux pas de la tour Eiffel, avant d’être déportés. Sur les 13 152 arrêtés, il y a 4 115 enfants, moins de cent adultes et aucun enfant ne survivent à la déportation vers Auschwitz. Seuls quelques enfants, comme Joseph Weismann (qui s’échappe du camp de Beaune-la-Rolande avec un camarade) ou Annette Muller et son frère Michel (dont le père arrive à corrompre un policier du camp de Drancy, pour les en faire sortir), ont survécu à la rafle.

L’expression « rafle du Vel d’Hiv » s’est imposée dans la mémoire collective, au point de devenir le principal repère mémoriel sur la France des années noires. C’est pourtant aussi le symbole d’une forme de déni et de volonté d’oublier, de regarder ailleurs. Après la Libération, le Vélodrome d’Hiver continuera d’accueillir des spectacles et des des rencontres sportives jusqu’à sa destruction en 1959. Pendant des années, seules les associations de déportés juifs ont continué à commémorer le souvenir de l’événènement jusqu’à ce que les consciences, les politiques et les historiens commencent à regarder en face l’horreur commise à partir de la fin des années 1960…

Il faudra attendre le 16 juillet 1992 pour franchir une étape importante pour la mémoire. François Mitterrand, Président de la République, rend hommage ce jour-là aux victimes de la rafle du Vel d’Hiv’ en déposant une gerbe au pied de la stèle commémorative, accompagné de Madame Rozette Bryski, rescapée de cette terrible journée. C’est à son initiative que la journée de commémoration annuelle fut instaurée. François Mitterrand en avait fait l’annonce en 1992 ; laquelle sera suivie d’un décret officiel en date du 3 février 1993 instituant une cérémonie annuelle nationale et départementale, à Paris, à Izieu et dans chaque département. Contrairement aux dénonciations de certains militants qui avaient tant mis hors de lui Robert Badinter ce même 16 juillet 1992, François Mitterrand n’a jamais minimisé le drame du Vel d’Hiv, au contraire : à plusieurs reprises, en tant que Président de la République, il a rappelé à la Nation la nécessité de conserver la mémoire de ce douloureux événement. À l’automne 1992, interviewé par la télévision israélienne, il qualifiait lui-même le drame du Vel d’Hiv de « drame qui ne peut pas être oublié », dont le souvenir devait « être sauvegardé et honoré ». Il ajoutait que cette rafle était « intolérable », « insupportable pour l’esprit ». Tordons le cou enfin à la fable selon laquelle, le président Mitterrand (et De Gaulle avant lui) aurait minimisé la responsabilité du régime de Vichy dans le déroulement de ces événements… C’est bien le contraire que les faits relatent : dans le décret publié en février 1993 instituant la commémoration nationale, il est justement question « des persécutions racistes et antisémites commises sous l’autorité de fait dite “gouvernement de l’Etat français” », reprenant ainsi la formule de l’ordonnance du 9 août 1944 du général de Gaulle rétablissant la légalité républicaine. Enfin, en 1995, c’est sur les lieux de l’ancien vélodrome que le président Jacques Chirac a reconnu la responsabilité de l’État français dans la déportation des Juifs.

Il aura donc fallu plus de 20 ans pour que la mémoire et l’établissement des faits de cette tragédie reviennent sur la place publique. 20 ans, c’est long… et 80 ans c’est trop court pour imaginer supporter la contestation d’un crime contre l’humanité et la négation d’une complicité active.

L’exécutif n’a pas compris le message des Français

Alors que la Première Ministre Elisabeth Borne prononçait hier après-midi devant l’Assemblée nationale son (très) long discours de politique générale, on ne peut que ressortir de l’exercice non pas déçus (nous n’en attendions à dire vrai pas grand-chose de bien) mais attristés. Attristés pour la démocratie républicaine, attristés pour la situation des Françaises et des Français, attristés pour la France.

En effet, Elisabeth Borne, et avec elle le Président de la République dont elle dépend entièrement, a bel et bien donné l’impression que le message électoral des Français n’avait pas été entendu à l’Elysée et à Matignon. Ne tenant aucun compte du fait que, les 12 et 19 juin, les électeurs aient catégoriquement refusé une majorité parlementaire à Emmanuel Macron, sa première ministre a égrainé les mesures les plus marquantes du Président de la République dans la case bilan comme dans la case perspective, toutes plus antisociales et régressives les unes que les autres : de l’explosion du service public ferroviaire à la casse de l’assurance chômage pour le passif à la volonté de retarder encore l’âge de départ à la retraite, Elisabeth Borne a clairement démontré une volonté de marbre d’avancer coûte de que coûte pour réaliser un projet présidentiel que nos concitoyens n’ont jamais soutenu. La comparaison avec les précédents de 1958 et 1988 sont tout autant osés (gonflés) dans la bouche de la locataire de Matignon qu’incongrus : en 1958, les Gaullistes n’avaient certes pas la majorité à l’Assemblée Nationale mais bénéficiaient d’une forme d’union nationale au moment de porter sur les fonds baptismaux la Vème République ; en 1988, François Mitterrand et Michel Rocard pouvaient compter sur une trentaine de députés de plus que ceux dont disposent Macron et Borne… La fragilité politique du macronisme est d’un autre niveau et sa prolongation est due avant tout à la réélection d’Emmanuel Macron par défaut. L’exécutif a ainsi confirmé qu’il n’a pas l’intention de faire vivre une interprétation plus parlementaire et délibérative d’un régime institutionnel pourtant à bout de souffle.

Par ailleurs, alors que chacun partage le constat sur les difficultés sociales et de pouvoir d’achat auxquels sont confrontés les Françaises et les Français, on aurait pu attendre d’une cheffe du gouvernement à la hauteur de l’enjeu un ton plus offensif pour répondre à l’angoisse de nos concitoyens face à l’envolée des prix, qui atteint désormais 5,8 %, à la flambée des tarifs de l’énergie et notamment du carburant automobile, ou face au ralentissement perceptible de la reprise de l’activité économique. Aucune négociation générale sur les salaires dans le privé, une réaffirmation de l’augmentation du point d’indice des fonctionnaires de 3,5 % – très largement sous l’inflation après 11 ans de gel –, une action contenue aux chèques énergie et alimentaires dont chacun connaît les limite, aucune volonté de bloquer les prix de l’énergie ou d’agir pour leur baisse… les Français doivent s’attendre dans ses conditions à passer un hiver des plus frais et à enfiler leurs pulls, ce que font déjà au demeurant des centaines de milliers de nos concitoyens depuis quelques années. Quel contraste entre un Emmanuel Macron qui pourfend en marge des sommets européens les « profiteurs de crise » et le silence absolu de sa Première Ministre sur le sujet hier après-midi : la communication politique européenne prend dans le macronisme toujours le pas sur l’action réelle de la puissance publique. Que dire enfin de l’état de notre système santé publique, qui n’a mérité qu’un énième hommage sans portée pratique aux soignants, alors que Mme Borne nomme comme ministre de la santé, le référent hôpital du candidat Macron à la présidentielle, qui propose de fermer les Urgences la nuit pour l’été 2022… Nous ne pouvons de même que nous inquiéter de l’absence de ligne directrice affirmée en matière de politique industrielle et de réindustrialisation. Nos PME vont rapidement être confrontées à la fin des mesures de soutien mises en place pendant la crise sanitaire, sans s’en être totalement remises, pour faire face à une crise économique d’un autre type avec pénurie de ressources et énergie chère. Rien ne semble prévu de concret non plus pour impulser des relocalisations durables alors même que les délocalisations et les opérations de prédation industrielle se poursuivent sans réaction sérieuse de l’exécutif : confronté à la perspective d’un renchérissement de l’argent, le gouvernement a déjà décidé que le temps du « quoi qu’il en coûte » était terminé, les Français le paieront avec l’austérité.

Enfin, que dire de l’intervention de la Première ministre sur la politique européenne et internationale de la France !? Elisabeth Borne s’est contentée d’enfiler les lieux communs et les principes généraux sur le terrorisme ou la guerre en Ukraine, mais on serait bien à mal de comprendre quelle sera la politique conduite après son intervention d’hier après-midi. On devine même au détour de l’annonce de la renationalisation complète d’EDF – que nous accueillons avec satisfaction – que les silences sur l’environnement politique et économique du fleuron français cachent probablement de futures capitulations. La puissance publique dispose aujourd’hui de 84 % du capital de l’entreprise publique, ses difficultés reposent donc moins sur l’importance de son contrôle par l’État que sur l’absence de stratégie offensive de la France dans les dossiers internationaux et énergétiques : Que vaudra un EDF à 100 % public si le projet Hercule nous est resservi par la petite porte avec une vente de certaines filiales par appartement à la demande de la Commission Européenne ? Comment compte-t-on opérer une transition énergétique digne de ce nom si la France ne tape pas du point sur la table pour que ce soit enfin engagée une réforme du marché européen de l’énergie et qu’on en finisse avec l’absurdité d’ériger le gaz comme « énergie de transition » ce que qui a été confirmé par le vote de Parlement européen ce matin-même ?

Elisabeth Borne avait parfaitement le droit de ne pas se soumettre à un vote de confiance après sa déclaration de politique générale… cela était d’ailleurs incontournable car elle n’a ni la confiance de l’Assemblée Nationale ni celle des Français et ne tient sa légitimité que par celle que lui confère un président par défaut. La Première Ministre et le Président de la République ont fait la démonstration ce mercredi 6 juillet qu’ils ne comptaient en rien composer avec le Parlement : ils useront aussi longtemps qu’ils le pourront des ressources institutionnelles que leur offrent la constitution de la Vème République pour gouverner sans majorité. Ce régime est donc en train d’atteindre un sommet d’absurdité démocratique. Le macronisme en est la phase terminale. Nous appelons de nos vœux une autre politique que celle proposée par l’exécutif, cela ne sera possible que par le retour aux urnes de nos concitoyens. La France et les Français méritent d’autres solutions que celles qui sont matraquées par les 50 nuances de droite : la Gauche Républicaine et Socialiste continuera à défendre le projet qu’elle a adopté le 26 septembre 2021 à Marseille (ci-dessous) et à dialoguer avec les autres forces de gauche pour construire un véritable programme commun cohérent.

Europe : « La France ne saurait accepter que subsiste le fétichisme des 3 % de déficit »

tribune collective parue dans Marianne, le mardi 7 juin 2022

Dans une tribune, les membres fondateurs de la Fédération de la gauche républicaine, qui présente plusieurs candidats aux élections législatives, expliquent les défis et enjeux économiques auxquels la France devra faire face, notamment vis-à-vis de l’Union européenne.

À quelques jours du premier tour des élections législatives, le débat sur stratégie économique de la France fait cruellement défaut. L’inflation s’installe et le chômage repart à la hausse. Nos concitoyens s’inquiètent pour leur pouvoir d’achat et constatent un délitement préoccupant de leurs services publics (Éducation nationale, hôpital, etc.) et des missions régaliennes de l’État (justice, police, protection des mineurs). Le pouvoir en place cherche à escamoter cette discussion cruciale.

Or, les choix politiques opérés au cours des quinquennats passés ne permettent pas à la France d’affronter la crise qui se profile. Ils furent synonymes de privatisations, de délocalisations, de stagnation des salaires, de déréglementation du Code du travail, de baisses de la fiscalité du capital et des sociétés et d’exonérations massives de cotisations sociales. Loin de redresser la compétitivité de notre pays, cette politique de l’offre a creusé notre déficit commercial et appauvri une partie de la population.

La nomination de Madame Borne au poste de Première ministre ne présage d’aucun changement de cap, elle qui a activement participé à la privatisation des autoroutes, au changement de statut de la SNCF, à la réforme de l’assurance chômage avant de préparer, demain, le recul l’âge légal de la retraite à 65 ans. Il est temps de réfléchir sérieusement aux moyens permettant à la France de regagner de la souveraineté économique dans une Europe en profonde crise d’identité, mais qu’il ne faut pas renoncer à changer.

Au sein de l’Union européenne, loin de converger, les économies se développent plus que jamais sur des bases nationales, que les textes organisant la concurrence libre et non faussée interdisent malheureusement de consolider. Il est impératif d’obtenir la révision de ces textes, à l’heure où l’ensemble des protagonistes de la construction européenne (les citoyens, les États, la Commission, la BCE) en admettent désormais la nécessité.

« La politique de la Banque centrale européenne doit être étroitement coordonnée avec les politiques budgétaires nationales. »

Le Pacte de stabilité et de croissance (PSC) a d’ores et déjà été suspendu, d’un commun accord entre les États au Conseil européen. Face à la stagflation qui s’installe, la clause suspensive vient d’être prolongée d’un an, jusqu’à fin 2023. La révision des règles du PSC fera même l’objet d’une négociation, prévue dès cet automne. C’est l’occasion pour la France de proposer une stratégie économique alternative pour l’avenir. Notre pays ne saurait accepter que subsiste le fétichisme des 3 % de déficit et 60 % de taux d’endettement, et doit exiger d’y substituer le principe de politiques anticycliques adaptées à chaque pays, systématisant les pratiques ayant permis de sortir de la crise du coronavirus.

La politique de la Banque centrale européenne doit être étroitement coordonnée avec les politiques budgétaires nationales. Afin de favoriser les politiques de relance des pays où prévaut le chômage de masse, les programmes de rachats de dette publique de la BCE doivent pouvoir se déployer, comme cela fut fait, pour permettre aux États d’émettre des bons du trésor à bas taux. A contrario, ces programmes pourront être levés dans les pays en passe d’atteindre le plein-emploi. Pour l’ensemble de la zone euro, le Conseil, dépositaire de la détermination du taux de change de l’euro, doit demander à la BCE de veiller à ce que le cours de l’euro face au dollar ne soit pas pénalisant pour les industries exportatrices européennes.

Au sein même de la zone euro, puisque les ajustements de change ne sont de facto plus possibles (en régime de monnaie unique) pour résorber les déséquilibres des balances courantes, les États doivent pouvoir utiliser la politique industrielle pour rétablir la compétitivité de leur économie sans avoir à exercer de pression à la baisse sur les salaires. C’est pourquoi le régime des aides d’État doit être réformé en profondeur pour permettre la relocalisation de l’industrie, le développement de filières courtes et la rémunération du travail à sa juste valeur.

« Ce plan pour le redressement industriel de la France doit s’accompagner d’une revalorisation des salaires. »

Un programme « Made in France » de grande ambition peut se fixer un objectif de création de 500 000 emplois industriels et d’installation de 500 nouvelles usines dans nos régions et notamment dans des territoires délaissés. Miser sur les seules start-up et technologies du futur est insuffisant. La France doit se remettre à fabriquer sur le sol national des produits critiques (pharmaceutiques, électroniques, alimentaires, etc.) que nous importons aujourd’hui au prix de notre souveraineté perdue. Nous avons pour cela plusieurs armes à notre disposition : le levier de la commande publique bien sûr, mais aussi les mesures de protection de l’intérêt national (à commencer par le fameux décret Montebourg, sous-utilisé). Des investissements massifs sont nécessaires pour remettre à flot nos services publics, en particulier dans la santé, l’éducation, la formation et la recherche.

Ce plan pour le redressement industriel de la France doit s’accompagner d’une revalorisation des salaires. Modifier le partage des richesses créées par le travail est devenu un impératif crucial dans notre pays. La part des salaires dans la valeur ajoutée s’effondre à nouveau alors que la productivité continue de croître (même modérément). Le choc sur les matières premières lié à la crise sanitaire et à la guerre en Ukraine ne s’accompagne d’aucun choc salarial, tant le rapport de force est devenu défavorable aux syndicats. Ce nouvel affaissement de la part des salaires aura des effets récessifs et provoquera une montée inégalités de revenus et de patrimoines socialement explosive, à l’heure où le taux de marge atteint un pic historique et où les dividendes sont en hausse. Il devient urgent d’augmenter les salaires et de rétablir leur indexation sur les prix pour enrayer la crise du pouvoir d’achat. Le retour des coups de pouce au SMIC et un fort relèvement du point d’indice dans la fonction publique s’imposent. Le législateur doit organiser une négociation interprofessionnelle, rue de Grenelle, sur les minima et hiérarchies de branches, avec obligation de conclure.

Réviser les textes européens pour faciliter l’exercice de la souveraineté économique des États-nation, planifier la relocalisation de l’industrie et l’extension du mix énergétique afin d’assurer notre indépendance, rétablir la justice fiscale, modifier le partage des richesses et donner du pouvoir aux salariés dans l’entreprise : tels sont les chantiers immédiats qu’une gauche républicaine, sociale et réaliste peut et doit proposer pour redonner espoir aux classes populaires et redresser la France.

Signataires :

Isabelle Amaglio-Térisse, coprésidente des Radicaux de Gauche

Liêm Hoang-Ngoc, ancien député européen (NGS)

Jean-Luc Laurent, maire du Kremlin-Bicêtre, président du Mouvement républicain et citoyen (MRC)

Marie-Noëlle Lienemann, sénatrice GRS de Paris

Emmanuel Maurel, député européen GRS

Laurence Rossignol, sénatrice socialiste

Mickaël Vallet, sénateur socialiste

Progressions, limites et échec des gauches au premier tour de l’élection présidentielle de 2022

Le premier tour de l’élection présidentielle de 2022 se déroulait le 10 avril dernier. Il a vu arriver en tête Emmanuel Macron, président de la République sortant, et Marine Le Pen, sa challenger d’extrême droite… immédiatement derrière se situait Jean-Luc Mélenchon à 425.000 voix de l’accession au second tour. La gauche (puisque le candidat populiste avait redécouvert la nécessité d’afficher cette couleur dans les dernières semaines de la campagne) était à nouveau écartée du second tour de l’élection présidentielle.

Dès le lendemain du premier tour, Frédéric Faravel a commencé à regarder les résultats en détail ; il a creusé les chiffres et croisant les échelles géographiques, pour comprendre les dynamiques qui expliquent le vote du 10 avril 2022. Jean-Luc Mélenchon aurait-il pu atteindre le second tour ? Les autres candidatures à gauche, notamment celle de Fabien Roussel, étaient-elles responsables du fait qu’il trébucha encore si près du but ? Quelles ont été les dynamiques à gauche ? Quels ont été les électeurs de Gauche ? Nous publions aujourd’hui cette analyse.

cet article rédigé entre le 14 et le 21 avril 2022 a été publié pour la première fois sur http://www.fredericfaravel.fr/2022/05/progressions-limites-et-echec-des-gauches-au-premier-tour-de-l-election-presidentielle-de-2022.html

Le score de Jean-Luc Mélenchon au soir du dimanche 10 avril 2022 constitue un succès indéniable – bien que terriblement frustrant pour le candidat et ses sympathisants, puisqu’il se retrouve à nouveau exclu du second tour de l’élection présidentielle. Il lui manquait en effet quelques 430 000 voix en avril 2017 pour dépasser Marine Le Pen (l’accès au second tour s’était fait dans un mouchoir de poche, Jean-Luc Mélenchon n’étant que quatrième du scrutin derrière le candidat LR, François Fillon) ; il arrive cette fois-ci troisième, clairement détaché de tous ses poursuivants, avec seulement 421 308 voix d’écart avec la candidate d’extrême droite Marine Le Pen.

Le candidat de la France insoumise – même si le mouvement s’est fondu artificiellement dans un « rassemblement » qui se veut plus large et baptisé « Union populaire » – a fait mentir les différents pronostics : ayant rompu avec tous ses partenaires politiques de manière relativement brutale, ayant vu son image durablement abîmée (en grande partie sous l’effet de la séquence des perquisitions de novembre 2018, dont on continue encore aujourd’hui à interroger les véritables causes), ayant raté les différentes étapes que représentent les élections intermédiaires (européennes, municipales, régionales et départementales), ayant rejeté toutes les aspirations au rassemblement exprimées dans le « peuple de gauche » et, enfin, étant accusé d’avoir fortement altérée son orientation politique sur la question républicaine, le mouvement populiste de gauche ne paraissait pas en mesure au début de la campagne présidentielle de renouveler son « exploit » de 2017. C’était un peu vite oublier que la France insoumise était toute entière à la fois tournée vers l’élection présidentielle et (du fait de son orientation populiste) vers la personne de son leader : les équipes de campagne du candidat insoumis ainsi que les militants encore engagés dans LFI ont été malgré les obstacles en permanence « habités » de la certitude qu’ils allaient gagner, ce qui – n’en doutons pas – les mettaient dans des dispositions plus dynamiques – dans l’adversité – que leurs concurrents qui s’étaient rapidement convaincus que la gauche (du fait de sa division) ne pouvait rien espérer de mieux que de poser des jalons pour l’avenir…

D’une certaine manière, les deux postures étaient justes : la marche pour le second tour était trop haute et on peut comprendre que différents candidats de gauche aient souhaité profiter de l’élection présidentielle pour faire entendre un autre son de cloche ; mais, bien qu’il soit resté longtemps dans les sondages à son étiage de 2012, Jean-Luc Mélenchon a toujours largement distancé ses concurrents à gauche (y compris Yannick Jadot et les écologistes qui ont un temps rêvé de lui ravir la primauté) et dans les deux ou trois dernières semaines de campagne a cristallisé sur sa candidature le « vote utile » d’une part non négligeable d’un électorat de gauche exaspéré de voir arriver la reproduction du duel Macron/Le Pen de 2017. De très nombreux électeurs ont donc utilisé le bulletin Mélenchon pour faire barrage à la répétition de 2017, y compris certains de ceux qui n’appréciaient ni l’orientation ni la personnalité du candidat. Différents sondages de « sortie des urnes » ont été publiés pour mesurer cette importance du « vote utile » ou « efficace » en faveur de l’Insoumis ; les sympathisants du candidat prétendront que l’adhésion au programme motivait 80 % des suffrages, les personnes plus critiques affirmeront que l’utilitarisme en représente 50 %… la vérité est sûrement entre les deux, mais nier la dimension « vote utile » pour Jean-Mélenchon, en 2017 comme en 2022, serait absurde.

Toujours est-il que la force de la dynamique du député de Marseille est bien réelle : il passe de 19,58 % en 2017 à près de 22 %, repoussant de beaucoup son plafond de verre. Mais surtout, dans un contexte où l’abstention a fortement progressé (+4,08 points, sans atteindre le record de 2002), il gagne à l’échelle du pays près de 655 000 voix supplémentaires – plus que Marine Le Pen (+455 337) … mais moins que Jean Lassalle (+666 086). Osons le dire, au regard des obstacles auxquels il faisait face, c’est un tour de force…

Pourtant, il existe des faiblesses dans le résultat de Jean-Luc Mélenchon ; comme François Ruffin l’a exprimé dans son entretien accordé à Libération et publié le 13 avril 2022 « Jusqu’ici, nous ne parvenons pas à muer en espoir la colère des “fâchés pas fachos” ». Rémi Lefebvre, politologue qui avait pris position pour le candidat insoumis dans une tribune collective quelques jours avant le 1er tour, ajoute dans un article publié par AOC le même jour « La dynamique de 2022 ne s’est pas nourrie des abstentionnistes (sauf les jeunes) mais du siphonnage des électorats de gauche rivaux (l’enquête du CEVIPOF et de la Fondation Jean-Jaurès l’a bien montré bien tout au long de la campagne). Jean-Luc Mélenchon parle d’un « pôle populaire » installé grâce à lui dans la vie politique mais la sociologie de ses électeurs reste centrée dans l’électorat de gauche classique, diplômé, urbain, inséré ou déclassé. » Enfin, à bien des égards, le procès fait par l’équipe et les sympathisants de Jean-Luc Mélenchon aux communistes et à Fabien Roussel d’avoir empêché leur candidat d’accéder au second tour est, si ce n’est infondé, tout du moins spécieux…

Nous allons essayer de montrer dans la partie qui suit un certain nombre de limites du vote Mélenchon (évidemment tous les tableaux de résultats et de comparaisons seront tenus en annexe).

évolution du vote Mélenchon entre 2017 et 2022

UNE BASE DE PROGRESSION TERRITORIALEMENT ET SOCIOLOGIQUEMENT ÉTROITE

Jean-Luc Mélenchon a donc gagné entre 2017 et 2022 (malgré une participation en baisse de plus de 2,2 millions d’électeurs) 654 623 suffrages. En 2017, sa progression était générale ; Jean-Luc Mélenchon avait alors retenu une partie importante de l’électorat de gauche classique (la majorité des 33 % d’électeurs de François Hollande qui avaient hésité jusqu’au dernier moment entre le futur « président normal » et lui), mais il avait également drainé malgré une abstention en hausse (+1,7 point) une partie des abstentionnistes, dont des jeunes et un électorat populaire qui aurait pu être tenté par Marine Le Pen.

En 2022, sa progression en voix est extrêmement concentrée territorialement : près de la moitié de la hausse correspond à la banlieue parisienne avec près de 327 000 suffrages, soit 49,92 % de sa progression. L’Île-de-France représente à elle-seule 66,3 % des voix gagnées par le candidat insoumis entre 2017 et 2022 ; symptomatiquement, ses deux plus fortes progressions se font à Paris (+107 266) et en Seine-Saint-Denis (+82 509)…

Les Départements ou anciens départements d’Outre Mer représentent presque un quart des gains en voix de Jean-Luc Mélenchon, dont près de 15 % pour les seules Antilles et la Guyane.

Si on ajoute à ces deux catégories territoriales, les métropoles lyonnaises et marseillaises (départements du Rhône et des Bouches-du-Rhône pour faire vite), on atteint 99,4 % des voix supplémentaires conquises par le député de Marseille, concentrées sur 16 départements et Collectivités d’Outre Mer (en comptant Saint-Martin et Saint-Barthélémy). Pourtant c’est dans son département d’élection que le candidat insoumis progresse tendanciellement moins qu’ailleurs (on ne peut pas dire d’ailleurs qu’il y écrase le match, puisqu’il ne rassemble « que » 23,6 % – +1,5 point – des suffrages exprimés, derrière Marine Le Pen 26,2 %)… car il est également intéressant de regarder les progressions de Jean-Luc Mélenchon relativement au poids réels de l’électorat et des votants dans les ensembles concernés :

  • Paris représente 16,4 % des gains alors qu’elle pèse 2,8 % des inscrits et 3 % des votants ;
  • le reste de l’Île-de-France compte 49,9 % des gains pour 12,3 % des inscrits et 12,6 % des votants ;
  • les Antilles et la Guyane représentent 14,8 % des gains pour 1,5 % des inscrits et 0,9 % des votants (!?!) ;
  • plus largement, l’ensemble des DOM et anciens DOM comptent 23,85 % des gains pour 3,1 % des inscrits et 2 % des votants (différentiel de participation terrible entre l’Hexagone et l’Outre Mer) ;
  • le département du Rhône représente 8,25 % des gains pour 2,4 % des inscrits et 2,6 % des votants ;
  • enfin, le département des Bouches-du-Rhône ne compte que 1 % des gains de son député le plus célèbre pour 2,89 % des inscrits et 2,86 % des votants.

La conclusion est limpide : la progression de Jean-Luc Mélenchon se réalise essentiellement au cœur des Métropoles et des quartiers populaires, avec une percée massive et une sur-représentation en Outre Mer. Voilà la dynamique qui conduit Rémi Lefebvre et François Ruffin, au lendemain du premier tour de l’élection présidentielle, à la même analyse :

« Jean-Luc Mélenchon parle d’un « pôle populaire » installé grâce à lui dans la vie politique mais la sociologie de ses électeurs reste centrée dans l’électorat de gauche classique, diplômé, urbain, inséré ou déclassé. La géographie électorale le démontre : les zones de force se situent dans les grandes métropoles. Le député des Bouches-du-Rhône a réuni 31 % des suffrages dans les villes de plus de 100 000 habitants, loin devant le chef de l’État (26 %) et Marine Le Pen (16 %).

Certes Jean-Luc Mélenchon a réussi à mobiliser à nouveau les jeunes (35 % des 18-24 ans contre 25 % pour Emmanuel Macron et 17 % pour Marine Le Pen) et a gagné des parts de marché dans les quartiers populaires (Roubaix, Saint-Denis…), en partie grâce à l’évolution stratégique de son discours sur la laïcité et l’islamophobie, […]. Son électorat s’est comme embourgeoisé depuis 2017 : 25 % des cadres ont voté Mélenchon […]. » – Rémi Lefebvre, in AOC 13 avril 2022, La tortue, le trou de souris et Sisyphe : Mélenchon et l’élection présidentielle

« On ne peut pas, par une ruse de l’histoire, laisser triompher la logique de « Terra Nova ». Je ne sais pas si vous vous souvenez ? En 2011, ce think tank proche du Parti socialiste recommandait une stratégie « France de demain », avec « 1. Les diplômés. 2. Les jeunes. 3. Les minorités ». » – François Ruffin, Libération, 13 avril 2022

Si l’on en restait à l’analyse des territoires qui lui ont apporté des suffrages supplémentaires, malgré une abstention en hausse, on pourrait considérer que la déduction manque un peu d’arguments. Mais le poids relatif dans la progression de Jean-Luc Mélenchon de ces différents départements est d’autant plus important que dans 54 départements sur 108 (départements, COM, DOM ou ex-TOM), ou même 109 (si on tient compte des Français établis hors de France), le candidat insoumis perd des voix par rapport à 2017 … et l’analyse de ces pertes nous dit quelque chose de plus du mouvement électoral autour du leader populiste de gauche.

QUE NOUS DIT LA CARTE DES DÉPARTEMENTS OÙ JEAN-LUC MÉLENCHON PERD DES VOIX ?

Dans la moitié des territoires de la Républicaine française – la majorité des départements hexagonaux –, Jean-Luc Mélenchon recule… Ce n’est pas qu’il y fasse forcément toujours un mauvais score, mais il y perd des suffrages rapport au 1er tour de l’élection présidentielle en avril 2017. Deux explications logiques – sans examen approfondi – viennent immédiatement en tête : 1- alors que l’abstention a progressé de 4,08 points, il faut bien que dans certains territoires le candidat en question perde aussi quelques électeurs ; 2- en 2012 et 2017, le candidat insoumis était soutenu par le Parti Communiste Français (PCF), alors qu’en 2022 il a décidé de présenter la candidature de son secrétaire national, Fabien Roussel, Mélenchon aurait donc logiquement perdu le vote des plus irréductibles communistes.

L’examen attentif de la carte départementale aboutit à une situation beaucoup plus complexe.

Dans certains départements (ou territoires) où l’abstention progresse plus fortement que la moyenne nationale, le candidat Jean-Luc Mélenchon progresse et parfois fortement : les Bouches-du-Rhône (+5,3 points), la Loire-Atlantique (+6 points), le Maine-et-Loire (+6,2 points), l’Oise (+5 points), Paris (+5,5 points), La Réunion (+5 points), ou les territoires de l’Océan Pacifique (même si la faiblesse des suffrages pour le candidat concerné ne les rend pas particulièrement signifiants).

Dans d’autres départements, comme l’Aube, la participation chute fortement (-6,4 points), mais Jean-Luc Mélenchon reste stable (13 voix en moins, -0,06 points) ou en tout cas ne connaît des pertes de voix relativement limitées ; 14 départementaux hexagonaux appartiennent à ce profil. Dans certains départements, la hausse de l’abstention est supérieure à la moyenne nationale, comme l’Aisne (-5,7 points), et Jean-Luc Mélenchon subit une perte de suffrages beaucoup plus forte (- 15,7%, 7679 voix perdues) : c’est le cas de 11 des 54 départements hexagonaux où Jean-Luc Mélenchon perd des voix. Enfin, dans certains départements, la baisse de participation est inférieure à la moyenne nationale et Jean-Luc Mélenchon y connaît des baisses de suffrages également fortes, comme l’Allier où l’abstention grimpe de 2 points mais où le candidat insoumis perd 7298 voix soit 19 % de ses suffrages de 2017 ; c’est le cas de 12 départements hexagonaux. Enfin, dans certains départements, comme les Alpes-de-Haute-Provence, la hausse de l’abstention est inférieure à la moyenne nationale (-3,65 points) et Jean-Luc Mélenchon y limite la casse (-592 voix, soit 2,6 % des suffrages de 2017) ; au moins 4 départements rentrent dans cette catégorie.

On ne peut donc pas tirer d’enseignements sur la baisse du vote Mélenchon dans certains départements hexagonaux au regard de la baisse de participation.

Ces départements répondent à deux caractéristiques distinctes qui parfois se sur-imposent l’une et l’autre. D’une part, Jean-Luc Mélenchon perd des voix dans l’hexagone dans les territoires qui sont à l’écart des principales métropoles : ce sont les territoires ruraux et péri-rubains déclassés ; d’autre part, Jean-Luc Mélenchon perd des voix dans les anciens bassins ouvriers. Ainsi le candidat insoumise perd moins de 5 % de ses suffrages de 2017 dans les départements suivants : les Alpes-de-Haute-Provence, l’Ariège (où il détient les deux sièges de député), l’Aube, le Calvados, la Charente-Maritime, les Côtes-d’Armor, le Gard, le Jura, le Loir-et-Cher, la Haute-Loire, le Lot, la Lozère, la Marne, la Mayenne, la Meurthe-et-Moselle (où est élue Caroline Fiat), le Nord (où sont élus Adrien Quatennens et Ugo Bernalicis), le Puy-de-Dôme, les Pyrénées Atlantiques, la Haute-Saône, la Sarthe et la Vendée – il n’y a pas d’unité particulière dans cette liste, certains départements sont très ancrés à droite, mais on y trouve aussi des territoires avec une tradition de gauche ancienne, des bassins ouvriers, ce qui peut rassembler la plupart d’entre eux c’est d’être à l’écart des grandes aires métropolitaines ; il perd entre 5 et 10 % de ses suffrages de 2017 dans les départements suivants : l’Aude, l’Aveyron, la Charente, la Corrèze, la Corse-du-Sud, la Haute-Corse, la Creuse, l’Eure, le Gers, le Lot-et-Garonne, la Manche, l’Orne, les Pyrénées-Orientales, la Saône-et-Loire, les Deux-Sèvres, le Var, la Haute-Vienne – évidemment tous ces départements n’ont forcément pas une tradition de gauche (le Limousin, si), mais ce n’est pas le cadre de référence ici, puisqu’on mesure la perte de voix par rapport à 2017 ; il perd entre 10 % et 15 % de ses suffrages de 2017 dans les départements suivants : les Ardennes, le Cantal, la Dordogne, les Landes, la Haute-Marne, la Nièvre, la Seine-Maritime (où est élu Sébastien Jumel, soutien communiste de Jean-Luc Mélenchon), la Somme (où est élu François Ruffin), les Vosges – plusieurs d’entre eux ont une tradition de gauche avérée, les bassins industriels y marquent encore certains territoires, ils sont tous concernés par une forme d’éloignement (voire d’isolement) des métropoles régionales ; il perd entre 15 et 20 % de ses suffrages de 2017 dans les départements suivants : l’Aisne, l’Allier, le Cher, l’Indre, la Meuse et les Hautes-Pyrénées (même remarque que dans la catégorie précédente) ; enfin, le Pas-de-Calais se détache des autres avec la perte de 34 583 suffrages par rapport à 2017, un recul de 21,7 % – pas besoin de faire la description de ce département, de son histoire ouvrière et politique !

Examinons maintenant l’hypothèse que le vote pour le candidat communiste Fabien Roussel aurait pénalisé Jean-Luc Mélenchon, soutenu en 2017 par le PCF, notamment dans ces territoires… Il faut noter que les cas où le vote Roussel correspond peu ou prou à la perte de suffrages de Jean-Luc Mélenchon sont rares. Il s’agit d’abord et avant tout du Cher (où Roussel fait moins de voix que Mélenchon n’en perd) et des Vosges – dans ces deux départements, on peut considérer que l’électorat Roussel est repris directement sur l’ancien électorat Mélenchon ; on peut ensuite ajouter les départements où le différentiel entre les votes Mélenchon et Roussel fait moins de 25 % du vote Roussel : il s’agit de l’Allier, la Dordogne et de la Seine-Maritime, la Somme – dans ces quatre départements il existe une tradition communiste, qui a pu jouer sur la redistribution de l’électorat entre 2017 et 2022 ; les départements où ce différentiel se situe entre 25 % et 50 % du vote Roussel sont l’Aude, le Cantal, la Charente, le Gers, les Landes, la Manche, la Nièvre, les Pyrénées-Orientales et les Deux-Sèvres – on voit mal dans ces départements lesquels disposent d’une tradition communiste, ceux qui ont une histoire politique de gauche (l’Aude, les Landes, la Nièvre) versaient plutôt du côté le SFIO, de l’UDSR puis du PS… Dans les 33 autres départements où le vote Roussel dépasse largement les pertes de suffrages de Jean-Luc Mélenchon que le rapatriement des électeurs communistes de 2017 à la maison Roussel ne suffit pas à expliquer son résultat. Il a donc fallu que Fabien Roussel aille chercher des électeurs ailleurs que dans l’électorat de Jean-Luc Mélenchon en 2017 (voire en 2012) – vraisemblablement dans l’ancien électorat socialiste, mais pas seulement, et chez les abstentionnistes malgré la baisse de la participation. Dans certains cas « extrêmes », le différentiel dépasse 90 % : l’Aube (3094 suffrages pour Roussel), la Charente-Maritime (10 002) et le Lot (3559) – dans l’Aube et le Lot, Mélenchon ne perd quasiment pas de voix. Il a donc fallu que Fabien Roussel compte sur bien plus qu’un électorat anciennement acquis à Jean-Luc Mélenchon. On peut s’interroger fortement sur le fait que ces « nouveaux roussellistes » se soient déplacés pour Jean-Luc Mélenchon en cas d’absence de candidature Roussel.

Mais il existe une dernière catégorie de département où Jean-Luc Mélenchon perd des voix, et c’est une mauvaise nouvelle pour toute la gauche ! Dans 7 départements, Fabien Roussel fait moins de voix que Mélenchon n’en perd. Il s’agit de l’Aisne, des Ardennes, du Cher (cité précédemment), de l’Indre, de la Meuse, du Pas-de-Calais et des Hautes-Pyrénées… La plupart de ces départements appartiennent à ce que certains géographes ont « délicatement » baptisé voici quelques décennies « la diagonale du vide »… Le Pas-de-Calais est l’archétype du département « bastion ouvrier » largement déclassé, qui connaît cependant des reconversions industrielles récentes et également des territoires très ruraux. L’Indre, mais surtout le Cher, l’Aisne et les Ardennes peuvent aussi revendiquer un passé ouvrier et industriel, plus ou moins épars – le Cher dispose aussi d’une implantation communiste ancienne ; quant à l’Aisne et aux Ardennes, elles ont fait partie ces dernières décennies de la chronique, souvent dramatique, des effets de la désindustrialisation massive. On a déjà considéré plus haut que le transfert de l’électorat communiste de Mélenchon vers Roussel était probable pour le Cher, l’écart étant faible entre les pertes de voix du candidat insoumis et le résultat du candidat communiste. Ce n’est pas le cas dans les 6 autres départements concernés : le déficit est de 1694 suffrages dans l’Aisne, 882 dans les Ardennes, 504 dans la Meuse, 1160 dans les Hautes-Pyrénées (entre 25 de 30 % dans ces quatre cas), 282 dans l’Indre (7 %)… l’écart monte à 8431 voix (soit plus de 32%) dans le Pas-de-Calais !

Où sont passés ces électeurs Mélenchon du 1er tour de 2017 puisqu’ils ne sont pas partis chez Fabien Roussel suite à la fin d’alliance avec le PCF ? Nous avons vérifié si ces 7 départements faisaient mentir les résultats nationaux concernant le champ social-écologiste, à savoir celui que couvraient Benoît Hamon, Yannick Jadot et Anne Hidalgo… L’affaire est vite entendue, ce champ politique perd encore plus de voix entre 2017 et 2022 : 2173 dans l’Aisne, 2047 dans les Ardennes, 1544 voix dans le Cher, 1596 dans l’Indre, 305 dans la Meuse, 1748 dans les Hautes Pyrénées et … 12 170 dans le Pas-de-Calais ! Ces sept départements sont une bérézina pour la gauche, quelle que soit sa sensibilité.

Quelles sont donc les autres possibilités ?

La plus évidente c’est que l’essentiel des pertes de voix de Jean-Luc Mélenchon et de la gauche se retrouve dans l’abstention puisque celle-ci est en hausse dans le pays de 4,08 points. La progression de l’abstention est légèrement plus forte que la moyenne dans l’Aisne, le Cher, l’Indre, la Meuse et le Pas-de-Calais… mais cette progression est légèrement inférieure à la moyenne nationale dans les Ardennes et les Hautes-Pyrénées… donc l’abstention ne peut expliquer à elle seule cette perte de suffrages. On pourra considérer qu’un partie des électeurs social-écologistes de 2017 ont pu voter directement Emmanuel Macron en 2022, mais il est fortement probable qu’ils aient également rejoint en nombre Jean-Luc Mélenchon, ce qui renforce l’interrogation sur la perte de voix du leader insoumis dans ces sept départements.

Le cas des Hautes-Pyrénées est intéressant : Emmanuel Macron y perd un peu plus de 1000 voix, mais Marine Le Pen en gagne près de 4000 et Jean Lassalle plus de 7800… quand Jean-Luc Mélenchon en perd 5699. Le plus probable dans cette configuration c’est qu’une partie de la gauche dont les électeurs de Mélenchon en 2017 participent fortement à la progression du vote Lassalle dans ce département et dans une moindre mesure à celle du vote Le Pen. Les Hautes-Pyrénées permettent d’interroger les dynamiques politiques dans le Sud-Ouest rural : Lassalle gagne près de 20 000 voix dans les Pyrénées-Atlantiques (Le Pen 15 000), près de 6700 dans le Gers (Le Pen 2600) et près de 14 000 dans les Landes (idem pour Le Pen) : dans ces départements, Jean-Luc Mélenchon perd des voix mais Fabien Roussel y fait beaucoup plus que les pertes du premier, or si, comme cela s’est passé dans tout le pays, des électeurs communistes, socialistes et écologistes ont choisi de « voter utile », l’hypothèse pour expliquer ces baisses de suffrages de Mélenchon c’est un transfert vers un vote Lassalle

Examinons les cas de l’Aisne et des Ardennes… la hausse de l’abstention est soit légèrement au-dessus, soit légèrement en-dessous de la moyenne nationale… en nombre de voix, la progression de Marine Le Pen n’est pas mirobolante, respectivement +1572 et +664. Sans même considérer qu’une partie de l’électorat communiste, socialiste et écologiste ait voté Mélenchon dès le premier tour, on peut faire raisonnablement l’hypothèse que le différentiel négatif de voix des électorats Mélenchon et Roussel s’explique donc d’abord par un transfert assez direct vers Marine Le Pen : -1694 et -882…

Enfin il faut explorer le Pas-de-Calais… Dans ce département longtemps emblématique d’une classe ouvrière organisée, objet d’une concurrence (parfois violente) pendant des décennies entre socialistes et communistes, terrain de chasse désormais du Rassemblement National et terre d’élection de Marine Le Pen où Jean-Luc Mélenchon s’était cassé les dents en 2012, la gauche et Jean-Luc Mélenchon essuient une défaite sévère. Jean-Mélenchon perd 34 583 voix par rapport à 2017 ; Fabien Roussel ne récolte que 26 152 suffrages, il y a donc une perte sèche de 8 431 suffrages par rapport à 2017 ; en additionnant les scores de Yannick Jadot et d’Anne Hidalgo, c’est là aussi une perte plus sèche encore de 12 170 suffrages. La gauche accuse donc un retard cumulé de 20 601 voix. La progression de l’abstention est très légèrement supérieure à la progression nationale moyenne. La perte en voix de Jean-Luc Mélenchon représente près de 22 % de son électorat de 2017. Si on prend en compte que, comme partout en France, des électeurs séduits ou attachés initialement à Roussel, Jadot et Hidalgo sont finalement allés voter dès le 1er tour pour Mélenchon et Macron, on ne peut aboutir qu’à une seule conclusion possible : il y a eu un large transfert d’électorat directement de Jean-Luc Mélenchon vers Marine Le Pen qui gagne elle dans le même temps 19 669 suffrages par rapport à 2017.

Ainsi, dans ces départements et dans quelques autres, percevoir les traces ou ressentir la gifle d’un transfert d’électorat de Jean-Luc Mélenchon vers Jean Lassalle et Marine Le Pen devrait interroger toute la gauche et au premier chef les Insoumis, plutôt que de perdre notre temps à déterminer si Fabien Roussel est responsable de l’élimination du député de Marseille au soir du 1er tour, ce qui n’est nullement démontré par les relevés de terrain.

Cette analyse à l’échelle départementale pourrait s’avérer insuffisante ; or nous avons avec François Ruffin et Rémi Lefebvre postulé l’hypothèse selon laquelle la dynamique Mélenchon était essentiellement portée par les Métropoles et leurs zones d’attraction immédiate et que les anciens bassins ouvriers, les zones périurbaines et rurales plus ou moins « déclassées » s’en détachaient : il faut donc vérifier cette hypothèse à l’échelle des circonscriptions.

L’ANALYSE DES RÉSULTATS PAR CIRCONSCRIPTION CONFIRME LE POSTULAT DE DÉPART

Le titre de cette partie « divulgâche » sans doute son contenu, mais nous ne sommes pas là pour faire un récit et rien n’y est de nature à procurer du plaisir. Nous nous emploierons donc seulement à en faire la démonstration. Nous examinerons les circonscriptions en fonction de deux grandes catégories de départements et territoires que nous avons définis dans la seconde partie : celle où il gagne des voix ; celle où il en perd… il y en a autant d’un côté comme de l’autre. Il y a par contre 244 circonscriptions où Mélenchon perd des suffrages contre 322 où il en gagne (hors Français résidant hors de France). L’idée est de vérifier à l’échelle infra-départementale si l’hypothèse de l’interprétation sociologique et territoriale de l’évolution du vote Mélenchon perçue à l’échelle départementale se vérifie. Nous verrons que c’est le cas, parfois jusqu’à la caricature.

​Commençons par les départements où Mélenchon progresse (parfois très fortement) de 2017 à 2022.

Premier constat : il n’y a pas une seule circonscription de Région parisienne ou d’Outre Mer où Mélenchon ne progresserait pas… et c’est la même chose pour le Rhône (Métropole lyonnaise).

Les Bouches-du-Rhône sont un premier exemple de résonance à l’échelle infra-départementale de ce que nous avons décrit à l’échelle départementale. Marseille apporte l’essentiel des suffrages qui permettent à Mélenchon de progresser entre 2017 et 2022. Il perd cependant des voix dans les circonscriptions au passé ouvrier – Aubagne/La Ciotat, Gardanne, Marignane/Vitrolles, Istres/Martigues – ou plus conservatrices – St.-Rémy, Berres/Salons… toutes sont d’ailleurs devenues depuis longtemps le terrain de chasse du Rassemblement national. On peut considérer que Fabien Roussel reprend l’électorat communiste dans la circonscription d’Aubagne, analyse qui ne tient pas pour Berres, Marignanne ou St.-Rémy où il agrège un autre électorat… par contre, Communistes et Insoumis (et toute la gauche) doivent s’inquiéter durablement du décrochage des anciens fiefs communistes de Gardanne et Martigues où toute la gauche perd des voix de manière relativement importante.

Si on regarde les départements qui sont parties prenantes d’une dynamique de métropolisation, on retrouve là-aussi une dichotomie marquée dans le territoire. En Haute-Garonne, la circonscription de St.-Gaudens – la plus rurale – est celle où Mélenchon perd des voix. En Gironde, seules les circonscriptions bordelaises font progresser Mélenchon. En Loire-Atlantique, ce sont les circonscriptions nantaises qui jouent ce rôle, il recule ailleurs. Dans l’Hérault, ce sont les circonscriptions directement dans l’orbite de Montpellier où il gagne des voix ; on ne sera pas étonné qu’il puisse régresser à Béziers (où Robert Ménard a même pu mordre sur l’électorat mélenchoniste de 2017), et les informations de terrain sur les bureaux de vote de Sète indique clairement un basculement d’une partie de l’électorat insoumis de 2017 vers l’abstention et Marine Le Pen.

Dans des départements à effet métropolitain plus réduit, c’est la même chose : en Indre-et-Loire, seules les circonscriptions tourangelles le font progresser ; dans la Loire, les circonscriptions rurales et ouvrières de Roanne et Feurs voient Mélenchon reculer ; en Moselle, c’est Metz qui apporte des suffrages supplémentaires à Jean-Luc Mélenchon, il recule sinon dans le rural et les bassins ouvriers de Florange, Hayange, Thionville et Cattenom, dans celui de Bitche/Rohrbach Roussel ne compense pas les pertes et la gauche recule globalement ; dans le Vaucluse, seule Avignon fait progresser Jean-Luc Mélenchon ; dans la Vienne, ce sont les deux circonscriptions pictaviennes ; en Ille-et-Vilaine, Rennes fait l’essentiel des suffrages supplémentaires, Mélenchon recule dans les circonscriptions de Fougères, Cancale/Dol/St.-Malo. En Alsace, Mélenchon régresse dans les circonscriptions rurales. Là encore, rappelons le, la question n’est pas de savoir si ces territoires sont par nature favorables ou défavorables à la gauche.

Dans les départements plus ruraux, comme l’Yonne et la Côte-d’Or, ce sont les grandes villes du territoire qui rapportent des voix supplémentaires (Sens, Auxerre, Dijon), Mélenchon recule ailleurs. Dans le Morbihan, il recule dans les circonscription plus rurales (Baud, Locminé, Pontivy ; Hennebon, Faouët). Dans le Maine-et-Loire, il recule dans les deux circonscriptions rurales de Saumur, mais aussi dans les Mauges autour de Cholet où se maintient encore une culture ouvrière catholique qui avait largement basculé vers l’engagement à gauche au début des années 19701. Dans le Tarn, Albi soutient la dynamique Mélenchon qui recule dans les circonscriptions de Carmaux (et à Carmaux même où il perd 22 voix) et de Castres et Mazamet… Dans le Tarn-et-Garonne, c’est la circonscription de Montauban (et Montauban même, pourtant dirigée par une droite dure depuis 20 ans, +600 voix) qui lui apporte des gains.

Pour finir le tableau, dans deux départements dans l’orbite de la Région parisienne, l’Oise au nord et l’Eure-et-Loir au sud-ouest, Mélenchon recule dans les circonscriptions les plus rurales (Noyon/Compiègne – très travaillée depuis longtemps par le RN – et Châteaudun/Brou) ou qui ont une histoire ouvrière importante (les deux de Beauvais).

Dans cette énumération/déconstruction, un profil se dessine immanquablement à l’échelle infra-départementale : Jean-Luc Mélenchon progresse – parfois très fortement – dans les territoires métropolitains, d’agglomération centrale, recrutant à la fois un public diplômé et très inséré et un public « quartier populaire » ; il recule quasi-systématiquement dans tous les autres : rural, péri-urbain déclassé, bassins ouvriers. Un seul département semble faire mentir cette logique, c’est le Territoire-de-Belfort, où l’empreinte ouvrière reste importante et où malgré un territoire densément peuplé on ne peut pas parler de métropolisation sauf à considérer l’attraction des aires urbaines de Mulhouse dans le Haut-Rhin et Bâle en Suisse (c’est peut-être l’explication).

​Après avoir examiné les départements où Mélenchon engrange des suffrages supplémentaires, retrouve-t-on une logique confirmant notre analyse dans les départements où il en perd ?

Dans ces 54 départements, il n’y a que 33 circonscriptions où le candidat insoumis recueille des suffrages supplémentaires. Nous ferons cependant aussi quelques remarques sur des circonscriptions où il recule comme dans le reste du département en fin de sous partie.

Les circonscriptions où Mélenchon gagne des suffrages supplémentaires dans des départements où il en perd sont presque systématiquement celles où on trouve les villes-centres et leurs banlieues ou quartiers populaires : Troyes dans l’Aube, Caen dans le Calvados, Angoulême en Charente, La Rochelle en Charente-Maritime, Nîmes dans le Gard, Blois dans le Loir-et-Cher, Reims dans la Marne, Laval en Mayenne, Nancy et Vandœuvre en Meurthe-et-Moselle (ce qui signifie que Jean-Luc Mélenchon recule, avec toute la gauche d’ailleurs car il n’est pas même compensé par Fabien Roussel, dans la 6e circonscription ouvrière – Pont-à-Mousson – où est élue Caroline Fiat, députée particulièrement mise en avant par le groupe LFI ces derniers mois), la métropole de Lille-Roubaix-Tourcoing dans le département du Nord, Clermont-Ferrand dans le Puy-de-Dôme (celle où il en gagne le moins est la circonscription la plus rurale des deux), Rouen en Seine-Maritime, Amiens dans la Somme et Toulon et Fréjus dans le Var…

Quelques pas de côté pour des cas particuliers : dans les Côtes-d’Armor, Mélenchon progresse dans les circonscriptions de Dinan et de Tréguier/Perros-Guirec/Lannion, qui ne sont pas les plus urbaines et les plus à gauche du département mais les plus touristiques, il en perd ailleurs là où existait une tradition de gauche (Tregor, St.-Brieuc) ; dans le Jura c’est la circonscription de St.-Claude qui lui octroie quelques 290 supplémentaires ; dans le Lot, c’est celle de Figeac avec 136 voix de plus ; dans les Pyrénées Atlantiques, dont on parlait plus haut, Mélenchon progresse de 243 voix dans la circonscription de Bayonne/Anglet ; et en Vendée, c’est la circonscription côtière des Sables-d’Olonne qui lui offre 51 voix supplémentaires.

Nous avions dit plus haut que nous dirions quelques mots de circonscriptions où Mélenchon recule pour préciser les dynamiques. Dans le Pas-de-Calais, la gauche recule partout massivement donc et le phénomène de transfert de Mélenchon vers le vote Le Pen et l’abstention se vérifie constamment ; une seule circonscription se distingue, c’est la 2e autour d’Arras, préfecture du département, où Fabien Roussel fait 1005 voix de plus que Jean-Luc Mélenchon n’en perd. Dans l’Aisne, même profil, la seule circonscription qui se distingue est la 5e avec Châteauthierry, où là-aussi les voix engrangées par Roussel sont légèrement supérieures à celles perdues par Mélenchon (290) et qui se situe dans l’orbite de la Région parisienne. En Charente, la circonscription où la gauche régresse fortement dans toutes les sensibilités est celle de Confolens (la plus rurale) où est élu le député divers gauche (ex PS) Jérôme Lambert. Dans le Cher, la gauche régresse partout, seule la première circonscription avec la préfecture de Bourges (là où il a existé une implantation communiste ancienne) permet à Fabien Roussel de rassembler plus de suffrages que Jean-Luc Mélenchon n’en perd (618). En Seine-Maritime, la circonscription de Dieppe (la ville est un point d’appui du PCF mais très régulièrement disputée, le reste de la circonscription est assez rurale), où est élu Sébastien Jumel – député communiste qui soutenait Jean-Luc Mélenchon au premier tour – voit toute la gauche reculer et les voix de Roussel ne compensent pas celles perdues par Mélenchon. Enfin, dans la Somme, la 1ère circonscription où est élu de François Ruffin voit Jean-Luc Mélenchon reculer de plus de 700 voix, mais le différentiel par rapport à 2017 reste positif car Fabien Roussel recueille 1592 suffrages – mais Jadot et Hidalgo perdent 1001 voix par rapport à Hamon) ; c’est une circonscription socialement composite avec les quartiers populaires du nord d’Amiens, les territoires périurbains, peuplés par une ancienne classe ouvrière qui a beaucoup perdu ses dernières décennies, et les territoires ruraux autour d’Abbeville…

Un dernier mot sur la Corse… Jean-Luc Mélenchon y perd plusieurs centaines de voix dans chacune des 4 circonscriptions comparé à 2017. Différents commentateurs ont parlé d’opportunisme politique quand la France insoumise et Jean-Luc Mélenchon ont, sur fond d’affrontements sur l’Île de Beauté, soutenu les revendications des nationalistes corses pour une autonomie de l’île ; il y a plus vraisemblablement à parier que le candidat et son mouvement sont sincèrement convaincus par leur propre discours sur le dépassement de la République unitaire (ce n’est pas forcément plus rassurant). Opportunisme ou conviction, peu importe, cela n’a pas été suivi. Marine Le Pen y explose ses scores alors que son père ne pouvait pas y mettre les pieds. Et Fabien Roussel fait plus que combler les pertes de voix de Mélenchon sur ce territoire sur une ligne qui est à l’opposé de la complaisance avec l’autonomisme.

Ainsi à l’intérieur même des départements où le nombre de voix en faveur de Mélenchon recule (et sauf erreur, il n’existe pas de département où la somme des voix de Yannick Jadot et Anne Hidalgo dépasserait les suffrages obtenus par Benoît Hamon), le phénomène que nous voyions à l’échelle de l’hexagone se reproduit : Les centres-villes, les agglomérations, les petites métropoles, avec leur classes moyennes supérieures et leurs quartiers populaires font progresser le candidat insoumis ; il régresse dans les territoires ruraux, le périurbain déclassé et les anciens bassins ouvriers. À nouveau, à regarder de plus près, on ne voit pas de lien direct entre le vote Roussel et l’incapacité de Jean-Luc Mélenchon à se qualifier pour le second tour… Dans la plupart des cas, le vote Fabien Roussel est allé chercher au-delà des suffrages perdus par le leader populiste, des électeurs qui n’auraient sans doute pas voté pour ce dernier – en tout cas, affirmer une certitude en la matière est relativement présomptueux.

1Lire Les mauvaises gens, Étienne Davodeau, 2005, roman graphique publié aux éditions Delcourt

* * *

La gauche est dans une impasse… Elle paye son incapacité à vouloir travailler un projet alternatif commun pendant 5 ans, alors qu’objectivement le bilan du mandat d’Emmanuel Macron démontre une brutalité rarement vue à l’égard des catégories populaires et a mis en exergue les faillites du néolibéralisme qu’il promeut à l’occasion de la crise sanitaire. Il y avait la place pour une contre-offensive de gauche, d’autant plus nécessaire qu’il n’est jamais inscrit que la colère sociale débouche forcément vers un renforcement de la gauche quand celle-ci est atone ou divisée – on le voit depuis des années, et en 2022 plus encore, l’extrême droite connaît une progression continue.

Ce n’est pas l’objet de cette note que de faire le compte des responsabilités dans l’absence de travail et de rassemblement ; il a été assez dit qu’en 2017 une opportunité historique avait existé pour recomposer la gauche et qu’elle n’avait pas été saisie, bien au contraire. Les querelles de leadership et d’hégémonies concurrentes se sont ensuite succédées les unes aux autres, avec le résultat que l’on connaît. Jean-Luc Mélenchon et la France Insoumise ont fait le pari qu’ils imposeraient leur force au reste de la gauche et que dans un « trou de souris », ils réussiraient avec leur stratégie d’« union populaire » à faire mentir les faits et les pronostics : ils y sont presque arrivés.

Mais faute d’une véritable démarche de rassemblement, ils ont échoué à 421 000 voix près… Il ne sert à rien de vouloir faire porter à la candidature de Fabien Roussel la responsabilité de cet échec, d’abord parce que cette affirmation est pour une part indémontrable et que, dans de larges parties du territoire et de la société, le candidat communiste est allé chercher des électeurs qui n’auraient sans doute pas voté pour Jean-Luc Mélenchon, ce que laissent percevoir les éléments chiffrés de cette note. L’aspiration au « vote utile » ou au « vote efficace » a été si forte dans les trois dernières semaines de cette « drôle de campagne » que nous connaissons tous nombre d’électeurs de Fabien Roussel, Yannick Jadot ou Anne Hidalgo, voire des militants qui ont fait campagne pour ces derniers, qui ont finalement glissé un bulletin Jean-Luc Mélenchon dans l’urne le 10 avril. Les Insoumis – au regard de la hausse de l’abstention – pas plus que les autres candidats n’ont réussi à convaincre suffisamment d’abstentionnistes de quitter leur Aventin pour renverser la tendance ; avec une baisse de 4 points de participation, dans les grandes masses c’est l’inverse qui s’est passé : des électeurs de gauche du 1er tour de 2017 se sont parfois abstenus 2022. Il serait plus intéressant de comprendre les raisons pour laquelle dans certains territoires la gauche recule alors qu’elle gagne nationalement plus de 1,4 millions d’électeurs par rapport à 2017 ; de comprendre pourquoi certains électeurs de Jean-Luc Mélenchon ont rejoint cette année Marine Le Pen ou Jean Lassalle…

Avec 21,95 % et 7 712 520, le député de Marseille – dont c’était a priori le dernier combat présidentiel – semble cependant avoir atteint un nouveau plafond de verre. C’est peut-être dû à sa personnalité et un nouveau candidat issu de son camp pourrait le briser… mais il existe quelques doutes raisonnables sur le fait qu’une personnalité moins connue que lui arrive dans 5 ans à faire mieux. Il y a une interrogation sur la stratégie mise en œuvre. Et cette stratégie « populiste de gauche » interroge aussi sur la cohésion de l’électorat récolté le 10 avril 2022. Rémi Lefebvre le 13 avril dernier insistait le manque de cohérence de cet électorat : « l’électorat de l’Union populaire est celui où le vote « de conviction » (50 %) est le plus faible dans les enquêtes à la sortie des urnes. La dynamique de 2022 ne s’est pas nourrie des abstentionnistes (sauf les jeunes) mais du siphonnage des électorats de gauche rivaux […]. Jean-Luc Mélenchon parle d’un « pôle populaire » installé grâce à lui dans la vie politique mais la sociologie de ses électeurs reste centrée dans l’électorat de gauche classique, diplômé, urbain, inséré ou déclassé. » Dans son dernier essai, Faut-il désespérer de la gauche ? (2022), il rappelle que les responsables insoumis se sont mépris sur la nature de leur électorat plus classiquement de gauche qu’il n’y paraissait… Cet électorat de gauche classique attaché à la redistribution et moralement à la « solidarité » mais devenu aussi méfiant à l’égard des catégories populaires (qu’elles soient des « quartiers populaires » ou de la « classe ouvrière ») se retrouve aujourd’hui empilé avec une forme de révolte des Outre Mer devant le mépris du gouvernement central, dont il ne comprend rien, et avec les jeunes et adultes des quartiers populaires pour qui la redistribution n’est plus une évidence après que la gauche a failli à plusieurs reprises à leurs yeux et qui a cru souvent au mirage de l’auto-entreprenariat, ce sont des « déçus de Macron » qui sont par ailleurs mus par un ressentiment légitime contre les discriminations qu’ils vivent immédiatement au quotidien. Cet électorat composite semble se distinguer de plus en plus d’une autre partie du pays avec des classes populaires qui se sentent exclues du système. François Ruffin le dit assez bien dans Libération en parlant de ces départements que nous avons décrits où Mélenchon perd du terrain : « C’est là qu’on perd. Au-delà même de la gauche, ça pose une question sur l’unité du pays, ces fractures politico-géographiques : comment on vit ensemble ? Comment on fait nation, sans se déchirer ? »

Le recul de Jean-Luc Mélenchon dans ces territoires, et donc in fine l’absence de la gauche au second tour de l’élection présidentielle, découle ainsi sans doute de sa stratégie « populiste de gauche » et de son pari de prendre en charge une partie de la radicalité et non toute la radicalité qui s’exprime dans le pays. Il fallait incarner une fonction tribunitienne également pour transformer la colère des « fâchés pas fachos », mais les approximations et ambiguïtés de 2021 n’y ont sans doute pas contribué. Ainsi par une « ruse de l’histoire », la « logique Terra Nova » triomphe en faveur du vote Mélenchon quand elle avait été pensée pour trouver un électorat de rechange à une gauche déjà sociale-libérale et déjà abandonnée par les classes populaires qui voulait solder les comptes.

Le quinquennat qui va s’ouvrir devra, s’il n’est pas trop tard, permettre de faire le tri dans l’échec d’une hégémonie culturelle du « populisme de gauche » mais qui vient de donner les moyens au mouvement qui la portait d’écraser (au sens propre du terme) politiquement tous ses partenaires/concurrents. Elle devra aussi régler la manière dont une force de transformation sociale qui veut conquérir et exercer le pouvoir pourra à la fois prendre en charge toutes les radicalités sociales qui s’expriment, créer du commun en réduisant les fractures territoriales et apaiser la communauté nationale.

Le retour insidieux de l’austérité

Dans son dernier livre, La démocratie disciplinée par la dette, Benjamin Lemoine s’interroge sur les décisions prises par la BCE pendant la pandémie. Comme lors de la crise de 2008, la BCE s’est détachée de ses principes austéritaires, en aidant très largement les Etats-membres. Assistons-nous enfin à un changement de paradigme ? Les « réformes structurelles » ne sont-elles plus d’actualité ? Faut-il espérer une BCE au service de la démocratie ? À en croire Benjamin Lemoine, ce n’est qu’un doux mirage. Emmanuel Maurel nous explique en quoi…

Le comportement « anormal » de la BCE avec la crise du COVID : la politique du quantitative easing

La crise de la Covid a ouvert une faille dans la rhétorique bien rodée de l’austérité et de la dette. Pour Benjamin Lemoine, « la leçon de choses austéritaire semble avoir du plomb dans l’aile. » Macron, pourtant acquis aux néolibéralisme, a même osé dire, en mars 2020 : « ce que révèle cette pandémie c’est qu’il est des biens et des services qui doivent être placés en dehors des lois du marché ». Un discours en contradiction avec tous ses actes depuis son élection en 2017, particulièrement ses attaques incessantes contre les services publics (comme relaté dans un cet article). 

La politique de la BCE pendant la Covid aurait pu laisser présager un changement de modèle. Quand le marché des obligations du Trésor des USA (la valeur refuge par excellence) s’effondre au début de la pandémie, obligeant la FED à annoncer une immense injection de liquidités pour maintenir l’équilibre économique, la BCE suit le mouvement.  Elle crée le Pandemic Emergency Purchasing Program (PEPP) et rachète 1.850 milliards d’euros de dette. Ce changement d’attitude de la BCE était perceptible depuis 2015 avec sa politique de sauvetage de la zone euro, mais les sommes engagées à partir de mars-avril 2020 sont bien plus élevées.

Pour qui sonne le glas ?

Benjamin Lemoine décrit cette situation en ces termes : il s’agit d’une « révolution sans révolutionnaire[1] ». L’intervention de la BCE n’a pas directement pour objectif l’intérêt des États et des citoyens : il s’agit surtout de stabiliser les marchés financiers, sans remettre en cause le principe du financement de la dette par ces marchés. Plus grave, ces rachats ne sont pas accompagnés d’une politique de relance et de grands projets. Les technocrates refusent de mettre la BCE au service d’investissements publics sans intermédiation privée, au nom de la « neutralité de marché ». L’auteur nous rappelle en effet que la BCE a été créée pour endiguer la « monnaie démocratique » (formule de Rudiger Dornbusch, ancien conseiller de Bill Clinton) qui serait de la bad money. Et la bondholding class (la classe qui détient les obligations des États) ne compte pas mettre fin aux réformes structurelles appliquées sans discontinuer depuis 40 ans.

Le marktvolk garde la barre :

Pour Benjamin Lemoine, celui qui tient la dette (à savoir la sphère financière, ou marktvolk[2]) contrôle l’agenda politique et économique, car l’État est à la merci de l’évaluation par la finance privée de ce qu’est un « bon gouvernement ». S’il ne s’aligne pas sur les attentes de cette classe pour continuer d’être financé, il se fracassera tôt ou tard sur le « mur de l’argent ». La démocratie est donc « disciplinée » ou, comme le dit plus crûment Brunot Théret, « la dette est le garrot d’or par lequel la bourgeoisie étrangle le régime politique ».

Lors d’une présentation de la banque JP Morgan en France le 23 octobre 1987, intitulée « Pourquoi investir en France ? », l’intervenant annonçait à propos des élections à venir de 1988 : « on estime que, quel que soit le vainqueur de l’élection, le marché obligataire français ne souffrira pas. » Une phrase qui fait écho à la situation électorale actuelle, dont le vainqueur a coché toutes les cases du bon gouvernement néolibéral : flexibilisation du marché du travail, baisse de l’imposition des plus-values et des grandes fortunes, démantèlement des services publics et de l’État social, report de l’âge de la retraite…

L’État est assigné à la sécurisation du capitalisme financier – laquelle peut prendre des formes violentes, comme ce fut le cas avec les gilets jaunes. À cet égard, Emmanuel Macron fait partie des meilleurs élèves de l’Union Européenne, mais le risque de continuer à suivre aveuglément l’orthodoxie budgétaire est de faire advenir, comme le suggère Karl Polanyi, « une économie libre sous un gouvernement fort ».

La nouvelle rhétorique du « cantonnement »

Les experts du FMI déclaraient le 13 novembre 2020 : « en période de pandémie, pour sauver des vies, les gouvernements doivent agir « quoi qu’il en coûte » mais ils doivent s’assurer de conserver les factures ». A quoi Anthony Requin, directeur de l’Agence française du Trésor, répondait qu’« il faut reprendre le chemin de la vertu ». Le rapport Jean Arthuis avait déjà annoncé la couleur en préconisant l’introduction d’une règle pluriannuelle de dépenses publiques. À travers ce procédé, les objectifs budgétaires seront mis à l’abri des échéances démocratiques.

Le gouvernement quant à lui prépare le terrain et aiguise son vocabulaire. Il ne parle plus d’austérité mais de « cantonnement ». Si la dette Covid est excusable, il n’en va pas de même de la dette publique accumulée depuis 30 ans, sur laquelle Macron ne transigera pas. Bruno Lemaire a déjà acté dans son projet de loi finance qu’une part supplémentaire des recettes fiscales seront consacrées au remboursement de la dette à partir de 2022.

Une bifurcation ratée

La politique monétaire de la BCE ne changera donc pas. Après la stabilisation, retour à « l’indépendance » et aux réformes structurelles. Même le rapport d’évaluation de la BCE par le Parlement Européen, censé faire entendre l’intérêt des citoyens, voté il y a quelques semaines, verrouille cette direction : il faudra payer en priorité les créanciers plutôt que maintenir les autres engagements de l’État en matière de santé, d’éducation ou de culture. Pourtant, ce ne sont pas les idées qui manquent pour impulser des politiques publiques au service des citoyens, au premier rang desquelles la sortie des critères de convergence européens, la rupture avec le dogme anti-inflationniste et la relance budgétaire contra-cyclique pour des objectifs sociaux et environnementaux.


[1] Expression de Daniela Gabor

[2] « le peuple du marché », d’après le sociologue Wolfgang Streeck

LE SOCIALISME DE BLUM PEUT-IL NOUS SAUVER EN 2022 ? – entretien avec Milo Lévy-Bruhl

Milo Lévy-Bruhl est doctorant en philosophie politique à l’EHESS et travaille sur le socialisme et le judaïsme français. Il est également l’auteur de la préface à la réédition d’A l’échelle humaine, éloquent essai que Léon Blum rédigea pendant sa captivité et qui fut publié en 1945. Pour Le Temps des Ruptures, journal du pôle jeunesse de la Gauche Républicaine et Socialiste, il revient en détails sur le socialisme porté par Blum et sur la manière dont la pensée de cette grande figure de la gauche doit nous guider aujourd’hui pour refonder ce camp politique.

LE TEMPS DES RUPTURES : EN RÉÉDITANT À L’ÉCHELLE HUMAINE DE LÉON BLUM ET EN LUI CONSACRANT UNE TRÈS LONGUE PRÉFACE, VOUS NOUS AVEZ REPLONGÉS DANS LA PENSÉE ET DANS LES PROBLÈMES QU’AFFRONTÈRENT LES SOCIALISTES FRANÇAIS DURANT LA PREMIÈRE MOITIÉ DU XXE SIÈCLE. À TRAVERS, QUELQUES QUESTIONS NOUS AIMERIONS PROLONGER VOTRE RÉFLEXION POUR VOIR DANS QUELLE MESURE L’ÉCHO DE CETTE PÉRIODE EST SUSCEPTIBLE DE NOUS AIDER FACE AUX DÉFIS QUE CHERCHE À RELEVER LE SOCIALISME EN CE DÉBUT DE XXIE SIÈCLE. L’EXERCICE NOUS PARAÎT D’AUTANT PLUS INTÉRESSANT QUE NOMBREUX SONT CEUX QUI FONT AUJOURD’HUI LE PARALLÈLE ENTRE LA SITUATION ACTUELLE ET CELLE DES ANNÉES 30 OU DE LA RECONSTRUCTION D’APRÈS-GUERRE.
MILO LÉVY-BRUHL :

Je vous remercie de cette proposition dont je ne peux que partager la finalité puisqu’elle est à l’origine de ma propre démarche : méditer le passé pour agir dans le présent. Spontanément, j’aurais cependant tendance à résister aux parallèles historiques que vous indiquez. De telles comparaisons me semblent toujours trop faciles. En isolant un ou quelques éléments du présent et en forçant l’analogie, untel, pessimiste, nous replonge dans les années 30, un autre, optimiste, dans l’épopée réformatrice des dernières années du XIXe siècle, untel phantasme le retour de la guerre civile et tel autre la reconstruction de l’après Libération. Je ne veux pas nier ce que les comparaisons peuvent avoir d’heuristiques mais encore faut-il caractériser précisément ce qu’on compare. Or, c’est souvent l’inverse. La comparaison devient un réflexe qui permet précisément de faire l’économie de l’analyse du présent en le rabattant sur un passé supposément mieux connu. Le seul mérite du procédé est alors de nous apprendre quelque chose sur la disposition d’esprit de celui qui compare.

Cela étant dit, s’il faut discuter le principe même du parallèle historique du point de vue socialiste, je crois qu’une telle discussion aurait le mérite de nous adresser une question, à nous intellectuels et militants d’aujourd’hui. Celle de nous confronter à nos schèmes d’interprétation des dynamiques historiques des sociétés modernes. Lorsque le marxisme était dominant au sein du socialisme, il n’avait pas de difficultés à comparer des périodes historiques distinctes parce que la société moderne dans son ensemble lui apparaissait gouvernée par des cycles capitalistiques qui pouvaient effectivement se répéter. Par exemple, l’enjeu pour les socialistes dans les années 30 en France a été de savoir si la crise économique de 1929 était une crise de croissance du capitalisme comme une autre ou si elle était la crise finale. Ici, la bonne comparaison revêtait une importance primordiale puisqu’elle conditionnait les modalités de l’action. Blum se prête lui aussi à des comparaisons. Selon lui, la Révolution française, par la proclamation des droits de l’Homme et du Citoyen, a symboliquement ouvert une époque nouvelle de l’histoire de l’humanité : celle de l’émancipation, du développement de l’individu. Or, ce choc originel n’a pas encore été totalement digéré et donne lieu à des crises fréquentes qui voient s’affronter héritiers des révolutionnaires et héritiers de la contre-révolution. À la veille du Front Populaire, il compare donc certaines de ces crises – Affaire Dreyfus, après-guerre, etc. – et se demande si celle que connait alors la France est une énième forme de cette lutte, ou si elle signale l’entrée dans une nouvelle phase de la modernité. S’il tient tant à écrire

À l’échelle humaine, c’est d’ailleurs parce que sur le moment il est persuadé que la grande crise, celle qui ne signale plus seulement un énième à-coup de la Révolution de 89 mais les prémices de la révolution socialiste, a commencé en 1940. De ce point de vue, c’est l’absence de tels supports théoriques qui s’accuse aujourd’hui dans la faiblesse de nos comparaisons. La réactivation de nos traditions analytiques me semble donc un préalable à la discussion des ressemblances et des dissemblances entre les crises du capitalisme de l’entre-deux-guerres et celles d’aujourd’hui, entre les pathologies de l’autonomie moderne dont rend compte le fascisme d’entre-deux-guerres et celles d’aujourd’hui.                    

LTR : DANS LA PRÉFACE QUE VOUS AVEZ RÉDIGÉE, VOUS MONTREZ QUE LA PÉRIODE DE LA GUERRE EST AVANT TOUT POUR BLUM UNE ÉPREUVE INTELLECTUELLE ET QU’IL EN SORT AVEC DES CONCEPTIONS DIFFÉRENTES DE CELLES QU’IL AVAIT EN Y ENTRANT, CE QUI TENDRAIT À MINORER LA FORCE DE CES TRADITIONS ANALYTIQUES. POUR LE DIRE PLUS CLAIREMENT, VOUS MONTREZ QUE LE MARXISME QUI EST LE SIEN DANS L’ENTRE-DEUX-GUERRES NE SORT PAS INDEMNE DES ÉVÈNEMENTS.
MLB :

Je ne crois pas qu’il change de conceptions. Disons que les représentations marxistes et celle du « jauréssisme » ont toujours cohabité à l’intérieur de la SFIO, et Blum lui-même essaie, comme tant d’autres, de les harmoniser. Sa vie militante est faite d’une alternance entre majoration marxiste et minoration jauréssienne et inversement. L’enjeu intellectuel de tenir les deux bouts rejoignant un enjeu très politique d’unité de la SFIO dont il s’estime le garant. Mais de ce point de vue, en effet, la SFIO dont Blum est le leader parlementaire dans l’entre-deux-guerres est fortement dominée par le marxisme de tradition guesdiste que représente son Secrétaire Général, Paul Faure. Marxisme qui pèse sur un Blum qui, jusqu’en 1920 s’était montré bien plus jauressien. De ce point de vue, À l’échelle humaine représente le dernier épisode du « moment marxiste » de Léon Blum, un marxisme bien hétérodoxe néanmoins. Mais ce marxisme de la SFIO avait déjà été éprouvé avant-guerre. À l’échelle humaine est comme le chant du cygne du marxisme-guesdiste à la française et il masque une inflexion fondamentale qui se produit dans le socialisme français entre 1930 et 1950. Pour la comprendre, il faut renoncer à penser la période de la guerre comme une période de rupture, ce qui est contraire à notre disposition spontanée, pour apercevoir au contraire les effets de continuité entre les années 30 et l’après-guerre. Il faut considérer les années 30 et l’expérience du Front Populaire comme un lieu d’incubation des politiques mises en place à la Libération. De fait, il y a une continuité historique entre les deux périodes et, à l’arrière-plan de cette continuité, il y a en réalité un problème inédit qui se pose au socialisme français et qui ne fait que s’accentuer des années 30 à l’après-guerre.

Pour saisir cette continuité, il faut repartir du milieu des années 30 et comprendre ce que visait le Front Populaire. Pour les socialistes, la crise de 1929 est considérée comme la crise finale du capitalisme. Autrement dit, la révolution est en approche. Dans ce contexte, hors de question pour eux d’exercer le pouvoir dans les structures bourgeoises de la démocratie parlementaire : le parti entre dans une phase d’attentisme révolutionnaire. Son secrétaire général, Paul Faure, l’explique très clairement en 1934 dans Au seuil d’une Révolution. Pour cette même raison les néo-socialistes, qui eux sont favorables à une collaboration de classe dans le cadre de la République bourgeoisie, sont expulsés du parti. Pourtant, deux ans plus tard, la SFIO a totalement changé d’état d’esprit et amorce un rassemblement populaire qui vise l’accès au pouvoir. Comment expliquer ce revirement ? Avec février 1934, avec l’avancée du fascisme en Allemagne, la SFIO s’est rendue compte qu’il n’y avait pas de passage automatique de la crise du capitalisme au renforcement du prolétariat. C’est le fascisme, point de fuite de sa théorie, et non pas le socialisme qui s’est trouvé renforcé par la paupérisation à laquelle mènent les contradictions du capitalisme. Le Front Populaire vise alors à pallier cette conséquence inattendue. Pour autant, le Front Populaire n’est pas considéré par ses acteurs comme un moment socialiste. Son programme n’est pas présenté comme un programme socialiste, c’est un programme « anti-crise ». Il veut éviter que les ouvriers et les paysans aillent grossir les rangs fascistes. C’est un pis-aller, une politique qui ne peut être et ne doit être que provisoire. L’objectif est seulement de temporiser en attendant la révolution qui vient.  

LTR : ET EN 1940, LORSQU’IL SE MET À ÉCRIRE À L’ÉCHELLE HUMAINE, BLUM PENSE QUE LA RÉVOLUTION EST À L’ORDRE DU JOUR…
MLB :

Oui, en 1940, malgré le choc que constitue l’invasion de la France, le scénario reste le même. Pour Blum, la classe bourgeoise s’est bel et bien effondrée comme l’anticipaient les socialistes depuis le début des années 30. Ne reste que cette verrue née des dernières phases de radicalisation du capitalisme : le fascisme, sous ses différentes formes. Autrement dit, une fois le fascisme vaincu, ce qui est le but de la guerre, la classe ouvrière organisée se saisira tranquillement de la souveraineté laissée vacante par l’effondrement de la classe bourgeoise. C’est tout à la fois ce qu’explique et ce qu’annonce À l’échelle humaine. Mais les choses ne se passent pas comme attendu. Le fascisme est battu et pourtant la révolution n’a pas lieu. Blum qui analysait si sereinement les évènements de 1940 et annonçait la révolution pour 1945 se trouve, au lendemain de la Libération, franchement démuni. Il ne comprend pas que la révolution n’ait pas eu lieu. Ce à quoi il se confronte, c’est à l’immaturité révolutionnaire de la classe ouvrière organisée et de son parti. Tout d’un coup, un trou se crée entre l’effondrement bourgeois et l’avènement prolétarien que la logique révolutionnaire marxiste-guesdiste n’avait pas anticipé et c’est ce trou qu’il lui faut combler. C’est dans ce contexte inédit que la politique du Front Populaire va changer de fonction. En 1936, elle était provisoire, elle ne visait qu’à entraver la dynamique fasciste en attendant la fin de l’effondrement bourgeois. En 1945, cette même politique peut être reprise et poussée plus loin parce qu’elle n’a plus vocation à être provisoire, mais transitoire. La Sécurité sociale, les nationalisations, les planifications ne visent pas seulement à temporiser en attendant la révolution, mais à préparer la révolution. Dans l’effondrement du marxisme-guesdisme, Blum retrouve la conception de « l’évolution-révolutionnaire » de Jaurès.

LTR : LE SUJET DES NATIONALISATIONS EST REVENU SUR LE DEVANT DE LA SCÈNE POLITIQUE CES DERNIERS MOIS, PEUT-ÊTRE QU’EN DÉTAILLANT LE CHANGEMENT QUE VOUS INDIQUEZ DANS LA CONCEPTION DE LEUR RÔLE, ON POURRAIT MIEUX COMPRENDRE L’ENJEU DE TELLES POLITIQUES POUR LE SOCIALISME AUJOURD’HUI.
MLB :

Dans le schéma marxiste-guesdiste qui est celui des socialistes au moment du Front Populaire, on ne peut pas prôner les nationalisations autrement que comme des pis-aller provisoires. Pour Guesde, nationaliser c’est « doubler l’État-Gendarme de l’État-Patron ». Une politique socialiste conséquente ne parle donc pas de nationalisations mais de socialisation des moyens de production et d’échange qui ne reviennent pas à l’État mais aux institutions du travail. Au moment du Front Populaire, on insiste donc sur le caractère non socialiste des nationalisations. Dans l’après-guerre, ces scrupules tombent et tout d’un coup, alors que c’est toute la conception de l’État qui est engagée dans le débat, nationalisations et planification intègrent l’éventail des mesures socialistes. Pourquoi ? Dès lors que l’effondrement bourgeois n’a pas suffi, que la Révolution n’est pas advenue et ne semble pas à l’horizon, il faut se remettre au travail, la préparer mais autrement. Les réformes sociales et économiques du Front Populaire sont alors réévaluées et prennent une importance nouvelle. Désormais, elles ne vont plus jouer le rôle de temporisateur mais celui de préparateur de la Révolution. Elles vont libérer du temps pour le prolétariat, elles vont lui offrir des conditions de vie améliorées qui vont lui permettre de se consacrer progressivement à sa tâche, etc. Et à mesure que ces améliorations lui permettront de mieux s’organiser, de développer ses propres institutions, les propriétés et les prérogatives de gestion économique qui avaient été confiées à l’État à la Libération vont lui revenir.

Si je voulais forcer la comparaison, je dirais qu’en 1945 le socialisme français se trouve dans la position du bolchévisme en 1917. La classe antagoniste a été grandement dépossédée, la maîtrise de l’État est quasiment assurée mais les institutions de la société socialiste n’existent pas encore. En Russie, c’est le parti qui va, très mal, remplir le rôle d’agent d’une transition qui n’adviendra jamais. En France, c’est l’État. D’ailleurs, sans qu’il lui soit nécessaire de se le formuler, le Parti Communiste Français reconnait très bien la situation et s’y adapte avec une aisance extraordinaire. Il n’y a pas plus étatistes que les communistes à la Libération. Tant que Maurice Thorez peut s’imaginer transformer les technocrates en agents au service du parti via l’ENA ou les écoles de cadre, il est partant. Pour Blum non plus, le changement de conception n’est pas trop coûteux puisqu’il correspond au schéma socialiste de sa jeunesse, celui de l’évolution-révolutionnaire de Jaurès exposée au Congrès de Toulouse de 1908. À une condition néanmoins, une condition fondamentale : le parti doit toujours garder en tête que cette nouvelle situation ne doit être que transitoire et que les moyens nouveaux dont dispose désormais l’État doivent absolument être au service de la démocratisation de l’économie, de la formation et de la responsabilisation de la classe ouvrière organisée, du développement des institutions socialistes qui viendront progressivement remplacer celle de l’État. Ce n’est pas pour rien que les membres fondateurs du PSA (Parti Socialiste Autonome), puis les dirigeants du premier PSU (Parti Socialiste Unifié), des gens comme Édouard Depreux, qui se revendiquent de Blum, vont passer leur temps dès le début des années 50 à rappeler que le socialisme technocratique ne doit être que transitoire, puis à attaquer la technocratie. Leur grande crainte, c’est que la situation historique transitoire se pérennise, que l’État et la technocratie oublient leur rôle historique. Or, c’est bien ce qui va arriver.

LTR : COMMENT EXPLIQUER L’OUBLI DE CE CARACTÈRE TRANSITOIRE DE LA POLITIQUE DE NATIONALISATION/PLANIFICATION ?
MLB :

Parmi les acteurs socialisants de l’après-guerre – le Parti Communiste Français, la tendance blumiste de la SFIO et la tendance molletiste de la SFIO – il n’y a que pour ces derniers, héritiers du marxisme-guesdiste, que le revirement vis-à-vis de la conception de la révolution et du rapport à l’État est incompréhensible, qu’il est subi et qu’il s’impose sans pouvoir être idéologiquement digéré. Malheureusement, c’est cette tendance qui devient majoritaire dans le Parti dès septembre 1946 et qui le restera longtemps. C’est cette tendance qui redouble de profession de foi marxiste orthodoxe à mesure qu’elle s’en éloigne dans son exercice du pouvoir. Et c’est sa cécité sur l’écart entre son discours et sa pratique qui a profondément désorienté le socialisme français. Sur ce point précis des nationalisations, elle a été révolutionnaire dans le discours et réformiste dans la pratique. Résultat, les nationalisations n’ont été ni provisoires, ni transitoires. Elles se sont installées non pas comme la première phase de la socialisation mais comme une étatisation. Or, quand on gère des étatisations, on ne s’occupe pas de l’organisation de la classe ouvrière, on devient un parti de technocrates. On défend l’étatisation, non plus comme une étape vers la socialisation mais pour des raisons d’efficacité économique, d’outil de régulation des marchés, etc. Et alors, au premier souffle de vent idéologique, à la première déconvenue économique, on perd ses arguments et on commence à regarder les privatisations d’un œil bienveillant. Je pense qu’on ne peut pas comprendre l’histoire du socialisme qu’a le Congrès d’Épinay si on n’a pas en tête la position intenable dans laquelle s’était retrouvée la SFIO molletiste depuis la fin de la IVe République. Le Mitterrand qui proclame la rupture avec la société capitaliste est dans le verbiage rhétorique de l’époque et le tournant de 1983 était inscrit dans la trajectoire du socialisme français depuis bien longtemps.

Intuitivement, je pense que beaucoup de gens à gauche sentent cela aujourd’hui puisque la référence qu’ils mobilisent spontanément survole toute cette double séquence – mollettiste et mitterandienne – du socialisme français : c’est le programme du CNR. Or, le programme du CNR c’est le dernier acquis du socialisme à la Blum, et si on en est aujourd’hui à le défendre – ce qui est hautement nécessaire – c’est précisément parce qu’il n’a pas été mené au bout, que les étatisations ne sont pas devenues les socialisations qu’elles auraient dû être. Aujourd’hui, à gauche, le centre de gravité idéologique se trouve entre les gens qui veulent nationaliser et ceux qui ne veulent pas. Les discussions portent sur l’ampleur des nationalisations, c’est-à-dire des étatisations. Et la pandémie, comme la crise climatique, sont venues donner des arguments aux nationalisateurs, mais des arguments centrés sur l’efficacité de l’État comme acteur économique non obnubilé par des enjeux de profitabilité de court terme. Ce qui n’est pas encore la position socialiste d’un Jaurès ou d’un Blum mais cet héritage bâtard des apories du marxisme-guesdisme. Pour un socialiste, la nationalisation au sens d’étatisation ne vaut que comme étape de la socialisation, c’est-à-dire dans la perspective d’une démocratisation générale de l’économie. Donc je dis aux défenseurs actuels de la nationalisation et de la planification : « Messieurs et Mesdames, les radicaux – leur position aujourd’hui est celle des courants de gauche du radicalisme de la IIIème République, encore un effort pour être socialistes ! ».

LTR : CET OUBLI DU SOCIALISME QUE VOUS SIGNALEZ SEMBLE AVOIR ÉTÉ COMPENSÉ AUJOURD’HUI PAR L’AVÈNEMENT D’UNE AUTRE IDÉOLOGIE : LE POPULISME DE GAUCHE. EST-CE QUE VOUS Y VOYEZ UN PROLONGEMENT DU SOCIALISME OU AU CONTRAIRE UN SIGNE SUPPLÉMENTAIRE DE SON EFFACEMENT ?
MLB :

Le populisme est une doctrine complexe et il y a un monde entre les premiers textes d’Ernesto Laclau et les derniers de Chantal Mouffe. Laclau, dans ses premiers textes, se confrontait à la question ô combien importante aujourd’hui de savoir qui est l’acteur révolutionnaire du socialisme si le prolétariat ne l’est plus ; soit qu’il ne soit plus révolutionnaire, soit qu’il ne soit plus un acteur politique. Mais tel qu’il a été importé en France entre 2012 et 2017, le populisme de gauche s’inspire plutôt des derniers textes de Mouffe et se présente davantage comme une stratégie électorale, comme une méthode d’accès au pouvoir, que comme une théorie sociale. Avec La France Insoumise, qui s’en revendique explicitement, le populisme de gauche repose sur deux préceptes (je schématise un peu). Le premier est un constat : une oligarchie dirige le pays et utilise l’État pour servir ses intérêts, tout en organisant le maintien de son pouvoir contre le peuple. Le fameux « We are the 99% ». Le deuxième est un objectif : réunir 51% des votants. Pour ma part, je pense évidemment que le constat est faux et surtout que l’objectif, en l’état, est coupable. Mais je vais d’abord essayer d’indiquer les effets de ces préceptes. Si 99% des gens ne sont pas représentés mais que vous ne parvenez pas à réunir 51% des votants, il vous faut une théorie de l’aliénation pour expliquer pourquoi tant de gens ne se rendent pas compte de leur assujettissement. Mais alors si vous postulez une aliénation, vous ne pouvez pas prendre pour argent comptant tous les slogans ou toutes les revendications qui s’expriment dans les 99%. Or, puisque, parallèlement, vous n’arrivez pas réunir à 51% des votants, vous avez fortement intérêt politiquement à soutenir tout ce qui se formule comme revendication politique, avec l’espoir d’élargir votre électorat. C’est le cercle vicieux de la France Insoumise depuis 2012. Je précise ma critique.

Mon premier problème est lié au constat. D’abord, il est empiriquement faux. Ce n’est pas une oligarchie qui gouverne en France. Le macronisme soutient effectivement une dynamique de néo-libéralisation mais les institutions résistent et ces institutions – scolaires, sociales, économiques, etc. – ne sont pas faites pour les 1%. Ensuite, l’idée que le macronisme ne serait que l’instrument d’une oligarchie est en tant que telle une idée fausse. Je sais bien les copinages, les arrangements qui peuvent exister dans certaines sphères mais ce sont des phénomènes secondaires. Le macronisme résulte d’abord d’une vision sociale du monde avant de servir des intérêts. Une vision sociale du monde qui entretient la concurrence plutôt que l’émulation, qui privatise plutôt qu’elle met en commun. Mais une vision du monde qui pour beaucoup de gens, qui n’y ont même souvent aucun intérêt, représente une forme d’émancipation. Même dans sa forme la plus pathologique, par exemple quand Emmanuel Macron dit qu’il faut plus de jeunes français qui aient envie de devenir milliardaires, le macronisme capte une aspiration présente dans les sociétés modernes poussées par des dynamiques d’individualisation. Évidemment, ce qui est glorifié ici c’est une forme pathologique de l’émancipation, c’est-à-dire une aspiration émancipatrice totalement aveugle aux conditions sociales de sa propre possibilité. Mais c’est une aspiration réelle et c’est ce que comprenait le socialisme d’un Blum ou d’un Jaurès. C’est une autre conception, une conception sociale de la liberté et de l’émancipation que ces derniers lui opposaient. À l’idéal d’émancipation individuelle, ils opposaient un idéal d’émancipation collective qui emportait une réalisation plus poussée de l’émancipation individuelle. C’était ça la mission historique du prolétariat : « l’effort immense pour élever, par une forme nouvelle de la propriété, tous les hommes à un niveau supérieur de culture, (…) y compris les grands bourgeois, car nous ne les dépouillerons de leurs privilèges misérables d’aujourd’hui que pour les investir de la justice sociale de demain » disait Jaurès.  

Mon deuxième problème porte sur l’objectif du populisme. Puisqu’il n’est pas au pouvoir alors qu’il se présente comme le représentant des intérêts du peuple, l’oligarchie exceptée, il faut bien que le populisme dénonce une aliénation. Il le fait actuellement sous une forme faible qui surfe parfois avec le complotisme dans le genre critique des modalités de financement et de direction des médias. Pourquoi pas. Mais pourquoi ? En fait, il faut que l’aliénation dénoncée soit faible. Un citoyen qui regarde un peu trop CNews ou C8 peut tout de même plus facilement se désaliéner –  Raquel Garrido aidant – que quelqu’un qui s’est laissé envouter par le fétichisme de la marchandise. À l’inverse, si l’aliénation est trop forte, les mouvements critiques qui s’expriment ne peuvent pas être récupérés parce qu’il faudrait d’abord reconnaître que même lorsque des revendications s’expriment sur un mode critique, les individus aliénés les expriment à travers les catégories du libéralisme, ou dans les catégories du conservatisme, qui est la réaction la plus spontanée au libéralisme. Voilà le fait qui embarrasse le populisme : l’aliénation est très forte, les dispositifs libéraux sont présents dans nos catégories de pensées, dans notre langage, et c’est donc normal que dans un premier temps les critiques qui émergent ne trouvent pas d’autre langage que le langage libéral ou conservateur pour s’articuler. C’est quelque chose que le socialisme français a compris à la fin du XIXe siècle quand il a affronté le « socialisme des imbéciles » qui émergeait en son sein, c’est-à-dire le socialisme qui se branchait sur des critiques conservatrices, sous la forme antisémite notamment, du libéralisme. C’est ce moment-là que le populisme a oublié ou plutôt qu’il doit oublier parce qu’il impliquerait d’accepter que la désaliénation prenne du temps, qu’elle demande des efforts d’éducation, de délibération, que la fameuse « lutte pour l’idéologie culturelle », même au sens de Gramsci considère les idéologies dans leurs liens avec l’infrastructure socio-économique des sociétés et pas seulement depuis la subjectivité des acteurs. Bref, tout ce qu’il est difficile de reconnaître lorsque l’on vise essentiellement la majorité à la prochaine échéance électorale.

LTR : EST-CE QUE VOUS NE RÉDUISEZ PAS ICI LE POPULISME À SA STRATÉGIE ÉLECTORALE ? LA « RÉVOLUTION CITOYENNE » QUE PROPOSE LA FRANCE INSOUMISE NE S’INSCRIT-ELLE PAS DANS L’HÉRITAGE RÉVOLUTIONNAIRE DU SOCIALISME DE JAURÈS ET BLUM ?
MLB :

L’« évolution-révolutionnaire » de Jaurès n’est pas focalisée sur la conquête électorale et la maîtrise de l’appareil l’État, elle est focalisée sur le développement des institutions socialistes. Ce qu’il faut c’est que les ouvriers organisés développent les institutions du travail qui vont venir remplacer, progressivement, les institutions capitalistes : droits sociaux, syndicats, mutuelles, coopératives, etc. À cette fin, l’État peut-être un moyen. Il peut l’être de deux façons. D’une part, par la loi qui doit mettre les ouvriers en situation légale de pouvoir toujours mieux s’organiser, d’où la réduction du temps de travail journalier et hebdomadaire, d’où les congés payés, les assurances sociales, etc. D’autre part, en soustrayant à la logique de marché certaines entreprises, les plus importantes, et en en confiant la propriété et la gestion aux institutions du travail, c’est le processus de nationalisation-socialisation dont on a parlé précédemment. De ces deux manières, l’État participe de ce qu’on appelle le socialisme par le haut, mouvement qui rencontre le socialisme par le bas des institutions du travail.

A ce titre, l’obsession pour l’élection présidentielle du populisme retombe dans un dualisme ancien que Jaurès avait su dépasser. En France, la gauche traditionnelle oscillait avant Jaurès entre d’une part une conception de la révolution violente, du coup de force, et, d’autre part, une conception de la révolution-légale. Dans un cas, on tente de prendre le pouvoir par les armes à la mode blanquiste, dans l’autre, après avoir obtenu la majorité. Cette deuxième acceptation de la révolution est très présente à gauche et dans une certaine historiographie de la Révolution française qui déshistoricise cette dernière et peine souvent à la comprendre comme le prolongement des dynamiques sociales et politiques de l’Ancien-Régime et des dynamiques intellectuelles du XVIIIe. La France Insoumise réactualise cette conception de la révolution-légale et du grand soir : élection, constituante, etc. Ce faisant, elle prolonge une vision stato-centrée et individualiste. Car l’acteur de cette révolution, c’est le citoyen considéré comme un individu doté d’une partie de la souveraineté. La révolution qui se réalise ici, c’est la somme passagère des souverainetés individuelles et non pas la traduction juridique de dynamiques sociales solidaires préexistantes. Ni le coup de force, ni l’élection et le grand soir, ne correspondent à la conception qu’a Jaurès de la Révolution. Je le cite : « L’esprit révolutionnaire n’est que vanité, déclamation et impuissance, s’il ne tend pas à organiser et à entraîner tout le prolétariat, et si, négligeant la formation de la masse, il se borne à quelques sursauts de minorités aventureuses, de même (…) croire qu’il suffirait d’une surprise électorale et d’un coup de majorité parlementaire pour faire surgir soudainement de la société d’aujourd’hui une société nouvelle, sans que l’idéal collectiviste et communiste ait été au préalable enfoncé dans les esprits, et sans que la pensée socialiste ait commencé à se traduire et à prendre corps dans des institutions gérées par le prolétariat, serait prodigieusement enfantin. »

Derrière cette mécompréhension par le populisme de ce qu’est la Révolution, ce qui se signale c’est une négligence de la sociologie au profit d’une observation du monde social à travers les lunettes de la science politique et des théories contractualistes de la philosophie politique moderne. Mais là-dessus, je me permets de renvoyer à l’entretien sur ce thème que j’ai réalisé avec le philosophe Francesco Callegaro dans Le vent se lève il y a deux ans(1). Mais quand même, je pense que les Insoumis devraient se rendre compte qu’une Constituante dans un pays où la réaction d’extrême-droite est politiquement et idéologiquement quasiment majoritaire – même si elle n’est pas encore hégémonique – n’est pas une perspective très réjouissante pour un socialiste.

LTR : LE POPULISME FRANÇAIS ENTEND AUSSI MOBILISER ET POLITISER DES AFFECTS POUR SORTIR D’UNE LÉTHARGIE LIBÉRALE. EST-CE QUE CETTE MÉTHODE N’EST PAS UN REMÈDE À LA DISPARITION DU SOCIALISME QUE VOUS REGRETTEZ ?
MLB :

Cette notion d’affect est intéressante en ce qu’elle renvoie à des dispositions présentes dans la société qui s’expriment en amont de la normalisation qu’opèrent les institutions politiques. Exiger que toutes les revendications politiques s’expriment dans les termes fixés par les normes policées de la démocratie représentative peut en effet se lire comme une manière de réguler ou d’entraver des formes de politisation. Néanmoins, dans le cas du populisme de gauche, la forme particulière d’emploi des affects pose problème.

Qu’est-ce que l’Insoumission ? C’est une réaction à ce qui est vu comme une radicalisation du libéralisme, ce qu’on appelle souvent « l’offensive néolibérale ». Autrement dit, c’est un affect réactif, ou de résistance, soyons généreux, mais pas un affect organique. En appelant à l’Insoumission vous dites à « l’offensive néolibérale » que vous ne la laisserez pas faire, mais vous ne dites pas ce que vous ferez. Vous vous opposez aux dynamiques sociales qu’accompagnent le néolibéralisme mais sans vous mettre dans la disposition de réorienter ces dynamiques vers plus d’émancipation, de justice, de solidarité. En forçant le trait, je dirais qu’il y a quelque chose dans l’Insoumission qui l’apparente à la disposition des luddistes. Or, le socialisme s’est précisément formulé comme un double dépassement du libéralisme d’une part et des simples réactions que le libéralisme suscitait, en ne proposant pas seulement d’entraver le libéralisme mais une organisation sociale différente. À son corps défendant, l’Insoumission est dépendante du néolibéralisme, elle pense qu’elle s’y oppose sans voir qu’elle est son revers.

La proximité peut même être poussée plus loin lorsqu’on observe l’organisation de la sphère de l’Insoumission : direction extrêmement réduite et centralisée, frontière faible entre son dedans et son dehors, management autoritaire révélé par certains épisodes (au moment des européennes ou au Média), etc. on retrouve beaucoup des traits des entreprises néolibérales. Ce n’est à mon avis pas un hasard si le mouvement, comme nouvelle forme d’organisation politique, émerge précisément depuis les années 2010, dans la roue de la radicalisation néo-libérale. Le rapport au chef surtout est pathologique, et ce n’est pas un point de détail. C’est plutôt la clef de voûte de l’Insoumission. Traditionnellement, le parti socialiste faisait un travail de retraduction. Il voyait dans les revendications sociales des symptômes de pathologies et, notamment grâce au travail des intellectuels, au travail des chercheurs en sciences sociales, il objectivait les causes de ces revendications. Il organisait le passage d’une réaction d’individus ou d’un groupe au capitalisme à une régulation de la société en s’appuyant sur ce que le travail intellectuel permettait de clarification de la plainte exprimée dans le mouvement social : des ouvriers manifestent localement pour une augmentation des salaires ; le parti, fort de la maîtrise d’une connaissance intellectuelle des dynamiques de paupérisation capitalistique, va remettre en cause la répartition de la propriété. Dans le passage de la plainte au combat politique, le travail intellectuel produisait un décalage important. Dans la logique populiste, le parti est réductible au chef et le chef n’a pas pour fonction de retraduire mais seulement d’incarner et d’articuler les différentes plaintes qui émanent de la société. Quand Mélenchon dit, dans cette phrase qui a tant fait parler, que le problème ce ne sont pas les musulmans, c’est le financier on a le symptôme du populisme. D’une part, une juxtaposition de deux mouvements sociaux – le combat social classique et le combat antiraciste –  artificiellement, rhétoriquement, réunis, et de l’autre une critique qui s’adresse au financier, une personne, parce qu’elle a fait l’économie d’une montée en théorie qui du financier serait remontée à la finance, de la finance aux mutations du capitalisme, du capitalisme financier aux logiques de pouvoir international, aux évolutions des formes de la propriété, à l’approfondissement du processus d’individualisation moderne, ou que sais-je. Le plus triste dans tout ça, étant surtout l’effet que produit cette structuration de l’Insoumission sur les militants. Il y a une tradition socialiste du rapport au chef qui n’est pas, comme dit Blum, « suppression de la personne, mais subordination et don volontaire ». À titre personnel quand je vois certains cadres de la France Insoumise qui ont compté pour moi et dont, comme dit encore Blum « les supériorités de talent, de culture ou de caractère » me rendaient fier d’être militant, quand je les vois rester silencieux sur les sorties de route de leur chef ou prendre sa défense envers et contre tout, je ne peux pas m’empêcher de me demander : pour un Insoumis, combien de soumissions ? Il ne peut intrinsèquement pas y avoir de socialisme dans un mouvement qui conditionne sa promesse d’émancipation à une aliénation à son chef. Donc je sais bien que la France Insoumise a un programme, qu’il est constructif. Mais la politique de la France Insoumise ne se limite pas au programme qu’elle propose, quoi qu’elle en dise. La socialisation des militants que génère l’Insoumission, les affects qu’elle stimule : tout ça c’est de la politique, et d’une politique qui n’est pas socialiste.  

LTR : BLUM A UNE CONCEPTION DU CHEF SOCIALISTE QUI S’ARTICULE AVEC UNE CERTAINE MORALE SOCIALISTE QUE DEVRAIT INCARNER ET DÉFENDRE CHAQUE MILITANT SOCIALISTE. PENSEZ-VOUS QUE CETTE VISION SOIT RÉALISTE ?
MLB :

C’est un point difficile à entendre aujourd’hui tant le socialisme moral renvoie désormais aux leçons de morale. Pour Blum, il s’agit évidemment de quelque chose de très différent. La morale que vise Blum se forge dans les groupes d’appartenances lorsqu’ils sont, de par leur place dans l’appareil productif ou leur position au sein de la nation, en position de percevoir à la fois la solidarité entre ses membres inhérente à toute société moderne fondée sur la différenciation et, d’autre part, les injustices qui persistent dans ces mêmes sociétés. C’est l’origine du rôle éminent du prolétariat. Sa place dans le processus de production lui permet de comprendre la solidarité à l’œuvre empiriquement dans les conditions matérielles de développement des sociétés modernes en même temps qu’elle le confronte aux injustices liées à la structure de la propriété. Le prolétariat subit, plus que tout autre, la tension entre solidarité immanente et injustice réelle. C’est ce qui fait de lui l’acteur révolutionnaire, c’est-à-dire l’acteur dont la prise de pouvoir politique est à même de résorber la tension, l’acteur socialiste par excellence. Mais, il n’a pas le monopole de cette double position.

D’une autre manière, chez Blum, même si c’est exprimé plus subtilement, la minorité juive à laquelle il revendique d’appartenir possède elle aussi un point de vue sur le tout. Sa position minoritaire et surtout son rythme différencié d’intégration à la société nationale, lui permet d’entrevoir les solidarités à l’œuvre dans les sociétés modernes, puisqu’elle en fait l’apprentissage en s’y intégrant, mais en même temps l’antisémitisme qu’elle subit lui donne une bonne idée des injustices que génèrent ces mêmes sociétés. La morale socialiste dont parle Blum surgit donc là où la tension entre différenciation et solidarité entre les groupes est trop forte, là où l’écart entre la précarité à laquelle peut mener l’individualisation et l’idéal de justice lié à la sacralisation de ce même individu est trop criant.              

C’est donc une morale diffuse, qui se développe à même l’expérience sociale, toujours en lien avec des positions sociales spécifiques ou des trajectoires de groupe ou d’individus particulières. Une morale que le socialisme a vocation à concentrer, à incarner et à transformer en puissance d’agir politique. Faire en sorte que la solidarité inhérente aux sociétés modernes s’institutionnalise pour permettre la plus grande émancipation individuelle, voilà son but. Ces institutions ce sont évidemment, au premier chef, l’école. Institution dont le rôle est précisément la diffusion d’une réflexivité sur la forme de solidarité propre aux sociétés modernes. Mais ce sont aussi toutes les institutions socio-économiques qui vont permettre d’accompagner les individus dans une émancipation non pathologique, c’est-à-dire qui n’oublie pas qu’elle est permise par une plus grande solidarité. Si les socialistes doivent faire la preuve d’une morale supérieure, c’est par leur volonté d’aller toujours plus loin dans la mise en place des supports collectifs de l’émancipation individuelle.

C’est peut-être sur ce point, celui de l’idéal porté par le socialisme, que l’Insoumission prônée par le populisme s’est le plus décalée. En opposant l’insoumission à une hypothétique soumission, le populisme masque ce qui a été la principale disposition encouragée par les socialistes de Jaurès à Blum : le service. L’idée du service, qu’on retrouve dans le service public, ce n’est pas du tout l’insoumission et pourtant c’est également l’inverse de la soumission. Le service, c’est le dévouement librement consenti à un idéal. C’est cet idéal qui a porté beaucoup de militants socialistes, Blum au premier chef. C’est cet idéal qui a animé beaucoup de serviteurs de l’État ou de la cause : faire preuve d’abnégation, se compter à sa juste mesure, se mettre au service d’un idéal qui implique précisément – c’est le fond de la conscience sociale de soi – qu’une large partie de son action serve la société et en son sein ceux qui, plus que les autres, sont victimes des injustices qui y perdurent.

LTR : POUR CONCLURE, NOUS SOUHAITERIONS REVENIR SUR LA VISION DE BLUM CONCERNANT LA JEUNESSE : IL N’OCCUPE PLUS DE MANDAT APRÈS LA LIBÉRATION POUR LAISSER LA PLACE AUX PLUS JEUNES, TOUT EN GARDANT LA DIRECTION DU POPULAIRE. SON PLAN EST-IL DE FORMER UNE NOUVELLE GÉNÉRATION DE DIRIGEANTS SOCIALISTES, CAPABLES D’AMENER LA FRANCE VERS L’IDÉAL ? EST-CE UNE STRATÉGIE QUI PEUT PORTER SES FRUITS AUJOURD’HUI ?
MLB :

Blum considère au lendemain de la guerre que sa génération a échoué et surtout que les réflexes intellectuels et pratiques qui sont ceux de sa génération ne sont plus adaptés à la situation présente. Il pense que les jeunes militants qui se sont investis dans les réflexions autour du programme du Front Populaire, dans ses aspects les plus novateurs, et qui ont ensuite combattu dans la Résistance, possèdent des qualités intellectuelles et morales qui manquent aux plus anciens et qui permettront de conduire le socialisme dans la nouvelle phase historique qui s’ouvre après la guerre. Il a en tête des hommes comme Daniel Mayer, Jules Moch, Georges Boris, etc. Mais vous comprenez bien qu’il ne s’agit pas ici d’une position de principe en faveur de la jeunesse. Blum a longtemps considéré par exemple que sa génération à lui n’avait pas été préparée par les évènements, que ses propres maîtres – Francis de Pressensé, Marcel Sembat et bien sûr Jaurès – étaient morts trop tôt. À l’échelle humaine est très critique envers les socialistes, lui compris, qui ont mené aux destinées du Parti dans l’entre-deux-guerres. Autrement dit, ce ne sont pas toutes les jeunes générations qui sont prometteuses. Il s’agit toujours d’une analyse historique et d’une adéquation entre les qualités requises à un certain moment de l’histoire du socialisme et les compétences développées par une certaine génération du fait des évènements et dynamiques historiques qu’elle a dû affronter elle-même. De ce point de vue, je pense qu’aujourd’hui aussi une place particulière pourrait revenir à une certaine jeunesse, en ce que les conditions de son développement politique sont différentes de celles de ses aînés.

La génération qui n’en finit plus de disparaître depuis vingt ans est le résultat empirique de la disparition du socialisme. C’est celle qui naît à la politique avec le Congrès d’Épinay. Le Parti Socialiste de l’après Épinay c’est tout de même un leader, François Mitterrand, venu de l’extérieur du socialisme et installé à la tête du parti par une alliance de circonstance entre le courant le plus à droite, représenté par Defferre, et le courant le plus à gauche, représenté par le CERES. Autant dire que le ver est déjà dans le fruit. Malgré les slogans, le socialisme d’un Jaurès ou d’un Blum qui possède une consistance doctrinale véritable n’a que très peu irrigué le Parti Socialiste qui s’est refondé à Épinay. Aujourd’hui, cinquante ans plus tard, le parti d’Épinay et ses succédanés ont donné deux partis qui revendiquent le socialisme : un libéralisme que représente le quinquennat 2012-2017 et un populisme que représente la France Insoumise. Bien que les deux s’en revendiquent, ni l’un, ni l’autre, n’a à voir avec le socialisme pré-mitterrandien qu’il faudrait raviver aujourd’hui. Le libéralisme du dernier quinquennat a quasiment disparu de la gauche en 2017, ses derniers soutiens ayant trouvé dans le macronisme une voie de reconversion naturelle. Le populisme insoumis est toujours là, mais l’aporie entre son programme d’une part et l’insoumission de l’autre n’en finit plus de se rendre manifeste et le conduirait, même avec une victoire électorale, à l’échec du point de vue du socialisme. L’espoir est donc qu’une nouvelle génération entre en scène après avoir, je l’espère, médité l’échec de ses pères. Elle viendra évidemment des rangs socialistes, insoumis, écologistes mais aussi d’ailleurs, loin des partis. Et vous-mêmes, vous êtes, à votre manière, une partie de cette nouvelle génération et votre revue une incarnation modeste mais symboliquement importante de ce renouveau. Comme disait Blum : « Jaurès aurait aimé votre œuvre ».

Entretien réalisé avant l’élection présidentielle 2022 – propos recueillis par Mathilde Nutarelli

Références

(1)Il y a quelques années nous avons essayé, Francesco Callegaro et moi, de pointer les failles du populisme français tout en indiquant la variation de ses formes notamment entre la France et l’Argentine : https://lvsl.fr/le-populisme-est-un-radicalisme-du-centre-entretien-avec-francesco-callegaro/ & https://lvsl.fr/la-relance-de-la-sociologie-est-une-partie-essentielle-dune-nouvelle-strategie-pour-le-socialisme-entretien-avec-francesco-callegaro/ 

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