Défense (5/6) : Comment les États-Unis font évoluer la dépendance des Européens vis-à-vis de leurs intérêts

Nicolas Ravailhe, professeur à l’École de guerre économique et avocat au barreau de Bruxelles (droit européen), propose une chronique sur la guerre économique entre les États-Unis et l’Europe dans le domaine de la défense en six volets. Ces articles ont été initialement publiés dans La Tribune.

Cinquième partie : les États-Unis ont pour objectif de dépenser moins en Europe tout en forçant les Européens à acheter davantage américain pour assurer leur défense.

Les Américains sont experts dans l’art de diviser les Européens. Comme la France, ils sont affaiblis économiquement par l’Allemagne. Pour eux, il est compliqué de s’entendre avec la France car ils sont concurrents dans les mêmes segments, en particulier l’industrie de défense. De surcroît, la France tente de rester souveraine dans la conception de ses choix. D’où les attaques dans les médias du secrétaire d’État américain à la défense sur la faiblesse française et même britannique… Toutefois, en matière de défense, force est de constater que la France n’a jusqu’alors pas été une concurrente des États-Unis en Europe.

La France à la manœuvre ?

Rien ne changera tant que Paris ne remettra pas en cause les déséquilibres économiques en matière civile dans le marché intérieur européen, à savoir une France en déficit des échanges commerciaux face aux autres États en excédents. En d’autres termes, dans sa relation avec les autres États européens, la France devrait faire compenser ses déficits en matière civile par des acquisitions des autres États européens de matériels militaires « fabriqués en France » comme le font les États-Unis.

Étant donné le contexte géopolitique, c’est le bon moment. Il ne s’agit pas d’une logique de Frexit mais un rapport de force est nécessaire en vue d’une renégociation au sein de l’Union européenne (UE) pour rééquilibrer un déficit commercial abyssal. La France s’endette pour servir les succès économiques de ses partenaires européens. Ce n’est plus tenable pour notre pacte social. Nos partenaires et concurrents européens doivent l’entendre et acheter ce que nous produisons, des matériels de défense.

Et les États-Unis ?

Les États-Unis utilisent beaucoup l’arme idéologique pour diviser les Européens. Cette technique a commencé bien avant les ingérences de l’actuel président, du vice-président ou d’Elon Musk. Nous assistons à des phénomènes d’amplification plus visibles. Des provocations répétées évoquent la décadence de l’UE à l’appui de thèses considérées par une majorité d’Européens comme « illibérales ». On notera que la gauche américaine avec George Soros n’est pas restée en marge de ces pratiques. Diviser les Européens, et surtout la gauche européenne entre des logiques universalistes conformes aux valeurs et aux droits fondamentaux européens et des logiques communautaires d’inspiration américaine a également produit des effets délétères notoires.

Pendant que les Européens se livrent à des guerres picrocholines sur ces sujets, ils détournent leur attention. De nombreux Européens en oublient complètement leurs intérêts économiques et surtout financiers. Pendant que des Européens se chamaillent, George Soros, qui est bien plus un financier qu’un philanthrope, aura bien profité de l’explosion des prix de l’énergie en Europe. Cela aurait pu interpeller davantage la gauche européenne restée largement silencieuse à son encontre. Il appartient aux Européens et à eux seuls de défendre leurs modèles sans interférence.

Lors des élections allemandes, le soutien affiché par le vice-président américain, J.-D. Vance, à l’AFD aurait eu une incidence négative sur le score de ce parti. Voilà qui doit faire réfléchir ceux qui fantasment sur les leaders américains actuels. Il en va de même pour ceux qui à gauche relayent les aspirations au wokisme à la mode américaine et ne connaissent pas de grands succès électoraux en Europe. Nous ne sommes pas américains. Les États-Unis n’aspirent pas à nous convaincre. Ils nous affaiblissent et c’est assez logique à comprendre. C’est même « de bonne guerre ».

Les Américains ne se désengagent pas de l’Europe

Les revendications de Donald Trump envers l’Ukraine et ses richesses économiques sont éloquentes. L’Ukraine est un pays très vaste et devrait conserver 80% de son territoire. Le président américain montre donc un intérêt certain pour rester en Europe, de l’Atlantique au-delà de la Dniepr. Tout cela n’est pas improvisé, ni même nouveau, bien que le mode opératoire soit nettement plus direct.

Une consultation des investissements directs étrangers en Ukraine depuis des années révèle que les États-Unis y sont très présents. Les exemples sont nombreux. Les agriculteurs français savent qu’ils ont à affronter une concurrence déloyale des investissements américains, ex-Smith Field, en Ukraine. Bien évidemment, les États-Unis ne sont pas les seuls à être allés en Ukraine. L’Allemagne a initié le mouvement. La décision européenne d’abandonner les droits de douane sur ce qui est produit en Ukraine et importé vers l’UE en résulte.

Il s’agit d’une arme de destruction économique massive de l’industrie française. Les entreprises s’étant abstenues « d’investir » en bande et en masse dans des pays tiers pour aller chercher des relais de croissance sont exposées. Elles sont encore plus vulnérables en fonction de leur taille comme de leur faible capitalisation. Notre industrie subit une concurrence de technologies allemandes, américaines ou chinoises produites, sous salaire et temps de travail ukrainiens et avec une qualité de main d’œuvre ukrainienne désormais en libre service en Europe, sans barrière de protection possible. Les relais de croissance opérés en Ukraine font grandir des entreprises contre des concurrents qui ne pratiquent pas ce type d’attaques économiques. Aucun emploi ne sera supprimé en Allemagne, aux États-Unis ou en Chine.

En tout état de cause, cette décision d’abandon de droits douane n’aide pas l’Ukraine. Cette mesure sert les investissements étrangers en Ukraine qui en deviennent très, très rentables en se déployant ensuite sur le marché intérieur européen. Le secteur de la défense n’est pas épargné. Le Parlement européen a souhaité associer l’Ukraine aux programmes UE de défense. Les compétences développées en Ukraine (on les comprend) seront très efficaces à l’export en Europe et ailleurs. Évidemment si l’Ukraine tient face à la Russie, mais les États-Unis « gèrent » bien la situation en fonction des réalités militaires.

Une mesure contre-productive pour l’Ukraine

L’absence de droits de douane Ukraine UE est une mesure contre-productive pour l’Ukraine. Pour l’Ukraine qui a besoin d’armes, on peut douter de l’intérêt d’une mesure qui affaiblit l’économie des principaux pays producteurs d’armement en Europe, à commencer par la France très exposée. Comment une France appauvrie et désindustrialisée peut-elle produire davantage d’armes et les affecter à la défense de l’Ukraine ? Nous sommes en présence d’une équation impossible.

Or, les tensions entre l’Ukraine et les États-Unis ont montré que Kiev a davantage besoin d’armes non dépendantes du bon vouloir américain. Les Etats-Unis l’ont très bien compris et, logiquement, ils augmentent leur pression sur l’Ukraine, d’autant plus que les Européens, dont la France, ne peuvent pas compter sur l’aide américaine à court et moyen terme. Américains et Européens ont des objectifs économiques avant tout. La géopolitique sert donc la géo-économie. Les Européens, sauf la France, avec leurs milliards d’euros d’excédents commerciaux dans le monde, principalement aux États-Unis, n’ont de surcroit pas de leçon à donner.

États-Unis : rééquilibrage de leurs relations avec l’Europe

L’objectif des États-Unis est de dépenser moins en Europe, notamment en réduisant la présence de soldats, tout en forçant les Européens à acheter davantage américain pour assurer leur défense. Nous ne sommes nullement en présence d’un désengagement américain. La dépendance évolue. Elle devient technologique – les armes vendues aux Européens sont contrôlées par les États-Unis, même à distance – au profit d’un rééquilibrage financier en faveur des Américains.

En outre, les élargissements de l’OTAN, par exemple à la Finlande, augmentent les surfaces à protéger. « Business opportunities » : c’est autant de F-35 qu’il faudrait commander en conséquence. Un marché qui a des volumes d’affaires très importants et bien contrôlés. Les lobbyistes recrutés en Europe, souvent des anciens milliaires européens, sont efficaces. La limite de l’exercice réside dans les négociations avec les Russes, sans les Européens. La Russie refuse que l’Ukraine intègre l’OTAN. En revanche, elle ne s’oppose pas au fait que l’Ukraine rejoigne l’UE. « Business is Business ».

Nicolas Ravailhe

(à suivre)

Accord Trump-von der Leyen : pour Emmanuel Maurel, « l’Europe se comporte comme un paillasson face aux exigences de Trump » – entretien dans Marianne

entretien publié le 5 août 2025 dans Marianne, propos recueillis par Chloé Sémat

Quelques jours après la conclusion de l’accord commercial entre Donald Trump et Ursula von der Leyen, le député Gauche démocrate et républicaine (GDR) du Val-d’Oise, Emmanuel Maurel, a déposé jeudi 31 juillet [en fait le 30 juillet 2025] une proposition de résolution appelant le gouvernement à s’opposer à ce deal. Pour Marianne, il revient sur un accord qu’il juge à la fois « humiliant » pour l’Europe et néfaste pour l’économie française.

Même hors session parlementaire, l’accord commercial conclu entre Donald Trump et Ursula von der Leyen le 28 juillet dernier suscite des remous chez les députés. À commencer par l’élu Gauche démocrate et républicaine (GDR) du Val-d’Oise, Emmanuel Maurel, qui a déposé ce jeudi 31 juillet une proposition de résolution appelant le gouvernement à s’opposer à ce deal. Pour rappel, cet accord, critiqué par l’ensemble du spectre politique français, prévoit une hausse de 15% des droits de douane sur les exportations européennes.

Outre l’absence de réciprocité commerciale, le député déplore une véritable soumission de l’Union européenne (UE) aux États-Unis, susceptible d’avoir des répercussions néfastes sur l’économie française. Avec cette proposition de résolution, déjà signée par une petite quarantaine d’élus, il réclame un « sursaut collectif ». Entretien.

Marianne : Avec cette proposition de résolution, quel message souhaitez-vous faire passer ?

Emmanuel Maurel : Comme beaucoup de Français et d’Européens, j’ai été sidéré par la désinvolture avec laquelle Ursula von der Leyen a passé cet accord avec Donald Trump entre deux parties de golf en Écosse. Ce deal aura des conséquences existentielles sur le continent européen. On se plie à toutes les exigences du président américain, à commencer par le fait de taxer à hauteur de 15 % les produits européens arrivés aux États-Unis, sans exiger de réciprocité commerciale en taxant les produits américains. Et ce, au prétexte qu’une telle mesure contrariait Donald Trump.

Si cet accord aboutit, ce serait l’humiliation totale. Le président américain arrive avec ses rodomontades et ses exigences folles ; et plutôt que de les contester ou de répliquer, Ursula von der Leyen abdique. Cette situation est inédite : le continent européen se comporte comme un véritable paillasson face aux exigences du président américain.

En annonçant 600 milliards de dollars d’investissement, la présidente de la Commission européenne a pris des engagements sans jamais avoir consulté les États membres et qui vont à l’encontre des valeurs promues ces dernières années. C’est également le cas en matière de transition écologique, alors qu’elle a annoncé que l’Union européenne allait acheter massivement du pétrole et du gaz naturel liquéfié obtenu par l’exploitation du gaz de schiste. Ainsi, c’est toute l’autonomie stratégique de l’Europe qui est remise en cause.

La Commission s’est engagée à acheter des armes américaines pour quelques « centaines de milliards de dollars ». Avec quel impact sur l’industrie européenne, et notamment française, alors que l’UE se targue depuis le début du conflit russo-ukrainien de vouloir renforcer ses investissements dans la défense ?

Cette mesure trahit en effet la promesse de la Commission de consolider l’Europe de la défense. On prétend – et Emmanuel Macron en première ligne – vouloir parvenir à une sorte d’autonomie stratégique en la matière. Cela implique de produire nos armements et nos munitions sur le sol européen. Or, cet accord précipite le rapport avec l’Otan et les États-Unis.

Pour les entreprises françaises, comme pour l’idée que l’on se fait d’une indépendance militaire de l’UE, ce serait une catastrophe, voire une folie. C’est notamment pour cette raison que j’ai immédiatement tenu à porter cette proposition de résolution. Je ne vois pas comment la France pourrait accepter un tel deal parce qu’au-delà de l’humiliation, ce serait préjudiciable pour notre économie. J’espère qu’Emmanuel Macron en tiendra compte.

Le chef de l’État a d’ores et déjà déploré que l’Union européenne n’ait pas été assez « crainte » dans ses négociations commerciales avec les États-Unis. L’exécutif semble de fait aller dans votre sens.

L’accord est tellement déséquilibré qu’il était évident que le gouvernement réagirait de cette manière. Mais il y a les paroles et les actes. Sur le Mercosur par exemple, le président avait eu des mots très durs mais il n’empêche que la Commission européenne continue de faire comme si de rien n’était. Nous avons besoin d’un sursaut collectif, et la résolution que je propose devrait y participer. Celle-ci devrait rapidement arriver en commission des Affaires européennes à partir de l’ouverture de la session parlementaire, à la mi-septembre.

Pensez-vous obtenir une majorité de soutiens à l’Assemblée ?

Nous sommes déjà près de 40 à avoir signé la proposition. À la rentrée, je pense qu’on aura dépassé les 100 signatures. Ce soutien provient de tous les groupes, de la gauche au MoDem – le parti du Premier ministre. S’il y a un vote sur cette résolution, je ne doute pas qu’il y ait une immense majorité de parlementaires qui refuseraient un tel accord parce que l’intérêt national est mis en jeu.

Une résolution constitue avant tout un avis symbolique. Quelle portée aura-t-elle, selon vous ?

Une résolution, c’est symbolique mais également politique. Si une majorité de parlementaires se prononce contre le deal, il sera difficile pour l’exécutif français de l’ignorer. Il faudra ensuite que la France pèse au sein du Conseil européen, et que les parlementaires européens français agissent à Bruxelles et à Strasbourg pour construire un rapport de force qui sera défavorable à la position d’Ursula von der Leyen. Rappelons que cette dernière n’a pas autorité pour décider de ces investissements : cela relève du ressort des États membres.

« Ursula von der Leyen se comporte systématiquement comme si les intérêts de notre pays étaient négligeables. »

Ce n’est pas la première fois que la présidente de la Commission européenne s’engage de la sorte. Déjà, en 2020, alors que j’étais eurodéputé, elle avait essayé en catimini de conclure un accord d’investissement avec la Chine qui était clairement défavorable à la France. Elle se comporte systématiquement comme si les intérêts de notre pays étaient négligeables. Il est temps de lui rappeler que la France n’a pas à être sacrifiée sur l’autel de ses visées idéologiques. D’autant qu’Ursula von der Leyen est très contestée ces derniers temps et que sa légitimité politique est clairement remise en question.

Défense (4/6) : Comment les Allemands privilégient les excédents commerciaux aux États-Unis

Nicolas Ravailhe, professeur à l’École de guerre économique et avocat au barreau de Bruxelles (droit européen), propose une chronique sur la guerre économique entre les États-Unis et l’Europe dans le domaine de la défense en six volets. Ces articles ont été initialement publiés dans La Tribune.

Quatrième partie : la priorité de Berlin reste les excédents commerciaux, notamment aux États-Unis ; celle de Washington vise les ventes d’armes en Europe.

Nous assistons au début d’une relation en apparence conflictuelle avec le retour de Donald Trump mais, sans naïveté, les Européens ont toujours su que les États-Unis défendent leurs intérêts avant tout. Peut-on légitimement leur en vouloir quand tant d’États européens font de même ? Outre la phrase prêtée au Général de Gaulle à propos des États-Unis « qui n’iront pas mourir pour les beaux yeux d’une Hambourgeoise », la souveraineté des Européens en matière de défense est un sujet récurrent depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.

Si, en France, gaullistes, communistes et centre gauche (Pierre Mendès France) ont été unis contre la droite modérée pour refuser la Communauté européenne de défense (CED), ce n’est pas par crainte de l’Allemagne ou par refus de l’Europe. En 1954, la mise sous tutelle des Européens par les Américains était redoutée avec la CED. Les enjeux n’ont pas changé. Toutefois, les rapports de force, les institutions européennes et les courants de pensée sont désormais bien différents en Europe.

Agacements de Washington vis-à-vis de Berlin

On s’offusque en Europe du style de Donald Trump, mais les États-Unis ont toujours été à l’unisson pour réagir face aux excédents européens en matière civile. Les démocrates américains n’étaient pas non plus inactifs. Ils ont d’ailleurs aussi bien réussi avec les achats d’armes américains massifs en Europe sous la présidence de Joe Biden. Depuis Barack Obama, relayé par Donald Trump sous son premier mandat, puis par Joe Biden, les États-Unis n’ont eu de cesse de dire aux Allemands que le contribuable américain n’avait pas à les protéger contre les Russes alors que l’absence de budget de la défense outre-Rhin permet d’investir davantage dans les productions civiles.

Ces investissements permettent aux entreprises allemandes d’être attractives et, ainsi, d’avoir des excédents commerciaux aux États-Unis. Une colère américaine renforcée par le fait que les Allemands allaient acheter du gaz pas cher aux Russes – pourtant une menace – afin d’être encore plus compétitifs par rapport aux industries américaines. Nous ne pouvons pas avoir la mémoire courte. Jusqu’au déclenchement de la guerre russo-ukrainienne, l’alliance économique avec la Russie était plutôt germano-russe que russo-américaine.

Les Allemands ont profité pendant des décennies de cette réalité. Quand il devient compliqué de commercer avec les Russes sans renoncer aux États-Unis, l’Allemagne va chercher de nouveaux alliés ailleurs, en appliquant les mêmes logiques. La Chine, l’Inde avec un projet d’accord de libre-échange total avec l’Union européenne (UE) presque finalisé, les ex-pays satellites de l’URSS et l’Amérique latine sont déjà très « ciblés ». D’ailleurs, les liens tissés entre des États européens, en particulier l’Allemagne, et la Chine irritent les États-Unis.

Allemagne : priorité aux excédents commerciaux

L’Allemagne en connait les risques et elle équilibre en permanence ses messages. La progression des exportations allemandes aux États-Unis, plus de 40 milliards d’euros d’excédents supplémentaires en quatre ans, demeure une de ses priorités. Cette pénétration allemande des marchés américains n’a pas pour seule explication une augmentation de la production en Allemagne et dans les pays satellites en Europe de l’Est. Les États-Unis ont parfaitement observé – via Eurostat – une augmentation en Allemagne d’importations depuis la Chine.

De nouveau, il convient de citer le Général de Gaulle, « les États n’ont pas d’amis, ils n’ont que des intérêts ». Il ne sert à rien d’adresser un réquisitoire en règle contre l’Allemagne et/ou les USA, d’autant que des alliances militaires bien négociées sont utiles et nécessaires. L’Allemagne ne remet pas ses modèles en cause. Elle cherche à se redéployer ailleurs via l’UE, vers par exemple le Mercosur ou le « Comprehensive and Progressive Agreement for Trans-Pacific Partnership » (CPTPP), qualifié de mini OMC.

De même, rien ne paraît pouvoir arrêter les orientations américaines. Les États-Unis ne sont pas assez productifs et compétitifs. Le documentaire produit par les Obama, « American factory », en témoigne. Les États-Unis taxent en conséquence les biens entrant sur leur sol et ils utilisent leur puissance géopolitique pour exporter ce qu’ils fabriquent : des armes. Un troc s’opère : exportations d’armes en Europe contre importations civiles aux États-Unis. C’est si lucratif pour certains Européens que ceux-ci sont prêts à accepter sans broncher la sur-taxation de 10% des produits importés aux États-Unis sans répliquer.

Quid de la France ?

La France aurait pu s’entendre avec les États-Unis. Elle connaît la même réalité économique qu’eux avec des déficits commerciaux face à l’Allemagne, face à l’Italie, comme face à la quasi-totalité des pays européens. La première difficulté pour l’Hexagone est que ses entreprises souveraines sont souvent concurrentes des américaines, dans les secteurs où les États-Unis sont forts : défense, aéronautique, spatial… L’Allemagne va donc s’engouffrer dans cette brèche pour toujours finir par chercher à s’allier avec les États-Unis dans l’industrie de défense.

Rappelons-nous que le chancelier allemand Scholz (SPD) a déclaré « la France est notre allié le plus proche, les USA sont les plus importants ». Outre quelques dissensions et jalousies historiques probablement mal pansées, on doit comprendre que 92 milliards d’excédents commerciaux en 2024 sur les biens aux États-Unis pèsent davantage qu’environ 15 milliards d’euros d’excédents annuels en France. Puis, comme déjà évoqué, le droit européen protège l’Allemagne de représailles (taxes…) en France alors qu’il est inopérant aux États-Unis.

Défense : consensus politique en Allemagne

L’Allemagne connaît un consensus sur la guerre économique, même sans la nommer, depuis des années. Tous les partis politiques s’y rallient, y compris les écologistes et les sociaux-démocrates. Des crédits de la guerre votés même par le SPD « en 14 » en passant par le réarmement économique post 1945, l’Allemagne dirigée en coalition depuis des décennies n’a pas varié concernant son consensus : produire et importer pour vendre dans le monde entier.

Toutefois, les questions de défense y sont sensibles depuis l’après Seconde Guerre mondiale. Aucun des partis ne les a mises en avant. Ils ne souhaitaient pas réarmer. Une telle décision aurait exposé l’Allemagne à des logiques d’arbitrages géopolitiques qui auraient pu faire perdre des contrats civils et même militaires. L’Allemagne conçoit des chars pour les vendre, pas pour les utiliser. Des affirmations géopolitiques auraient pu exposer à des désaccords avec les États-Unis dans une registre où ceux-ci s’imposent depuis des décennies en qualité de « gendarme plus ou moins affirmé du monde ». Il est donc impératif d’éviter tout risque en l’espèce.

De plus, la gouvernance allemande est complexe à appréhender sur les sujets de défense. Le Bundestag a des prérogatives importantes et les accords y sont incertains. Cela pousse même des groupes allemands comme Rheinmetall à produire ailleurs, souvent en Europe de l’Est. Une stratégie d’éviction des risques politiques internes et des subventions européennes abondantes à l’Est et au Sud favorisent ces choix. En France, le pouvoir exécutif et ses structures comme le secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) emportent les décisions. La gouvernance en matière de choix de défense est plus stable.

Une affirmation de l’Allemagne dans le contrôle de l’UE

Avant la réunification, les Allemands « câlinaient » la France. Edith Cresson, qui a connu en responsabilité les deux périodes, avant et après, décrit parfaitement cette évolution. Les Russes étaient aux portes de l’Allemagne de l’Ouest et la France avait un intérêt stratégique pour la RFA. En repoussant les frontières de l’Europe avec la Russie en Ukraine, la donne a complètement changé. Cependant, en Europe, nous ne sommes pas pris en « traîtres » par nos partenaires / concurrents. Nous avons parfaitement, notamment à l’École de guerre économique mais pas exclusivement, analysé les stratégies de l’Europe du Nord.

À titre d’exemple, il est loisible d’observer que les fonds européens en Europe de l’Est ont servi à des relais de croissance pour les entreprises allemandes. La conséquence directe est que les États d’Europe soutiennent souvent l’Allemagne dans les décisions européennes afin de conserver les activités économiques « investies » par les entreprises allemandes sur leur sol.

En Europe, les stratégies économiques offensives priment sur les défensives. Notre pays souffre de deux maux : une croyance dans une Europe qui n’est plus le fantasme espéré jusqu’au milieu des années 1990 et un défaut de formation et de travail sur ce que l’UE est réellement. L’UE est le nom du champ de bataille et elle définit des règles communes dans la guerre économique (marché intérieur et accords économiques avec les pays tiers). Il ne suffit pas de toujours vouloir avoir raison et d’en expliquer les motifs aux autres Européens, il faut vouloir gagner.

France : la réindustrialisation, clé de son autonomie

Pour peser en Europe, il faut des succès économiques. Un État qui s’appauvrit doit d’abord analyser ses échecs et se réorganiser. La France doit profiter de l’effort de défense pour se réindustrialiser et vite, pour produire et pour exporter. En matière d’intelligence économique, le secteur de la défense est une priorité. Souverain, notre pays a un avantage : la souveraineté comme « soft », « smart » et même « hard power », en proposant à des États d’acquérir nos technologies afin de ne pas dépendre des États-Unis ou d’autres pays, en particulier la Chine. La question centrale est donc celle des financements de la réindustrialisation et des choix effectués en tenant compte des cadres juridiques européens.

Nicolas Ravailhe

(à suivre)

Défense (3/6) : L’Union européenne préfère la géo-économie à la géopolitique

Nicolas Ravailhe, professeur à l’École de guerre économique et avocat au barreau de Bruxelles (droit européen), propose une chronique sur la guerre économique entre les États-Unis et l’Europe dans le domaine de la défense en six volets. Ces articles ont été initialement publiés dans La Tribune.

Troisième partie, sous l’influence de l’Europe du Nord, l’Union Européenne ne fait pas de géopolitique via les armées des États membres, mais de la géo-économie.

Le 24 février 2025, Emmanuel Macron a réuni à Paris les États européens pouvant aider à sécuriser un accord entre les Etats-Unis et la Russie dans l’hypothèse d’une évolution favorable du conflit russo-ukrainien. Il est étrange d’envoyer des soldats français, aux frais du contribuable français, en Ukraine pour un accord auquel nous ne sommes pas partie et surtout pour protéger des intérêts économiques américains et allemands en Ukraine. Sans doute sensible aux soutiens européens mais lucide, le président ukrainien ne semble pas croire en l’efficacité des Européens. Volodymyr Zelensky a davantage besoin d’un soutien américain. Il n’a donc accepté de céder des « terres rares » aux Américains qu’en garantie de la protection de l’Ukraine. A la suite de l’accord intervenu entre eux, les ventes d’armes américaines ont repris.

Les États-Unis défendent leurs intérêts et n’allaient quand même pas renoncer à faire coup double : prédations économiques civiles – cf. la Banque mondiale montrant les montants très importants d’investissements directs étrangers américains en Ukraine – et exportations d’armement.

Ne pas gêner les Américains

L’Europe n’entend pas se mêler des négociations inhérentes à ce conflit, sauf pour les faciliter et même si elles ont des conséquences sur son flanc Est. La priorité de l’Union européenne (UE), c’est l’économie sans gêner les USA. Le jour où Emmanuel Macron a reçu des Européens à Paris pour discuter géopolitique, la Commission européenne présidée par Ursula von der Leyen a dépêché à Washington le commissaire au commerce, Maros Sefcovic. Ce dernier a donc eu pour mission de promettre davantage d’achats par l’Europe d’armes et de gaz liquide « made in USA ».

Pourtant, la Commission européenne n’a pas de compétence pour décider des acquisitions d’armes par les États membres. La souveraineté numérique des Européens est également sacrifiée et les GAFAM, Apple et Meta, qui ont violé le droit européen, se voient infliger des amendes réduites.

Vers des achats d’armes américaines

Les achats d’armes aux USA demeurent en « pole position » des négociations. Cette démarche est d’autant plus déployée que depuis des mois, la présidente de la Commission européenne, après avoir retiré la compétence défense du portefeuille du commissaire français, pousse la création d’un marché intérieur européen de la défense. Ce dernier aura vocation à structurer les commandes des États, sans réels éléments de souveraineté européenne. Les initiatives en ce sens avancent, par exemple le programme européen pour l’industrie de la défense (EDIP) ou les propositions de modification de directives : « Omnibus défense » et « marchés publics ».

Si la création du marché intérieur de la défense rencontre des difficultés en raison de la complexité juridique des traités européens, le think tank Brugel est activé pour pallier les difficultés. En effet, Brugel a publié une proposition tendant à structurer la commande des Européens en matière de défense à travers un « mécanisme européen de défense » sur base ad hoc des institutions de l’UE. Dans une autre note, il suggère également de taxer les États récalcitrants. Ce n’est pas sans écho à la demande américaine d’atteindre des montants de dépenses de défense à hauteur de 5% du PIB des États.

Considérant les promesses répétées encore très récemment d’achats d’armes aux États-Unis et l’absence d’accord en Europe sur la notion d’armement souverain européen, on peut légitimement craindre qu’un marché intérieur de la défense, comme toute démarche connexe, affecte notre souveraineté. On pourrait résumer ainsi la situation : aux Français les ronds dans l’eau géopolitiques sans effet et à l’UE – sous contrôle des autres États – d’aller sécuriser les intérêts économiques des Européens aux États-Unis et ailleurs.

Contrarier davantage les USA aurait en effet des répercussions pour le commerce européen dans d’autres parties du monde. « Vivons cachés pour ne pas défier les États-Unis, vivons heureux », telle pourrait être la maxime de l’Européen en matière de géopolitique. Pour les Européens, la priorité est au business dans les secteurs où les États-Unis sont faibles et il ne faut pas défier les Américains dans les domaines où ils sont forts.

Des enjeux économiques colossaux

Il faut bien reconnaître que l’enjeu est de taille. En valeur absolue, l’UE est passée de 158 milliards d’euros d’excédents en matière de commerce de biens avec les Etats-Unis en 2023 à 198 milliards en 2024. Certes, ces données sont pondérées par un déficit récurrent d’environ 100 milliards d’euros sur les services. Les importations de services n’affectent cependant pas davantage les États européens très exportateurs aux États-Unis que les autres. La consommation de services américains en France contribue même à la protection des exportations de biens allemands aux États-Unis. D’où le troc européen qui consiste à ne pas affecter l’économie numérique américaine en Europe en échange d’une absence de taxation des biens européens aux États-Unis.

Des logiques d’optimisation de fonds européens et d’évasion fiscale au profit d’entreprises américaines en Europe, via l’Irlande, sont aussi à prendre en compte. L’Irlande, qui est peu peuplée et dont la superficie permettant de produire sur son sol est peu étendue, a des excédents records aux États-Unis, 50 milliards d’euros en 2024.Des liens anciens et étroits avec les États-Unis en font un parfait cheval de Troie en Europe au profit de multinationales américaines. L’Allemagne laisse faire et anéantit toute tentative dans l’UE de mettre un terme aux dumpings irlandais. Il ne faudrait pas « fâcher » des acteurs économiques américains influents.

L’Europe gagnante dans les échanges commerciaux

Force est de constater qu’en moyenne, les Européens sont gagnants dans les échanges commerciaux avec les États-Unis depuis des décennies. Mais tout dépend de qui l’on entend par Européens… Ce sont les États membres et les députés européens des États gagnants qui dirigent l’UE. Des intérêts divergents apparaissent dans la ventilation des excédents et des déficits.

Concernant les biens, l’Allemagne est toujours numéro un, l’Irlande et l’Italie, selon les années, se partagent la deuxième place. On comprend que l’attrait de la présidente du Conseil italien, Giorgia Meloni, pour le nouveau président des États-Unis n’est pas qu’idéologique. Suite aux intentions affichées de Donald Trump de taxer les produits européens, il est aisé de constater que les milieux d’affaires italiens sont très mobilisés pour éviter de telles mesures outre-Atlantique. À l’instar des Allemands et des Irlandais, ils ont aussi œuvré pour contenir les possibles répliques européennes.

D’autres pays ont des logiques inversées. La Belgique et, plus encore, les Pays-Bas, ont opté pour aider les importations en Europe de biens fabriqués aux États-Unis. Alliés de la Chine, des États-Unis, comme de tous ceux qui veulent exporter en Europe, ces États mobilisent leurs infrastructures portuaires pour ensuite revendre ces biens aux autres Européens via les dispositions de l’article 28 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne.

Les États importateurs s’enrichissent ainsi en gardant une partie des droits de douane perçus par l’UE – 25% pour le premier État importateur en Europe – et leurs entreprises engrangent des marges en revendant ces produits dans le marché intérieur européen. Les statistiques de l’UE en sont faussées. Il ne s’agit pas d’importations qui restent, par exemple, aux Pays-Bas ou en Belgique. Eurostat appelle ce procédé, « l’effet Rotterdam ». En conséquence, quand la France pense avoir un léger excédent dans ses échanges de biens avec les États-Unis, elle a en réalité un déficit

France/États-Unis : Déficit commercial

En effet, il est nécessaire de prendre en considération une partie des milliards d’euros de déficit des Pays-Bas qui sera revendue en France. C’est dans le marché intérieur européen que notre pays connaît son plus grand déficit commercial (-149 milliards d’euros en 2022). Les Pays-Bas ont quant à eux des excédents énormes (+327 milliards en 2002). Pays exportateur et/ou importateur, l’Allemagne régule les deux fonctions dans la relation économique avec les États-Unis. Les intérêts des États membres de l’UE sont donc divergents.

Toutefois, une écrasante majorité des États membres a décidé d’utiliser le commerce des armements comme outil de régulation des intérêts civils. En matière de défense, l’Allemagne va même jusqu’à refuser d’acheter ce qu’elle produit. La commande d’hélicoptères américains Apache en est une des illustrations. L’Allemagne n’achète jamais français et n’indique pas vouloir changer de stratégie. Coopérer dans la défense nucléaire n’est pas acheter.

Coopérer dans l’armement terrestre signifie absorber les entreprises françaises. Un projet de char incluant 11 États membres – sans la France – et avec les entreprises KNDS et Rheinmetall vient d’être sélectionné dans le cadre du Fonds européen de défense (FEDef). Les promoteurs du MGCS Franco-allemand avec KNDS devraient être perplexes. En matière navale, la concurrence fait rage. Dans les secteurs de l’aéronautique et du spatial, les blocages sont nombreux et les intérêts de pays tiers, notamment américains, rodent en permanence dans les politiques et les programmes européens.

Nicolas Ravailhe

(à suivre)

Défense (2/6) : Pourquoi les marchés de défense alimentent un troc entre Européens et Américains

Nicolas Ravailhe, professeur à l’École de guerre économique et avocat au barreau de Bruxelles (droit européen), propose une chronique sur la guerre économique entre les États-Unis et l’Europe dans le domaine de la défense en six volets. Ces articles ont été initialement publiés dans La Tribune.

Deuxième partie avec le double jeu de l’Allemagne, qui a beaucoup à perdre à s’investir dans une Europe de la défense. Berlin préfère acheter des armes américaines afin de protéger son excédent commercial plantureux vis-à-vis des États-Unis.

Le nouveau chancelier allemand, Friedrich Merz, connaît parfaitement les intérêts de son pays aux États-Unis comme ceux des États-Unis dans son pays. Ces intérêts sont constants. Pour agir auprès du président américain dans le but de protéger les intérêts civils allemands aux États-Unis, l’aide la plus précieuse est souvent apportée par les entreprises américaines qui ont des intérêts en Europe ou aux États-Unis avec des Européens, par exemple des vendeurs de F-35.

L’Allemagne a bien écouté le discours du président Eisenhower sur la puissance de lobbying du complexe militaro-industriel aux États-Unis. Elle n’est pas la seule. Beaucoup d’États européens pratiquent donc une stratégie que l’on pourrait qualifier « à la cosaque ». Ils laissent les États-Unis pénétrer certains secteurs de leur économie par des entreprises américaines du secteur de la défense pour mieux sécuriser leurs intérêts dans les marchés civils aux États-Unis. L’Union européenne (certes pas tous les États membres) y réalise globalement des milliards d’euros d’excédents et ceux-ci sont en forte croissance (198 milliards d’euros d’excédents en 2024 dans le commerce des biens). Les commandes d’armes américaines en Europe sont la meilleure des protection de cet excédent aux USA.

Les groupes américains très présents en Europe

Clairement, une addiction américaines aux contrats de défense juteux en Europe est installée. Ces acteurs économiques américains très influents dans leur pays aideront souvent des Européens contre les intérêts d’autres entreprises américaines dans le secteur civil. Les contre-pouvoirs aux États-Unis sont aussi parfaitement étudiés par les Européens afin de diviser les intérêts américains. Par exemple, en s’équipant d’armes américaines depuis des décennies, l’Allemagne a conquis en contrepartie – une forme de troc – des parts de marché très importantes aux États-Unis, notamment sur le marché automobile.

Les économies allemande et américaines sont très imbriquées. Des investissements réciproques sont opérés entre l’Allemagne et les États-Unis depuis des décennies. Une grande partie des excédents commerciaux allemands – plus de 2 000 milliards d’euros dans le monde entier en dix ans – est réinvestie aux États-Unis. L’Allemagne a utilisé pendant des années la liberté offerte par le droit du marché intérieur européen afin d’opérer des acquisitions de matériels de défense produits aux États-Unis. Le droit de la concurrence et la législation / les normes communes aux Européens sont inopérants en l’espèce. Pour les biens civils, il en irait autrement.

Si l’Allemagne n’avait pas acheté « made in USA » pour sa défense, les États-Unis auraient eu intérêt à taxer bien davantage les biens civils produits en Allemagne et importés sur leur territoire. Jusqu’alors les États-Unis se sont abstenus d’agir – en ce compris lors du premier mandat de Donald Trump et rien n’est clair pour le second –, en grande partie en raison du lobbying efficace des exportateurs d’armes américains en Europe.

Il est manifeste que les commandes massives de matériels de défense « made in USA » en Europe ont atténué l’intensité de la guerre commerciale entre l’Union Européenne (UE) et les États-Unis. Le président du Conseil européen, António Costa, a d’ailleurs déclaré au Wall Street Journal, le 30 juin 2025, qu’une « grande partie de ces 5% (de PIB européens consacrés à la défense) sera dépensée pour acheter des produits américains, et cela aidera à rééquilibrer les relations commerciales ». Le secteur de la défense n’a d’ailleurs pas l’exclusivité de ces pratiques. Le numérique est aussi concerné et les attaques arrivent dans le secteur de la culture et de l’audiovisuel.

Protéger les intérêts civils européens aux États-Unis

Tout est mobilisé pour protéger les intérêts civils européens aux États-Unis. L’excédent allemand dans les échanges de biens avec Washington est de 85 milliards d’euros en 2023, 92 milliards d’euros en 2024. Il est en constante progression depuis des années (cf. 53 milliards d’euros en 2020). Les États-Unis sont une priorité pour les Allemands. Cela représente bien plus que les 12 à 17 milliards d’euros d’excédent allemand annuel en France.

Ainsi… à quoi bon acheter des Rafale, même si l’avion est plus performant, moins cher, laisse davantage de souveraineté technologique ? Il convient d’ajouter qu’en raison du droit européen, la France – contrairement aux États-Unis – ne peut pas exercer de représailles sur les intérêts civils allemands en France. En effet, taxer les produits civils allemands importés en France constituerait une entrave aux règles du marché intérieur européen.

Quand le nouveau chancelier allemand dit vouloir discuter avec la France de la souveraineté européenne de défense, en ce compris en matière nucléaire, on peut donc s’interroger sur les motifs de ce changement d’approche bien ancrée en Allemagne depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Étant donné son absence d’intention ferme de dénoncer les contrats avec les États-Unis pour acheter français ou même produire européen ensemble demain, il envoie un message aux Américains : « Si vous vous en prenez à nos intérêts civils aux États-Unis, nous avons des alternatives aux commandes de défense auprès de vos entreprises et vous perdrez des milliards de dollars de contrats ».

La pratique n’est pas récente. Elle a berné pendant des années des think tanks français qui produisent des études dans le but d’un rapprochement franco-allemand en matière de défense. On peut citer comme exemple la « boussole stratégique européenne » ou d’autres tentatives de recherche de convergences géopolitiques. Sa seule utilité est d’amorcer un faux plan B créant une illusion de rapprochement entre Européens, c’est-à-dire un signal envoyé aux États-Unis afin de montrer qu’il est possible de s’émanciper d’eux avec la France en cas d’intérêts trop divergents. Le SCAF, le futur système de combat européen, procède aussi beaucoup de cette logique.

Comme l’a déclaré l’ex vice-chancelier écologiste Robert Habeck, l’Allemagne ne fait pas de géopolitique mais de la géo-économie. Tant que les États-Unis, devenus plus ou moins fiables, gardent – même modérément – leur approche de défiance vis-à-vis des Russes, cela ne pose pas de problème. De plus, l’Allemagne a régulièrement montré qu’elle n’était pas effrayée par la Russie. Les intérêts partagés dans des secteurs stratégiques comme celui de l’énergie en attestent. Aucun changement n’est donc à attendre sauf à noter que l’Allemagne décide de surcroit de réarmer pour elle-même et pour vendre davantage d’armes en Europe et ailleurs. Elle en a les moyens et elle les déploie.

Nicolas Ravailhe

(à suivre)

Défense (1/6) : les larmes de crocodile des Européens qui refusent d’acheter… européen

Nicolas Ravailhe, professeur à l’École de guerre économique et avocat au barreau de Bruxelles (droit européen), propose une chronique sur la guerre économique entre les États-Unis et l’Europe dans le domaine de la défense en six volets. Ces articles ont été initialement publiés dans La Tribune.

Première partie, les larmes de crocodile des pays de l’Union Européenne qui refusent consciemment d’acheter européen pour devenir souverains. Symbole de cette addiction, l’achat de F-35…

Que reste-t-il de l’effroi des capitales européennes et des institutions de l’Union européenne depuis l’élection Donald Trump, depuis les propos du vice-président américain lors de la conférence de Munich sur la sécurité et, plus encore, après avoir assisté en direct à la visite du président ukrainien dans le bureau ovale à Washington ? Pas grand chose. La pseudo-réconciliation à Rome entre les deux présidents américain et ukrainien sur fond de prédation de l’économie ukrainienne par les États-Unis ne marque pas d’inflexion. Au contraire, cette dynamique, accompagnée d’acteurs américains de premier plan comme BlackRock et initiée bien avant l’élection de Donald Trump, ne fait que s’amplifier.

Personne n’ignore en Europe que les Européens ont très peu de prise sur les présidents américains, tant l’actuel ou ses prédécesseurs. Les États membres de l’Union européenne (UE) ne peuvent donc compter que sur eux-mêmes et sur d’éventuels alliés influents aux États-Unis. De plus, le dernier sommet de l’OTAN, qui s’est déroulé aux Pays-Bas en juin 2025, témoigne d’un alignement des Européens sur les États-Unis.

Quid de la volonté des Européens d’être souverains ?

A ce stade d’intensité et d’enjeux géopolitiques – une Russie très agressive et des États-Unis considérés moins fiables –, il était légitime d’espérer une réaction forte des Européens visant à s’émanciper des dépendances américaines. Malgré ce constat partagé, aucune évolution effective n’est à noter ni même à envisager en matière de souveraineté dans le secteur de la défense. Les taxes douanières américaines ne devraient pas davantage connaître de réaction européenne et c’est en grande partie lié aux choix opérés dans la défense par les Européens.

Des pleurs d’un ancien conseiller d’Angela Merkel en charge de la conférence de Munich aux larmes de crocodile de tout horizon de l’UE, sur les soutiens à l’Ukraine comme sur la protection de l’Europe, il ne reste qu’une volonté de business avec les États-Unis exprimée par des Européens non alignés entre eux. En tout état de cause, les Russes savent très bien que, sauf la France, les armées européennes sont équipées d’armes américaines non utilisables sans l’accord des États-Unis. Personne en Europe n’est dupe également. Le nouveau chancelier allemand, Friedrich Merz, a néanmoins évoqué un intérêt manifeste dans un rapprochement avec les Britanniques et les Français concernant un parapluie nucléaire.

La coopération franco-britannique est essentielle notamment dans la défense, mais, en matière nucléaire, il convient de rappeler que les Britanniques ne sont pas souverains. Ils dépendent des États-Unis. On ne peut pas sérieusement imaginer qu’un chancelier allemand ne le sache pas. Seule la France peut donc protéger les Européens avec son armement nucléaire. Emmanuel Macron a d’ailleurs ouvert une porte en ce sens. Cependant, est-il encore crédible et concevable de défendre des pays qui ont fait le choix d’être soumis à la protection des États-Unis, allant ainsi à l’encontre les intérêts de nos industries de défense, c’est à dire des moyens de notre souveraineté ?

« Pour qui nous prend-on ? »

Les États européens qui achètent des matériels américains ne le font pas par erreur ou par naïveté mais par choix assumé. L’Allemagne a fait le choix d’acheter des avions aux États-Unis. Ces aéronefs sont les seuls à être autorisés à porter la bombe atomique américaine. Pour huit milliards d’euros, des F35 seront livrés à l’Allemagne avec une mise en service dès 2027 sur la base de Büchel, dont la modernisation va coûter, selon la presse allemande, un milliard d’euros afin d’accueillir la bombe américaine.

Ces avions américains seront, de surcroît, en partie intégrés sur le sol européen par une entreprise phare en Allemagne dans le secteur de la défense, Rheinmetall. Laquelle vient également d’annoncer une coopération avec Lockheed Martin pour développer des missiles et, le 18 juin 2025, une autre avec la société Anduril. On notera que même MBDA Allemagne, pourtant une belle réussite européenne, décide de s’associer à une entreprise américaine afin de produire des missiles Patriot américains.

Personne en Allemagne n’a manifesté une intention de renoncer à ces choix continus depuis des décennies bien que sachant parfaitement ce qu’ils impliquent en matière de dépendance à l’égard d’un pays tiers. Tant qu’il en sera ainsi, aucune évolution ne sera possible en faveur de la souveraineté européenne. En l’espèce, nous pourrions déjà arrêter toute analyse. Dénoncer les contrats avec les États-Unis ou avec d’autres pays tiers à l’UE, a minima ne plus leur commander et acheter français – voire européen – est un pré-requis afin de concevoir une défense commune entre Européens.

Ne pas dépendre d’un pays tiers pour sa défense est un préalable. Cette démarche est possible mais refusée en Europe. En France, nous sommes souverains quand nos entreprises sont propriétaires de la R&D, quand elles produisent sur notre sol sans recourir à des composants stratégiques étrangers et quand la commande publique de défense achète cette production.

Une Europe alignée sur les positions de Berlin

Une écrasante majorité d’États européens est sur la même ligne que l’Allemagne. L’Italie assemblera 130 avions et devrait assurer la maintenance des avions « made in USA » présents sur le sol européen. Belges et Néerlandais ont aussi négocié des « retours » sur acquisition. La Belgique a confirmé sa commande de F35 et la Pologne vient encore d’acheter pour des milliards de missiles américains.

Aucun des décideurs politiques européens n’a fait semblant de vouloir une souveraineté européenne à l’exception de quelques fantasmes décalés de la réalité qui ont resurgi principalement en France. Bilan : au-delà des formules creuses sur l’utilité ou la non-utilité de l’Europe qui exaspèrent, aucun n’a renoncé à des acquisitions de matériels de défense américain, malgré le contexte actuel.

L’Europe engage des moyens importants pour réarmer. Plusieurs États pourraient « jouer la carte » américaine et en parallèle « une carte UE ». Les volumes financiers que représentent ces achats d’armements produits aux États-Unis et vendus en Europe sont considérables. Vu les intérêts des entreprises américaines, des employés et des financiers américains, des pertes de contrats feraient pourtant réagir. Pourquoi l’UE se prive-t-elle volontairement d’effets de levier aux États-Unis comme la recherche d’une souveraineté en commun ?

L’attaque de la Russie – dont la responsabilité est établie – puis le prolongement de la guerre russo-ukrainienne ont déjà été très profitables aux intérêts américains dans la défense. Le réarmement de l’UE pourrait être intelligemment équilibrés entre les fournisseurs américains et européens comme entre fournisseurs européens.

Nul n’a intérêt à sombrer dans l’anti-américanisme primaire. La coopération avec les États-Unis est utile en matière de défense. Les Américains défendent leurs intérêts, ce n’est pas une découverte. De même, nous n’ignorons pas qu’ils ne sont pas membres de l’UE et qu’en conséquence, ils ne participent pas à ses prises de décision. Le refus de souveraineté européenne face aux États-Unis incombe aux Européens et à eux seuls. Il a une explication : une guerre économique entre Européens qui s’intensifie dans le secteur de la défense, avec ou sans coopérations avec les États-Unis.

Nicolas Ravailhe

(à suivre)

Proposition de résolution européenne visant à rejeter le projet d’accord commercial entre l’Union européenne et les États-Unis

Comme vous le savez, la Présidente de la Commission européenne en déplacement en Ecosse le 27 juillet 2025, a agréé les principales lignes directrices d’un projet d’accord commercial à sens unique, où la quasi-totalité des exigences de l’administration de Donald Trump ont été satisfaites.

  1. Les exportations européennes feront l’objet d’un rehaussement général des droits de douane américains à hauteur de 15%, tandis que les exportations américaines vers l’UE verront leur tarif inchangé. Ce à quoi il faut ajouter la récente dépréciation du dollar (environ moins 13% depuis le début 2025), qui cumulée avec les droits à 15%, équivaut en fait à satisfaire l’exigence initiale de Trump à 30%. Des exemptions seraient prévues dans quelques secteurs, notamment l’aéronautique, les produits pharmaceutiques et les semi-conducteurs. La négociation n’est pas arrêtée dans le secteur des vins et spiritueux, qui en France est très exposé à la demande intérieure américaine. Il ressort de cette négociation que notre économie déjà en difficulté risque d’être violemment impactée, d’autant plus que la Commission s’est engagée sur des contingents d’importation supplémentaires de produits agricoles américains.
  2. La Commission s’est engagée à acheter plus d’armements originaires des USA, trahissant sa promesse de consolider l’Europe de la Défense et de favoriser au maximum l’industrie européenne, et notamment française, dans le cadre d’une élévation de l’effort de défense à 3%, voire 3,5% du PIB. Il s’agit là d’une attaque directe contre nos intérêts économiques et stratégiques, par ailleurs contraire aux traités : hormis certains dispositifs spécifiques à l’aide européenne à l’Ukraine, la Commission n’a aucun droit ni mandat pour négocier et encore moins conclure des contrats d’armements avec l’étranger.
  3. La Commission s’est engagée à des investissements européens massifs, d’une valeur de 600 milliards d’euros, aux États-Unis. Ce faisant, elle a balayé d’un revers de main toutes les recommandations récemment formulées par d’éminentes personnalités, particulièrement MM. Draghi et Letta, visant à mobiliser l’épargne européenne, qui finance déjà largement le déficit budgétaire et commercial américain, pour produire davantage en Europe et y investir dans les secteurs de pointe. Quoiqu’on pense de la pertinence et de l’opportunité de ces propositions faites dans le cadre du débat public européen, la Commission a décidé de facto, hier, de les rendre caduques et sans objet.
  4. La Commission s’est engagée à rendre l’Europe dépendante des États-Unis, et au prix fort, pour son approvisionnement énergétique, via une intention de leur acheter 750 milliards d’euros de pétrole et de gaz naturel liquéfié. Je pense que cet engagement outrepasse ses prérogatives, car l’approvisionnement énergétique relève des États-Membres. Sur le fond, cette décision est déplorable car notre autonomie stratégique repose précisément sur la diversification des approvisionnements énergétiques. Échanger notre dépendance au gaz à un régime autoritaire et agressif contre une dépendance à un pays qui se veut notre allié tout en nous imposant des conditions aussi léonines, ne me paraît pas une approche responsable ni prudente.
  5. Politiquement, l’Union européenne est humiliée et tous les efforts qu’elle a consacrés à la réciprocité commerciale, notamment des règlements importants comme l’instrument anti coercition voté par le Parlement européen sous sa précédente législature, tombent à néant. À ce stade, au terme de cet accord UE-USA (à supposer qu’il soit intégralement appliqué), la Chine bénéficierait globalement, de la part des Américains, d’un traitement plus favorable que nous. Employer le terme d’humiliation face à un pays allié qui, finalement, concèderait à son « rival systémique » des relations économiques et commerciales plus favorables, ne me paraît donc pas excessif. La perte de crédibilité politique, diplomatique, économique et commerciale de l’UE est immense. C’est indubitablement un jalon vers une perte de substance de la construction européenne.

Dans ces conditions, il me paraît urgent que le Parlement français se prononce dans des termes sans la moindre équivoque contre l’accord Trump – Von der Leyen, comme il a su le faire à l’automne dernier contre l’accord avec le Mercosur.

Dans l’attente d’une réaction du Président de la République, j’ai proposé aux députés de cosigner une proposition de résolution de l’Assemblée nationale exprimant notre refus unanime de la vassalisation de l’Union européenne.

Emmanuel MAUREL, député du Val-d’Oise
et animateur national de la Gauche Républicaine et Socialiste
Mardi 29 juillet 2025

Droits de douane : « Il y aura des destructions d’emplois en France », prévient David Cayla – entretien dans L’Humanité

L’Humanité, lundi 28 juillet 2025

David Cayla, maître de conférences en économie à l’Université d’Angers, analyse pour nous l’accord signé entre Donald Trump et l’Union européenne, qui prévoit des droits de douane de 15% sur les produits européens. Pour lui, l’UE a laissé passer une chance historique d’affirmer son indépendance.

Quelle lecture faites-vous de l’accord signé ce 27 juillet ?

Je ne vous apprendrai rien en vous disant qu’il est déséquilibré ! La question est de savoir pourquoi l’Union européenne (UE) parvient à un accord finalement moins favorable que ce qu’a obtenu le Royaume-Uni qui négociait tout seul de son côté. Ce dernier a en effet obtenu des droits de douane de 10% ainsi que quelques concessions sur des marchés libres de taxes.

L’UE, en revanche, c’est 15% de droits de douane (sur les produits européens exportés vers les États-Unis, N.D.L.R.), avec en plus l’obligation d’acheter du pétrole et du gaz américain, sans compter l’armement. Enfin, les Européens ont promis d’investir 600 milliards de dollars sur le sol américain, ce qui va à rebours de toutes les promesses formulées dans l’UE au cours des dernières semaines, selon lesquelles l’épargne européenne devait être mobilisée pour financer la croissance et l’industrie européenne.

Pourquoi un accord aussi asymétrique ?

Tout simplement parce que les pays membres sont divisés, en raison de structures économiques différentes : entre les pays désireux de protéger leurs industries exportatrices, comme l’Allemagne et d’autres favorables à des positions plus fermes (comme la France), aucun terrain d’entente n’a été trouvé. Et ce sont finalement les logiques exportatrices qui se sont imposées : il n’y a qu’à voir le soupir de soulagement poussé par les industriels allemands, heureux d’échapper à des taxes de 30%.

À l’arrivée, c’est surtout un échec politique de l’UE : on nous vend depuis des années l’idée selon laquelle, avec l’Union, les pays seraient plus puissants pour négocier des accords commerciaux avantageux. Et on se retrouve avec un accord plus mauvais que des pays hors UE. Si l’Union européenne, qui nous impose par ailleurs de multiples contraintes, ne nous protège même pas en cas de guerre commerciale, à quoi sert-elle ? À ce titre, cet accord va renforcer les discours eurosceptiques.

Quelles pourraient être les conséquences pour l’économie française ? Seuls quelques secteurs sont particulièrement exposés (aéronautique, spiritueux, médicaments), et il semblerait qu’ils ont été épargnés par l’accord…

Les choses ne sont pas aussi claires ce stade. L’aéronautique semble épargnée, en effet, mais il manque encore les détails sur les modalités concrètes de cette exemption. Pour ce qui est des spiritueux et de la pharmacie, il y a fort à parier que des taxes s’appliquent.

Ce qui semble évident, de toute façon, c’est qu’il y aura des destructions d’emplois en France : des entreprises exportatrices vont voir leurs carnets de commandes diminuer et réduire leur volume d’emplois. Dans un environnement déjà récessif en raison de l’impact du budget présenté par François Bayrou, la hausse des droits de douane ne va pas contribuer à améliorer l’économie française.

À plus long terme, d’autres choses sont préoccupantes. D’abord, la France (et l’Europe) vont accroître leur dépendance au numérique américain : à chaque fois que vous achetez un logiciel Microsoft ou que vous avez recours à Netflix, par exemple, vous payez pour ces services, sous forme de redevances ou d’abonnements. Tout cela commence à peser lourd dans la balance des paiements des pays européens.

Ensuite, il est probable que les entreprises européennes préféreront construire des usines aux États-Unis pour échapper aux droits de douane. Cela peut être le cas des labos pharmaceutiques, comme Sanofi, ou des groupes d’automobile. Il ne faut pas oublier que l’objectif de Trump est de pousser ses partenaires commerciaux à investir chez lui plutôt qu’en Europe.

Qu’aurait dû faire l’Union européenne ? Accepter pleinement la logique du bras de fer, comme l’a fait la Chine ?

Les différences économiques sont telles qu’il n’est pas évident de se comparer avec la Chine. Mais il aurait fallu, en tout cas, porter nos propres revendications, c’est-à-dire la conquête de l’autonomie stratégique européenne, en matière d’énergie, de défense et sur le numérique.

Cela impliquait de fixer des lignes rouges. Et de dire par exemple aux Américains que s’ils poursuivaient dans cette voie, nous irions taxer leurs géants du numérique et exclure certaines de leurs entreprises de nos appels d’offres. Je vous renvoie au rapport de Mario Draghi (publié par l’ancien président de la Banque centrale européenne en septembre 2024, N.D.L.R.), qui appelait à davantage de souveraineté européenne : c’est le contraire, que cet accord sur les droits de douane entérine.

en complément à cet entretien accordé à L’Humanité, nous ajoutons ci-dessous les éléments d’analyses que David Cayla a confié le même jour à France 24

« À l’origine, le projet européen est une union douanière de pays qui se coordonnent pour influencer le commerce international à leur profit. Alors que l’UE était là pour nous protéger, le Royaume-Uni s’en sort mieux que nous. Les Britanniques ont vu leurs droits de douane doubler alors qu’ils ont triplé pour l’UE qui paye ici l’hétérogénéité de son économie avec des États membres qui ont des intérêts contradictoires ». […]

« L’Allemagne et l’Italie ont extrêmement peur des droits de douane de 30%. Donc ils se contentent de 15%. La France, qui est moins dépendante des exportations vers Washington, adopte une ligne beaucoup plus dure », note David Cayla, selon qui l’accord vient contrarier les dynamiques que Paris voulait insuffler au sein de l’UE. Selon les annonces de Donald Trump, l’Union européenne s’engage à des achats massifs de matériel militaire aux États-Unis alors qu’Emmanuel Macron plaide en faveur d’une « autonomie stratégique » et d’une « Europe de la défense ».

« La France voulait également que l’on se passe du gaz au maximum au profit de la production d’électricité avec un projet de relance du nucléaire. Une nouvelle fois, comme sur le Mercosur, on s’aperçoit que la ligne de la France n’est jamais celle qui gagne ».

Or, si l’UE a refusé le combat face à Donald Trump, elle avait pourtant de sérieux atouts dans sa manche. Au-delà d’imposer des taxes réciproques sur les biens américains, l’UE aurait pu brandir la menace d’une taxe sur les revenus publicitaires des géants du numérique. Bruxelles avait évoqué en avril cette possibilité en cas d’échec des négociations avec Washington. « On pouvait aussi répliquer en organisant une taxation plus élevée des entreprises américaines. On aurait également pu interdire à certaines sociétés de postuler à des appels d’offres en Europe. Par ailleurs, les États-Unis sont très dépendants de l’épargne européenne qui finance en partie l’investissement américain. Même si on ne peut pas empêcher les mouvements de capitaux, on aurait pu réfléchir à des mécanismes pour conserver cette épargne dans l’UE ». […]

« Cet accord crée aussi une incertitude autour du projet européen et de ses ambitions écologiques et de réglementation du numérique. Avant Trump, il y avait une stratégie européenne, mais elle est en train de se disloquer sous nos yeux. On admet que les États-Unis sont plus forts, ce qui est en soi un problème ».

Refuser la capitulation de la commission européenne face aux Etats-Unis

Voilà le résultat final du transfert de la compétence sur les accords commerciaux à la Commission Européenne !

Il va falloir remettre en cause la logique complète qui nous a amenés à permettre la présidente de la commission européenne Ursula von der Leyen à pouvoir négocier seule avec Donald Trump.

C’est une capitulation en rase campagne :
🔸15% de droits de douane là où le Royaume-Uni obtient 10% ;
🔸renonciation à taxer les entreprises du numérique ;
🔸renonciation à la taxe minimale de 15% sur les grandes sociétés ;
🔸abandon du renforcement de la régulation des entreprises du numérique que l’Union Européenne prévoyait avant l’arrivée de Trump ;
🔸aggravation de la soumission des Européens au matériel militaire et aux hydrocarbures américains…

La France, qui défendait la ligne dure face à Trump, a perdu encore une fois son bras de fer avec l’Allemagne. Cet accord ne défend pas les intérêts français et va à rebours de tous nos engagements et ceux de l’Union Européenne.

Mais on ne peut pas se contenter de « regretter » la capitulation commerciale entérinée par von der Leyen. Le Premier ministre François Bayrou ne peut en rester à un tweet de déploration.
Il faut agir. Que la France demande la convocation en urgence du Conseil Européen. Nous devons exiger la démission de la Commission et de sa présidente qui ont gravement failli.

Taxation des « riches » en France et en Allemagne : l’indispensable retour du politique dans les choix budgétaires

tribune de Mathieu Pouydesseau publiée dans Marianne, le vendredi 27 juin 2025

Chef d’entreprise outre-Rhin, historien de formation et ancien conseiller du commerce extérieur de la France (CCEF) rattaché à Bercy, Mathieu Pouydesseau aborde, au sein de cette tribune, la question de la redistribution des richesses en Allemagne et France, qui mène, selon lui, à des tensions entre nos deux pays frontaliers.

Des deux côtés du Rhin, les débats budgétaires font rage. Pour ceux qui seraient tentés par une taxation du capital, celle-ci n’obéit pas à une seule logique économique mais relève surtout de doctrine politique. Deux puissants courants de pensée semblent s’opposer sans se réconcilier : la morale héritée des principes de justice sociale et de redistribution face à l’économie dictée par la perception des contraintes de compétitivité.

En France par exemple, l’ISF instauré par la gauche et maintenu par la droite, illustre cette tension. Sujet perçu comme anti-entreprise, il est pourtant peu corrélé à une baisse de l’investissement. En Allemagne, alors que la Constitution affirme que « la propriété oblige », un collectif d’héritiers milite pour une fiscalité plus équitable, dénonçant leur héritage perçu comme immérité.

Entre défiance et conscience

Le Sénat français a rejeté le 12 juin dernier la taxe dite « Zucman » sur les très hauts patrimoines, une mesure pourtant modeste : 2 % du patrimoine net, impôts déjà payés déduits, qui ne concernerait que 2 000 personnes. Conçue par l’économiste Gabriel Zucman, cette taxe pourrait rapporter entre 13 et 20 milliards d’euros. Elle avait été adoptée par l’Assemblée nationale et devrait y revenir à l’automne. L’Allemagne a vu naître en 2021 le mouvement « Tax me now », fondé par une héritière de la famille Engelhorn (ex-Boerhinger). Ce collectif d’héritiers plaide pour une fiscalité plus juste, estimant l’héritage comme immérité. Un appel de 100 entrepreneurs français en janvier 2025 appelant à la même contrition est passé inaperçu.

L’économiste Martyna Linartas a publié en mai 2025 « une inégalité imméritée » dénonçant la concentration extrême des patrimoines et ses effets délétères sur la démocratie. L’histoire de la famille Thiel illustre comment les grandes familles échappent à l’impôt, et pour une famille maladroite dans ses efforts, combien de milliards ainsi échappant au financement des écoles et des hôpitaux ? En juin 2025, la FAZ, le quotidien allemand le plus diffusé au monde, a révélé que la famille Thiel (Knorr-Bremse) a dû verser 4 milliards d’euros d’impôts sur un héritage de 15 milliards, un conflit familial ayant retardé la création d’une fondation destinée à l’éviter. L’Allemagne a progressivement démantelé sa fiscalité sur le capital depuis la suspension de l’impôt sur la fortune par la Cour constitutionnelle en 1997. Or, cet allègement du fardeau fiscal n’a pas amélioré les performances des entreprises. Malgré une épargne abondante, alimentée par des excédents commerciaux records, l’investissement domestique recule. Plus d’un tiers des capitaux allemands sont investis hors d’Europe. L’Allemagne n’a pas su transférer sa richesse vers la consommation intérieure, freinée par la rigueur budgétaire et la modération salariale.

Une étude publiée en mai 2025 dans le Journal of International Economics souligne l’inefficacité des grands fonds allemands : les « Big 6 » affichent des performances médiocres en sélection d’actifs et en timing de marché. Ainsi, l’économie allemande a connu trois années consécutives de récession. En 2024, les salaires réels sont retombés à leur niveau de 2015 (Spiegel, juin 2025). Une décennie d’épargne excédentaire n’a pas suffi ni à financer l’investissement ni à préserver le pouvoir d’achat des classes moyennes.

L’Europe thésaurise

Entre 2010 et 2025, l’Allemagne a accumulé 3 000 milliards d’euros d’excédents commerciaux sans que cette épargne ne soit investie localement. En France, l’épargne des ménages équivaut aux déficits publics et privés (environ 6 % du PIB). Ainsi, n’est-il pas temps de réorienter cette épargne vers l’industrie européenne plutôt que vers la dette américaine. Même le président Macron a souligné « la folie » consistant à laisser un tiers de l’épargne européenne alimenter… les États-Unis. Les révoltes fiscales se multiplient depuis plusieurs années : Gilets Jaunes, Bonnets rouges, paysans en colère, « Wütbürger » allemands.

La croissance européenne (+20 % de PIB depuis 2010) ne s’est pas traduite par une amélioration du niveau de vie. La pauvreté a progressé en France et stagné en Allemagne. Le pouvoir d’achat reste la première préoccupation des Français depuis cinq ans. Un tiers d’entre eux, et 38 % des Allemands, se disent incapables de faire face à une dépense imprévue (enquête UE 2024). Chacun connaît aujourd’hui la traduction politique de ces errements économiques : alors qu’en 1999, le Front national faisait 5,7 % aux européennes et l’AfD 3 %, en 2024, ils atteignent respectivement 32 % et 16 %. Ensemble, les deux grands blocs démocrates ne réunissent plus que 32 % des voix.

Justice sociale et efficacité économique ne sont pas incompatibles : elles doivent dialoguer –sans opposer Berlin à Paris, ni morale à croissance, sur cette ligne de crête qu’est le respect des perceptions. Le compromis proposé par Gabriel Zucman, une taxation modérée des très hauts patrimoines, tenant compte des impôts déjà acquittés, ou du mouvement allemand « tax me now » incarnent cette tentative de conciliation. Il s’agit surtout d’une possibilité de réintroduire une conscience politique dans les choix d’action publique : repenser la fiscalité du capital mais aussi sa valeur sociale est essentiel au risque d’une issue fatale pour les démocraties européennes.

Mathieu Pouydesseau

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