Dans une tribune publiée dans Marianne le 5 décembre 2025 et qui reprend l’essentiel d’un précédent article publié sur son blog, Mathieu Pouydesseau , directeur général d’une société de conseil en transformation numérique et intelligence artificielle, analyse la faiblesse de l’investissement en Allemagne et ses conséquences pour l’Europe.
Qu’a fait l’Allemagne de ses surplus commerciaux ? En fait, la réponse s’énonce assez simplement : l’Allemagne n’a pas su orienter les excédents commerciaux vers l’économie du pays, préférant thésauriser ou investir à l’international. Elle s’est privée d’un outil pour orienter les excédents commerciaux vers l’économie du pays en établissant une contrainte budgétaire. En inscrivant l’interdiction pour l’État de recourir à l’endettement public dans la Constitution, la règle d’or a empêché la puissance publique de mobiliser l’épargne accumulée sous la forme d’émission de dette publique ou d’impôts. Il y a une sorte d’aveuglement collectif, en France et en Allemagne, sur cette question. La presse en parle peu, le politique encore moins. C’est un phénomène cognitif qu’on observe par exemple en jouant aux échecs : deux joueurs – même des grands maîtres – subissent un aveuglement réciproque sur une position, ne voyant pas un thème évident aux spectateurs, et commettent de concert une série de gaffes.
Les excédents commerciaux allemands représentent quand même 180 milliards d’euros par an entre 2009 et 2021, et encore 120 milliards par an depuis, soit un stock accumulé de 2 400 milliards d’euros. Ce sujet émerge lentement dans la littérature scientifique anglo-saxonne et germanophone. De plus en plus d’économistes s’interrogent : « Est-ce que le problème le plus urgent en Europe, ce n’est pas de forcer l’Allemagne à plus consommer et investir, à plus s’endetter ? » Les orthodoxes ordolibéraux allemands rétorquent que « leurs » excédents n’ont pas vocation à financer « des pays vivant au-dessus de leurs moyens ».
Mais quid de l’investissement trop faible de ce côté du Rhin ? L’élection de février dernier naît d’ailleurs d’une crise au sein du gouvernement précédent sur cette question. L’opposition de l’époque, menée alors par la droite (CDU), avait fait révoquer par le Conseil d’État un projet de relance par l’investissement de 60 milliards d’euros, au nom de la règle d’or. Les libéraux du FDP, alliés au gouvernement, ont empêché toute politique de relance voulue par le SPD (sociaux-démocrates) et les Verts, voulant encore et toujours de l’austérité. L’échec du gouvernement Olaf Scholz (2021-2024) avait entraîné une dissolution et des élections législatives anticipées.
Le nouveau chancelier Friedrich Merz, venu de la CDU, fait alors voter comme première action la fin de la règle d’or dans la Constitution. C’est lui qui avait obtenu du Conseil d’État allemand la condamnation comme inconstitutionnelle du plan d’investissement d’Olaf Scholz. Mais la situation économique se dégrade. En 2025, l’Allemagne est pour la troisième année consécutive en récession. En base 100 en 2025, l’Allemagne est le pire pays de l’OCDE en croissance et en désindustrialisation. Les années fastes (2010-2019) ont été complètement effacées entre 2020 et 2025. Le budget voté le 28 novembre prévoit ainsi 180 milliards d’euros de dette publique pour relancer l’économie. Les manœuvres politiciennes ont fait perdre trois ans ! Et la France ? Elle semble ne pas le comprendre et elle continue de vouloir faire un modèle de l’Allemagne.
Appauvrissement de la population
Alors que s’est-il passé avec l’argent des excédents commerciaux ? En tant qu’économie nationale, l’excédent commercial est le signe d’une surproduction ou d’un maintien artificiel de la demande intérieure à un niveau inférieur à la production nationale de richesse. Si une économie nationale produit et échange à la hauteur des capacités de production et de consommation ses habitants, son commerce extérieur est en équilibre.
L’excédent signifie que la nation ne consomme pas à la hauteur de sa production de richesse. Le déficit signifie qu’une nation consomme plus que la valeur de sa production de richesses. Une économie nationale peut être un temps en excédent, et normalement le revenu tiré du commerce est transmis à la demande intérieure sous forme d’investissement et/ou d’augmentation du revenu des ménages, entraînant une hausse des importations et un rééquilibrage de la balance commerciale. Lorsque l’excédent commercial n’est pas transmis à l’économie nationale sous la forme de revenus plus élevés ou d’investissement, c’est de l’épargne qui s’accumule.
La théorie économique orthodoxe considère que l’épargne est automatiquement de l’investissement. L’épargne est prêtée sous forme de titre de dette à l’investisseur. L’économiste Keynes avait mis en lumière les effets de trappes à liquidités où l’épargne n’est pas utilisée. Une politique planiste utilisant la dette publique et l’impôt pouvait être nécessaire pour réorienter l’épargne. C’est le modèle occidental des années 1949-1973. C’est aussi le modèle chinois contemporain.
Enfin, dans une économie nationale où la demande intérieure est ainsi poussée à la baisse, les classes sociales qui ont de l’épargne vont financer la consommation d’autres nations, et immobiliser le capital accumulé sous forme de patrimoine immobilier ou de liquidité non employée. La population qui dépend des salaires va s’appauvrir et connaître des difficultés pour se loger. C’est le cas de l’Europe actuelle.
Politique déflationniste intérieure
Entre 2010 et 2023, le volume d’investissement de l’Allemagne en Europe a stagné au niveau de 2010 alors que l’épargne progressait de manière exponentielle. Les excédents commerciaux ont financé les investissements et la consommation en Asie, en Chine, en Turquie, en Russie jusqu’en 2022, aux États-Unis depuis la fin de la pandémie de Covid-19. Or, l’Allemagne est, d’après plusieurs études, un très mauvais investisseur international : sur la période qui va de 1990 à 2023, ses investissements ont eu les pires rendements des pays de l’OCDE.
La politique déflationniste intérieure nécessitait par exemple de maintenir des taux bancaires négatifs, rendant l’investissement dans le pays moins rémunérateur, et de favoriser la rémunération du capital contre celle du travail – d’où l’enjeu des travailleurs pauvres maintenus dans cette situation par la contrainte légale via les réformes Hartz 4. La peur était que l’Allemagne augmente ses importations plus vite que ses exportations ou génère une inflation par la demande intérieure. Résultat de ce calcul : l’industrie a manqué les moments décisifs pour investir et se fait dépasser par les pays où les Allemands ont massivement investi, notamment la Chine.
Depuis plusieurs semaines, l’idée de s’inspirer du modèle d’organisation territoriale allemand pour corriger les supposés tares congénitales françaises refait florès. En l’adoptant, nous deviendrions tout à la fois plus vertueux économiquement et budgétairement. Voici pourquoi tout cela relève de la pensée magique…
Comme toutes les fédérations, une tendance à recentraliser
Le modèle fédéral allemand contemporain – né sous occupation militaire et après avoir envisagé un pays divisé en plusieurs États (sans rapport avec la séparation RFA/RDA née de la « guerre froide ») pour empêcher toute résurgence d’une Allemagne puissante – est souvent perçu comme un équilibre entre autonomie régionale et unité nationale, mais il a connu une centralisation progressive des pouvoirs au profit de l’État fédéral (Bund) depuis 1949. Si la Loi fondamentale attribue par défaut aux Länder la compétence législative, la réalité politique et constitutionnelle a modifié l’équilibre. Dès les années 1950-1960, des amendements ont élargi les compétences fédérales, notamment en matière sociale, économique et environnementale, souvent justifiés par la nécessité de garantir l’unité juridique ou économique et la cohésion sociale du pays. L’article 72, permettant au Bund d’intervenir pour assurer cette unité, a été largement mobilisé, réduisant l’autonomie des Länder, y compris dans des domaines comme l’éducation, via des conférences intergouvernementales. Cette centralisation s’est accompagnée d’une interpénétration financière et institutionnelle, rendant le système fédéral complexe et peu transparent. La réforme financière de 1969 créant un système de péréquation fiscale pour réduire les inégalités régionales a logiquement accru la dépendance des Länder les moins riches envers les transferts fédéraux. Les mécanismes de solidarité, bien que nécessaires, sont critiqués pour leur opacité et leur manque d’incitations à l’innovation locale. Les décisions de la Cour constitutionnelle de Karlsruhe, en validant l’extension des compétences fédérales, ont renforcé cette tendance.
Le fédéralisme coopératif allemand, marqué par une collaboration étroite entre le Bund et les Ländervia le Bundesrat1, assure une stabilité politique, mais il a aussi engendré une dilution des responsabilités. Les citoyens peinent à identifier clairement les niveaux de gouvernement responsables des politiques, d’autant que les compromis politiques, nécessaires pour obtenir l’accord du Bundesrat, aboutissent souvent à des législations peu lisibles. La multiplication des instances de coordination échappe en grande partie au contrôle démocratique direct, renforçant l’opacité du système.
Après 1993, l’intégration de 5 nouveaux Länder économiquement plus faibles a accru les besoins de péréquation financière et révélé les limites du système. Les transferts massifs vers les Länder de l’ex RDA ont alourdi la charge financière des Länder de l’Ouest et mis en lumière les inefficacités d’un système où les incitations à la performance locale sont faibles. Les débats sur une refédéralisation, visant à clarifier les compétences et à réduire les transferts, se heurtent à des résistances politiques et à l’attachement historique à la solidarité territoriale.
Ainsi, le modèle fédéral allemand, bien que stable, apparaît complexe et peu transparent pour les citoyens. La concentration des pouvoirs au niveau fédéral, couplée à une administration décentralisée mais encadrée, crée une distance entre les décisions politiques et leur perception par la population, limitant la capacité des citoyens à exercer un contrôle démocratique effectif.
D’où vient alors cet attrait pour le modèle fédéral allemand ?
Sans doute en grande partie d’un malentendu, largement alimenté par les élites dirigeantes françaises qui sont dans leur grande majorité convaincues que le modèle social français et nos concitoyens qui y sont attachés seraient archaïques et causes du décrochage économique et financier du pays. L’Allemagne serait donc ce contre-modèle rêvé où règne l’ordolibéralisme et la discipline budgétaire, un modèle couronné par des années d’excédents commerciaux massifs, acquis largement au détriment de ses partenaires européens (dont la France).
Le point de vue allemand fait prévaloir que l’excédent extérieur est le résultat essentiellement de la compétitivité sous-jacente de son secteur exportateur. C’est le succès du Made in Germany, les exportations de machine outils, les produits de la pharmacie et surtout les voitures dans un pays qui a fait le choix de conserver ses usines, quand la France et la Grande Bretagne prenait la voie en partie volontairement de la désindustrialisation, et d’organiser structurellement à son profit la sous-traitance chez ses voisins d’Europe centrale. La tendance au vieillissement de la population implique une augmentation de l’épargne pour lisser la consommation le long du cycle de vie ; face à une forme de désengagement de la puissance publique, les Allemands mettent de côté pour leur retraite, alors que leurs voisins auraient bien besoin d’un redémarrage de leur consommation pour aider leurs industries.
Au-delà toutefois de ces facteurs structurels, il y a également d’autres facteurs qui ont contribué à l’excédent croissant de l’Allemagne. Ils sont liées aux politiques économiques des dernières années :
Des politiques en faveur de la modération salariale : les coûts unitaires de main-d’œuvre de l’Allemagne par rapport à la zone euro ont chuté de 13,4 % entre 1995 et 2007 et l’écart s’est maintenu ensuite ;
Les avantages de l’appartenance à la monnaie unique : le taux de change l’euro est trop faible pour être compatible avec un solde extérieur allemand équilibré (et au demeurant conforme aux traités). Le taux de change réel de l’Allemagne (le taux de change ajusté en fonction de l’inflation) était sous-évalué de 5 à 15% (FMI 2014), il l’est resté. C’est un avantage sous-estimé pour l’Allemagne : si l’Allemagne utilisait encore le deutschemark, celui-ci serait vraisemblablement beaucoup plus fort que l’euro aujourd’hui, réduisant l’avantage en termes de coûts des exportations allemandes ;
Coûts unitaires de main-d’œuvre en Allemagne et dans la zone euro (1995-2016 ; par heure travaillée, 1995=100) – source : Eurostat
Un affaiblissement de la consommation privée car la part des salaires dans les revenus s’est dégradée : la compression des salaires (les réformes du marché du travail ont créé un secteur important à bas salaires) a eu des effets secondaires moins positifs sur l’économie. Malgré la forte croissance de l’emploi, la part du PIB revenant aux ménages est passée de 65% au début des années 1990 à moins de 60% actuellement, avec une augmentation analogue des bénéfices des entreprises ; la part des dépenses de consommation est tombée à 54% du PIB, soit beaucoup moins qu’aux États-Unis ou au Royaume-Uni, réduisant la part des importations dans le PIB et contribuant ainsi à la création de l’excédent extérieur croissant de l’Allemagne. Le rattrapage des salaires impliquerait plus d’importations, mais aussi moins d’exportations, car les entreprises produiraient pour un plus grand marché intérieur, en contradiction avec qui a primé jusqu’ici au détriment de la zone euro ;
Une austérité systématique dans le secteur public, avec des excédents budgétaires et des niveaux d’investissement public parmi les plus faibles d’Europe : la moitié de l’excédent du compte courant de l’Allemagne repose sur un « déficit d’investissement », estimé à 100 Md€ par an en 2018. L’Allemagne disposait sous Angela Merkel de la marge budgétaire nécessaire pour augmenter la dépense publique et réduire les impôts et les cotisations sociales, touchant notamment les bas salaires, pour stimuler la demande privée. Le solde budgétaire structurel de l’Allemagne était passé d’un déficit de plus de 3% du PIB en 2010 à un léger excédent. Une consolidation budgétaire indéfendable étant donnés l’épargne élevée du secteur privé et les taux d’intérêt extrêmement bas dont bénéficie l’Allemagne. Or après la crise des subprimes les gouvernements conservateurs allemands ont choisi de renforcer la « règle d’or » constitutionnelle : Merkel et Schaüble ont fait voter que le déficit structurel serait limité à 0,35% du PIB dès 20112 ;
Une baisse de l’investissement intérieur privé assis sur le désir de nombreuses entreprises allemandes d’investir à l’étranger. La faiblesse de l’investissement privé se fait sentir dans le secteur des biens non-échangeables et des services, résultat de politiques protectionnistes dans ces secteurs.
L’Allemagne si vertueuse est aujourd’hui en difficulté
Depuis 2023, l’Allemagne fait face à une récession légère mais confirmée et selon les dernières données disponibles de la Bundesbank, l’excédent commercial en biens et services de l’Allemagne diminue ; il atteint tout de même 119,6 Md € en cumulé sur les 7 premiers mois de l’année en baisse d’1/5e par rapport aux 7 premiers mois de 2024. Cette baisse s’explique par une progression plus marquée des importations que des exportations : les mesures commerciales des États-Unis (premier débouché des exportations de l’Allemagne en 2024) ont conduit à une nette dégradation vis-à-vis des États-Unis en 2025.
L’Allemagne est également confrontée à la concurrence chinoise, notamment dans le secteur automobile, car son concurrent est en avance sur la transition de son industrie automobile vers l’électrique. Depuis 2019, les exportations de véhicules chinois ont été multipliées par trois, contre une hausse de +16% pour les exportations allemandes ; dans le domaine des véhicules électriques les exportations chinoises ont été multipliés par 6 (240 000 véhicules en 2019 à 1,5 million en 2023), grâce à une concurrence par les prix très agressive s’appuyant notamment sur des coûts de production plus faibles que dans le reste du monde.
Or l’Allemagne a accumulé un retard préoccupant dans l’entretien et la modernisation de ses infrastructures publiques, résultat d’un sous-investissement persistant et de contraintes structurelles. L’État fédéral, les Länder et les collectivités ont négligé les réseaux routiers, ferroviaires et les équipements publics. Aujourd’hui, près de 4 000 ponts sont en état critique, tandis que le réseau ferroviaire, vieillissant et saturé, affiche des retards d’investissement dépassant les 100 Md €. Le secteur numérique, pourtant stratégique, n’échappe pas à cette logique. Malgré des annonces comme la stratégie numérique de 2022, les objectifs restent flous et les réalisations tardives.
Le déploiement de la fibre optique, par exemple, accuse un retard marqué, avec seulement 12% des connexions haut débit en fibre, contre plus de 70% en France, résultat des choix politiques passés, comme l’abandon d’un plan national ambitieux dans les années 1980. La complexité du système fédéral et la lenteur des procédures administratives ont aggravé ces retards. Les communes, souvent en première ligne, manquent de ressources pour répondre aux besoins locaux, qu’il s’agisse de la rénovation des écoles ou de l’entretien des routes.
Corriger le modèle ?
C’est dans ce contexte que les gouvernements qui ont succédé à ceux d’Angela Merkel ont dû faire face aux conséquences des politiques d’austérité et de consolidations budgétaires, alors même que l’Allemagne était assise sur des excédents impressionnants dont ils ne disposent plus. Les 3 années de chancellerie Scholz ne furent qu’une pénible transition marquée par l’indécision ; sa coalition « feu de circulation » est tombée justement sur le rejet d’un possible assouplissement de la règle d’or budgétaire par les libéraux-conservateurs du FDP.
Après la victoire relative de la CDU/CSU conduite par Friedrich Merz en février 2025, l’accord avec le SPD s’est notamment fondé sur un paquet fiscal très conséquent largement consacré aux dépenses de défense et aux infrastructures, nécessitant une réforme constitutionnelle pour en finir avec le « frein à la dette » avec une majorité des 2/3 au Bundestag et au Bundesrat pour être approuvée : ce vote a été obtenu le 18 mars avant l’installation du nouveau Bundestag (25 mars), car une telle majorité qualifiée était impossible à obtenir avec les rapports de force issus du scrutin de février.
Depuis le gouvernement de coalition CDU/CSU-SPD tente de mettre en œuvre un plan en 3 points :
La sortie des dépenses de défense3 au-delà de 1% du PIB des limites du frein à l’endettement. Les dépenses de défense répondent à une définition large incluant l’aide à l’Ukraine, le renseignement, la cybersécurité et la défense civile. Le jour même de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, le chef de la Bundeswehr, Alfons Mais avait sur LinkedIn jugé sévèrement l’état de l’armée : « l‘armée que j’ai l’honneur de commander, se tient là plus ou moins les mains vides. Les options que nous pouvons proposer au gouvernement pour soutenir l’alliance sont extrêmement limitées » ;
L’autorisation d’un déficit structurel pour les Länder de 0,35% du PIB alors qu’ils devaient être à l’équilibre auparavant ;
La constitution d’un fonds d’infrastructures hors budget de 500 Md € (11,6% du PIB en 2024) sur 10 ans (environ 1% du PIB en dépenses annuelles). Le champ couvert toucherait l’éducation, les transports, la décarbonation, le logement et les mesures visant à renforcer la résilience économique. 100 Md € seraient transférés au fonds « climat et transformation » et un autre fonds de 100 Md € iraient aux Länder et aux communes.
Or, suite à la pression des Länder, la disposition qui prévoyait d’attribuer initialement 60 Md € exclusivement aux communes a été supprimée ; comme souvent dans le cadre du fédéralisme, ces dernières sont les parents pauvres de la négociation budgétaire. Pourtant, les communes allemandes assument 60% des investissements dans les infrastructures publiques et elles se trouvent en première ligne face à des missions de plus en plus complexes et coûteuses (l’accueil des réfugiés, la modernisation des écoles ou le développement des infrastructures numériques). Leur capacité à y répondre est limitée par un sous-financement structurel et une administration engorgée par les procédures.
Les subventions, bien que bienvenues, s’accompagnent de démarches qui découragent souvent les collectivités, faute de personnel et de temps pour monter les dossiers requis. Les délais d’examen, parfois interminables, aggravent la situation en exposant les projets à des surcoûts liés à l’inflation ou à la hausse des prix des matériaux, et, comme en France, les dotations ne sont pas ajustées en conséquence. Par ailleurs, l’obligation de « supplémentarité » inscrite dans le projet de loi initial – c’est-à-dire l’exigence d’utiliser l’argent exclusivement pour des investissements supplémentaires – a aussi été supprimée, alors qu’il avait été constaté que certains Länder réduisent leurs budgets d’investissement réguliers et comblent le vide avec les crédits du fonds spécial.
En définitive, si le plan d’investissement de Berlin répond à une nécessité criante et représente une opportunité théorique pour les communes et les Länder, son succès dépendra de la capacité des autorités à réformer en profondeur les procédures administratives et à allouer les ressources humaines nécessaires pour en assurer la mise en œuvre. Sans ces changements structurels, les fonds risquent de rester inutilisés ou mal employés, laissant les collectivités locales face à des défis toujours plus pressants, mais sans les outils pour y répondre efficacement.
Sortir de la mauvaise foi
La présentation de la réalité du fédéralisme allemand et des enjeux vitaux auxquels l’Allemagne est confrontée aujourd’hui devrait permettre d’aborder l’analyse du modèle allemand avec une plus grande rationalité. La nature fédérale de la puissance publique de notre grand voisin n’explique pas sa « réussite », ses erreurs ou ses échecs. Son organisation actuelle représente également des difficultés structurelles qui sont elles-mêmes critiquées à domicile ; celles et ceux qui prétendent importer en France la réussite germanique en copiant son modèle territorial ont en réalité autre chose en tête.
Aussi, soyons honnêtes : le sujet n’est pas l’organisation de l’État mais plutôt la nature des projets politiques qu’on défend et dont on débat (et la manière dont ces débat sont tranchés) et éventuellement la nature de l’État qui correspond le mieux à l’identité historique d’une nation et à la réalité de sa demande sociale.
Frédéric Faravel
Le Bundesrat ou Conseil fédéral est la représentation législative fédérale des 16 Länder. Ses membres sont nommés par les gouvernements des Länder ; même s’il exerce, en coopération avec le Bundestag (parlement fédéral), le pouvoir législatif et le pouvoir constituant au niveau fédéral, il ne peut être totalement assimilé à une chambre haute d’un parlement bicaméral supposé. ↩︎
Le mur de la dette, le pays en ruine, le FMI bientôt au chevet de la France… Depuis plusieurs mois, tout le monde semble tirer la sonnette de l’alarme financière. Pas Mathieu Pouydesseau, entrepreneur du numérique en Allemagne, ancien conseiller du commerce extérieur de la France et responsable politique de la GRS, qui s’intéresse plutôt aux excédents à l’épargne privée, abondante en France comme en Allemagne mais mal investie. Explication.
Toute l’Europe se porterait mieux si l’Allemagne cessait d’être la fourmi. Car fourmi, elle passe son temps à se faire arnaquer son épargne. L’épargne européenne, c’est 36 000 milliards d’euros. Trois fois le montant de la dette publique. Autrement dit, l’Europe n’a aucun problème de financement. Aucun. Ce qu’elle a, c’est un problème de vision, de courage, de politique. L’Allemagne, avec près de 9 000 milliards d’euros d’épargne, consomme peu, investit encore moins, et surtout investit mal. Très mal. Les ménages, les entreprises, l’État : tous font les pires choix, comme le confirment la BCE et le magazine DerSpiegel. L’argent dort, ou pire, s’évapore.
La France, elle, n’est pas en reste : plus de 6 000 milliards d’euros d’épargne. Mais elle ne prête pas assez à ses entreprises, ni à ses services publics. Depuis 2010, on nous martèle que « la France est en faillite ». Mensonge. La France vit en dessous de ses moyens. Elle investit en dessous de ses capacités. Et pourtant, en 2024, son solde extérieur était positif. Le tourisme, les entreprises, les services ont rapporté plus qu’ils n’ont coûté. Il n’y a pas de crise de financement. Il y a une crise de gouvernance. Une classe politique incapable de comprendre que l’investissement est la clé.
La France, avec sa démographie dynamique, devrait être en tête de la relance européenne. Mais non. L’Europe préfère envoyer un quart de ses investissements… aux États-Unis. Le texte de l’accord sur les droits de douane dévoilé le 21 août confirme d’ailleurs que les entreprises européennes devraient investir 600 milliards de dollars supplémentaires dans les secteurs jugés stratégiques aux États-Unis d’ici 2028.
La France peut apporter autre chose
Les États-Unis, justement. Leur productivité dépasse celle de l’Europe. Leur PIB progresse deux fois plus vite. Et grâce à leur privilège monétaire, ils imposent des tarifs douaniers sans résistance. Pourtant, si les États-Unis étaient dans l’Union européenne, ils se verraient imposer une Troïka façon Grèce : épargne des ménages quatre fois inférieure à celle de la France, dette publique à 122 % du PIB, déficit à 6,5 %, balance commerciale déficitaire à 5 % du PIB. Et malgré tout, aucune perte de crédibilité financière. La Chine, elle aussi, dépasse les 60 % de dette publique. Et elle investit. Car ailleurs, on n’a pas oublié une vérité que l’Europe refuse de voir : l’épargne a besoin d’un débouché. Elle doit revenir dans la sphère réelle.
Comme le disait l’ancien chancelier allemand Helmut Schmidt en 2011 : « Les excédents des uns font les dettes des autres. » L’Allemagne exportatrice a intérêt à financer ses clients. Mais elle préfère thésauriser, par peur de la dette. Résultat : l’épargne est gaspillée, ou investie hors d’Europe. Le rapport Draghi chiffre le déficit d’investissement à 5 % du PIB pendant dix ans. Bonne nouvelle : notre épargne couvre largement ce manque. Il est temps de faire exploser cette machine. Un changement de paradigme s’impose.
Le mercantilisme, mal interprété par l’Allemagne de Merkel, n’a jamais été transformé en puissance. Par peur que l’investissement entraîne la consommation, et donc les importations, on a préféré l’austérité. Résultat : appauvrissement des Européens, affaiblissement du continent. La France peut apporter autre chose. Elle est la nation de l’universalisme, du rationalisme, de la fraternité. Elle est aussi une nation révolutionnaire. Elle sait renverser les choses. Elle l’a fait. Elle le refera. Danton disait : « De l’audace, encore de l’audace, toujours de l’audace, et la patrie est sauvée. » Le temps des pusillanimes est fini.
Friedrich Merz, nouveau chancelier après une investiture dans la douleur, des résultats électoraux médiocres, une économie anémiée – Merz, le nouveau chancelier a manqué son investiture ce matin. Il lui a fallu un second tour inédit depuis 1949 en Allemagne. Il va être jugé sur sa capacité à relancer une économie stagnante depuis 2019, et un pouvoir d’achat en recul.
L’Allemagne a été longtemps présentée comme le « nouvel hégémon » en Europe. En France, beaucoup ont voulu mettre en scène l’Allemagne comme un « modèle » lorsqu’il s’agissait d’obscurcir le débat économique, fiscal et budgétaire.
Les « chocs » de compétitivité étaient ainsi censés « remettre » l’économie française à niveau pour pouvoir « rétablir » le commerce extérieur et accélérer la croissance. De nombreuses différences structurelles ont été soigneusement ignorées.
La plus évidente d’entre elles, c’est que l’Allemagne est depuis 50 ans maintenant un pays en déclin démographique, obligé de compenser la baisse de sa main d’œuvre par l’immigration, alors que la France a continué de croître avec un excédent de naissances sur les décès jusqu’en 2023.
Une autre évidence, alors que les Françaises sont plus souvent mères que les Allemandes, leur taux d’activité après enfants est comparable, et leur niveau de revenu plus élevé. 50% des femmes en emploi en Allemagne sont en effet seulement à temps partiel, contre seulement 13% des hommes, et seulement 26% des Françaises.
On a chanté les louanges d’un Etat sans déficit, à faible dette, d’un plein-emploi, d’un commerce extérieur en fort excédent.
Entre 2010 et 2025, l’Allemagne a accumulé 3000 milliards d’excédents commerciaux. Son taux d’épargne, plus élevé que la France, a renforcé le montant d’épargne disponible pour de l’investissement. L’Allemagne dispose d’un bas de laine équivalent à plus de 3 ans de PIB ! Pourtant, l’économie allemande stagne depuis … 2019 ! La croissance est nulle sur six ans.
Le taux de pauvreté a progressé entre 2010 et 2023, passant à 17%, soit plus qu’en France, alors que le niveau de pouvoir d’achat des salaires stagne. La demande intérieure reste déprimée, et depuis 2019, l’Allemagne connaît aussi une désindustrialisation. Ce n’est pas normal. Et cela rend les Allemands furieux.
Alors que l’extrême droite est d’une taille négligeable en 2002, et l’extrême gauche anti-système réduite à seulement deux députées, en 2025, c’est une autre affaire. Les deux partis majeurs de gouvernement, SPD et Droite, passent de 77% en 2002 à … 45% en 2025. La gauche radicale (Linke+BsW) passe de 4% à 13,8%, l’extrême droite de 2% à 21%.
Qu’a donc fait l’Allemagne de cette épargne? Pourquoi n’a t-elle pas investi ? Pourquoi a t-elle refusé de mutualiser les dettes publiques dans l’Eurozone – ce qui lui aurait donné des débouchés à son épargne, et l’instrument d’une vision à construire en Europe? Pourquoi a-t-elle, avec la règle d’or, refusé d’investir dans son propre pays, privant l’État de la possibilité de capter l’épargne ?
Certains pourraient argumenter qu’elle en a profité pour investir à l’étranger. Oui, elle l’a fait. « Entre 2010 et 2020, le niveau d’investissement en points de PIB stagne en Eurozone. L’Allemagne investit son épargne en Russie, Turquie, Chine, et les États-Unis – ne bénéficiant pas aux Allemands. »
Mais voilà un résultat de deux analyses scientifiques des investissements allemands hors de la zone euro : les Allemands sont de médiocres investisseurs internationaux, dégageant des rendements médiocres, et perdant régulièrement leur mises.
Un article de 2019 (Hünnekes et alii (2019)) avait déjà constaté qu’entre 1980 et 2016 l’Allemagne avait été le pire pays dans ses choix d’investissement, très très loin des rendements de la moyenne des marchés de capitaux, des investissements des Britanniques ou des Américains !
Une mise à jour de l’article de début 2025 (Hünnekes et alii (2025)) constate que c’est toujours le cas, que l’Allemagne, en tant qu’investisseur international, malgré les volumes considérables – 2,5 fois le PIB annuel, 250% ! – joue en « troisième division ».
La France par exemple réussit à équilibrer ses comptes nationaux entre dette publique et épargne privée. Sa balance des paiements est étonnamment robuste grâce aux dividendes internationaux, revenus financiers rapatriés, et revenus du tourisme compensant quasiment son déficit commercial. C’est pourquoi la France n’est PAS en faillite. Elle joue avec moins d’épargne un bien meilleur jeu financier.
Mais il y a un point commun entre les deux pays : les choix politiques, économiques, financiers et fiscaux favorisent une petite minorité qui n’a pas intérêt à une forte demande intérieure, susceptible de créer une inflation menaçant la rente. Les deux pays refusent d’investir l’épargne accumulée dans leurs propres infrastructures, dans leurs propres peuples. L’argent est là.
Dans le cas de l’Allemagne, le choix enfin d’annuler la règle constitutionnelle de la règle d’or devrait permettre de réorienter ses flux financiers. On ne peut que le souhaiter, non seulement pour les Allemands et l’Europe, mais aussi pour les responsables financiers allemands. Ils sauront bien mieux sortir des rendements localement que sur des produits internationaux auxquels ils ne comprennent rien.
Ce n’est sans doute pas un hasard si la mesure a été poussée par un ancien directeur de fonds d’investissement, Merz.
La décision de certains de ses députés refusant de l’investir chancelier dès le premier vote par rejet de cette réorientation est donc doublement absurde : elle affaiblit leur chancelier, et retarde une correction d’un comportement où ils perdent de l’argent !
Mais si l’on cherche des causes de la frustration allemande, elle est là : le déficit d’investissement dans le pays alors que les volumes d’épargne existent, sont visibles, et sont investis d’une manière médiocre pour des rendements inférieurs à la moyenne !
Ou, comme le dit une séquence dans le film « Le loup de Wall Street » en pleine panique financière : « Qui est encore assez stupide pour continuer d’acheter ? – Düsseldorf. »
Notre camarade Mathieu Pouydesseau est intervenu mercredi 9 avril 2025 dans le forum pour une économie politique progressiste organisé par la Friedrich-Ebert-Stiftung (la fondation rattachée au SPD) à Berlin, en ce même jour où devait être annoncé la formation d’une grande coalition CDU-CSU/SPD.
Les débats s’étant déroulés en allemand, nous avons sous-titré les échanges.
Alors que le débat traitait de politique fiscale, la représentante du syndicat patronal BDI Dr Monika Wünnemann a déroulé son mantra éculé sur « l’impôt sur le patrimoine qui ruine des familles, l’impôt sur l’héritage qui détruit des emplois, l’impôt sur les dividendes qui réduit l’investissement. » A côté d’elle, une chercheuse, Martyna Berenika Linartas, démontait point à point ces « narratifs » avec des faits. Mais la représentante des « intérêts des entreprises » refusait toute argumentation factuelle.
Mathieu Pouydesseau vit en Allemagne depuis près de 30 ans et il y est chef d’une entreprise de 60 salariés dans le numérique et les hautes technologies. Pour lui comme pour nous, il y a un moyen de concilier les résultats de la recherche et les soucis de sa « représentante » patronale (notez l’ironie) : la productivité. Et pour augmenter la productivité, il faut faire payer aux plus aisés et aux entreprises plus d’impôts!
D’abord, Les entreprises ont besoin d’une sécurité juridique, c’est à dire d’un État de droit, démocratique. Sans un État fonctionnel, c’est l’AfD qui prendra tôt ou tard le pouvoir et elle ne garantit qu’une chose : l’arbitraire juridique !
Deuxièmement, le résultat de 20 ans de discours de règle d’or et de refus d’imposer les riches, les infrastructures sont devenues catastrophiques. Combien d’heures perdues par les gens, cadres, employés, parce qu’un pont s’effondre sur une voie ferrée ? La transformation numérique est ridicule, l’Allemagne perd ici en productivité.
Ensuite, la représentante du patronat allemand a parlé bureaucratie : mais combien de formulaires restent en papier parce qu’on a pas investi dans la numérisation des administrations ?
Enfin, pour contrer l’AFD , il faut de nouveau un marché intérieur dynamique, donc de l’investissement public et des salaires dignes. Refuser cela pour s’épargner 2 points d’imposition est un suicide, y compris pour les 1% les plus riches !
Il existe un bel article dans la constitution allemande, l’article 14 : « le droit de propriété donne des devoirs. » Il nous faut plus de solidarité, en France, en Allemagne, partout en Europe.
Après la publication d’un podcast sur la Radio « Français dans le monde« , notre camarade franco-berlinois Mathieu Pouydesseau revient dans cet article avec une analyse détaillée des résultats des élections législatives fédérales du 23 février 2025, de leurs causes et de leurs potentielles conséquences. Il propose quelques pistes pour sortir de l’ornière.
Le peuple allemand, convoqué à des élections législatives anticipées le 23 février 2025, a répondu massivement. 83% des inscrits ont voté, soit le plus fort taux de participation de l’histoire de l’Allemagne réunifiée, supérieur au record enregistré sous la RFA en 1987 !
Jamais le résultat de ces élections n’aura été aussi incontestable dans la légitimité accordée aux députés siégeant au Bundestag.
Le résultat en pourcentage voit la droite, constituée des deux partis CDU et CSU, l’emporter avec 28,6%. La CSU n’est présente qu’en Bavière, où la CDU ne présente pas de candidats. Le candidat conservateur à la chancellerie, Friedrich Merz, a reçu les félicitations des autres présidents de partis qui lui ont reconnu la légitimité de constituer une coalition.
La coalition sortante SPD-Verts-Libéraux (FDP) s’effondre, totalisant à peine 32,3% des suffrages. Le FDP disparaît du Bundestag en manquant le seuil des 5%. L’ancien ministre des finances Lindner a annoncé son retrait de la vie politique.
Les verts résistent mieux que leurs partenaires de coalition mais perdent au profit des Linke une partie de l’électorat féminin et de moins de 30 ans.
L’extrême droite double son score, tant à l‘Est qu’à l‘Ouest, où, avec 17,7% elle fait jeu égal avec le SPD et remporte certain de ses anciens bastions. Les classes ouvrières et salariées ont voté AfD plutôt que SPD.
Les Linke connaissent une renaissance inattendue, fondée sur une campagne politique sur le thème du pouvoir d’achat, et de la fin de la « règle d’or » pour permettre des investissements, ainsi qu’une identification forte à l’antifascisme.
La majorité est à 316 sièges. La droite et le SPD ont la majorité absolue ensemble. Les dirigeants conservateurs multiplient les appels du pied au SPD pour entrer en négociation de coalition. Ils ont exclus l’autre coalition majoritaire, avec l’extrême droite.
Le SPD est choqué par sa défaite. Le futur nouveau patron du groupe parlementaire, Lars Klingbeil, a déclaré que la participation du parti au gouvernement « n’était pas automatique. »
Analyse politique des résultats
La droite l’emporte avec un score décevant, son deuxième plus mauvais score depuis 1949, le pire ayant été en 2021. Friedrich Merz, un homme sorti des années 1980, rival malheureux de Merkel en 2005, néo-libéral à la pensée archaïque, va donc devenir chancelier. En janvier, il a fait voter ses troupes avec l’extrême droite sur des résolutions sur l’immigration, brisant le « mur républicain » autour de celle-ci pourtant établi depuis 1949. Il a annoncé un agenda de coupes drastiques dans le système social et les dépenses publiques, tout en reconnaissant le déficit d’investissements. Il fait partie des théologues croyant à la « règle d’or » comme à une règle divine.
Celle-ci empêche les États de mobiliser l’épargne accumulée par l’investissement, financé par l’emprunt. Or, les mêmes refusent aussi de mobiliser l’épargne des riches par l’impôt. Face à cette contradiction, il ne reste plus qu’à baisser les dépenses. On a vu en France l’échec de cette politique avec des déficits budgétaire et commercial abyssaux.
L’extrême droite AfD double son score et submerge l’Allemagne de l’Est. Ce serait une erreur de croire que l’AfD est un parti régionaliste : elle rassemble presque 18% des suffrages à l’Ouest et y fait jeu égal avec le SPD. Elle y gagne d’ailleurs deux circonscriptions. Elle a proposé une coalition à la droite ; Merz l’a refusé en nommant comme divergences insurmontables l’Ukraine, le soutien à Poutine, le rejet de l’Euro et de l’Union Européenne.
Carte des circonscriptions allemandes, partis arrivés en tête
Le SPD s’effondre à son pire score depuis … mars 1933. Le chancelier sortant Scholz a exclu participer aux négociations de coalition ou à un gouvernement. Son destin au sein du parti reste flou. Boris Pistorius, le ministre de la défense, beaucoup plus populaire, pourrait récupérer la présidence et le rôle de vice-chancelier en cas d’alliance avec la droite.
Les Verts font mieux que prévus mais reculent par rapport à 2021. Le ministre écologiste sortant de l’économie, Habeck, n’a pas cherché à mobiliser les troupes venues de Friday for Future1, fortement mobilisées contre l’AfD et la complaisance de Merz, pour ne pas abîmer la possibilité d’une participation au gouvernement. Le résultat cependant ouvre la voie à une majorité sans les Verts.
Les Linke sont littéralement réanimés par la tentation de Merz de rompre le mur républicain isolant l’AfD. Ils ont récupéré l’électorat jeune, activiste pour le climat, mobilisé cette fois-ci contre l’extrême droite et la tentation de Merz de s’allier avec elle. Les verts, en refusant d’exclure gouverner avec Merz, ont perdu surtout dans cet électorat. Les Linke ont su aussi apprendre du départ de Wagenknecht et mener leur campagne sur les sujets du pouvoir d’achat et des investissements.
Le parti de gauche conservatrice BSW manque l’entrée au Bundestag de peu, à 4,972% pour un seuil minimum à 5%. Cruauté des soirées électorales ! C’est un échec cuisant, suite à une stratégie inaudible depuis septembre, abandonnant les questions économiques pour suivre l’AfD sur le rejet de l’aide à l’Ukraine et sans d’ailleurs se distancer d’eux sur les questions migratoires. Ils n’ont pas bénéficié du rebond antifasciste de la jeunesse allemande.
Le FDP du libéral Lindner, qui a saboté le travail du gouvernement pendant trois ans et organisé sa chute en septembre, est lourdement sanctionné et disparaît du Bundestag.
L’AfD s’impose comme le parti des classes populaires inquiètes de l’avenir, mais aussi ébranlées par des années de stabilité salariale à la baisse, l’augmentation des prix et des loyers. Si la droite chrétienne démocrate conserve un volant populaire, le SPD a perdu cet électorat au profit de l’AfD.
Évolution du vote des classes salariées et ouvriers entre 2013 et 2025Sondage sortie des urnes par situation financièreSondage sortie des urnes : vote en fonction de la peur face à l’inflation « j’ai peur que les prix augmentant tant que je ne puisse plus payer mes factures »Sondage sortie des urnes : « comment considérez vous la situation économique du pays » schlecht = mauvaise, gut = bonne
Quel nouveau modèle allemand ?
Dimanche soir, lors de la traditionnelle émission politique où se retrouvent tous les patrons de partis représentés au Bundestag, M. Söder, le président du parti bavarois CSU, composante de la droite victorieuse, disait ceci : « Le vieux modèle économique allemand est terminé, le modèle de l’immigration économique est terminé ». Le constat est devenu consensuel en Allemagne : le « modèle allemand » est en échec. Les conséquences à en tirer divergent très fortement, le seul parti étant finalement incapable de formuler une réflexion cohérente, le SPD, subissant une défaite historique.
L’autre parti s’accrochant encore à la « règle d’or » et au « modèle » des exportations au prix de la baisse des salaires, le FDP, n’est même plus représenté au parlement.
La crise du modèle allemand a fait l’objet de plusieurs de mes analyses. Je rappellerai ici les articles suivants, récents :
La crise politique allemande, conséquence de la crise sociale, s’aggrave avec le résultat des législatives anticipées, et menace d’emporter l’Union Européenne.
Pourquoi l’Europe en crise voit la montée du populisme nationaliste ?
Le moteur économique de l’Union Européenne entre 2009 et 2019, l’Allemagne, n’a depuis plus connu de croissance. Ce sont six années de stagnation qui ne s’expliquent pas seulement par le Covid ou la guerre d’agression russe en Ukraine. Le PiB est en 2024 au niveau de 2019. L’industrie s’effondre. Un institut a prédit la troisième année de récession pour ce pays en 2025.
En janvier 2025, la droite allemande a poussé au Bundestag un texte sur l’immigration, comme si ce sujet était l’urgence économique de l’heure, pour le faire voter par l’extrême droite et les libéraux. C’est la première fois que le cordon républicain isolant l’extrême droite allemande depuis son retour au Bundestag en 2017 se fissure. L’ancien président du consistoire des juifs d’Allemagne a démissionné de ce parti, l’ancienne chancelière Merkel a critiqué le parti.
Madame von der Leyen ne s’est pas distanciée de son camarade de parti Merz. Elle a déjà mené des actions avec une partie de l’extrême droite européenne depuis sa nomination pour un second mandat à la commission, et a marginalisée les tenants d’un fédéralisme politique – les macronistes français – comme ceux tenants d’une Europe sociale.
Elle souhaite disposer des coudées franches pour une pratique autoritaire de son pouvoir, elle est animée d’un profond mépris pour la France, par une vision idéologique des problèmes, d’une absence totale de décence et de morale, et promeut plus que jamais la mise en place de réformes libérales néfastes et stupides pour l’économie.
Elle s’apprête à rentrer dans l’histoire au côté du chancelier Brüning, cet idéologue de l’équilibre budgétaire qui en pleine crise économique de 1929 décida de rompre avec le centre gauche, de diriger sans majorité parlementaire, de couper les crédits et les salaires, aggravant encore la crise et favorisant la montée du parti nazi, pourtant marginal jusqu’en 1929.
Sauf qu’en 2025, l’extrême droite est déjà présente dans sept gouvernements européens.
L’échec économique et social, l’échec culturel, l’échec politique
L’Union Européenne connaît en 2025 des perspectives de croissance médiocres. Les instituts les plus optimistes prévoient une stagnation. Les causes de cette crise sont connues : les prix de l’énergie sont trop hauts, la demande intérieure des ménages et des entreprises trop basse.
Les Européens n’ont pas assez d’argent pour consommer. Ceux qui ont de l’argent l’épargnent au lieu de consommer. Leur épargne n’est pas investie en Europe, elle est investie à l’étranger, ne créant aucune demande en Europe.
Les Européens qui n’ont pas d’argent pour consommer ont vu l’envolée des prix de leurs logements, et de leur transport et la dégradation de leurs services publics. Leur qualité de vie se dégrade depuis que l’Europe est en excédent commercial.
La banque centrale européenne a, d’après tous les analystes, monté les taux d’intérêts trop haut, les y a maintenu trop haut trop longtemps, et les baisse trop peu, trop lentement. Il y a six mois, l’ancien patron de la banque centrale européenne Mario Draghi a présenté un rapport sur la perte de productivité européenne et le décrochage économique de l’Europe depuis 2010. Il y conclut que l’Europe manque d’investissements. Il y fait aussi, prisonnier de son idéologie, des recommandations de dérégulation sauvage et de privatisation de services publics, sans s’attaquer aux déséquilibres réels de l’économie européenne.
Madame von der Leyen, avec le soutien de l’extrême droite, pousse uniquement le chapitre des dérégulations. Elle conclut seule, sans demander aux chefs de gouvernement ni au parlement, des accords de libre échange prolongeant le mercantilisme européen.
L’erreur est humaine, la répéter diabolique
Les États Unis ont mené au sortir de la crise de 2020 une politique très différente de l’européenne. Voilà une économie qui a depuis 2010 laissé l’Europe loin derrière et qui génère d’énormes capacités d’investissement et d’innovations. Pourtant, le déficit public américain, c’est 6,3% du produit intérieur brut. Pourtant, la dette publique US, c’est 123% du PIB. Pourtant, le déficit commercial américain, c’est l’équivalent de 3% du PIB. D’après les doctrines économiques européennes, les États-Unis devraient être mis sous “troïka” et mener une politique de réduction drastique des salaires pour « rétablir ses comptes ».
Les États Unis ont financé leur différence de croissance avec l’investissement public, laissant loin derrière la vertueuse Europe. Il y a une corrélation, positive, entre dette et croissance.
La Chine fait la même politique que les États Unis pour rattraper et dépasser l’Union Européenne, bien trop restrictive même en accumulant des excédents commerciaux.
La crise américaine est une crise des inégalités économiques, et non sociales ou culturelles. La prospérité non partagée amène l’orage, toujours.
L’arrivée au pouvoir des démocrates s’accompagne de politiques déflationnistes contre l’inflation, touchant en premier lieu les salaires des classes populaires. Les inégalités sociales s’y aggravent et la prise de pouvoir médiatique et politique des oligarques s’accompagne d’une dégradation du débat public, sur des agendas de boucs émissaires. La bourgeoisie démocrate, incapable de s’unir aux syndicalistes et aux classes populaires – car cela signifierait augmenter leurs impôts et réduire leurs privilèges économiques – sera incapable de défendre la démocratie.
Les démocrates ont été incapables, en 2023 et en 2024, de prendre des mesures concrètes de soutien du pouvoir d’achat des américains. La politique de la banque centrale, la “Fed”, a joué un grand rôle en privant de l’accès au crédit à la consommation et au crédit immobilier des millions d’Américains. Or, l’accès au crédit est aux États-Unis le principal stabilisateur social et il est en crise. Joe Biden, qui conservait des éléments de keynésianisme, a été remplacé par Kamala Harris pour mener une campagne sur des sujets culturels principalement.
Trump est en train de mettre en place une politique de « mise au pas », de “Gleichschaltung”, de l’ensemble de l’État et de la société. C’est un coup d’État aux apparences de légalité. Ceux qui pensent pouvoir corriger ces effets en 2026 se trompent : les élections américaines de 2026, au mieux, ressembleront sans doute à celles de mars 1933 en Allemagne : un climat de violence, d’intimidation, et de réduction de la liberté de la presse.
Différentiel de vote entre scrutin sur l’avortement et score de Trump/Harris
L’électeur américain a ainsi voté dans de nombreux États à la fois pour l’augmentation des salaires minimums, des aides sociales et pour le droit à l’avortement, et en même temps, pour Trump, dont la principale promesse est de garantir le retour de la prospérité pour tous les Américains – “les vrais Américains”.
Les pertes de voix de Harris dans des électorats populaires s’accompagnent du maintien de la mobilisation des bases sociologiques trumpistes. La guerre culturelle approfondit les clivages et empêche de reconquérir l’électorat populaire passé à Trump en 2016.
Malgré ces énormes défis politiques, et les conséquences pour l’Europe, l’économie américaine était en bien meilleure position en faisant l’inverse de l’Union Européenne : soutien de la demande par la dette publique et l’investissement, transferts des gains économiques en investissements privés, innovation par la recherche publique monétisée par le privé.
Cependant, le libertarisme idéologique des oligarques américains est en train de détruire un à un ces ressorts de la prospérité américaine. Dans ces conditions, les oligarques auront besoin d’une autre manifestation indissociable des régimes ultra-capitalistes : la guerre, civile ou extérieure.
L’urgence en Europe, c’est reprendre le contrôle de notre économie
Le problème européen, ce n’est pas le recours à une immigration du travail, qui n’est qu’un symptôme d’une erreur plus large. Le problème européen, c’est d’avoir tout subordonné à l’idéologie de la compétitivité.
Car celle-ci a un autre nom : la déflation. Nous avons dévalué depuis plus de 20 ans nos salaires, nos services publics, nos investissements. La valeur du capital financier, comme celui du capital immobilier, a augmenté considérablement. Le but était d’être compétitif pour vendre plus de biens et de services au reste du monde que ce que nous voulions lui acheter. Cela s’est fait en réduisant nos capacités d’acheter, le prix du travail devant baisser.
Or, le monde a appris à produire ce que nous produisions et à détester les philosophies morales et politiques inventées en Europe. Nous ne sommes plus ni un partenaire commercial à la même hauteur, ni une puissance militaire respectée, ni un modèle intellectuel et culturel, nous devenons la nouvelle proie.
Au cœur de la sécurité européenne future se trouve d’abord un énorme effort d’investissement public.
Mais les classes politiques dominant les grands pays d’Europe n’en veulent pas. Myopes, soumises aux théories qui nous conduisent à un échec depuis 20 ans, incapables de se remettre en cause même face aux faits les plus brutaux, elles veulent continuer à servir une accumulation de capital stérile et vaine.
Tous les peuples européens ont les mêmes intérêts. Chaque Nation en Europe est solidaire par sa situation géographique, son histoire, son héritage issu des Lumières. Les Européens ont mené leur émancipation de religions obscurantistes, meurtrières en millions de victimes, de systèmes de féodalité les asservissant, de régimes autoritaires et héréditaires méprisant le droit et l’utilisant pour imposer les inégalités de naissance et de condition. L’Europe a créé un système pour ne plus asservir : la démocratie sociale, avec un État providence, acceptant la décolonisation, renforçant le système des organisations internationales.
Depuis les années 1970, des forces employant à tort le mot de « libéralisme » ont cherché à détruire tout ce qui a été construit en 1945 pour empêcher le retour des fascismes, au nom des « énergies libres du capitalisme », de la compétitivité, de la productivité, de l’efficacité. C’est ce mouvement qui est à sa fin décadente.
Il est temps de revenir à une période de solidarité, de réconciliation entre Européens, de reconstruction sur la base des philosophies de la raison. Les États-Unis sont perdus. Ils vont devenir le siège d’une pieuvre fasciste cherchant à détruire l’idée même de solidarité. Mais les droites européennes sont tentées d’abandonner toute morale, tout sentiment chrétien, toute compassion, pour quelques billets verts et quelques jouissances du pouvoir.
L’Europe n’a pas besoin de dérégulation et d’abandon supplémentaire à des lois du marché conçues pour un être humain amoral, égoïste, et immortel, c’est-à-dire, diabolique.
L’Europe a besoin d’un projet d’investissement commun, de l’abandon des bureaucraties myopes des ordolibéraux qui croient que l’état doit contrôler l’efficacité du marché à coup de normes, d’une mobilisation de l’épargne par emprunt, et la mobilisation des gains injustifiés des profiteurs de la guerre en Ukraine et de l’inflation par l’impôt confiscatoire sur les milliardaires.
Cette campagne de mobilisation doit reconstruire notre demande intérieure. Pour que les machines allemandes alimentent les industries françaises et non chinoises. Pour que les Allemands puissent consommer de la haute qualité en vêtements et en nourriture française et non du low cost Bengalais ou chilien.
En France, le budget adopté est le plus stupide de notre histoire depuis 1788. l’effondrement des recettes en 2023 s’est accéléré en 2024 et ne s’arrêtera pas en 2025. Car les recettes dépendent directement de la croissance.
Or, depuis 2023, d’après la plus récente note de l‘Insee, l’épargne ne s’investit pas, ni ne se consomme, et le pouvoir d’achat s’effondre. Seule les dépenses de l’État alimentent encore un peu la croissance. Et, le pays cessant de produire pour lui-même, les importations continuent d’augmenter, obligeant le pays à s’endetter.
Et que va faire ce budget ? Casser le seul moteur de la faible croissance, stopper les investissements, et ne rien faire pour la sécurité géopolitique du pays.
Voilà où j’attends la gauche, et non dans les disputes sur le « sexe des anges » au sein de la coalition électorale actuelle. Je constate que celles et ceux qui partagent mes constats et mes solutions sont systématiquement « silencés », tant dans les médias que par ces gauches médiocres.
Le triomphe de la folie n’est cependant pas inéluctable. Nous avons, dans notre histoire européenne, vaincu plusieurs fois la folie. J’ai espoir.
Rappels et perspectives pour notre avenir
Qui se souvient de 2013 ?
J’avais alors mis en garde sur la montée de l’extrême droite allemande au moment du scrutin législatif. J’avais posé l’idée que sans renversement des logiques budgétaires et économiques, les extrêmes droites européennes prospéreraient. J’avais notamment regretté que les logiques de « compétitivité » et de concurrence entre les économies nationales au sein du marché unique entraînaient de force un appauvrissement des classes populaires. J’avais enfin écrit que la culture démocratique était en danger.
2013 était une fenêtre de tir historique. Elle fut manquée. L’histoire ne repasse pas les plats. Les conséquences de nos myopies doivent être assumées.
En 2025, l’Europe fait face à l’abandon de l’allié américain. Celui-ci veut partager le monde directement avec la Chine et la Russie. Les alliés idéologiques argentins ou indiens seront sans doute associés. L’Europe, vue comme le maillon faible, est la proie.
Dimanche soir, au débat télévisé entre présidents de partis allemands, l’atlantisme allemand, qui justifiait de mépriser la France tout au long des années Merkel et Scholz, a commencé à se fissurer. Le patron des écologistes, Habeck, a constaté que les États-Unis de Trump se plaçaient du côté des adversaires des valeurs de l’universalisme européen. Merz, le futur chancelier chrétien-démocrate, a aussi fait le constat que l’alliance américaine était finie, à la surprise de nombreux observateurs.
Seul Scholz, le chancelier sortant du SPD, s’accrochait encore à l’Otan comme un outil pertinent de sécurité.
Merz est un homme des années 1980. Âgé de 69 ans, passé par un fonds d’investissement américain où il a fait fortune, il n’a pas de réflexion profonde sur la crise actuelle, reprenant le prêt à penser mainstream qui unit l’extrême droite, la droite et le centre : « il faut baisser les dépenses publiques, réduire les impôts des riches, baisser les cotisations et les prestations des pauvres, réduire les salaires pour rester compétitif. Il faut fermer les frontières. Il faut expulser. Et par miracle, la demande déprimée, l’investissement partant aux États-Unis plutôt qu’en Europe, la croissance repartira ». C’est de la pensée magique. Mais la crise américaine pourrait entraîner des révisions drastiques des dogmes mainstream.
Sinon, on connaît le scénario : la crise économique et sociale s’aggrave, la vulnérabilité géopolitique augmente, la droite prend panique et s’allie à l’extrême droite.
Les gauches européennes ont encore une fenêtre de tir.
Il faut réfléchir ensemble à trois sujets :
1. Quelle transformation du modèle économique européen est elle nécessaire, pour que notre demande absorbe notre production et réduire notre dépendance à la demande internationale. En créant une demande européenne interne, nous soutiendrons notre production, des emplois à haute valeur ajoutée, une progression du pouvoir d’achat. Cela passe par l’investissement public, la fin des règles d’or.
2. Quelle transformation de notre système de défense et d’alliance est nécessaire pour garantir notre sécurité géopolitique et intérieure ? L’OTAN ne joue pas ce rôle. L’allié américain n’est pas fiable, et trahit l’alliance. La dépendance aux technologies américaines est un poison.
3. Quelle transformation de notre rôle culturel et médiatique souhaite t-on ? Cela implique retrouver une souveraineté sur nos espaces publics, médiatiques, technologiques et investir massivement dans la science et la raison, alors que Trump est en train de tuer la recherche scientifique aux États-Unis.
C’est ce à quoi je souhaite m’employer.
Mathieu Pouydesseau
Friday for future : mouvement lancé par des mouvements activistes sur le climat ayant eu beaucoup de succès dans les lycées et les universités d’Allemagne avec des manifestations tous les vendredis. Friday for future a eu l’impact en Allemagne de sos racisme dans les années 1980 en France. Que les Verts aient perdu la main sur ce mouvement au profit des Linke par une transformation d’un mouvement pro-climat en un mouvement antifasciste pose fortement questions aux écologistes. ↩︎
Alors que l’Allemagne, pilier central de l’Union européenne, traverse une période de bouleversements politiques, quelle influence cela pourrait-il avoir sur ses voisins, notamment la France ? Ce questionnement introduit une discussion captivante qui explore les dynamiques politiques actuelles en Allemagne et leurs implications plus larges.
L’an dernier, le piège de la stupide « règle d’or » s’est refermé sur une économie allemande qui n’avait rien fait d’utile des 2000 milliards d’excédents commerciaux accumulés depuis 2009. Le gouvernement actuel, mené par un chancelier social-démocrate Olaf Scholz, sur lequel flotte l’épée de Damoclès du scandale d’évasion fiscale CumEx1, est traversé de profondes contradictions entre le SPD, les écologistes et les libéraux.
En 2023, face à une conjoncture économique difficile après le rebond de 2021 et la crise inflationniste que déclenche la guerre en Ukraine, le ministre écologiste de l’économie Habeck tente de monter un plan de relance en utilisant les outils constitutionnels prévus pour s’endetter au-delà des conditions de la « règle d’or » en période de crise. Le ministre libéral des finances Lindner, qui s’accroche à une doctrine qu’on pourrait résumer par « pas de hausse d’impôt pour les riches, réduisons les dépenses et les retraites », a passé son temps à critiquer l’accord qu’il avait pourtant accepté en conseil des ministres.
Le Conseil d’État interdit une politique de relance
Cela a donné une idée au patron de l’opposition, le conservateur Merz (un ancien de Blackrock, qui avait suspendu ses engagements politiques pendant les années Merkel parce qu’elle ne démontait pas assez vite l’État providence) : il a déposé un recours devant le conseil d’État allemand ; n’ayant pourtant aucune formation ni compétence en économie, il a jugé que la crise des prix de l’énergie, provoquée par l’invasion de l’Ukraine par la Russie, et l’inflation conséquente n’étaient pas de nature à justifier le déclenchement des outils constitutionnels prévus pour suspendre la « règle d’or ». Le budget complémentaire de 60 milliards en 2023 a donc été annulé. Bien que l’Allemagne fut en récession en 2023 et le restera en 2024, les juges du conseil d’État ont estimé que la crise du Covid étant finie, il ne pouvait y avoir de crise d’un niveau équivalent justifiant le maintien d’une politique de relance par l’investissement. Dans cette logique, l’inflation ne peut découler que des largesses faites aux salariés, et la crise, en modèle néolibéral, est impossible. Le jugement du conseil d’État a privé le budget fédéral de 60 milliards d’euros d’un coup de crayon.
Les outils qui avaient été si efficaces pour faire face à la crise financière de 2008-2009 sont ainsi inaccessibles, car les juges ont préféré une interprétation littérale et étriquée du droit constitutionnel à la prospérité des Allemands et à la survie de la démocratie. Du coup, l’économie s’enfonçant dans la crise, les recettes fiscales s’effondrent La conjoncture continue de se dégrader, mais le ministre libéral des finances s’accroche à sa doctrine imbécile : coupons les dépenses et les investissements encore plus ! Parallèlement, le FMI vient de mettre à jour son « livre blanc » des politiques fiscales et budgétaires recommandées en situation de crise des recettes dues au ralentissement de l’économie : il recommande … d’augmenter les impôts en tenant compte d’une logique de justice sociale, considérant que c’est l’outil le moins coûteux en points de croissance et donc en perte de recettes fiscales.
Le libéral Lindner empêche donc d’appliquer le livre blanc du FMI, refusant par pur sectarisme doctrinal l’augmentation des impôts des plus riches ; l’écologiste Habeck doit constater une aggravation de la récession par effondrement de la demande intérieure, et donc, une chute des recettes de TVA. C’est exactement contre ce cercle vicieux que le livre blanc du FMI tente de mettre en garde.
La coalition s’affronte depuis sur tout et rien. Le grotesque a été atteint cette semaine : le chancelier convoque les grands patrons et les syndicats professionnels à un grand sommet de l’économie, en refusant d’inviter ses deux ministres de l’économie et des finances. Vexé, le ministre des finances convoque en parallèle son propre sommet de l’économie, tout en veillant à exclure des invités le ministre de l’économie.
Le retard allemand sur les investissements publics
Lorsqu’elle bénéficiait d’une période de prospérité, Angela Merkel a refusé, avec une obstination culminant au sublime du stupide, tout grand plan d’investissement public. Elle avait trop peur, par sectarisme doctrinaire, qu’en alimentant l’investissement public la demande intérieure puisse augmenter les importations et accroître l’inflation. Une telle stratégie aurait cependant eu le mérite de rééquilibrer un peu les conséquences de la dévaluation invisible que fut l’Euro pour l’Allemagne, ce qui lui avait permis dès 2006 de manger l’industrie française. Elle a préféré que les Allemands des classes populaires s’appauvrissent.
Mais l’économie allemande souffre aujourd’hui des conséquences de ce malthusianisme imbécile, de cette « sagesse de la mère au foyer souabe » comme la décrivait Merkel elle-même. Entre les ponts qui s’effondrent, les rails qui sautent, les digues qui lâchent, l’internet resté en troisième génération, l’énergie restée à une combinaison charbon-gaz naturel, les bâtiments publics et la numérisation rappelant les années 1990 et le Minitel, les obstacles à la productivité sont nombreux. On évalue le retard d’investissement à près de 1000 milliards !
Ainsi, lorsque l’Allemagne avait les moyens, elle n’a pas voulu les employer. Aujourd’hui, la mobilisation de ces moyens par la dépense publique au service de l’économie ne peuvent pas être mobilisés, car le conseil d’État interdit la dette publique et Lindner refuse les augmentations d’impôts qu’il prétend « confiscatoires ». Résultat : la maladie du capitalisme français – les augmentations des dividendes dans la part de la richesse nationale – est contagieuse et atteint l’Allemagne. L’autre maladie française, la spéculation immobilière, avait déjà atteint depuis 2012 le marché allemand.
Passeront-ils noël ensemble ?
Berlin et ses journalistes spéculent désormais sur l’avenir : est-il possible que la coalition se sépare avant le terme, en septembre 2025 ? Est-ce que le SPD tentera de continuer à gouverner, peut-être avec les verts, en gouvernement minoritaire ou aurons-nous droit à des élections anticipées cet hiver ? D’après le Spiegel, le grand magazine de centre droit allemand, tout va dépendre du calcul politique de l’homme le plus faible, mais aussi l’un des plus arrogants, de ce gouvernement : le libéral Lindner. Pourtant, les sondages prévoient un massacre électoral de son parti, le FDP, qui finirait sous le seuil des 5%.
Le problème se pose aussi pour la gauche radicale des Linke, qui s’est divisé en deux groupes parlementaires l’an dernier. Les Linke maintenus veulent mettre en avant les questions sociétales devant les questions économiques et matérielles et ont perdu tous leurs bastions électoraux populaires sans gagner l’électorat jeune urbain : ils vont probablement disparaître. Les scissionnistes ont créé autour de Sahra Wagenknecht un parti de gauche2 privilégiant les questions économiques et matérielles, très critique et séduisant jusque dans le patronat des PME ; il affiche une ligne « conservatrice » sur les questions sociétales, dénonçant wokisme et théorie du genre comme des diversions des questions économiques. Ce parti est aussi profondément favorable à la Russie contre l’Ukraine et l’Otan. Ayant obtenu 6,5% aux élections européennes de mai dernier, le parti BSW est donné dans les sondages entre 8 et 10%. Il a réussi à entrer en septembre dans les parlements régionaux de trois Länder de l’Est (Saxe, Thuringe, Brandebourg) avec des scores entre 13 et 18% et va être associé aux exécutifs régionaux.
L’autre mouvement anti-système, c’est bien sûr l’extrême droite AfD. À 10%, en septembre 2021, les sondages prévoient un score proche de 20% en cas de scrutin anticipé. Il a réalisé des scores entre 30 et 40% dans les trois Länder déjà cités. Ce parti continue de se radicaliser, au point que Georgia Meloni, la néofasciste italienne, et Marine Le Pen, l’héritière d’une PME politique collaborationniste et pétainiste positionnée à la droite de la droite pour y faire de l’argent, ont chacune tenu à le mettre à distance en Europe.
Les conservateurs des Union Chrétiennes, conduits par Merz, et leur programme d’austérité libérale – l’équivalent de Barnier-Retailleau – sont donnés en tête à 32%, dont 6 à 7 points pour leur aile bavaroise, dont les positions sont plus proches de Ciotti.
Scholz conduirait le SPD à son pire score historique, 14%, au point que le parti envisage de le remplacer par le ministre de la défense, le très populaire Pistorius. Les verts sont au coude à coude avec BSW entre 8 et 10%.
Le parlement pourrait avoir la composition suivante : Unions Chrétiennes 37% des sièges AfD 23% SPD 15% BSW 11% Verts 11% Linke 3% (grâce à une règle électorale qui protège une forte implantation régionale). On aurait de nouveau une coalition Droite-SPD… Les partis non représentés au parlement pourraient rassembler 12% des suffrages exprimés.
Ce sont des structures parlementaires et des comportements électoraux rappelant fortement… la composition du Reichstag dans les dernières années de la République de Weimar.
Mathieu Pouydesseau
1 Cumex : fraude fiscale sur la TVA sur les transactions financières mise en place en 2005, illégale a partir de 2008, révélée par les « Cumex paper » vers 2013, pour un montant de 55 milliards d’euros. Olaf Scholz, lorsqu’il était maire de Hambourg, a tout tenté pour que la banque locale Warburg, responsable de 450 millions de fraude, ne paye pas son amende fiscale. Le chef de l’aile droite du SPD Kahrs, député de Hambourg, a servi de fusible en 2021, mais les enquêtes judiciaires continuent et la défense du Chancelier allemand a été fragilisée à plusieurs reprises.
2 Bündnis Sahra Wagenknecht – für Vernunft und Gerechtigkeit (BSW) : Alliance Sahra Wagenknecht, pour la raison et la justice
Samedi 12 octobre 2024 vers 16h, David Cayla puis Mathieu Pouydesseau intervenaient dans le cadre des universités de la gauche républicaine qui se tenaient à la Maison de la Mutualité à Lyon.
David Cayla vient de sortir un nouveau livre dans la continuité des précédents intitulé « La gauche peut-elle combattre le néolibéralisme ? », il a décrit devant les militant(e)s et les sympathisant(e)s de la GRS les doctrines et les mécanismes du néolibéralisme, son échec et pourtant la difficulté de la gauche à proposer une alternative en se perdant dans des impasses. A nous désormais d’inventer cette alternative et de la promouvoir.
Mathieu Pouydesseau observe depuis 25 ans les évolutions de la société allemande. Il nous prévient depuis plusieurs années des fourvoiements néolibéraux allemands qui se sont achevés par le mercantilisme merkellien et son échec : l’Allemagne est en récession depuis deux ans et les excédents commerciaux allemands ont nourri l’appauvrissement du tiers de la population allemande ce qui alimente le vote d’extrême droite. C’est dans ce cadre qu’il faut apprécier l’émergence de l’Alliance Sahra-Wagenknecht et sa capacité à faire reculer l’AfD : une situation non transposable en France mais dont il faut discuter ouvertement pour penser notre stratégie et nos propositions.
La semaine dernière, Marie-Noëlle Lienemann recevait Mathieu Pouydesseau, chef d’entreprise en Allemagne et ancien conseiller au commerce extérieur, pour échanger sur la situation politique, économique et sociale de l’Allemagne dans le cadre des « Jeudis de Corbera ». Vivant depuis 24 ans à Berlin, notre camarade dispose d’un poste d’observation privilégié sur la société allemande et décrypte le « miroir aux alouettes » qui a conduit à sur-estimé le « modèle allemand » sans mesurer les contradictions du système.
Nous vous proposons d’écouter en podcast cette grosse heure d’entretien en trois parties :
la situation économique ;
la situation politique ;
la relation franco-allemande.
Nous vous proposons également dans la foulée un long article d’analyse très référencé signé par Mathieu Pouydesseau. Bonne écoute et bonne lecture.
Les revers de l’embellie allemande – partie 1 : la situation économique
Les revers de l’embellie allemande – partie 2 : la situation politique
Les revers de l’embellie allemande – partie 3 : la relation franco-allemande
Entre Weimar et Bonn : la république allemande « de Berlin » à la croisée des chemins
Pendant 15 ans, la droite et le centre français ont proclamé l’Allemagne comme un modèle à suivre. Les élites éditoriales, économiques et politiques étaient fascinées à la fois :
par un pays à la démocratie « apaisée » par de grandes coalitions associant les deux grands partis de la gauche et de la droite,
par les succès de la « compétitivité » allemande lui permettant d’être massivement exportatrice,
par le maintien de son tissu industriel,
et enfin par l’équilibre de ses comptes publics.
Sur chacun de ces points, le « naïf » idéalisme des cadres intellectuels, administratifs et entrepreneuriaux français vis-à-vis de l’Allemagne s’accompagnait d’un mépris profond pour les Français, l’État-providence, les syndicats français, la culture du débat raisonné entre positions contradictoires, les libertés publiques d’un peuple considéré comme « réfractaire ».
Pourtant, chacun de ces points est un « miroir aux alouettes », une imposture, un « village Potemkine »1 dissimulant une société de plus en plus inégalitaire, fracturée, violente. Nous allons donc reprendre chacun de ces quatre points, en démontrant la crise de la démocratie allemande, qui rappelle les trois dernières années de Weimar2. Nous allons passer en revue les conséquences sociales délétères de l’économie d’exportation, la courte vue d’un modèle fortement dépendant de l’énergie russe qui entraîne aujourd’hui une crise industrielle. Nous présenterons également les problèmes insolubles que la Nation-comptable par excellence rencontre pour concevoir un budget juridiquement conforme à sa constitution. Nous esquisserons enfin les conséquences pour la France et pour l’Europe.
La weimarisation de la République fédérale allemande
En l’absence de débouchés politiques aux convulsions de la société, gauche et droite refusant pendant 20 ans de s’opposer et donc de construire un espace démocratique de gestion des conflits profonds traversant la société, le peuple allemand a choisi de reproduire au Bundestag, à partir de 2021, et dans les parlements régionaux, les structures du parlement de la première république allemande, dite de Weimar.
Absente du parlement entre 1951 et 2017, l’extrême droite y fait cette année-là son retour à un niveau immédiatement élevé avec plus de 90 sièges.
Sept ans plus tard, en 2024, les élections régionales partielles voient désormais le parti Alternative pour l’Allemagne (AfD en allemand) caracoler au dessus de 30%, arrivant première en Thuringe. La démocratie semble ne plus convaincre près d’un tiers des Allemands.
Un parti créé fin 2023, « l’alliance Sahra Wagenknecht, pour la justice et la raison » (BSW) – rassemblant des députés dissidents de la gauche radicale ayant formé leur propre groupe, l’ancien maire social-démocrate de Dusseldorf, des dirigeants écologistes en rupture de leu parti – forme un axe de résistance à la progression de l’extrême droite. Les positions de ce parti ne se retrouvent pas en France. Ce qui s’en rapprocherait le plus serait une synthèse de « Picardie debout » de François Ruffin, de la ligne Roussel au sein du PCF et de la GRS, avec – différence majeure – cependant un soutien plus affirmé pour la Russie que pour l’Ukraine.
Les gouvernement de grande coalition de 2005 à 2021, interrompus entre 2009 et 2013 par une coalition droite-centre droit, ont ainsi abouti à un paysage politique en ruine.
Panorama politique de 2024 : élections européennes, élections régionales et sondages
En plus des élections européennes du 9 juin dernier, trois Länder ont voté en septembre 2024. Passons en revue ces scrutins.
Les élections européennes de juin 2024
La coalition gouvernant actuellement à Berlin a subi un désastre électoral avec seulement 31% des suffrages exprimés :
le SPD (une social-démocratie dont l’équivalent français pourrait être Raphael Glücksmann) recueille 13,9% ;
les écologistes (avec une forte division interne entre néolibéraux et critiques de l’ordre économique) 11,9% ;
les Libéraux du FDP (alliés de Macron arque-boutés sur le refus de l’augmentation des impôts des riches et des propriétaires d’entreprises) ont « sauvé leur peau » avec 5,2%.
Cette coalition en échec en Allemagne est ce qui se rapproche le plus de ce qu’aurait pu souhaiter mettre en place Bernard Cazeneuve si Macron avait sérieusement pensé le nommer à Matignon – ce qui n’était pas le cas.
Le SPD à moins de 14% retrouve les scores catastrophiques qu’il avait connu du temps de la domination complète des sociaux-libéraux en son sein. Ce n’est pas une surprise : la reconquête d’une partie de son électorat en septembre 2021 s’était appuyée sur une direction plutôt à gauche, avec un expert de la lutte contre la fraude fiscale ; mais coalition « feu de circulation »3 est dirigée par Olaf Scholz. L’actuel Chancelier fut l’un des piliers de l’agenda de Gerhard Schröder, et, maire de Hambourg, un représentant de l’aile droite du parti qui s’est opposé à la lutte contre la fraude fiscale et, à ce titre, est mis en cause par la justice. Incapable de s’imposer dans sa coalition gouvernementale, Scholz est très impopulaire, les voix se multiplient pour le remplacer en 2025 par le populaire ministre de la défense, Boris Pistorius.
Les écologistes ont perdu 42 % de leur électorat de 2019 (3 millions d’électeurs, -8,6 points) dans un scrutin qui leur était jusqu’ici plutôt favorable. C’est une évolution européenne : les droites ont réussi à faire des agendas climatiques les boucs émissaires des difficultés des classes populaires et moyennes. Les écologistes allemands sont cependant également infectés de néolibéralisme : l’individualisme dominant et la critique de l’État fort les a conduits à sous estimer les rapports de force économiques et à surévaluer la morale chrétienne, bigote, de l’acte individuel rédempteur dans la lutte pour le climat – ils semblent incapables de concevoir un discours alternatif et socialement prometteur. Promettre l’apocalypse ne séduit que les illuminés de la foi.
Les Libéraux du FDP ont aux élections européennes de 2024 résisté en surnageant à 5%, mais tous les sondages promettent depuis leur effondrement, et ils ont perdus leur représentation dans quasiment toutes les élections régionales intermédiaires. Le ministre libéral des finances, Christian Lindner, qui tente actuellement de faire de la France un nouveau bouc émissaire de ses propres difficultés budgétaires, défend également avec le même déni du réel et les mêmes mensonges que messieurs Attal et Darmanin en France le refus de toute augmentation des impôts des riches. Alors que l’Allemagne en récession souffre d’un déficit de demande, il préfère proposer une consolidation budgétaire encore plus récessive. C’est un suicide économique par sectarisme idéologique. Les Allemands n’en veulent pas – ou en tout cas n’en veulent plus.
Si les Unions chrétiennes – la droite chrétienne démocrate – réussissent à maintenir leur position de 2019, c’est à un niveau historiquement bas. 30% n’a rien de glorieux pour ce courant politique. Les Allemands de la classe moyenne, les retraités des classes populaires, continuent d’assimiler la droite à une image de sérieux budgétaire, alors même que l’échec du merkellisme est à l’origine des difficultés européennes actuelles.
Les partis anti-système, qu’ils soient d’extrême droite, de gauche radicale ou de « gauche conservatrice »4, ou d’intérêts particuliers, ont un score cumulé supérieur à celle de la coalition gouvernementale. Les deux principaux partis qui ont le plus progressé sont d’un côté l’AfD – l’extrême droite néofasciste – passant de 10 à 15%, et « l’alliance Sahra Wagenknecht » (BSW), un parti de « gauche conservatrice » créé l’an dernier, passant du premier coup à 6,2%. Les deux partis sont critiques de l’UE, du soutien massif à l’Ukraine et des ouvertures répétées des frontières, mais pas pour les mêmes raisons. Là où l’AfD recycle les contenus racistes de l’extrême droite des années 1920, BSW met au cœur de son agenda les questions économiques et sociales. C’est là-dessus que BSW convainc un électorat hésitant entre abstention et vote anti système. Les Linke (héritiers lointains des communistes allemands) ont pris la voie d’une stratégie « Terra Nova », qui se rapprochent de celle adoptées par LFI depuis 2021 ; ils se sont effondrés à 2,7%. Les partis satiriques ou n’ayant aucune chance d’avoir des élus cumulent quand même 8,9% des voix!
La déroute électorale des européennes a aggravé la crise interne de la coalition gouvernementale. D’autant plus qu’en parallèle, à la suite d’un recours des Unions chrétiennes, le Conseil d’État allemand a jugé le budget 2024 « contraire à la constitution » : la « règle d’or » constitutionnalisée par Angela Merkel en 2010 empêche le gouvernement de s’endetter pour financer la relance économique nécessaire face aux crises de l’inflation et de l’énergie. Le piège merkellien est parfait.
Dans ce contexte, tout le monde attendait un tremblement de terre dans les trois élections régionales de septembre 2024. Il a bien eu lieu.
Les Régionales en Thuringe, Saxe et Brandebourg, triomphes de l’extrême droite et de la « gauche conservatrice »
La Thuringe a offert un triomphe pour le parti d’extrême droite AfD, premier avec 33,4% des voix. L‘AfD de Thuringe est conduite par Björn Höcke ; elle n’est pas comparable au RN ou aux Fratellid’Italia de Georgia Meloni : c’est beaucoup plus radical, ce parti assume d’être catalogué « néofasciste » par la,justice allemande et « catégorie Sé par les services de sécurité intérieure. Björn Höcke assume avoir milité dans sa jeunesse au sein d’un groupe néonazi et de présenter des candidats néonazis. Aucun autre parti ne souhaite s’associer avec eux.
Les Linke avaient la présidence de région : ils perdent 18 points (!) passant de 32% à 13% des suffrages exprimés et de première force à quatrième, loin derrière la droite conservatrice (23,6%) et BSW (15,8%). Pour BSW, c’est aussi un triomphe – presque personnel : Sahra Wagenknecht est née en Thuringe. La coalition régionale la plus probable pour gouverner devra rassembler BSW et … la droite conservatrice, CDU.
Le SPD sauve sa présence dans le parlement régional avec 6,1%, perdant 2 points, pendant que les Verts et les Libéraux passent tous les deux sous la barre des 5%. La coalition gouvernementale ne totalise que 10,4% des voix dans cette région.
En Saxe, les chrétiens démocrates sont arrivés en tête de justesse avec 32%. Mais là aussi l’AfD jouera un rôle important avec ses 30,6%.
C’est le nouveau parti de Sahra Wagenknecht, BSW, qui emporte l’électorat abandonné par les Linke, empêchant leur dérive vers l’AfD. Sans le BSW, l’AfD aurait probablement dépassé les 40%. En Saxe, les Linke passent sous la barre des 5% (ils perdent plus de la moitié de leur électorat au scrutin de liste) mais ils conserveront leur représentation au parlement régional en emportant deux circonscriptions territoriale à Leipzig, ce qui leur ouvre droit à une représentation proportionnelle dans le Landtag. Les Linke ont choisi une stratégie en impasse qui ne leur ouvre plus que l’électorat des centres urbains, à la manière de la gauche française actuellement dominée par LFI. Les écologistes ont le même problème : vote urbain bourgeois, ils sont ratiboisés en Saxe mais passent juste au-dessus du seul de 5% et sauvent deux circonscriptions de Leipzig.
Dans le Brandebourg, le SPD, porté par un président de région très populaire faisant campagne sur son nom, gagne presque 5 points et finit de justesse devant l’extrême droite (30,9% contre 29,2%). BSW est le troisième parti avec 13,5% suivi des Unions chrétiennes à 12%. Tous les autres partis finissent en dessous de 5% et disparaissent du parlement. Les Verts perdent presque 7 points passant de 11 à 4% dans une région entourant Berlin avec de grandes villes, comme Potsdam qui leur étaient traditionnellement favorables. L’échec de la stratégie des milieux urbains face aux enjeux de classes et de territoire est là-aussi patent.
Les Linke payent là-encore leur stratégie ultra-urbaine et post-moderne avec un terrible prix, passant de 10,72 à 2,98% dans une région qui fut pourtant un de leur bastion.
Les Libéraux sont insignifiants dans cette région et continuent d’y perdre des voix.
Dans les trois Länder qui ont voté en septembre 2024, BSW pourrait être associé aux exécutifs régionaux et à la majorité régionale, avec les Unions chrétiennes en Thuringe et Saxe et le SPD en Brandebourg.
La crise de la coalition et les perspective de futures coalitions
La coalition « raisonnable » actuelle, constituée depuis la fin de l’année 20215 par des social-démocrates et des écologistes, aux positions économiques plutôt libérales, et les Libéraux, est un échec. Les sondages situent aujourd’hui la somme des trois partis à moins de 33%; le parti allié de Emmanuel Macron, le libéral FDP devrait passer en 2025 sous le seuil pour être représenté au Bundestag6.
La coalition va tenir jusqu’aux élections de 2025, dans moins de 11 mois maintenant. Mais elle est paralysée.
La crise de leadership au SPD (son jeune et charismatique secrétaire général, Kevin Kühnert, vient de démissionner « pour raisons de santé » et renonce à se représenter), le rejet croissant des écologistes par une partie de l’opinion publique (s’expliquant en partie car leur écologie punitive ne rappelle pas assez à leurs responsabilités les classes riches allemandes et s’en prend trop facilement aux comportements contraints des classes populaires) et la crise du FDP (combattant pour sa survie électorale) empêcheront toute action concrète allemande.
Alors que, suite à la dissolution irresponsable de Macron, la France a également un exécutif extrêmement faible, dépendant du RN pour survivre, les deux États les plus puissants de l’UE sont politiquement handicapés. L’absence de vision politique pour l’Allemagne et l’Europe laisse la myopie budgétaire dominer les débats. Les appels à une consolidation budgétaire massive est pourtant contestée par tous les économistes européens : ceux-ci font le constat que l’Allemagne a contribué à la crise de ses six partenaires sous procédure de l’UE parce qu’elle a massivement refusée d’investir, accumulant plus de 1000 milliards d’euros de retard dans ses infrastructures. Ces retards ont enfin un coût sur la compétitivité des industries du pays, qui ne peuvent être rattrapés par de nouvelles baisses de salaires.
Regarder les réalités en face, c’est donc reconnaître l’absurdité de la « règle d’or », la profonde injustice de la répartition de la prospérité des années 2009-2019, et les profonds traumatismes des années 2015-2023, avec deux vagues de réfugiés de un million de personnes chacune, suscitant plus de solidarité que les 17% de pauvres, dont 10% de salariés pauvres, brutalisés éaglement par la crise du Covid et l’impact de l’inflation sur les ménages populaires. Pendant ce temps, les grandes entreprises augmentaient leurs dividendes selon un modèle que nous avons observé en France : il conduit à la perte de l’industrie, à la hausse des inégalités, à l’asphyxie des services publics et à l’agonie de la démocratie.
L’exportation, c’est la surproduction d’un côté, la pauvreté des Allemands de l’autre
L’ensemble du système économique exportateur au cœur de la prospérité des classes riches allemandes est fondé sur l’accès abondant et peu cher à l’énergie, la déflation salariale pour les catégories populaires et moyennes et la protection du niveau de salaire des catégories intellectuelles supérieures et d’encadrement chargées de consommer.
Car une économie exportatrice sur une aussi longue période à de tels niveaux – plus de 6% du PIB en excédents pendant plus de 10 ans, contrevenant d’ailleurs aux critères de Maastricht – peut aussi être décrite sous un aspect plus négatif.
C’est une économie nationale en surproduction, mais qui refuse l’augmentation du pouvoir d’achat intérieur qui permettrait à sa population de consommer la surproduction, obligeant dès lors à écouler le surplus produit par le travail des Allemands à l’international.
Cela a deux conséquences :
1- Plus une économie exporte en points de PIB, plus ses travailleurs s’appauvrissent
C’est la conséquence logique et inévitable. La compétitivité est également la pauvreté, ce sont deux termes équivalents.
C’est la raison pour laquelle les gigantesques excédents commerciaux, par peur de créer une tension inflationniste par un regain de demande intérieure, n’ont pas été investis dans le pays, dans la transformation de l’économie, de l’énergie ou dans les infrastructures publiques.
Si les travailleurs bénéficiaient des excédents commerciaux, leur consommation augmenterait, ce qui mécaniquement réduirait l’ampleur du déficit commercial. Si l’Allemagne avait accepté de redonner à sa demande une partie des excédents, elle aurait, dans un premier temps (tout en conservant le même volume d’exportations,) augmenté ses importations. Une partie de sa production destinée à l’exportation aurait été absorbée par son marché intérieur. L’objectif désirable – revenir à un équilibre du commerce extérieur (en tout cas revenir en dessous des 6% de PIB tels que fixés dans les traités européens) – aurait été atteint tout en favorisant la cohésion sociale et en permettant aux économies des partenaires commerciaux d’en bénéficier.
Les élites allemandes ont fait un autre choix : alimenter l’inflation spéculative de l’immobilier et du foncier, ainsi que celle des valeurs cotées en bourse, et accumuler le capital sous forme d’augmentation du patrimoine de ses millionnaires et milliardaires. Tout cela sous couvert de « sérieux budgétaire »…
2. Les partenaires commerciaux de l’Allemagne exportatrice sont en sous-production
Les surplus allemands empêchent les économies de ses voisins de développer les activités nécessaires pour répondre à leur demande intérieure et la dépression de la demande allemande empêche ces économies de développer des produits pour couvrir les besoins allemands.
L’économie exportatrice allemande, « compétitive », appauvrit par force ses voisins qui, pour payer leurs déficits, sont obligés de s’endetter. La France a ainsi été l’un des pays européens les plus maltraités par l’économie exportatrice allemande.
La déflation salariale et la transformation de l’État providence en État de surveillance, avec création d’une trappe à main d’œuvre improductive découlant des réformes de l’assurance chômage dites « Hartz I à IV » ont piégé 5 millions de personnes pendant plus de 10 ans dans ce statut. Pour le faire accepter, l’Allemagne a pesé en faveur d’une déflation des produits de consommation populaire, quitte à faire baisser la qualité alimentaire et tuer les réseaux de distribution locaux au profit des grandes surfaces à rabais.
La déflation salariale supposait aussi une déflation sur les prix à la consommation. Il fallait donc réduire toutes les frictions à la hausse de coûts pouvant justifier des revendications sociales unissant des classes et catégories maintenues séparées.
Pour cela, il fallait désorganiser la politique agricole commune, empêcher les politiques de production durable et biologique, les modes de distribution près des marchés et circuits courts, les jachères et les petites exploitations « jardiniers de la nature » au profit de la concentration, des usines d’élevages de grande taille, des traités de libre-échange avec des pays pauvres pour qu’ils mobilisent leur capital naturel à la production et exportation de nourriture pas chère. La crise pandémique a ainsi permis de mettre au jour chez l’un des principaux producteurs de saucisse allemand, le groupe Tonnies, un véritable système « d’esclavage moderne »7.
La recherche de la baisse des coûts et le maintien des marges en rendement décroissant ne laissait pas d’autres alternatives au tenants de la loi du marché et des politiques de compétitivité que l’épuisement des ressources gratuites d’un point de vue financier de la nature, par l’épuisement des sols et la déforestation des forêts primaires, la surpêche avec des techniques extrêmement dispendieuses en plastique8.
L’autre épuisement de la nature c’est l’épuisement démographique
Depuis 1975, les deux Allemagne sont en crise démographique : il meurt plus d’allemands qu’il n’en naît. Ce choix, jamais remis en cause sérieusement, a deux avantages déflationnistes :
En l’absence de croissance démographique, les services publics croient plus lentement que la croissance économique. Si l’on calcule par exemple la différence de coût social de la croissance démographique française entre 1975 et 2024 et celle de l’Allemagne, le choix nataliste de la France lui a coûté 2000 milliards d’euros de plus sur la période. Les besoins en service public en France ont été logiquement bien plus élevés et croissant à un rythme supérieur à la croissance – du fait même de la croissance démographique – entraînent par force une augmentation du poids des dépenses publiques rapportées au PIB.
L‘Allemagne a besoin d’un afflux permanent de travailleurs adultes, déjà formés au coût d’économies nationales lointaines, pour maintenir sa population active. Si l’on veut s’essayer à une métaphore footballistique : la France est restée au niveau des grands États-Nations un club formateur, l’Allemagne a choisi de puiser dans les autres clubs pour recruter ses joueurs productifs – sans payer de transfert au club formateur cependant. À la fin, les clubs de football français sont en faillite pendant que le Bayern Munich remporte la coupe d’Europe – ce qui est en jeu ici ce sont les secteurs industriels des deux pays.
Le patronat allemand a donc applaudi l’arrivée des réfugiés en 2015 et en 2022 ; en toute logique, l’Allemagne, même si elle a un peu verrouillée ses frontières suite à des attentats islamistes en 2024, a besoin de la liberté de circulation des personnes. Cela contribue, malgré un taux de chômage à 4% ou moins, à maintenir les salaires vers le bas pour les emplois de service et de l’économie intérieure.
Pour maintenir un taux de fécondité bas, l’Allemagne a refusé de copier le système français où la femme active bien formée est aussi un acteur économique autonome. La femme allemande est moins émancipée économiquement comparée à sa voisine française9. Son taux de pauvreté en retraite est plus élevé. Son taux d’activité est à temps plein de seulement 45% contre 53% en France. Les femmes allemandes qui travaillent le font en temps partiel, plus court que les Françaises en temps partiel, avec de grosses pertes de revenu. Les taux d’emplois des hommes sont cependant comparables entre les deux pays. C’est un choix politique, avec des habitus à la fois culturels et sociaux, et des lois fiscales décourageant les épouses mères de travailler, et discriminant les mères seules.
Ce système supposait une chaîne logistique spécialisant pour un coût toujours décroissant des économies nationales éloignées. Ainsi, on a découvert avec la pandémie que la Malaisie, pour se spécialiser dans l’agriculture d’exportation, avait perdu sa position de producteur de poulets, pourtant plat national de base, et qu’avec les pénuries logistiques de 2021, le pays n’arrivait plus à importer de poulets… Les surplus agricoles malaisiens servaient à importer des machines et des voitures… allemandes. C’est une autre illustration que la « globalisation heureuse » n’aboutit pas à un équilibre global tendant à la victoire des valeurs démocratiques, mais à des inégalités de plus en plus fortes, et des violences internationales de plus en plus marquées.
La pénurie est programmée par nature dans le système
L’abondance d’une énergie peu chère est devenue une priorité pour l’Allemagne, tout en se libérant de toute contrainte au sein de la zone monétaire. Il était important d’importer en devises faibles et de limiter les importations en Euro. Toute la stratégie européenne de Angela Merkel se résumait en deux mots : mercantilisme allemand10.
Contrairement à une lecture dominante française, Merkel n’a jamais joué l’Europe ou l’amitié franco allemande11. Elle a poussé à l’extrême les logiques de compétition et de concurrence, c’est à dire le jeu égoïste et individualiste, et trouvée des alliés en Europe bien décidés à jouer aussi ce jeu-là : le Benelux, les pays du pacte de Visegrad, la Grande Bretagne de Cameron. L’échec du système était visible dès fin 2019, et fut accéléré par la crise pandémique.
La guerre d’agression russe en Ukraine a cependant révélé l’échec du mercantilisme merkellien, présentant la facture à la coalition qui a succédé à son gouvernement12.
La désindustrialisation, conséquence des choix de long terme et d’erreurs à court terme, s’accélère en Allemagne
La Deutsche Bank a publié fin 202213 une étude prévoyant une perte de point d’industrie du PIB de 1 à 1,5 par an et la disparition de l’industrie allemande, actuellement à 20% – du moins sa réduction à un poids marginal, comparable à la France ou le Royaume Uni à 7% du PIB – d’ici 2030.
Un rapport publié cet été14 a constaté qu’alors que l’index de production industrielle reste largement en dessous de 2019, la part de l’industrie dans la balance commerciale progresse. Si l’auteur allemand se réjouissait de ce ratio, il en concluait que les entreprises allemandes montaient en gamme pour protéger leurs marges et continuer d’exporter, on peut surtout y voir que le grand problème allemand, c’est sa demande ! Car si l’Allemagne produit moins, et exporte plus, c’est qu’elle consomme encore moins ! Et ceci est sans doute le signe le plus manifeste de la crise sociale profonde de la société allemande dans son ensemble.
En effet, les Allemands n’ont pas réduit leur consommation suite à une formidable prise de conscience écologiste décroissante : la haine à l’égard des écologistes que nous avons décrit plus haut est aussi la conséquence d’une vie matérielle de pénurie pour les Allemands des classes populaires qui n’en peuvent plus de ne jamais bénéficier de l’économie. Leur parler de décroissance est ici un chiffon rouge.
Les experts américains autour du ministère de l’économie du gouvernement Biden disent d’ailleurs que malheureusement « l’Allemagne est dominée par un tas de comptables » sans vision. Cela fait écho aux propos de Thomas Geithner, le ministre américain du budget sous Obama pendant la crise financière, désignant comme « stupides » les idées de Merkel, Sarkozy, Cameron, Trichet et Barroso pour créer leur traité budgétaire « Merkozy ».
Le rapport Draghi publié15 en août 2024 démontre d’ailleurs combien l’absence de volonté d’investissement public et industriel a contribué, au nom des « règles d’or », au décrochage de l’Europe. Il défend l’idée d’un nouveau « Plan Marshall » sous stéroïde pour rattraper le retard accumulé depuis 2005 : 3 fois plus d’investissement que dans le plan de reconstruction américain des années 1950 !
Mais la désindustrialisation allemande a aussi d’autres raisons.
D’abord, de nombreuses entreprises ont tout misé sur la Chine sans comprendre que le régime, communiste, signifiait que les capitaux investis passaient sous contrôle du parti. Au plus fort de la crise pandémique, c’est le gouvernement chinois qui a fait rouvrir des usines allemandes contre la volonté même des propriétaires allemands. En bonne règle comptable, les capitaux en question devraient être effacés des bilans…
De plus, la Chine a su copier, et créer sa propre demande intérieure, qui alimente sa propre production nationale. Le marché mondial est ainsi inondé de voitures électriques au point que tout le secteur automobile allemand s’enrhume.
L’une des sociétés ayant ainsi misé sur des modèles électriques « haut de gamme » à forte marge, c’est Volkswagen. Mais ces berlines font face à une forte concurrence, et surtout, le marché européen va être au début dominé par la demande des classes moyennes et certaines classes populaires. La conséquence : VW négocie en ce moment avec la représentation syndicale un énorme plan de restructuration avec fermeture d’usines à la clé16.
Le problème est cependant présent également pour les machines outils, la robotique ou les centrales énergétiques. L’Allemagne n’arrive pas maintenir sa production industrielle parce qu’elle n’arrive pas à stimuler sa demande intérieure. Alors que les marchés internationaux deviennent plus concurrentiel et inabordables suite aux crises géopolitiques, l’Allemagne devrait pouvoir compter sur sa demande intérieure. Mais la logique déflationniste cependant s’y oppose.
L’Allemagne préfère ainsi perdre son industrie et sa démocratie plutôt que de massivement investir dans le pays.
Les conséquences en France et en Europe
La France et les pays du Sud de l’Europe avaient une vision à la fois romantique et idéaliste de l’Union Européenne comme un espace de coopération entre alliés.
Les Flamands, les Néerlandais, les Allemands, les Danois, les Britanniques, les Suédois et, dans une certaine mesure, les Hongrois et les Polonais avaient eux une autre vision de l’Union Européenne où il y aurait des gagnants, et donc des perdants, et ces perdants, il fallait les plumer.
L’Irlande, un temps assimilée aux pays du Sud comme pays problématique pendant la crise financière de 2010 a accélérée la mise en place d’instruments lui permettant de pirater elle aussi les ressources de l’espace européen.
En 2024, même Le Monde est obligé d’ouvrir les yeux sur ces actes de piraterie fiscale. C’est l’Union Européenne qui est obligée de forcer l’Irlande à faire respecter les lois fiscales de l’Europe, forçant Apple à payer 13 milliards d’euros de manque à gagner fiscal. Mais l’Irlande consolide un tel niveau de plus value réalisé ailleurs dans l’Union que les statistiques européennes en sont faussées17 !
La France elle a longtemps cru à son propre récit d’une Europe solidaire, construisant ensemble, par la coopération et la réconciliation des peuples, une économie au service d’intérêts communs.
La crise financière de 2008 et la présidence Sarkozy ont été le moment d’un réveil des élites les plus riches de France : une grande fête avait lieu en Europe, et ils n’en étaient pas encore pleinement – participer à la fête supposait de sacrifier l’industrie française, de détruire son État social de marché issu du compromis historique de 1944 entre résistances nationalistes, communistes et socialistes, et de se nourrir sur la bête : le peuple français. C’est la grande trahison des élites, qui, abandonnent leur rôle de contre pouvoirs internes, dissolvent ceux-ci pour rejoindre les intérêts des classes dominantes européennes.
Les élites françaises, toutes occupées à s’enrichir qu’elles soient, ont bien conscience que la fête ne va durer que le temps de la mise aux enchères du patrimoine national, et qu’après, il faudra bien un autre modèle.
La facture est là : le budget 2023 adopté sans débat parlementaire s’est révélé être mensonger, et très mal exécuté ; le budget 2024 est une farce tragique. Le gouvernement Barnier se retrouve, tant dans sa composition, la tolérance de son existence par l’extrême droite, et son programme profondément austéritaire, être une mauvaise copie du gouvernement Von Papen de juillet 1932.
La crise économique et budgétaire française est cependant indissociable du comportement prédateur des élites allemandes en Europe, au détriment de sa propre population, et de ses partenaires européens18.
Emmanuel Macron ne s’est pas seulement entouré de gens médiocres ne le concurrençant pas qui ont mal exécutés les plans conçus sur des fausses théories, il a également sous-estimé le trou noir que constitue l’économie exportatrice allemande sans investissement dans sa demande intérieure. C’est un trou noir absorbant les énergies extérieures, puis ses propres énergies, et son peuple même, dans une implosion mortelle pour la démocratie.
La solution: la relance européenne, la baisse des taux de la BCE, la fin du traité budgétaire et de la « règle d’or », et l’Allemagne en consommateur de dernier ressort
Le rapport Draghi a présenté la note de l’échec du merkellisme : 6 fois le plan Marshall des années 1950 en investissements publics nécessaires !
L’économie européenne menace de subir un troisième décrochage massif en 25 ans et de devenir une région sans importance dans le monde.
La crise économique et sociale s’accompagne d’une crise morale. En l’absence de grand projet, les peuples européens se rebellent contre une démocratie dont ils sont les perdants.
Il faut rétablir l’économie sociale, l’État architecte d’un pacte social et lieu de modération des conflits d’intérêts, casser la logique de la loin du marché toute puissante, et retrouver une fiscalité juste mettant à contribution les classes gagnantes de la période 2005-2024.
L’alternative, c’est de connaître la même fin que la République de Weimar.
Mathieu Pouydesseau
1 En 1787, le premier ministre russe a fait fabriquer des façades de en trompe l’œil dans de faux villages pour faire croire à l’impératrice Catherine visitant l’Ukraine à la prospérité des paysans.
2 Weimar : surnom donné à la première république allemande, proclamée en novembre 1918 mais dotée d’une constitution adoptée par le Reichstag à Weimar en 1919. Bonn : surnom donné à la seconde république fédérale, ouest-allemande, créée sous la domination des occupants occidentaux avec le vote de la loi constitutionnelle (Grundgesetze, GG en abrégé) en 1949 et l’établissement de la capitale à Bonn. Depuis la réunification et le retour de la capitale à Berlin, on parle parfois à partir de 1995 de « République de Berlin » pour différencier le régime après la réunification des cultures politiques propres à l’Allemagne de l’Ouest. De 1949 à 1990, la souveraineté allemande sur les territoires de l’Est sous occupation soviétique est assurée par le régime de la « République démocratique allemande » qui disparaît le soir de la réunification.
4 Faute de mieux, pour catégoriser ce parti, nous utiliserons le vocable de « gauche conservatrice », afin de caractériser son indifférence relative, tout du mieux le fait que BSW considère les questions sociétales comme secondaires ou accessoires voire dilatoires.
8 80% de la mer de Plastique du Pacifique Nord a comme origine, non le plastique consommé sur le continent, mais celui jeté par dessus bord par la pêche industrielle et les activités maritimes.
11 Mathieu Pouydesseau avait développé abondamment cette idée en février 2017 dans un entretien avec Coralie Delaume (repris en partie dans son ouvrage L’amitié franco-allemande n’existe pas) L’arène nue : « Souverainiste, l’Allemagne ne changera pas sa politique européenne », entretien avec Mathieu Pouydesseau : https://l-arene-nue.blogspot.com/2017/02/souverainiste-lallemagne-ne-changera.html Pour approfondir sur la montée de l’extrême droite avant déjà le Covid, voir ce deuxième entretien réalisé en octobre 2018 : L’arène nue : Où en est l’Allemagne après Chemnitz ? Réponses avec M. Pouydesseau : https://l-arene-nue.blogspot.com/2018/10/ou-en-est-lallemagne-apres-chemnitz.html
Lorsque la crise économique et financière de 1929 se déclenche, l’Allemagne connaît en seulement 4 années une véritable désintégration de la république. Sans culture démocratique enracinée, avec des forces sociales lui ayant été opposées dès ses débuts, la première République n’avait pas d’instruments pour résister.
Cependant, l’analyse de son suicide – car c’est bien cela qu’il s’est passé – est plein d’enseignement quant à la crise démocratique actuelle. Elle est aussi pertinente pour analyser la crise démocratique française, où la constitution de la cinquième république permet un haut niveau d’autoritarisme et de pouvoir personnel, expliquant que la crise sociale n’a toujours pas eu de conséquence sur les politiques économiques menées.
Que s’est-il passé entre 1929 et 1933 ?
Tout d’abord, notons l’accélération du rythme politique : entre décembre 1928 et mars 1933, dernier scrutin pluraliste, ce sont pas moins de 5 élections générales qui ont lieu. Sans dissolution, le rythme aurait pris normalement 20 ans.
Ensuite, c’est la seconde caractéristique du régime : c’est une « grande coalition » qui gouverne de la chute de l’empire en 1919 à 1930. Les partis représentés sont le SPD, le parti du centre catholique libéral Zentrum et le parti conservateur DDP. S’il fallait comparer avec des partis d’aujourd’hui, imaginons un gouvernement du socialiste Cazeneuve en coalition avec Attal, Bayrou, Wauquiez et Philippe.
Le clivage est entre le cercle de la raison rassemblant centre gauche et centre droit, et les extrémistes, du Parti communiste à l’extrême droite, en passant par la droite national-populiste antisémite, non encore unifiée par le NSDAP de Hitler. En 1929, le parti nazi est marginal, à 4,5%, comme l’AfD en 2013 (4,9%).
Cependant, rapidement, les politiques de baisse des salaires du centre droit ne sont plus compensées pour les classes populaires par une réindustrialisation, promesse de solution au chômage, dans le contexte d’une économie d’exportation, l’Allemagne devant dégager un énorme excédent pour rembourser ses dettes de guerre et ses réparations aux pays qu’il a agressé et détruit.
À partir de 1930, effrayés que le SPD puisse se rapprocher du Parti communiste sur l’antifascisme, la droite confisque le pouvoir et constitue des gouvernements minoritaires, s’appuyant sur le président de la République pour passer les textes législatifs par ordonnances, ou par l’équivalent des votes bloqués que nous connaissons sous le nom de 49.3. La rupture se fait sur la réforme de l’assurance chômage.
Voyant que le vote ne sert à rien, les électeurs allemands votent contre celle-ci, choisissant de plus en plus soit des micro partis soit des partis considérés comme « hors du champ républicain » et donc non associés au pouvoir.
Entre 1928 et juillet 1932, on passe de 10 à 15 partis représentés au parlement. Surtout, la gauche, oscillant entre 41% en 1928 et 36% en juillet 1932 est profondément divisé en « gauches irréconciliables ». La diabolisation du Parti communiste entraîne dès juin 1932 une tolérance accrue à l’extrême droite.
C’est le moment que choisit un dirigeant du centre catholique, Von Papen, pour renverser la coalition précédente et gouverner avec une coalition minoritaire libéral-conservateurs et la tolérance de l’extrême droite. Le soutien sans participation du NSDAP ne lui réussit pas : en janvier 1933, la gauche progresse un peu, le parti nazi recule. L’émiettement se poursuit. Après l’échec à construire une nouvelle coalition d’union nationale avec un soutien sans participation du SPD, Von Papen, chancelier de juin à décembre 1932 avec la tolérance du parti nazi, organise une coalition rassemblant à la fois les élites technocratiques, une partie du centre libéral catholique, la droite antisémite et le parti nazi, avec Hitler chancelier.
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